1« Anyone for a cup of tea?”. Souriante, Hannah, la directrice de la maison, s’élance d’un pas enthousiaste vers la cuisine dans laquelle plusieurs femmes discutent activement tandis que dans une salle adjacente, sa collègue Nancy vient de démarrer un atelier avec cinq femmes d’âges différents. Elles fabriquent des bougies qu’elles vendront sur le marché de Nöel. A l’issue de la session, Nancy leur demande ce que leur a apporté ce moment de partage créatif : une série de mots remplissent la pièce … « apaisement », « quiétude », « bien-être ».
- 1 Le Sunflower Women’s Centre a été ouvert en 2019. Chaque année, l’association TREVI y apporte son s (...)
2Il règne en effet une atmosphère chaleureuse dans ce lieu particulier dédié aux femmes victimes – qui préfèrent d’ailleurs se qualifier de « survivantes » – de violences conjugales, de traumatismes intra-familiaux ou d’addictions. Nous sommes à Plymouth dans le Devon, dans les locaux de l’association TREVI situés dans une maison d’architecture victorienne baptisée « Sunflower Women’s Centre ». Il s’agit ici du centre d’accueil de jour qui regroupe les bureaux d’une équipe de militantes féministes proposant des conseils juridiques et sociaux, des soins psychothérapeutiques, des sessions de danse, yoga, ou encore d’art-thérapie1. Sur les portes, des plaques métalliques portent le nom de quelques grandes figures du militantisme féministe, telles que Rosa Parks, la suffragette Emeline Pankrust, ou encore Erin Pizzey qui en 1971 avait fondé le premier refuge pour « femmes battues » (« battered women ») à Chiswick en Grande-Bretagne. TREVI gère trois autres maisons pour femmes proposant des hébergements avec crèches pour les enfants qui portent également des noms de fleurs. L’une des participantes à l’atelier exhibe fièrement son tatouage qui représente un entrelacs de fleurs symbolisant les 4 maisons, des « safe places » où ces survivantes peuvent « se réparer ». Hannah, la directrice nous confie qu’afin de répondre à la demande grandissante, l’association se lance dans l’acquisition d’une maison vacante à quelques encablures et qui leur permettra d’accroître la capacité d’accueil.
- 2 Elke Heins et Chris Deeming, “Welfare and Well-being - inextricably linked” in Anne Brunton, Liam F (...)
3En 2023, le comté du Devon ne comporte que quelques « women’s centres » qui accueillent et aident les femmes victimes de violences de genre et qu’un seul véritable refuge sécurisé pour celles ayant subi des violences conjugales. L’accueil, l’accompagnement et l’hébergement aident les femmes à se reconstruire psychiquement, physiquement et matériellement après le traumatisme de la violence. La nature de ces interventions délivrées aux personnes par des tiers, qu’il s’agisse de l’État, de la famille, du secteur associatif, voire plus rarement du secteur privé, les place incontestablement dans le vaste champ des politiques sociales. L’État providence a conçu ses dispositifs de protection et d’aide sociales de manière à répondre aux besoins des populations par le biais de la lutte contre les grands fléaux que sont la pauvreté, les discriminations et les inégalités ; selon les définitions, on trouve généralement des références aux risques, aux accidents, aux vulnérabilités, et parfois à la promotion du bien-être2.
- 3 Catherine Coron et Louise Dalingwater (dir.), Wellbeing. Challenging the Anglo-saxon Hegemony (Pari (...)
- 4 William Davies, The Hapiness Industry: How the Government and Big Business sold us Well-Being, (Lon (...)
- 5 Zoé Perron, Julia Buzaud, Kevin Diter et Claude Martin, « Les approches du bien-être : un champ de (...)
- 6 Anne-Françoise Praz et Sylvie Burgnard (dir.), Genre et bien-être : questionner les inégalités, (Zü (...)
- 7 Voir par exemple Marika Poutinainen et Juha Holma, “Subjectively evaluated effects of domestic viol (...)
- 8 Cris M. Sullivan, “Understanding how Domestic Violence Services Support Services Promote Survivor W (...)
