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Partie I. La scène nationale : enjeux politiques, identitaires et économiques

La droite britannique et les guerres culturelles

Karine Tournier-Sol
p. 15-32

Résumé

Les guerres culturelles sont de plus en plus présentes dans le débat politique britannique, et ont émergé dans le contexte du Royaume-Uni post-Brexit. Le clivage entre Remainers et Leavers a restructuré la vie politique britannique, avec notamment un réalignement du parti conservateur sur le camp du Leave. Ce repositionnement s’est accompagné d’une tendance croissante du parti conservateur à activer ce conflit identitaire afin de mobiliser l’électorat pro-Brexit au-delà du clivage traditionnel gauche/droite. Dans ce processus, le récit des guerres culturelles s’est révélé un outil majeur. L’objectif de cet article est d’analyser le phénomène des guerres culturelles au Royaume-Uni, et plus spécifiquement la façon dont le parti conservateur, et la droite en général, s’en sont saisis plus activement depuis 2020. Il s’agira d’abord de définir le concept de guerres culturelles, de voir de quelle manière il a été importé et adapté au Royaume-Uni, et de poser les termes du débat. Ensuite, la seconde partie explorera la stratégie déployée par le parti conservateur, et la droite en général, pour s’emparer de ce nouveau récit identitaire conçu comme le prolongement du Brexit, dans ce qui relève d’une instrumentalisation politique. Enfin, se posera la question de l’impact de cette stratégie de polarisation.

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Texte intégral

Introduction

1Les guerres culturelles sont de plus en plus présentes dans le débat politique britannique, et ont émergé dans le contexte du Royaume-Uni post-Brexit. Le clivage identitaire exposé par le résultat du référendum a fait écho à la situation américaine et l’élection de Donald Trump, marquées par une réactivation des guerres culturelles. Le clivage entre Remainers et Leavers a restructuré la vie politique britannique, avec notamment un réalignement du parti conservateur sur le camp du Leave.

2Ce repositionnement s’est accompagné d’une tendance croissante du parti conservateur à activer ce conflit identitaire afin de mobiliser l’électorat pro-Brexit au-delà du clivage traditionnel gauche/droite. Dans ce processus, le récit des guerres culturelles s’est révélé un outil majeur. L’objectif de cet article est d’analyser le phénomène des guerres culturelles au Royaume-Uni, et plus spécifiquement la façon dont le parti conservateur, et la droite en général, s’en sont saisis plus activement depuis 2020.

3Il s’agira d’abord de définir le concept de guerres culturelles, de voir de quelle manière il a été importé et adapté au Royaume-Uni, et de poser les termes du débat. Ensuite, la seconde partie explorera la stratégie déployée par le parti conservateur, et la droite en général, pour s’emparer de ce nouveau récit identitaire conçu comme le prolongement du Brexit, dans ce qui relève d’une instrumentalisation politique. Enfin, se posera la question de l’impact de cette stratégie de polarisation.

Définition du concept de guerres culturelles et importation au Royaume-Uni

4Le terme de guerres culturelles est de plus en plus galvaudé, à l’image du populisme depuis quelques années déjà. Les guerres culturelles sont partout ; il semblerait que ce soit le nouveau terme à la mode dans les médias et le discours politique. D’où la nécessité de poser un cadre théorique et de définir le concept de guerres culturelles avant de l’explorer plus avant.

  • 1 Davison Hunter, J., Culture Wars: The Struggle to Define America, Basic Books, 1991, p. 42 et p. 63
  • 2 Ibid, p. 12. Cette lutte se traduit par une série de lois entre 1871 et 1878 visant à mettre l’Égli (...)

5Le concept vient des Etats-Unis, où il a été théorisé par le sociologue James Davidson Hunter en 1991 pour décrire le conflit entre deux conceptions fondamentalement différentes de l’avenir du pays, deux visions antagonistes du monde fondées sur l’identité et les valeurs1. Hunter met ainsi en évidence le phénomène de polarisation du débat public autour de valeurs morales et de questions sociétales, telles que l’avortement, la conception de la famille, de l’éducation, les droits des minorités ethniques et sexuelles. Ce clivage, cette ligne de fracture, oppose ceux que le sociologue appelle « les orthodoxes », qui sont des conservateurs traditionnalistes et religieux, aux « progressistes », qui sont, eux, libéraux et séculiers. Le terme est emprunté au Kulturkampf de l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, qui désigne la lutte de Bismark contre l’emprise de l’Église catholique2.

  • 3 Ibid., pp. 50-52.
  • 4 Mondon, A., Winter, A., Reactionary Democracy: How Racism and the Populist Far-right Became Mainstr (...)
  • 5 Gramsci, A., Cahiers de prison, Gallimard, 1978-1992, 5 tomes. Davison Hunter, J., Culture Wars: Th (...)
  • 6 De Benoist, A., Les Idées à l’Endroit, Éditions Libres/Hallier, 1979.
  • 7 Davison Hunter, J., Culture Wars: The Struggle to Define America, Basic Books, 1991, pp. 61-64. Mon (...)

6Hunter voit dans les guerres culturelles contemporaines non seulement « un combat pour l’identité nationale3 », mais plus fondamentalement un combat pour le pouvoir et la domination culturelle et morale. Malgré son appellation de « guerres culturelles », ce combat autour de valeurs morales est en fait un combat foncièrement politique4, pour la domination d’un modèle sur l’autre, pour l’hégémonie culturelle que le philosophe communiste italien Antonio Gramsci pose comme la précondition du pouvoir politique5. Cette théorie de l’hégémonie culturelle a été reprise en France dès les années 1970 par « la nouvelle droite » et son principal théoricien Alain de Benoist6, puis plus récemment aux Etats-Unis par l’alt-right et Steve Bannon, qui a ensuite cherché à diffuser cette pensée au sein de la droite radicale populiste européenne7.

  • 8 Davison Hunter, J., Culture Wars: The Struggle to Define America, Basic Books, 1991, p. 136.
  • 9 Référence à la définition du populisme par Mudde, C., “The Populist Zeitgeist”, Government and Oppo (...)
  • 10 Duffy B., Hewlett, K., Murkin, G., Benson, R., Hesketh, R., Page, B., Skinner G., Gottfried, G., ‘C (...)

