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Crédits : Presses Universitaires du Septentrion

1L’ouvrage coordonné par Christian Bessy et Claude Didry est le fruit d’une réflexion menée lors de deux journées d’études à l’ENS Paris-Saclay en septembre 2019. Le pari de cet ouvrage collectif est de montrer que la trajectoire de Robert Salais et de son œuvre s’inscrivent dans un « engagement réflexif » (12) où l’économiste utilise, développe et questionne les outils qu’il mobilise dans le but d’améliorer la connaissance des objets qu’il étudie. Ainsi, l’ouvrage fait dialoguer des contributions biographiques qui illustrent comment le scientifique s’est engagé « par et pour la recherche » (20) avec des contributions qui reviennent sur l’œuvre de Salais et sa portée.

2L’ouvrage comporte six parties qui mêlent le parcours professionnel et le parcours de recherche de Robert Salais. Chaque partie met en perspective un pan de l’œuvre de Salais avec les conditions institutionnelles dans lesquelles l’auteur a pu la développer. Les parties se concluent par des discussions sur l’influence contemporaine des travaux de l’auteur. Les différentes parties sont attachées à des périodes précises de l’œuvre de Salais. La progression de l’ouvrage est chronologique. La première partie permet de comprendre la trajectoire professionnelle de Salais. La deuxième partie se fonde sur des contributions en rapport avec l’étude du chômage que fait Salais à partir du milieu des années 1980. La troisième partie reprend les contributions de Salais des années 1990 sur les Mondes de Productions. La quatrième partie fait le point sur les contributions de Salais à l’économie des conventions. La cinquième partie revient sur la séquence des travaux de Robert Salais entre 2000 et 2015 sur l’Europe et l’approche par les capacités. Enfin la sixième partie évoque la dernière séquence de l’œuvre de Salais sur l’usage de la quantification et ses conséquences pour la démocratie. Cette séquence, présente dès le début de la carrière de Salais, s’avère d’une forte actualité. L’enchaînement des parties reflète la progression de l’œuvre de Salais, permettant ainsi une compréhension globale du cheminement intellectuel de l’auteur.

3La première partie parcourt l'œuvre de Salais et s’intéresse à la manière dont il s’est engagé dans la recherche au travers de ses appartenances institutionnelles et scientifiques. Le parcours de Salais est marqué par la réflexivité et la critique. La socio-histoire de l’INSEE (Thévenot), la genèse de l’IDHES (Margairaz) puis la partie sur l’importance de Salais dans l’économie des conventions (Diaz-Bone) permettent de comprendre l’influence du contexte sur l’œuvre de l’auteur mais aussi l’influence de l’auteur sur son environnement. En effet, la volonté marquée par Salais de développer une économie tournée vers le réel vise une appropriation par les acteurs (notamment au sein de la CGT ; Léger).

4La deuxième partie de l’ouvrage revient sur la contribution de Salais à l’analyse du chômage. Ce que propose Salais permet d’appréhender la construction sociale du chômage et les implications de cette catégorisation sur son étude. Les deux premières contributions font un retour sur le contexte de la première publication de L’invention du chômage (Salais et al., 1986) et sur la volonté de « dénaturalisation du chômage » (71). Le raisonnement économique dominant est renversé afin d’insister davantage sur le rôle des entreprises dans la gestion du chômage plutôt que sur le chômage comme résultant d’un comportement rationnel des travailleurs. Cette partie de l’ouvrage montre également que l’Europe est centrale dans l’œuvre de Salais. Salais pense l’économie et sa gouvernance dans une aire géographique donnée. Pour les politiques d’emploi, l’Europe semble être l’échelle privilégiée pour la mise en place de véritables « politics of capabilities » (88) : « les désordres marchands et financiers sont de moins en moins bien maîtrisés par des États et des institutions défaillants ; pour dépasser cette situation il faut engager une reconstruction des régulations politiques, nationales comme européennes » (88). L’ambition de Salais et des travaux qui s’en inspirent est de montrer que la manière de définir le travail va influencer les politiques du travail. L’approche historique du travail est nécessaire pour comprendre les paradigmes qui guident l’action publique. Selon Salais, l’approche historique est au fondement de l’approche conventionnaliste du travail.