4En sciences sociales, les récents travaux axés sur le bien-être sont majoritairement influencés par des postulats issus de la science économique ainsi que par l’influence d’un monde anglophone porteur de valeurs libérales3. L’injonction au bien-être fait ainsi consensus auprès des pouvoirs publics qui orientent leurs discours et leurs dispositifs de manière à répondre aux attentes mercantiles de la sphère industrielle4 ; les travaux sur le bien-être soulignent régulièrement son caractère multi-dimensionnel, avec des approches fondées sur un certain nombre de matrices : collectif/individuel, objectif/subjectif, positivisme/normativisme, etc5. Une lecture genrée permet par ailleurs d’éclairer la façon dont les rapports sociaux de genre façonnent les inégalités d’accès au bien-être6. Si le prisme des inégalités structurelles (essentiellement économiques) de genre permet d’enrichir la réflexion, les questions relatives à la dimension structurelle de la violence genrée sont quant à elles assez peu soulevées dans la littérature portant sur le bien-être. Les travaux ayant établi ce lien émanent essentiellement du champ de la santé mentale et du travail social et sont majoritairement fondés sur des études quantitatives. Celles-ci mesurent l’impact des violences sur le bien-être subjectif des femmes victimes7. Elles évaluent par ailleurs en quoi la qualité des services d’accompagnement et de protection judiciaire des victimes permet de promouvoir le bien-être8.
- 9 Anne Phillips, Engendering Democracy (Cambridge, Polity, 1991).
- 10 Sophie Jacquot et Amy G. Mazur « Genre et politiques publiques », in Laurie BOUSSAGUET, Sophie Jacq (...)
5Cet article s’intéresse à la dimension socio-spatiale des violences conjugales et de leur accompagnement. L’articulation entre sphères publique et privée peut s’avérer utile pour articuler ce type de violence avec la question de la production du bien-être. Les études féministes ont montré que les frontières entre public et privé sont nettement moins délimitées qu’il n’y parait ; la théoricienne britannique Anne Phillips pointait que l’affirmation selon laquelle « le privé est politique » permet non seulement de penser le foyer comme une contrainte à l’égalité femmes/hommes dans vie publique, mais surtout de comprendre en quoi le foyer est lui-même le lieu structurant de rapports de pouvoir9. Ainsi, la sphère privée est-elle devenue un objet de politiques publiques à part entière, ce qui a donné lieu à l’émergence d’un champ de recherche sur les politiques sociales genrées. Celles-ci répondent aux enjeux spécifiques touchant les femmes en matière d’égalité des droits, de sexualité ou de violences de genre10, ce dernier aspect retenant toute notre attention ici.
6La violence conjugale est sans doute l’exemple le plus marquant d’un problème social genré qui caractérise la sphère intime et met l’action publique au défi. L’accueil, l’orientation et l’hébergement participent au processus d’accompagnement pour faciliter la sortie des traumatismes causés par les violences dans l’espace intime. Sans adopter une approche clinique ou psycho-analytique, ni une approche sociologique de l’action publique exclusivement axée sur les acteurs, leurs discours et les instruments, nous souhaitons apporter un éclairage sur la géographie du bien-être en posant la question suivante : dans quelle mesure les espaces et les lieux d’accueil et d’hébergement offrent-ils aux femmes victimes de violences un abri où réparer leurs blessures, et par conséquent une passerelle pour (re) et (co)construire leur intimité?
- 11 L’enquête menée entre octobre 2021 et février 2023 s’est appuyée sur plusieurs périodes de terrain (...)
- 12 Voir par exemple Pauline Delage, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique (Par (...)
7A rebours d’une vision normative du bien-être comme objectif ou résultat mesurable sur le plan métrique, nous postulons que le bien-être est un élément subjectif constitutif de la sphère intime mais également de transitions de vie socialement et géographiquement construites. Ces transitions correspondent à des étapes charnières de la vie intime, telles que l’éveil, le développement, l’insertion, l’adaptation, l’émancipation, ou encore la reconstruction, ce qui nécessite par conséquent des actions et lieux dédiés à l’accompagnement. Nous puisons dans un travail d’enquête à base d’observation ethnographique et d’entretiens semi-directifs menés auprès de structures d’aide aux femmes victimes de violences conjugales en France et au Royaume-Uni entre novembre 2021 et mars 202311. A quelques exceptions près12, les travaux comparatifs portant sur la lutte contre les violences conjugales dans différents pays sont rares. L’intérêt de ce type d’approche repose sur un « effet miroir » qui permet d’élargir le spectre de l’étude et d’identifier des éléments contextuels saillants.
- 13 Serafino Malaguarnera, « Trauma ou traumatisme ? », Dictionnaire de neuropsychanalyse, CreateSpace (...)