7Cette lutte pour la domination passe nécessairement par la désignation d’un ennemi à combattre8, et met en œuvre un discours clivant qui introduit une dichotomie, une opposition binaire entre deux camps, deux groupes « homogènes et antagonistes »9, qui n’est pas sans rappeler la mécanique du populisme, et qui vient renforcer la polarisation dans le débat public. De ce point de vue, la rhétorique des guerres culturelles s’inscrit dans la continuité de la rhétorique populiste, et offre une vision dualiste du monde, fondée sur des mécanismes d’inclusion et d’exclusion par rapport à un groupe. Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’une opposition verticale entre le peuple et les élites, mais d’une opposition horizontale entre deux groupes divisés par leur conception du monde en termes de valeurs et d’identité. Le discours des guerres culturelles aurait pris racine dans les mouvements d’émancipation et de lutte pour les droits civiques des années 1960 et 1970, et constituerait une réaction à la remise en question des normes qu’ils ont entraînés10.

  • 11 Davison Hunter, J., Wolfe, A., Is There a Culture War? A Dialogue on Values and American Public Lif (...)
  • 12 Wolfe, A., One nation, After All: what middle-class Americans really think about God, country, fami (...)

8La théorie des guerres culturelles développée par Hunter a suscité un intérêt significatif11. Toutefois, si elle a rencontré un accueil globalement favorable, elle est également controversée et a soulevé un certain nombre de critiques, selon lesquelles les guerres culturelles sont en fait un phénomène limité aux élites médiatiques et politiques, une « obsession » que ne partagerait pas la masse de la population, et aux effets potentiellement délétères12.

  • 13 Isaacs, R., Reflections on 'Culture Wars'. Discussion Paper, Institute for European, Russian and Eu (...)
  • 14 Loc. Cit., Goodhart, D., The Road to Somewhere: the New Tribes Shaping British Politics, Penguin, 2 (...)

9Si le terme s’est largement exporté par la suite, le fait est qu’il a été peu conceptualisé depuis13. Son élasticité lui a permis de voyager et de s’adapter à différents contextes, pour désigner des conflits autour de questions d’identité, de normes et de valeurs morales, des dichotomies entre des groupes aux étiquettes variées, tels que libéraux et illibéraux, Somewheres et Anywheres, populistes et progressistes14.

  • 15 Sobolewska, M., Ford, R., Brexitland: Identity, Diversity and the Reshaping of British Politics, Ca (...)
  • 16 Mudde, C., The Far Right in America, Routledge, 2017; Rooduijn, M., “State of the Field: How to Stu (...)
  • 17 Duffy, B., Gottfried, G., Hewlett, K., May, G., Skinner, G., Woke vs anti-woke? Culture war divisio (...)

10Ainsi le terme de guerres culturelles s’est-il progressivement invité dans le débat politique britannique : le tournant a sans conteste été le référendum sur le Brexit du 23 juin 2016, qui a révélé puis renforcé la polarisation de l’électorat britannique entre deux camps distincts aux visions du monde foncièrement opposées, et articulées autour d’un clivage sur l’identité et les valeurs15. Cinq mois plus tard, l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis suite à une campagne marquée par une réactivation et une instrumentalisation des guerres culturelles a semblé faire écho à la victoire du Brexit. Ces deux événements successifs ont été perçus comme participant d’une seule et même séquence politique, volontiers qualifiée de « moment populiste »16, ce qui a eu pour effet de renforcer les habituelles comparaisons entre les deux pays. Ce phénomène de contagion s’est reflété dans la hausse exponentielle du nombre d’articles sur les guerres culturelles dans les médias britanniques, de 21 en 2015 à 1869 en 2021 et 2224 en 2022 selon une série d'études menées par Duffy17 – une augmentation quantitative également marquée par un glissement qualitatif significatif, du traitement de la situation américaine vers celui de la situation du Royaume-Uni et de la spécificité des guerres culturelles britanniques.

11Se pose alors la question de la façon dont le débat public et politique britannique a importé et adapté le conflit sur les guerres culturelles, dans un contexte très différent, notamment en ce qui concerne le poids de la religion, bien moindre au Royaume-Uni qu’aux États Unis. Quelle est donc la version britannique des guerres culturelles ?

  • 18 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, Nationa (...)
  • 19 Siddique, H., Skopeliti, C., “BLM protesters topple statue of Bristol slave trader Edward Colston”, (...)

12La déclinaison britannique des guerres culturelles repose essentiellement sur deux grands débats connexes qui s’articulent autour des questions d’identité et de justice sociale18 : d’une part la reconnaissance de l’identité et des inégalités subies par les minorités ethniques et sexuelles (parmi lesquelles notamment la minorité noire et la minorité transgenre), et d’autre part l’attitude à adopter par rapport au passé colonial britannique. Un tournant majeur de ce débat a été le meurtre de l’Afro-américain George Floyd par un policier blanc le 25 mai 2020 à Minneapolis – événement qui a provoqué de grandes manifestations dans le monde entier, et notamment au Royaume-Uni, en soutien au mouvement Black Lives Matter. Lors de l’une de ces manifestations, à Bristol, la statue d’Edward Colston, figure controversée du XVIIe siècle, philanthrope ayant fait fortune sur le commerce de l’esclavage, a été déboulonnée par les manifestants et jetée à l’eau19. L’incident a été vivement condamné par les Conservateurs, dont la ministre de l’Intérieur Priti Patel, tandis que le leader travailliste Keir Starmer l’a désapprouvé tout en regrettant que la statue, qui faisait depuis longtemps polémique à Bristol, n’ait pas été enlevée plus tôt pour être déplacée dans un musée. L’épisode a marqué le point de départ d’un débat intense et controversé sur l’attitude à adopter vis-à-vis de certains aspects de l‘Empire britannique.

13A ces deux grands sujets de débat sur les guerres culturelles britanniques se sont agrégées d’autres questions très variées, comme la restriction des libertés individuelles lors de la pandémie de Covid 19, le réchauffement climatique, les institutions publiques comme la BBC, ou l’immigration et le multiculturalisme. Dans cette perspective, tout devient matière à cliver et à renforcer la polarisation sur l’identité et les valeurs.

  • 20 Davies, H.C., MacRae, S. E., « An anatomy of the British war on woke”, Race & Class, 2023, pp. 1-52 (...)
  • 21 Le qualificatif "woke" est perçu comme une insulte par 42% des Britanniques (23% n'en connaissent p (...)
  • 22 Matthew Goodwin définit le terme woke ainsi: “a pseudo-religious belief system which is organised a (...)