5La troisième partie de l’ouvrage revient sur l’ouvrage Mondes de production que Salais coécrit en 1993 avec Michael Storper. L’un des partis pris de l’ouvrage est de considérer l’existence simultanée de différentes « conventions de travail » guidant les pratiques en entreprise. Pour répondre aux contraintes du marché auquel les entreprises sont confrontées, la convention de travail diffère d’un monde à l’autre. Ainsi Salais et Storper identifient quatre mondes de production qui se différencient selon l’organisation de la production et la gestion de l’emploi. Ces mondes de production s’organisent autour du bien ou service proposé par l’entreprise. Gabriel Colletis revient sur la double perspective – conventionnaliste et constructiviste – des auteurs. L’approche conventionnaliste met le doigt sur les différentes manières de coordonner l’action en prenant en compte les différentes contraintes mises en avant par les acteurs. L’approche constructiviste permet de comprendre le « passage du monde de production possible au monde de production réel » (130). L’apprentissage collectif est un élément central dans la manière dont les travailleurs se coordonnent dans l’entreprise (J. Kädtler). Dès lors, il n’est plus envisageable de concevoir l’entreprise comme autre chose qu’un collectif. Florent Le Bot aborde la question des trajectoires possibles pour les entreprises (d’un monde de production à l’autre) et notamment face à la mondialisation. Malgré la multiplication des produits sur le marché, en reprenant les Mondes de production, Florent Le Bot considère qu’un produit a une « identité économique » et que derrière le produit « les femmes et les hommes importent » (148). La dernière contribution reprend une communication de Salais datant de 1995 qui étudie l’innovation à l’aune des mondes production. Pour Salais, l’innovation semble cristalliser un moment particulier où un collectif œuvre pour le bien commun de l’entreprise (survie de l’entreprise, développement local, etc.). Salais estime « [qu’]une innovation n’existe vraiment que quand tout le monde a pris conscience, expérimente et dit qu’en effet c’en est bien une » (168). Avec cette contribution sur l’innovation, on saisit bien qu’au cœur des mondes réels de production, la délibération joue un rôle central dans la construction commune de la coordination en entreprise.

6La quatrième partie met l’accent sur ce que Salais appelle la « convention d’État ». Cette convention devient centrale dans les travaux de Salais à partir des Mondes de production car l’État est « considéré comme présent dans toute situation » et notamment dans la manière dont agit l’entreprise. Cette partie fait la jonction entre la partie « travail et entreprise » de l’œuvre de Salais et celle qui concerne davantage l’Europe et la démocratie. L’étude de la « convention d’État entre les personnes » (Salais et Storper, 1993, 97) permet de saisir comment les institutions nationales, européennes et mondiales peuvent influencer la définition de l’intérêt général et le processus qui conduit à cette définition. Olivier Favereau revient sur les différentes conventions d’État pour insister sur le fait que « l’État n’est pas une essence (ou un ‘universel’), mais une pratique » (180). Favereau insiste sur la capacité de l’économie des conventions à discuter les institutions et la nécessité de « repenser l’entreprise sur la base de cette théorie de l’État » (183) : l’entreprise comme pratique. Dans les contributions suivantes, les auteurs insistent sur le fait que Robert Salais a élaboré des outils pertinents pour étudier la finalité des institutions autour de la question des « valeurs » (au sens de l’intérêt général dominant) pour approcher le sens que devrait prendre « une seconde grande transformation » (Petit) ou pour étudier les dispositifs « capacitants » offerts par les institutions aux acteurs pour parvenir à cette finalité (Bazzoli et Kirat ; Deakin).