- 14 Thierry Bokanowki, “Du traumatisme au trauma ; les déclinaisons cliniques du traumatisme en psychan (...)
8Pour appréhender la dimension socio-spatiale du bien-être, il peut s’avérer utile dans un premier temps d’explorer l’un de ses antonymes, le trauma, concept issu de la théorie freudienne. Si la langue anglaise (tout comme la langue allemande) utilise exclusivement le terme trauma, le français opère une distinction entre le trauma renvoyant à un violent choc externe provoquant une blessure physique ou psychique, et le traumatisme qui se réfère aux conséquences sur le psychisme de ce choc violent externe13. Le terme traumatisme dérive du grec et signifie à la fois une effraction et une blessure. Il désigne les conséquences d’un événement dont la soudaineté, l’intensité et la brutalité peuvent non seulement entraîner un choc psychique, mais aussi laisser des traces durables sur le psychisme d’un sujet, qui s’en trouve alors altéré. L’événement traumatisant est ainsi un événement violent, qui surgit sans avertissement et auquel le sujet n’est pas préparé ; cet événement brutal — qui prend le sujet par surprise et donc le déroute — entraîne, sur le plan psychique, une effraction de la barrière pare-excitante, ce qui fait que le psychisme est débordé par une excitation qu’il ne peut comprendre et gérer. Cela entraîne une perturbation massive du fonctionnement psychique et des défenses qui existaient jusqu’au moment du choc, perturbation qui peut aller, dans les cas extrêmes, jusqu’à l’effondrement14.
- 15 Lenore Edna Walker, The Battered Woman, (New York, Harper and Row, 1979).
- 16 Eurométropole de Strasbourg, Violences faites aux femmes : comprendre et s’engager, Actes du Colloq (...)
- 17 Evangelina San Martin Zapatero, La dimension spatiale de la violence conjugale, Thèse de doctorat e (...)
- 18 Marion Tillous (dir.), Espace, Genre et violences conjugales. Ce que révèle la crise de la Covid-19(...)
9Qu’en est-il des références au traumatisme dans le contexte des violences conjugales ? Lorsque l’on interroge les professionnel·les de l’aide aux victimes, on constate que la notion de « stress post-traumatique » s’est imposée dans le champ psycho-social. Dans les années 1970, sans doute plus qu’en France, au Royaume-Uni, la catégorie « battered woman » (femme battue) était prédominante (voir illustration n°1). Cette expression que l’on doit à la psychologue américaine Lenore Edna Walker15 souligne l’exposition répétée au fameux « cycle de la violence ». Selon Marie-France Hirigoyen, cette interprétation tend à invisibiliser la violence psychologique, sexuelle ou économique pour ne laisser apparaître que la « partie émergée de l’iceberg ». Plutôt qu’une référence au « syndrome de la femme battue », elle souligne que le « stress post-traumatique », une pathologie constatée dans d’autres types de violences permet de mieux repérer les tactiques de harcèlement et de contrôle mises en œuvre par les agresseurs16. Le contrôle de l’espace domestique fait partie de ces stratégies. L’assignation des femmes à la sphère domestique réduit les lieux susceptibles d’être fréquentés et aboutit à un phénomène de « déprise spatiale » qui en les isolant, les rend vulnérables à la violence conjugale.17 A cet égard, la pandémie de Covid-19 a agi comme un miroir grossissant : en restreignant les mobilités, les politiques de contrôle étatique renforçaient les logiques de contrôle spatial des auteurs de violence18.
- 19 Rachel Pain, “Intimate War”, Political Geography 44 (2015), pp. 64-73.
10Dans le même ordre d’idée, la notion de « géotrauma » proposée par la géographe britannique Rachel Pain montre qu’il est possible d’inscrire la violence conjugale au-delà de la dimension « micro » dans le champ de l’analyse géographique19. La guerre intime (intimate war) postule l’existence d’un continuum spatial entre la violence dans le couple (intimate violence) et la violence qui caractérise les situations de conflits armés (warfare). Si l’on change de toute évidence d’échelle, les dynamiques sont similaires : outre le fait que dans les deux cas, elle est la résultante de sociétés valorisant le patriarcat et le virilisme, la violence opère à travers des registres émotionnels et psychologiques fondamentaux tel que le choc et l’effroi (shock and awe), les cœurs et les esprits (hearts and minds) – la stratégie de recours aux affects et au langage prenant le relai lorsque la stratégie du choc ne fonctionne pas –, la notion de « guerre juste » (just war) tendant à blâmer la victime, et les dommages collatéraux qui touchent tout particulièrement les enfants.