14Enfin, la discussion sur les guerres culturelles fait intervenir d’autres termes, parmi lesquels « woke » et « wokisme » sont les plus courants et ont tendance à dominer le débat en lieu et place de l'appellation de « guerres culturelles » elle-même. Le mot « woke » vient de la lutte contre le racisme et la discrimination des noirs aux Etats-Unis, et trouve son origine dans la culture populaire20. Il s’agit d’appeler la minorité noire à rester éveillée, alerte, vigilante (stay woke) face aux discriminations qu’elle subit. L’usage du terme a été réactivé par les réseaux sociaux et Black Lives Matter, et s’est étendu à d’autres combats de justice sociale (luttes féministes et sexuelles). Le mot revêt clairement un aspect péjoratif dans le débat public aujourd’hui21, et est principalement utilisé par ses détracteurs comme un mot-épouvantail pour englober différents mouvements et revendications hétérogènes et désigner une vision libérale et progressiste, ainsi que ceux qui la portent. Le concept est encore peu compris par l’opinion, et encore trop peu exploré par les chercheurs ; en outre, certains spécialistes de politique britannique n'hésitent pas à prendre parti dans la controverse22. L’autre terme majeur associé à la discussion sur les guerres culturelles est celui de « cancel culture » (culture de l’effacement ou de l’annulation), lui aussi polémique, utilisé dans le discours anti-woke comme un prolongement de la défense de la liberté d’expression et la critique du politiquement correct.  

15Une fois les termes du débat posés, il s’agit à présent d’étudier la façon dont le parti conservateur, et la droite britannique en général, se sont saisis de ce discours sur les guerres culturelles et l’ont mobilisé dans le débat politique.

La droite et les guerres culturelles : stratégie politique et instrumentalisation

  • 23 Sobolewska, M., Ford, R., Brexitland: Identity, Diversity and the Reshaping of British Politics, Ca (...)
  • 24 Alexandre-Collier, A., Tournier-Sol, K. (dir.), “Identity divide(s) in post-Brexit Britain”, Observ (...)

16Le référendum de juin 2016 a entraîné une restructuration du paysage politique britannique autour d’un nouveau clivage sur le Brexit entre Leavers et Remainers – deux camps divisés sur l’identité et les valeurs, deux « tribus » (tribes) aux visions du monde antagonistes, identity conservatives et identity liberals selon Sobolewska et Ford, ou Somewheres et Anywheres23 pour Goodhart24. Dans ce nouvel ordre politique émergent, le parti conservateur de Theresa May s’est rapidement repositionné sur le camp des Leavers, celui du conservatisme social (social conservatism), en rupture avec le libéralisme social de David Cameron. Le parti conservateur est alors devenu le parti des Leavers, le parti du Brexit. Boris Johnson a amplifié ce glissement stratégique, en y ajoutant une dimension économique supplémentaire en vue de rallier le soutien des électeurs travaillistes pro-Brexit, s’engageant à augmenter les dépenses en faveur du NHS et des infrastructures – la fameuse promesse de levelling up visant à réduire les inégalités régionales. En conjuguant un virage à droite sur le plan des valeurs (avec un discours très ferme sur l’immigration, le Brexit et l’ordre public) et un virage à gauche en matière de dépenses publiques (sans pour autant remettre en question une vision libérale de l’économie), Boris Johnson a réussi à rassembler une coalition d’électeurs qui est la clé de sa victoire écrasante de 2019.

  • 25 Bale, T., The Conservative party after Brexit: Turmoil and Transformation, Polity Press, 2023, p. 2 (...)
  • 26 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, Nationa (...)
  • 27 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, Nationa (...)

17Depuis lors, le parti s’est efforcé de préserver cette coalition électorale qui se retrouve sur les questions d’identité et de valeurs, mais dont les intérêts et les visions économiques divergent, entre classes aisées du sud de l’Angleterre et classe ouvrière du nord. Pour continuer à mobiliser cette base électorale dans le contexte post-Brexit, le parti conservateur s’est appuyé sur un nouveau récit identitaire, celui des guerres culturelles, conçu comme la simple « continuation du Brexit »25. Ce discours leur permet d'entretenir le clivage culturel et identitaire en vue des prochaines élections législatives26. En effet, les enquêtes montrent que les attitudes vis-à-vis des questions relevant des guerres culturelles se superposent sur le clivage entre Leavers et Remainers, social liberals (libertarian) et social conservatives (authoritarian)27. Les Conservateurs l’ont bien compris, comme le prouve la place grandissante accordée aux guerres culturelles dans le discours du parti depuis 2020.

  • 28 Johnson, B., discours au congrès du parti conservateur, 6 octobre 2020.
  • 29 Casalicchio, E., “Britain’s culture war extends beyond Brexit”, Politico, 8 janvier 2021. Seldon, A (...)

18La bataille menée par Boris Johnson et son gouvernement contre le wokisme, et notamment la cancel culture qui y est associée, illustre très bien cette tendance : « We are proud of this country’s culture and history and traditions. They literally want to pull statues down, to rewrite the history of our country, to edit our national CV to make it look more politically correct28 ». Le Premier ministre pose tout naturellement le parti conservateur en défenseur de l’histoire et des traditions, tout en se positionnant en champion du politiquement incorrect contre l’élite woke libérale – un rôle sur mesure pour cette figure populiste anti-establishment, qui apparaît comme le leader naturel de la guerre anti-woke, dans le prolongement du Brexit29. Le wokisme est assimilé au politiquement correct et au camp du Remain, ce qui en fait un adversaire idéal pour les Conservateurs. L’une des cibles favorites du parti conservateur dans son discours sur les guerres culturelles est l’establishment libéral pro-Remain, tel qu’incarné notamment et à ses yeux par la BBC, les universités et les institutions culturelles. A première vue, cela peut sembler contradictoire de la part d’un parti traditionnellement attaché au respect des institutions, mais il s’agit ici d’institutions considérées comme gangrénées, dévoyées par le libéralisme woke, à contre-courant du conservatisme social représenté par le vote Brexit et le gouvernement élu triomphalement en 2019. Ce discours est donc particulièrement adapté pour remobiliser les électeurs pro-Leave par-delà les clivages traditionnels.

  • 30 Truss, L., “Equality should be for everyone - not just for the woke warrior's favoured few”, The Ma (...)
  • 31 Bale, T., The Conservative party after Brexit: Turmoil and Transformation, Polity Press, 2023, p. 2 (...)
  • 32 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, Nationa (...)
  • 33 Stewart, H, Allegretti, A, “Rishi Sunak seeks to revive faltering No 10 bid by attacking ‘woke nons (...)
  • 34 Wood, A. J., “Rishi Sunak vows to ‘take on lefty woke culture that wants to cancel our history, val (...)
  • 35 Braverman, S., "The Value of Conservatism", National Conservatism conference, 15 mai 2023. Braverma (...)
  • 36 Ducourtieux, C., « Au Royaume-Uni, « Suella Braverman, la ministre de tous les excès », Le Monde, 2 (...)