7La partie cinq de l’ouvrage revient sur les travaux de Salais qui prennent comme objet l’Europe. La déception de Salais face aux évolutions de l’Europe est grande. Les contributions de cette partie visent à rappeler le contexte d’émergence de cette question de recherche et à exposer l’analyse que Salais fait de la construction européenne. Dans cette partie, la notion de « capacités » prend tout son sens. Bénédicte Zimmermann nous éclaire sur l’approche par les capacités en distinguant la théorie de Sen de l’utilisation qu’en fait Salais. L’étude de l’Europe marque un tournant dans l’œuvre de Salais, on pourrait dire qu’une forme de normativité devient évidente. Pour pallier l’échec de l’Europe, l’auteur estime qu’il y a une convention de l’État qui serait supérieure aux autres afin de construire une Europe politique et démocratique. Ainsi les institutions devraient s’inspirer de la convention d’État situé. L’État et les institutions doivent être « capacitantes » : elles doivent équiper les acteurs afin qu’ils soient en mesure d’élaborer et de mettre en œuvre des projets communs et surmonter des épreuves. Pour qu’une institution soit « capacitante » il faut qu’elle soit pluraliste, participative et démocratique (Salais, 2012). Or, Salais montre dans ses travaux que les institutions européennes cherchent à maximiser des ratios au détriment « de la qualité de vie ou de travail d’une fraction de la population » (235). Dans cette partie, Frédéric Marty revient sur l’évolution de la politique européenne de la concurrence. Cette contribution permet de revenir sur les différents moments de l’Europe : d’un marché commun à un marché néolibéral européen. La construction européenne est ainsi vue comme le résultat de deux mouvements : « l’un vers l’a-démocratie et l’autre vers le marché parfait » (244). Dans la lignée de Salais, les contributions de cette cinquième partie montrent que la finalité de l’Europe est avant tout une question politique (Affichard) et par conséquent qu’il est possible d’en changer la finalité à condition d’en débattre.

8La sixième et dernière partie repose sur une séquence transversale à l’œuvre de Salais : la réflexion critique sur la quantification et la gouvernance par les nombres. L’économie des conventions est un levier « à la dénaturalisation des données » (285), la production du chiffre éloigne toutes les particularités qui peuvent se cacher derrière le chiffre (Jany-Catrice). On comprend la nécessité « d’une pratique démocratique effective » (291) autour de la construction statistique. Paradoxalement, la décentralisation de l’État ne s’est pas accompagnée d’une décentralisation de la production statistique (Mespoulet). La critique de la quantification aboutit à un argumentaire pour la démocratisation du processus d’élaboration des indicateurs. Selon les auteurs, « le contenu de l’accord importe plus que la fiabilité de ce qui est mesuré par l’indicateur » (300). Cette critique de la quantification appuie l’idée de démocratisation des institutions économiques.

9On peut apprécier combien l’enchaînement des différentes parties éclaire le parcours de recherche de Robert Salais. L’ouvrage nous permet de contextualiser et de voir l’ampleur des contributions de Salais dans le monde académique et dans la sphère citoyenne. La construction des différentes parties – calquée sur la chronologie de l’œuvre de Salais – justifie pleinement le titre de l’ouvrage L’Économie est une science réflexive. Preuve en est la partie conclusive écrite par Salais, dans laquelle il s’intéresse à l’avenir de la discipline pour penser l’écologie. Salais y soulève la question de la « qualité écologique » (321). Cette qualité écologique doit être définie tout au long du processus de production par le biais d’une enquête « au service de processus économiques et politiques eux-mêmes réflexifs » (322). Dans cette conclusion il réaffirme l’importance d’enrichir le contenu des objets d’études et d’insister sur « leurs qualités écologique et humaine » (348). La conclusion n’est pas une fin mais bien une invitation à poursuivre la réflexion.