11Aussi, tout comme dans des zones de conflits armés, réduire l’exposition au danger et soigner les traumatismes causés par les violences conjugales nécessite des mesures de mise à l’abri dont les dénominations, les formes et les espaces sont variés.
- 20 Fin 2023, 44 pays avaient signé la Convention d’Istanbul, et 38 l’avaient ratifié.
12Entrée en vigueur le 1er août 2014, la Convention du Conseil de l’Europe (dite « Convention d’Istanbul ») sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique constitue le premier traité international juridiquement contraignant puisque les pays signataires s’engagent à adopter et à harmoniser les normes et dispositifs de prévention des violences et de prise en charge des victimes. La France fait partie des pays l’ayant ratifié dès 2015 alors que le Royaume-Uni ne l’a fait que sept ans plus tard, en 2022, s’obligeant ainsi à s’aligner sur les standards internationaux.20 La Convention repose sur quatre grands piliers : la prévention, la protection, les poursuites, et les politiques coordonnées. Le pilier qui nous intéresse ici, à savoir la protection, prévoit des droits d’accès à des services d’information, de soutien, notamment par l’accès à un numéro d’appel d’urgence gratuit et confidentiel disponible 24 heures/24, 7 jours/7 (article 24 de la Convention), de dépôt de plainte, ainsi qu’à des refuges qui doivent être en nombre suffisant et accessibles aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain. Il est précisé que chaque région doit être en mesure de proposer un ou 2 lits (mère et enfant) pour 10 000 habitants (article 23). Il convient bien entendu de distinguer entre les centres d’accueil de jour (les « women’s centres ») qui fournissent des conseils et de l’accompagnement, et les refuges (aussi qualifiés de « shelters » au Royaume-Uni). Ceux-ci proposent un hébergement d’urgence temporaire pour faciliter ensuite la transition vers un logement stable. Dans les deux pays, la durée moyenne du séjour s’étend de trois à six mois.
13Le recensement des structures d’accueil et d’hébergement représente un exercice incontournable pour établir dans quelle mesure les pouvoirs publics appliquent les standards de la Convention d’Istanbul. Un état des lieux est dressé tous les 2 ans par le réseau WAVE (Women Against Violence Europe) qui regroupe 179 membres représentant un total de 1600 associations dans 46 pays. Dans son rapport de 2023, le réseau WAVE établit que sur les 46 pays, seuls 10 fournissent le nombre de refuges préconisés. Avec un ratio rapportant le nombre de lits manquants au besoin à 28% et 22% respectivement, la France et le Royaume-Uni ne font pas partie de la liste des bons élèves. Au Royaume-Uni, seule l’Irlande du Nord répond aux critères21.
- 22 La Fédération Nationale Solidarité Femmes gère le numéro d’appel 3919 et fédère un réseau de 81 ass (...)
14Dans les deux pays, il existe deux grandes fédérations issues du mouvement féministe. Celles-ci regroupent un réseau associatif qui permet d’assurer un maillage territorial : la National Women’s Aid Federation fondée en 1974 à Bristol, côté britannique, et en France, la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF) officiellement fondée en 1987 mais dont les jalons avaient déjà été posés au début des années 198022. En France, les 54 refuges pour femmes sont tous gérés par la FNSF et financés par l’État et les collectivités territoriales ; en fonction de leurs ressources financières, un loyer peut être demandé aux femmes hébergées. Le réseau britannique est plus complexe car il repose sur des financements plus variés (État, municipalités, mais également mécénat). Au Royaume-Uni, les structures affiliées à Women’s Aid continuent de pourvoir des refuges traditionnels. Elles mutualisent leurs informations à travers la base de données « Routes to Support » qui permet notamment aux coordinatrices d’organiser des transferts vers une autre région lorsqu’elles le jugent nécessaire pour la mise en sécurité ou le bien-être de leurs résidentes.
Tableau 1 : Nombre de refuges disponibles (année 2022)
Source : WAVE, Country Report (2023: 24-25)
15S’agissant des centres d’accueil et d’accompagnement, le rapport WAVE en recensait 250 en France pour 140 144 femmes bénéficiaires, et 332 au Royaume-Uni pour 103 057 femmes bénéficiaires. Au Royaume-Uni, seuls 8 centres sur les 332 étaient gérés par l’État23.