19Liz Truss a également occupé le terrain politique des guerres culturelles, et ceci même avant son élection à la tête du parti, en tant que ministre du gouvernement Johnson. Elle a régulièrement dénoncé ce qu’elle a appelé la « brigade woke »30, y compris pendant la campagne pour le leadership du parti. Rishi Sunak lui a emboîté le pas, ce qui peut paraître a priori surprenant au vu de son profil de membre de l’élite mondialisée – le « citoyen de nulle part » fustigé par Theresa May dans son fameux discours de 201631 –, mais pas pour autant libéral sur le plan des valeurs. Il a actionné ce levier pendant la campagne afin de séduire les adhérents du parti conservateur appelés à départager les deux finalistes, un électorat plus à droite sur les questions relatives aux guerres culturelles que l’ensemble de la population32. Lors de ses meetings à travers le pays, il a régulièrement dénoncé « the woke nonsense », et s’est engagé à empêcher « the left-wing agitators from bulldozing British values »33. Il a répété à plusieurs reprises qu’il entendait s’opposer à la « lefty woke culture that seems to want to cancel our history, our values and indeed our women34. Ce positionnement s’est vu corroboré par la nomination de plusieurs figures de la guerre anti-woke au sein de son gouvernement : Suella Braverman au ministère de l‘Intérieur, Kemi Badenoch au Commerce ou encore Michelle Donelan à la Culture. Suella Braverman s’est montrée particulièrement offensive dans son discours et sa politique à l’égard de l’immigration illégale et des small boats, un enjeu à même de mobiliser et rallier les électeurs pro-Leave désireux de « reprendre le contrôle » (take back control) de l’immigration en sortant de l’UE, alors même que l’immigration légale a atteint un niveau record pour l’année 2022 avec un solde migratoire de 606 000 personnes. Le discours totalement décomplexé adopté par Braverman sur l’immigration et les immigrés est renforcé par le fait qu’elle est elle-même fille d’immigrés, ce dont elle use amplement pour accroître sa crédibilité et sa légitimité, en l’inscrivant dans un récit identitaire très axé sur les guerres culturelles35, dont elle est l’une des cheffes de file36 au sein du parti.

  • 37 Rishi Sunak a qualifié Keir Starmer de “another lefty lawyer” lors des PMQs du 8 mars 2023 à propos (...)

20Le discours conservateur sur les guerres culturelles met en œuvre une opposition binaire entre deux groupes : d’un côté les « vraies gens » (real people) que le parti conservateur se targue d’incarner, et de l’autre l’élite libérale, la « gauche molle » (soft left), les « avocats gauchistes » (lefty lawyers)37 et la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Cette rhétorique clivante, typique des guerres culturelles, s’inscrit dans la continuité du discours populiste et du Brexit, dont elle est un prolongement. Elle articule une opposition verticale, caractéristique du populisme, à une opposition horizontale sur le plan des valeurs et de l'identité, conservateur vs libéral. On peut parler d’instrumentalisation politique des guerres culturelles de la part du parti conservateur. Cette tactique pour maintenir ces questions clivantes au cœur du débat s’apparente à une forme de dog-whistle, qui alimente la polarisation autour du clivage culturel et identitaire révélé par le référendum à des fins électoralistes – ce clivage qui est le ciment de la coalition d’électeurs aux intérêts économiques divergents qui forment le socle actuel de l’électorat conservateur.

  • 38 Shrimsley, R., ‘Conservative culture war is fight for new establishment’, Financial Times, 14 juill (...)
  • 39 Archie Bland, A., Elgot, J., “Dissatisfied Tory MPs flock to ERG-inspired pressure groups”, The Gua (...)
  • 40 Common Sense Group, “Common Sense: Conservative thinking for a post-liberal age”, 10 May 2021, 136p (...)
  • 41 L’article est écrit par le député Gareth Bacon, in “Common Sense: Conservative thinking for a post- (...)
  • 42 Ibid., p. 1.
  • 43 Ibid., p. 26.
  • 44 Ibid., p. 19.

21Cette récupération tactique des guerres culturelles n’exclut cependant pas une stratégie politique de plus long terme de la part des plus convaincus, qui vise à récupérer le leadership culturel que les Conservateurs estiment avoir perdu38, et avec lui la capacité à façonner les valeurs de la société. Cette conviction est notamment portée au sein du parti conservateur par le Common Sense Group, qui compte 59 députés et 7 membres de la chambre des Lords en ses rangs39. Situé à la droite du parti, ce groupe intra-parlementaire a été fondé en 2020 dans l’espoir de peser autant que le European Research Group (ERG) sur la ligne du parti, comme beaucoup d’autres qui se sont créés à sa suite. Le Common Sense Group se positionne sur le terrain des valeurs et de l’identité, contre l’élite libérale. Il a publié un ouvrage au titre assez évocateur, Conservative Thinking for a Post-Liberal Age40, et qui rassemble les essais de plusieurs de ses membres sur des sujets variés comme l’immigration, la famille, l’éducation et la police. Si le wokisme fait l’objet d’un article spécifique, intitulé « What is Wokeism and How Can it be Defeated41», la critique de « l’idéologie woke » traverse tout l’ouvrage et toutes les questions abordées. Comme l’annonce la préface écrite par le leader du groupe, le député John Hayes, « The Battle for Britain has begun »42, et il s’agit clairement d’une bataille pour l’hégémonie culturelle, pour la défense des valeurs conservatrices traditionnelles face à la « menace » woke qualifiée de “destructive, totalitarian, divisive, negative and antidemocratic43. « La Grande-Bretagne est attaquée », "Britain is under attack"44, et les valeurs conservatrices sont en danger :

  • 45 Ibid., p. 27.

We are in the midst of a culture war, one which could prove to be a life and death struggle for conservatism faced with the Left’s attempts to ‘cancel’ opposing voices. In some ways the Black Lives Matter protests acted as a final confirmation but already radical and extremist movements covering feminism, climate change and transgender rights were already firmly embedded45.

  • 46 Bale, T., The Conservative party after Brexit: Turmoil and Transformation, Polity Press, 2023, p. 4
  • 47 Decourtieux, C., “GB News, chaîne britannique ultraconservatrice qui se vend comme l’anti-BBC », Le (...)