- 24 Gill Hague, History and Memories of the Domestic Violence Movement. We’ve come further than you thi (...)
- 25 Erin Pizzey est une figure ambiguë dans le paysage de la lutte contre les violences faites aux femm (...)
16Tout comme dans d’autres pays industrialisés, les refuges pour les femmes exposées aux violences conjugales sont apparus au début des années 1970, le Royaume-Uni ayant été pionnier dans ce domaine. Gill Hague, sociologue cofondatrice en 1989 du Centre for Gender and Violence Research de l’Université de Bristol où elle est aujourd’hui professeure émérite, a été l’une des chevilles ouvrières du « Domestic Abuse Movement » britannique dont elle retrace la genèse et les évolutions24. Elle évoque notamment le rôle moteur d’Erin Pizzey, figure charismatique et controversée qui, en 1971, avait fondé le Chiswick Women’s Centre puis pris ses distances de la fédération Women’s Aid qu’elle avait pourtant contribué à créer.25 L’ouvrage de Gill Hague ne fait aucune référence explicite à la notion de bien-être lorsqu’elle évoque l’apport des refuges. En revanche, d’autres notions connexes telles que l’autonomie, l’empowerment ou la métamorphose sont récurrentes. Elle souligne l’importance de la sororité et des liens forgés dans les collectifs de résistance féministe pour aider les victimes à recouvrer leur pouvoir d’agir et ainsi dissiper les symptômes post-traumatiques.
17En France, le premier refuge a vu le jour en 1978, dans les Hauts-de-Seine. Créé par l’association féministe, SOS Femmes alternative, à l’initiative d’Anne Zelensky et présidé par Simone de Beauvoir, le Centre Flora-Tristan était d’abord localisé à Clichy, puis depuis 1986 à Châtillon. Comme de nombreux autres centres, celui-ci est financé par l’État et la Région et intégré dans le réseau de la FNSF.
Illustration n° 1 : Affichage d’un article du North Devon Journal Herald daté du 18 novembre 1976 (locaux du Refuge NDADA, Barnstaple)
Source : (photo : Corinne Nativel, 2023)
- 26 Pauline Delage, op. cit., p. 148.
18Les travailleuses des refuges les positionnent à l’opposé des lieux repoussoirs que sont les commissariats où « les règles de confidentialité ne sont pas respectées puisque l’organisation spatiale ne permet pas aux femmes de pouvoir expliquer les raisons de leur présence sans être entendues par d’autres personnes »26. Le non-respect de la confidentialité est un écueil de prise en charge très fréquent dans les commissariats ; à titre d’exemple, en 2021, le Ministre français de l’intérieur, Gérald Darmanin mettait en œuvre un dispositif signalétique afin d’orienter les dépôts de plainte avec des pastilles de différentes couleurs selon des catégories (orange pour les femmes victimes de viols ou de violences conjugales et bleues pour les autres infractions). Ce dispositif avait amené les associations féministes à alerter sur le manque d’égard et le mal-être conséquemment engendré.
- 27 Le dispositif des psychologues (travaillant à temps plein) au sein des commissariats de police a ét (...)
19Pour permettre aux victimes de se confier, certains commissariats ont repensé l’accueil et l’aménagement de leurs espaces, des mesures qui se font encore rares. Lors de la visite de commissariats parisiens, des psychologues27 nous confiaient que :
C’est pas facile de pousser la porte d’un commissariat. C’est pas simple, parce qu’on a peur. Y’a des fois où c’est compliqué pour la confidentialité parce que nos locaux ne sont pas toujours très adaptés. (entretien, A5)
C’est porté par les murs. La réalité dans la police, c’est qu’on n’a pas beaucoup de place, c’est toujours surpeuplé (…) Je parlais de l’effet thérapeutique du lieu. Les gens ont besoin de s’imprégner. On fait porter par les murs ce qu’elles n’ont pas encore intériorisé et petit à petit on travaille à leur permettre d’intérioriser le lieu, d’intérioriser la sécurité et qu’elles puissent le porter. Et donc si elles le portent, elles n’ont plus besoin de venir dans ce lieu-là. (entretien, A6)
20Cette citation suggère que l’espace intérieur du bien-être peut par conséquent être appréhendé à travers la diversification des espaces publics d’accueil et d’hébergement.
- 28 Le Domestic Abuse Act contient 91 dispositions légales. L’obligation des municipalités de fournir u (...)
- 29 Women’s Aid, The Domestic Abuse Report 2023: the Annual Audit, Bristol, Women’s Aid, 2023, https:// (...)
21La notion de refuge disparait progressivement dans les deux pays et se voit remplacée par d’autres termes tels que « centre d’hébergement » en France, ou encore « sanctuary housing » au Royaume-Uni où les évolutions législatives, le retrait de l’État central, et l’ouverture à la concurrence en vue de réduire les coûts ont mené à une présence de plus en plus importante de bailleurs sociaux (housing associations). Depuis 2021, la loi sur les violences conjugales (Domestic Abuse Act)28 impose aux municipalités de fournir des places d’hébergements sécurisés aux victimes de violences conjugales. Néanmoins, celles-ci n'ont souvent pas les ressources nécessaires pour s'acquitter de leur obligation légale, si bien que les victimes sont laissées pour compte29.
22Une autre raison expliquant l’évolution des modèles d’accompagnement tient au fait que les femmes victimes de violences conjugales ne souhaitent pas toutes être hébergées dans des lieux de vie collective. Une coordinatrice d’un refuge dans le North Devon nous expliquait que ces refuges ne sont pas une panacée le partage des infrastructures étant souvent source de tensions entre les résidentes ce qui peut compromettre la reconstruction de soi. Le refuge propose un logement indépendant rattaché au centre (« safe house ») particulièrement convoité par les résidentes ; sélectionner les bénéficiaires de ce logement est un exercice particulièrement difficile car source de concurrence et de jalousie (entretien, B23).
23En France, le Grenelle sur les violences conjugales lancé par le gouvernement Macron le 3 septembre 2019 avait débouché sur un plan d’action contenant 46 mesures pour améliorer l’accompagnement, l’hébergement et la formation. L’une de ces mesures concernait la création de maisons de femmes au sein des structures hospitalières. D’abord mis en œuvre sous forme de projet pilote dans la capitale, puis dans d’autres régions, l’appellation prête à confusion car les maisons de femmes ne proposent justement pas d’hébergement. Il s’agit de centres d’accueil de jour proposant une prise charge globale par des équipe pluridisciplinaires, incluant la possibilité de déposer plainte dans ces locaux. En 2021, trois hôpitaux parisiens (Bichat, la Pitié-Salpétrière et l’Hôtel Dieu) ouvraient des maisons des femmes, chacune adoptant un axe particulier (par exemple plutôt axé sur la psychiatrie ou la gynécologie).
24Ce type de centre que les anglophones qualifieraient de « one stop shop » n’a pas d’équivalent dans les hôpitaux britanniques. Il constitue certes un effort de prise en charge avec une pluralité de services en un lieu unique ; pour autant, labelliser le lieu d’accueil « maison de femmes » ne signifie pas que l’objectif de reconstruction de soi (et par conséquent le bien-être) sera atteint. Une cadre de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris (APHP) souligne que ces expérimentations peuvent s’avérer déconnectées des besoins :
Globalement tout le monde en parle, mais on n’a pas de solution. La dame qui arrive à 19h avec des bleus, on ne sait pas quoi en faire. On est en train de mettre des urgos partout sur une plaie qui suppure. On est clairement à côté (…). La responsable me reprochait d’avoir donné ses coordonnées et d’avoir été dérangée par une assistante sociale pour un problème d’une dame qui se faisait matraquer et qui était aux urgences pleine de bleus. Elle est plus intéressée de recevoir des meubles IKEA pour monter sa maison. Elle a trouvé du vert, il est absolument affreux son vert. Elle a tout refait à neuf, elle est toute contente. (cadre de l’APHP, A9)
25Le dispositif de « maisons de femmes » en milieu hospitalier se veut inspiré par l’emblématique Maison des femmes de la ville de Saint-Denis créée en 2016, modèle qui a ensuite essaimé dans d’autres villes de la petite couronne parisienne telles que Montreuil ou Nanterre. Le modèle en milieu hospitalier est néanmoins très différent du modèle associatif et nous amène à le considérer comme une forme de détournement au profit de la puissance publique qui s’en approprie tout en modifiant ses principales caractéristiques.
- 30 Ria Ivandic, Tom Kirchmaier Tom et Ben Linton, “The role of exposure in domestic abuse victimizatio (...)