22En outre, le parti conservateur dispose d’un relai et d’une caisse de résonnance dans son combat sur les guerres culturelles de la part de ce que Bale appelle « le parti dans les médias » (the party in the media), à savoir la presse de droite représentée par le Telegraph, le Mail, le Sun, l'Express et le Spectator46 ; liste à laquelle on peut ajouter GB News, chaîne de télévision conservatrice née en juin 2021 et auto-proclamée anti-woke47.

  • 48 Ellis, C., “A Narrowing of the British Conservative mind?”, Society, 59, 2022, pp. 682–690.
  • 49 Interview sur Sky News, 26 mai 2023.

23La droite anti-woke s’étend au-delà du parti conservateur. Nigel Farage en est l'une des figures de proue, qui s’efforce d’imposer le récit identitaire des guerres culturelles dans le débat, conçu là encore comme le prolongement de son combat pour le Brexit48. Il poursuit ainsi sa croisade contre l’élite libérale depuis qu’il a quitté la politique pour le monde des médias. Il anime d’ailleurs une émission sur GB News, intitulée Farage, qui lui permet de continuer à tenter de peser sur le débat public et politique, et en particulier sur le parti conservateur. Il a d'ailleurs évoqué un (énième) possible retour en politique, dans la perspective des prochaines législatives, prédisant une « nouvelle insurrection » (new insurgency) dans le paysage politique britannique49.

  • 50 Chakelian, A., Clarke Hill, P., “’Fighting culture wars won’t pay the bills’: Reform UK’s Richard T (...)
  • 51 Reform UK, “Reform is Essential”, décembre 2022, p. 1. https://assets.nationbuilder.com/reformuk/pa (...)
  • 52 Tice, R., "Wokery is infecting and poisoning so many aspects of our society", TalkTV, 6 août 2023.

24Il s'agirait a priori de revenir en première ligne via le parti qu'il a fondé, et dont il est aujourd’hui le président honoraire, Reform UK, qui a remplacé le Brexit party. Celui qui lui a succédé à sa tête en 2021, Richard Tice, condamne également le wokisme mais ne voit pas les guerres culturelles comme une priorité50. Le parti n’est visiblement pas engagé à plein dans ce combat, même si on trouve quelques éléments de discours sur le sujet dans le programme de Reform UK. Le terme de « culture wars » lui-même n’est d’ailleurs pas employé, mais on trouve l’occurrence « woke » trois fois dans le programme, dont l’une dans ce passage extrait de l’introduction : We must stand up for our core democratic values, our civil liberties, our right to free speech. Let’s celebrate our pride in being British: our amazing culture, our unbreakable communities, our incredible heritage. Let’s stop all the woke nonsense that is holding us back51”. On constate cependant une inflexion récente du discours du parti et de son leader (qui a lui-même rejoint GB News en septembre 2023) sur ces questions, qui prennent de plus en plus de place, sans doute en vue des prochaines législatives52.

  • 53 UKIP, “People not Politics”, National Manifesto, 2022, living document version 3.01, 2022, pp. 71-7 (...)
  • 54 Ibid., p. 72.
  • 55 Loc. Cit. ; Twitter, 14 février 2021. “the Marxist, anti-capitalist” and “anti-British” Black Lives (...)

25Le sujet des guerres culturelles occupe une place beaucoup plus centrale dans le discours et le programme du UKIP, dans la continuité de sa défense de la liberté d’expression et sa condamnation du politiquement correct, et en accord avec son positionnement anti-establishment, anti-élite, et conservateur sur le plan des valeurs. Dans le programme du parti, on trouve une section spécifiquement dédiée à « la culture et l’identité », avec trois sous-sections consacrées respectivement à la liberté d’expression, la cancel culture, et les guerres culturelles53. Le parti dénonce la menace woke : “Our great traditions and culture are under threat from the woke whose ‘culture war’ must be defeated54. Le compte twitter de son leader, Neil Hamilton, regorge de messages farouchement anti-woke. L'une de ses principales cibles est "le mouvement marxiste, anticapitaliste" et "anti-britannique" Black Lives Matter, qui, selon lui, "tente d'imposer une dictature culturelle"55.

26A la droite de l’échiquier politique, tout le camp du Leave se rejoint donc sur cette bataille des guerres culturelles, conçue comme le prolongement du Brexit. Promouvoir ce nouveau récit identitaire dans le débat public lui permet d’entretenir le clivage du Brexit et ainsi continuer à mobiliser les Leavers de tous bords. Se pose alors la question de l’impact d’une telle stratégie.

Impact

27Comme on l’a vu, l’activation, la mobilisation de ce récit identitaire passe par un discours clivant, qui exacerbe les tensions et les conflits entre les deux camps, Leavers et Remainers, qui correspondent aussi aux lignes de clivage sur les guerres culturelles. Il s’agit d’une stratégie délibérée de polarisation sur le terrain des valeurs et de l’identité, plutôt que sur le terrain traditionnel de l’économie et de la redistribution. On peut s’interroger sur l’impact d’une telle stratégie.

  • 56 Duffy, B., Gottfried, G., Hewlett, K., May, G., Skinner, G., Woke vs anti-woke? Culture war divisio (...)
  • 57 Breckwoldt, J., “Who Cares About the Culture War? Evidence from a Vote Choice Conjoint Experiment”, (...)

28En termes d’impact sur l’opinion publique, on ne peut que constater que cela semble fonctionner, les effets sont perceptibles : la série d’enquêtes menées par Duffy indique qu’il y a clairement un changement d’attitude de la part de l’opinion publique sur les guerres culturelles et les questions connexes qui y sont associées. On peut observer une évolution sensible de l’opinion, qui est passée de l’indifférence et de l’ignorance des termes du débat (guerres culturelles, woke, wokisme, cancel culture) à une prise de conscience et une polarisation accrues : « La majorité des Britanniques (54%) sont aujourd’hui d’accord pour dire que le Royaume-Uni est divisé par des guerres culturelles, contre 46 % en 2020 »56. Il y a donc un basculement significatif. Si cette hausse est valable pour toutes les catégories démographiques et toutes les sensibilités politiques, elle est plus marquée chez les sympathisants conservateurs et les personnes les plus âgées. En outre, si 1 Britannique sur 7 se déclare anti-woke, à proportion égale avec le nombre de ceux qui se déclarent woke – la majorité ne sachant pas ce que cela signifie (44%) ou ne s'identifiant avec aucun des deux qualificatifs (21%) –, ceux qui sont le plus enclins à s'identifier comme anti-woke sont ceux qui ont voté conservateur en 2019 et Leave en 2016, à 41%. En termes de profil démographique, il s'agit plutôt d'hommes de plus de 60 ans. Le parti a donc visiblement atteint sa cible et réussi à remobiliser son électorat sur ces questions ; la tactique du dog-whistle a fonctionné. Les travaux récents de Breckwoldt tendent également à valider cette stratégie de la part des Conservateurs57.