26D’autres évolutions sont apparues dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Enfermée dans leur domicile avec leur agresseur, les femmes victimes de violences conjugales se sont retrouvées surexposées et dans l’impossibilité de se rendre dans les lieux d’accueil habituels30. Pour répondre à cette problématique, des points d’accueil alternatifs ont été expérimentés dans des lieux de fréquentation autorisés, notamment dans les pharmacies et les centres commerciaux.
- 31 Sarah Elghazi, Marion Leboucher et Robi Marion, « Accueillir dans un centre commercial. Étude d’un (...)
27Ces points de contact éphémères dans des espaces ouverts au public sont révélateurs des récentes tendances à la gestion et à l’intervention étatique dans la lutte contre les violences faites aux femmes, et s’inscrivent dans une transformation globale des politiques sociales31. De manière croissante, les problèmes sociaux ayant trait à l’intimité et au bien-être sont gérés par la mise en concurrence et le marketing et de moins en moins par de mesures d’« outreach » consistant pour les intervenant·es du social à « aller vers » les publics en difficulté.
28La pertinence de ces nouveaux espaces se pose dans le cadre d’une réflexion sur la protection et le bien-être, à la fois pour les victimes, mais aussi pour les intervenantes. L’aménagement de l’espace permettant une visibilité et une accessibilité au public suscite des irruptions spontanées d’hommes parfois menaçants dans ces points d’accueil. La construction du bien-être auprès de personnes soumises au stress post-traumatique requière des espaces hautement sécurisés favorisant la confidentialité, loin des jugements et des regards ; les centres commerciaux s’avèrent par conséquent inappropriés32. Ainsi, ces dispositifs éphémères contrastent fortement avec la construction du bien-être et l’objectif d’encourager la transition vers un nouveau foyer, dans des temporalités plus ou moins longues.
- 33 Laurie Pearlman et Karen Saakvine, Trauma and the therapist: Countertransference and vicarious trau (...)
29Outre les difficultés d’exercer dans des configurations mouvantes et souvent perçues comme inadéquates, les praticien·nes sont susceptibles de subir une forme de « contamination » du traumatisme : en prodiguant de l’écoute et de l’empathie, et par conséquent du bien-être à d’autres personnes, elles s’exposent au stress post-traumatique. Il s’agit d’un symptôme connu sous l’expression de « traumatisme vicariant », ou « secondaire » car vécu par procuration33, ce dont Gill Hague fait écho dans son ouvrage :
- 34 “For the workers, what they did was clearly taxing and emotionally draining. Their work could resul (...)
30Ce que les praticien·nes faisaient était clairement éprouvant, et émotionnellement épuisant. Leur travail pouvait entraîner des traumatismes secondaires et des angoisses personnelles. Les travailleur·ses et les membres des groupes de soutien peuvent mettre en place des actions spécifiques de soutien de manière stratégique, pour s’entraider. Dans de nombreux groupes au sein des refuges, ces dispositions étaient scrupuleusement appliquées. Malgré tout, les praticien·nes et autres intervenant·es pouvaient être amené·es à subir des traumatismes émotionnels34.
31Ce point soulève la question des interactions et de la dimension relationnelle du bien-être. Les professionnel·les peuvent connaître un impact négatif, si bien que toute réflexion sur les lieux d’accueil et d’hébergement doit aussi inclure celles et ceux qui dispensent des services basés sur la relation émotionnelle.
- 35 Solenne Jouanneau, Les femmes et les enfants d’abord (Paris, CNRS Éditions, 2024).
- 36 Pritti Mistry, “Domestic abuse protection orders absolutely pointless” say victims”, BBC News, 21 s (...)
32Enfin, qu’en est-il de la possibilité de maintenir les femmes victimes dans leur domicile ? L’urgence des situations de traumatisme signifie que sous l’effet de la panique et dans un instinct de préservation, ce sont majoritairement les femmes qui fuient le domicile conjugal, ces départs étant parfois préparés des semaines ou des mois à l’avance. Les outils de la protection juridique tels que les ordonnances de protection et les bracelets anti-rapprochement sont conçus en vue de permettre le maintien à domicile des femmes victimes par des mesures d’éloignement du conjoint violent, plutôt que le contraire. En France, les juges aux affaires familiales chargé·es de l’application de ces dispositifs rechignent à les ordonner car iels se trouvent balloté·es entre deux injonctions : d’un côté la nécessaire sécurisation des femmes, et de l’autre l’allégeance au modèle familialiste postulant que les enfants doivent conserver un lien d’attachement avec leurs deux parents35. Bien que la France ait mis en œuvre des partenariats avec des bailleurs sociaux tels qu’Action Logement, les femmes ne restent pas systématiquement dans le logement conjugal. La législation britannique comprend trois principales ordonnances (les Domestic Violence Protection Orders, non molestation et Occupation Orders). Celles-ci étant délivrées par les forces de police, elles le sont par conséquent plus significativement qu’en France ; néanmoins, de nombreuses enfreintes sont constatées sans que celles-ci ne soient sujettes à des poursuites et condamnations judiciaires36.
33L’approche par les dynamiques à la fois spatiale et transformatrice de l’accompagnement des femmes victimes de violences permet de dépasser non seulement la vision réductrice d’un bien-être non genré, mesurable via des métriques comptables mais également celle d’un clivage entre bien-être objectif et bien-être subjectif qui caractérisent le champ de recherche portant sur les politiques sociales, et du bien-être en particulier. Aborder le bien-être, tout comme le trauma, l’un de ses antonymes, via une lecture spatiale et genrée, nécessite une prise de compte de la diversité des espaces et du contexte historique, territorial, culturel et politique. Tous les lieux d’accueil et d’hébergement ne sont pas appréhendables sous l’angle du bien-être. De nombreuses structures ont évolué depuis leur émergence dans les années 1970 et 1980 et sont devenues sujettes à des contraintes institutionnelles importantes.
- 37 Sandrine Dauphin, « Le féminisme d’État et les violences de genre en France : avancées et limites d (...)
- 38 Pauline Delage, op. cit.
34La comparaison entre la France et le Royaume-Uni apporte des éclairages sur la problématique. Dans les deux cas, on constate que les approches qui émanent du militantisme féministe plutôt que des institutions de l’État intègrent le bien-être dans leur conception, même si celui-ci est plutôt défini selon des concepts connexes, tels que l’émancipation ou l’empowerment. Notre échantillon restreint ne nous a pas permis d’identifier des différences majeures sur le plan des configurations et des services proposés par les centres d’accueil et d’hébergement. Nous avons néanmoins pu relever des différences s’agissant des temporalités (mise en œuvre et évolution) à mettre en lien avec l’articulation sphère publique/sphère privée dans les deux pays. Le mouvement féministe britannique a été plus précoce à mettre les femmes à l’abri, sans doute en raison d’une culture privilégiant l’action caritative et une ingérence réduite de l’État dans la sphère familiale, alors que la France est plus marquée par le féminisme d’État se caractérisant par l’action des fémocrates en faveur de l’égalité femmes/hommes au sein des structures administratives de la puissance publique37. Avec une action plus marquée envers les auteurs de violences, le Royaume-Uni est plus proche du modèle pénal Etats-Unien identifié par Pauline Delage38 tandis que la France reste plus ancrée dans un modèle patriarcal et familialiste. Néanmoins, aucun de ces deux modèles n’a abouti à une offre suffisante de centres d’accueil et d’hébergement, en dépit de l’évidence concernant les besoins et les bienfaits sur le bien-être des femmes victimes.
35Bien que nous ayons ici porté notre réflexion sur les conditions spatiales favorisant le bien-être des femmes survivantes, il convient de rappeler qu’il ne s’agit là que d’un volet particulier dans le vaste champ de la lutte contre les violences faites aux femmes qui comprend bien entendu également des interventions pénales, des outils juridiques tels que les ordonnances de protection, des mesures de formation destinées aux intervenant·es, ainsi que des actions spécifiques auprès des auteurs de violence.
36Enfin, de manière générale, davantage de travaux comparatifs sont nécessaires afin de mettre en lumière la place que les sociétés contemporaines accordent au bien-être pour transformer les cadres de pensée et les structures sociales en rapport avec la domination masculine et les violences de genre.
Corinne Nativel est maîtresse de conférences en études anglophones à l’Université Paris-Est Créteil et directrice du Collège franco-britannique à la Cité Internationale Universitaire de Paris. Elle a obtenu son doctorat (PhD) à l’Université de Birmingham et exercé en tant qu’enseignante et chercheuse auprès de plusieurs universités en France et en Grande-Bretagne, ainsi qu’auprès d’institutions internationales (OCDE, Commission européenne) et d’établissements de recherche (INJEP, INED).