29Cette évolution notable de l’opinion témoigne de la place grandissante de ces questions dans les médias et le discours politique. Cela tend à démontrer qu’il s’agit là d’un phénomène descendant, qui part des élites médiatiques et politiques et qui descend vers la base, vers l’opinion publique – ce qui pose la question de la responsabilité de ces élites dans la mobilisation de ces questions clivantes, l’exacerbation des conflits et de la polarisation qu’elle entraîne, et in fine l’impact sur la cohésion sociale. Toutefois, les Britanniques en sont de plus en plus conscients, puisque 62% estiment que la classe politique "invente ou exagère" ces questions à des fins de tactique politique. Il n'en reste pas moins qu'ils sont beaucoup plus enclins à considérer les guerres culturelles comme un vrai problème (49%) que comme un phénomène purement fabriqué, qui n'existe que dans les médias et les réseaux sociaux (22%).

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30Pour ce qui est de l’impact sur le parti conservateur lui-même, cette surenchère des guerres culturelles et le discours clivant qu’elle articule reflète la radicalisation continue du parti depuis le référendum et sa transformation en un parti de la droite radicale populiste58. La stimulation des guerres culturelles ne fait toutefois pas l’unanimité au sein du parti. Certains conservateurs ne la voient pas comme une stratégie appropriée en vue des prochaines législatives59 et désapprouvent notamment la rhétorique véhémente de Suella Braverman qu’ils qualifient de « raciste »60. Il semble toutefois que la campagne offensive menée contre l’immigration illégale et les small boats par l'ancienne ministre de l’Intérieur ait réussi à toucher une partie de l’opinion, alors même que l’enjeu de l’immigration n’était plus une priorité des électeurs depuis le référendum61. Là encore, c'est surtout vrai pour les sympathisants conservateurs62. Reste à savoir si cela suffira à remobiliser la coalition électorale du parti conservateur dans un contexte économique difficile, marquée par une forte hausse du coût de la vie, et alors que les travaillistes ont encore en moyenne au moins 20 points d’avance dans les sondages d’opinion63.

31Difficile de ne pas voir dans la situation actuelle une atmosphère de parti en fin de règne, où se joue déjà l’après-Sunak. La place des guerres culturelles dans le discours conservateur dépendra de l’identité de son successeur, sachant que les ambitions de Suella Braverman, limogée par Sunak en novembre 2023, sont assez claires sur ce point.

Conclusion

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32On a donc assisté ces dernières années à une importation des guerres culturelles américaines dans le débat public britannique. Il s’agit visiblement plutôt d’un phénomène descendant, qui vient des élites médiatiques et politiques et se diffuse progressivement dans l’opinion. Le parti conservateur s’est appuyé sur ce nouveau récit identitaire pour continuer à mobiliser sa base électorale au-delà du Brexit, dans ce qui s’apparente à une instrumentalisation à visée électoraliste. A première vue, il semblerait que la stratégie soit assez efficace – en tout cas l’opinion publique est de plus en plus sensible aux questions liées aux guerres culturelles, même si elle n’en comprend pas forcément tous les termes et qu'elle en perçoit la dimension de calcul politique64. Il est cependant peu probable que le levier des guerres culturelles suffise à assurer la victoire du parti aux prochaines élections législatives dans un contexte économique particulièrement difficile. Quoi qu’il en soit, parce que le discours sur les guerres culturelles est un discours foncièrement clivant, qui tend à exacerber les conflits, on peut s’interroger sur son impact sur la cohésion sociale. Duffy ne cache pas son inquiétude sur ce point :

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The key concern here is not election outcomes. The real worry is that true US-style culture war divisions – where our views on a range of social issues become very tightly tied to our political identity – leave no room for compromise and are incredibly difficult to unpick once they become established. No one really wins a culture war, so it’s best not to start.65

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33En outre, on peut aussi se demander si, au-delà du discours politique et médiatique, les guerres culturelles britanniques recouvrent effectivement une certaine réalité, ou si elles ne sont qu’un phénomène de mode, voire une construction pure et simple. Ne sont-elles qu’une « obsession » des élites comme le dit Fiorina66, déconnectée de la perception de la population ? La dichotomie systématique sur laquelle repose le concept de guerres culturelles correspond-elle à la façon dont les Britanniques appréhendent les enjeux qui s’y rattachent ? On peut aussi lire le récit des guerres culturelles britanniques articulé par la droite comme la reformulation de questions préexistantes, une opération de renouvellement et de radicalisation d’un discours sur les questions d’identité qui existait avant le vote Brexit mais que ce dernier a permis de redynamiser, de régénérer.

34Difficile de trancher, d’autant qu’il existe encore trop peu d’études sur les guerres culturelles au Royaume-Uni. Cela commence à changer, mais le phénomène est récent et le sujet clivant, si bien que l’analyse scientifique verse parfois dans le traitement normatif. Le sujet des guerres culturelles déchaîne les passions, au Royaume-Uni comme en France d’ailleurs, où il est aussi de plus en plus présent dans le discours politique et médiatique.

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35Enfin, si la réflexion s’est concentrée ici sur la droite de l’échiquier politique, il serait intéressant d’explorer le positionnement de la gauche britannique sur les guerres culturelles – celui du parti travailliste, mais aussi celui des différents mouvements de justice sociale englobés par le terme « woke ». Le wokisme recouvre-t-il une réalité à gauche, une totale homogénéité comme le suggèrent les termes de « woke blob » ou de « woke mob » utilisés par ses détracteurs67 ?

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Notes

1 Davison Hunter, J., Culture Wars: The Struggle to Define America, Basic Books, 1991, p. 42 et p. 63.

2 Ibid, p. 12. Cette lutte se traduit par une série de lois entre 1871 et 1878 visant à mettre l’Église catholique sous tutelle de l’État.

3 Ibid., pp. 50-52.

4 Mondon, A., Winter, A., Reactionary Democracy: How Racism and the Populist Far-right Became Mainstream, Verso, 2020, pp. 106-7.

5 Gramsci, A., Cahiers de prison, Gallimard, 1978-1992, 5 tomes. Davison Hunter, J., Culture Wars: The Struggle to Define America, Basic Books, 1991, pp. 61-64; Mondon, A., Winter, A., Reactionary Democracy: How Racism and the Populist Far-right Became Mainstream, Verso, 2020, pp. 106-7.

6 De Benoist, A., Les Idées à l’Endroit, Éditions Libres/Hallier, 1979.

7 Davison Hunter, J., Culture Wars: The Struggle to Define America, Basic Books, 1991, pp. 61-64. Mondon, A., Winter, A., Reactionary Democracy: How Racism and the Populist Far-right Became Mainstream, Verso, 2020, pp. 106-7. En 2017, Bannon crée The Movement, un think tank basé à Bruxelles, dans le but de promouvoir et coordonner la droite populiste européenne. Tournier-Sol, K., Gayte M. (eds), The Faces of Contemporary Populism in Western Europe and the US, Palgrave Macmillan, 2021, p. 260.

8 Davison Hunter, J., Culture Wars: The Struggle to Define America, Basic Books, 1991, p. 136.

9 Référence à la définition du populisme par Mudde, C., “The Populist Zeitgeist”, Government and Opposition, 39:4, 2004, p. 543.

10 Duffy B., Hewlett, K., Murkin, G., Benson, R., Hesketh, R., Page, B., Skinner G., Gottfried, G., ‘Culture wars’ in the UK, IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, juin 2021, p. 10.

11 Davison Hunter, J., Wolfe, A., Is There a Culture War? A Dialogue on Values and American Public Life, Pew Research Centre, Brookings Institution Press, 2006, p. 3.

12 Wolfe, A., One nation, After All: what middle-class Americans really think about God, country, family, racism, welfare, immigration, homosexuality, work, the right, the left and each other, Penguin Books, 1998; Fiorina, M. P., Abrams, S. J., & Pope, J. C., Culture War? The Myth of a Polarized America, 2005, Longman; Davison Hunter, J., Wolfe, A., Is There a Culture War? A Dialogue on Values and American Public Life, Pew Research Centre, Brookings Institution Press, 2006, p. 7 et p. 42.

13 Isaacs, R., Reflections on 'Culture Wars'. Discussion Paper, Institute for European, Russian and Eurasian Studies (IERES), 2022.

14 Loc. Cit., Goodhart, D., The Road to Somewhere: the New Tribes Shaping British Politics, Penguin, 2017.

15 Sobolewska, M., Ford, R., Brexitland: Identity, Diversity and the Reshaping of British Politics, Cambridge University Press, 2020.

16 Mudde, C., The Far Right in America, Routledge, 2017; Rooduijn, M., “State of the Field: How to Study Populism and Adjacent Topics? A Plea for both More and Less Focus”, European Journal of Political Research, 58:1, 2019, pp. 362-372. Tournier-Sol, K., Gayte M. (eds), The Faces of Contemporary Populism in Western Europe and the US, Palgrave Macmillan, 2021.

17 Duffy, B., Gottfried, G., Hewlett, K., May, G., Skinner, G., Woke vs anti-woke? Culture war divisions and politics, IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, octobre 2023. Duffy, B., Stoneman, P. Hewlett, K., May, G., Woollen, C., Norman, C., Skinner, G., Gottfried, G., Woke, cancel culture and white privilege – the shifting terms of the UK’s “culture war”, IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, May 2022. Voir aussi Duffy, Bobby, “Britain’s descent into culture wars has been rapid, but it needn’t be terminal”, The Conversation, 12 mai 2022.

18 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, National Centre for Social Research, 2022, p. 3.

19 Siddique, H., Skopeliti, C., “BLM protesters topple statue of Bristol slave trader Edward Colston”, The Guardian, 7 juin 2020.

20 Davies, H.C., MacRae, S. E., « An anatomy of the British war on woke”, Race & Class, 2023, pp. 1-52. Cammaerts, B., “The abnormalisation of social justice: The ‘anti-woke culture war’ discourse in the UK”, Discourse & Society33(6), 2022, pp. 730–743.

21 Le qualificatif "woke" est perçu comme une insulte par 42% des Britanniques (23% n'en connaissent pas la signification, et 27% le voient comme un compliment), voir Duffy, B., Gottfried, G., Hewlett, K., May, G., Skinner, G., Woke vs anti-woke? Culture war divisions and politics, IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, octobre 2023.

22 Matthew Goodwin définit le terme woke ainsi: “a pseudo-religious belief system which is organised around the sacralization of racial, sexual & gender minorities and which prioritises subjectivity & lived experience over objectivity and empirical evidence”. Twitter, 9 novembre 2021; Eric Kaufmann définit également le wokisme comme une religion libérale. British Thought Leaders, "Eric Kaufmann on cultural socialism, the rise of the woke religion among Britain's young people", YouTube, 13 avril 2023. https://www.youtube.com/watch?v=GpOcgwf8Xr0

23 Sobolewska, M., Ford, R., Brexitland: Identity, Diversity and the Reshaping of British Politics, Cambridge University Press, 2020. Goodhart, D., The Road to Somewhere: the New Tribes Shaping British Politics, Penguin, 2017.

24 Alexandre-Collier, A., Tournier-Sol, K. (dir.), “Identity divide(s) in post-Brexit Britain”, Observatoire de la Société Britannique, 30, 2023.

25 Bale, T., The Conservative party after Brexit: Turmoil and Transformation, Polity Press, 2023, p. 235. Casalicchio, E., “Britain’s culture war extends beyond Brexit”, Politico, 8 janvier 2021.

26 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, National Centre for Social Research, 2022. Casalicchio, E., “Britain’s culture war extends beyond Brexit”, Politico, 8 janvier 2021 ; ‘Tories bet on culture wars to unite disparate voters’, The Economist, 18 February 2021. Sobolewska, M. and Ford, R. (2020a), ‘Brexit and Britain’s Culture Wars’, Political Insight, 11 (1): 4-7.

27 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, National Centre for Social Research, 2022, p. 2. Breckwoldt, J., “Who Cares About the Culture War? Evidence from a Vote Choice Conjoint Experiment”, 15 November 2023 : https://ssrn.com/abstract=4598123

28 Johnson, B., discours au congrès du parti conservateur, 6 octobre 2020.

29 Casalicchio, E., “Britain’s culture war extends beyond Brexit”, Politico, 8 janvier 2021. Seldon, A., Newell, R., Johnson at N°10: the Inside Story, Atlantic Books, 2023, p. 227.

30 Truss, L., “Equality should be for everyone - not just for the woke warrior's favoured few”, The Mail on Sunday, 27 December 2020.

31 Bale, T., The Conservative party after Brexit: Turmoil and Transformation, Polity Press, 2023, p. 289.

32 Curtice, J., “Culture Wars: Keeping the Brexit Divide Alive?”, British Social Attitudes 39, National Centre for Social Research, 2022, pp. 23-25.

33 Stewart, H, Allegretti, A, “Rishi Sunak seeks to revive faltering No 10 bid by attacking ‘woke nonsense’”, The Guardian, 29 July 2022.

34 Wood, A. J., “Rishi Sunak vows to ‘take on lefty woke culture that wants to cancel our history, values and women”, GB News, 19 August 2022.

35 Braverman, S., "The Value of Conservatism", National Conservatism conference, 15 mai 2023. Braverman, S., Speech to the Conservative Party Conference, 3 October 2023.

36 Ducourtieux, C., « Au Royaume-Uni, « Suella Braverman, la ministre de tous les excès », Le Monde, 2 juin 2023.

37 Rishi Sunak a qualifié Keir Starmer de “another lefty lawyer” lors des PMQs du 8 mars 2023 à propos du Illegal Immigration Bill. Boris Johnson, Priti Patel and Suella Braverman attaquent également régulièrement les “lefty lawyers”.

38 Shrimsley, R., ‘Conservative culture war is fight for new establishment’, Financial Times, 14 juillet 2021.

39 Archie Bland, A., Elgot, J., “Dissatisfied Tory MPs flock to ERG-inspired pressure groups”, The Guardian, 11 novembre 2020.

40 Common Sense Group, “Common Sense: Conservative thinking for a post-liberal age”, 10 May 2021, 136p. https://www.marcolonghi.org.uk/sites/www.marcolonghi.org.uk/files/2021-05/Common-Sense.pdf

41 L’article est écrit par le député Gareth Bacon, in “Common Sense: Conservative thinking for a post-liberal age”, 10 May 2021, pp. 19-26.

42 Ibid., p. 1.

43 Ibid., p. 26.

44 Ibid., p. 19.

45 Ibid., p. 27.

46 Bale, T., The Conservative party after Brexit: Turmoil and Transformation, Polity Press, 2023, p. 4.

47 Decourtieux, C., “GB News, chaîne britannique ultraconservatrice qui se vend comme l’anti-BBC », Le Monde, 25 juin 2021.

48 Ellis, C., “A Narrowing of the British Conservative mind?”, Society, 59, 2022, pp. 682–690.

49 Interview sur Sky News, 26 mai 2023.

50 Chakelian, A., Clarke Hill, P., “’Fighting culture wars won’t pay the bills’: Reform UK’s Richard Tice on life after Nigel Farage”, New Statesman, 19 octobre 2021.

51 Reform UK, “Reform is Essential”, décembre 2022, p. 1. https://assets.nationbuilder.com/reformuk/pages/19/attachments/original/1671551989/Reform-is-Essential-Dec2022.pdf

52 Tice, R., "Wokery is infecting and poisoning so many aspects of our society", TalkTV, 6 août 2023.

53 UKIP, “People not Politics”, National Manifesto, 2022, living document version 3.01, 2022, pp. 71-72.

54 Ibid., p. 72.

55 Loc. Cit. ; Twitter, 14 février 2021. “the Marxist, anti-capitalist” and “anti-British” Black Lives Matter movement, which is “trying to impose a cultural dictatorship”

56 Duffy, B., Gottfried, G., Hewlett, K., May, G., Skinner, G., Woke vs anti-woke? Culture war divisions and politics, IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, octobre 2023. Duffy, B., Stoneman, P. Hewlett, K., May, G., Woollen, C., Norman, C., Skinner, G., Gottfried, G., Woke, cancel culture and white privilege – the shifting terms of the UK’s “culture war”, IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, mai 2022. Duffy, B., “Britain’s descent into culture wars has been rapid, but it needn’t be terminal”, The Conversation, 12 mai 2022.

57 Breckwoldt, J., “Who Cares About the Culture War? Evidence from a Vote Choice Conjoint Experiment”, 15 November 2023 : https://ssrn.com/abstract=4598123

58 Bale, T., The Conservative party after Brexit: Turmoil and Transformation, Polity Press, 2023. Tournier-Sol, K., Gayte M. (eds), The Faces of Contemporary Populism in Western Europe and the US, Palgrave Macmillan, 2021.

59 Walker, P., “Michael Gove says Tories will not win election with culture wars”, The Guardian, 16 mai 2023. Adu, A., Elgot, J., Stacey, K., “Senior Conservatives hit out at Suella Braverman’s ‘racist rhetoric’”, The Guardian, 13 avril 2023.

60 Adu, A., Elgot, J., Stacey, K., “Senior Conservatives hit out at Suella Braverman’s ‘racist rhetoric’”, The Guardian, 13 avril 2023.

61 Voir les sondages IPSOS (IPSOS Issues Index) qui montrent une remontée de l’enjeu de l’immigration dans les priorités des électeurs.

62 Duffy, B., Gottfried, G., Hewlett, K., May, G., Skinner, G., Woke vs anti-woke? Culture war divisions and politics, IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, octobre 2023.

63 Voir YouGov Westminster voting intention tracker, https://yougov.co.uk/politics/articles/48681-voting-intention-con-24-lab-44-14-15-feb-2024

64 Duffy, B., Hewlett, K., Murkin, G., Benson, R., Hesketh, R., Page, B., Skinner, G., & Gottfried, G, "Culture wars in the UK: how the public understand the debate", IPSOS, The Policy Institute, King’s College London, mai 2021.

65 Policy Institute, "Public increasingly see politicians as stoking culture wars, study finds", King's College News Centre, 3 novembre 2023.

66 Fiorina, M. P., Abrams, S. J., & Pope, J. C., Culture War? The Myth of a Polarized America, 2005, Longman.

67 Heath, A., "The woke blob is about to achieve its greatest triumph: its final takeover of Britain", The Telegraph, 24 mai 2023. Stanley, T., "Now the woke Blob is coming for Braverman", The Telegraph, 22 mai 2023.

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Karine Tournier-Sol, « La droite britannique et les guerres culturelles  »Observatoire de la société britannique, 31 | 2024, 15-32.

Référence électronique

Karine Tournier-Sol, « La droite britannique et les guerres culturelles  »Observatoire de la société britannique [En ligne], 31 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/osb/6198 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12aqy

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Auteur

Karine Tournier-Sol

Professeure de civilisation britannique à l’Université de Toulon

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