1L’analyse de pratique, considérée comme la mise en mots de l’expérience, dans une visée de production de sens, constitue une ressource pertinente pour identifier ou développer les acquis – compétences ou connaissances – que détiennent ou que se reconnaissent les professionnels et pour permettre des migrations dans de nouveaux contextes émergeants. Dans les métiers du conseil professionnel, majoritairement exercés sur un mode oral dans le cadre d’entretiens individuels, la part « non conscientisée » de l’agir professionnel reste dominant, laissant parfois les conseillers dans l’embarras lorsqu’ils doivent expliciter ce qu’ils font (les activités), comment ils font (la posture professionnelle), et pourquoi ils le font (les enjeux et visées). L’expérience est alors à la fois un objet et un instrument de travail, pour aborder les questions complexes des postures professionnelles, pour éprouver la cohérence entre les gestes et stratégies d’intervention et les visées émancipatrices du conseiller ou du dispositif. Ces métiers demandent une réflexion qui ne soit pas une rationalisation de principes éloignés des réalisations concrètes de terrain. Schwint (2019) propose de développer une « réflexivité critique partagée » sur les métiers de l’accompagnement pour laisser une réelle place à l’émancipation de l’individu. Citant Alhadeff-Jones, il s’agit de « promouvoir des processus de création, de diversification, d’hétérogénéisation, d’improvisation, de contestation et de remise en question indispensable pour un travail de nature émancipatrice. » (Schwint, 2019, p. 228).
2C’est en lien avec ces préoccupations que nous avons conçu et mis en place un dispositif d’analyse de pratiques entre pairs, permanent, autonome et sans intervenant extérieur. Notre dispositif s’adresse à tous professionnels dont l’objet de travail est l’Être Humain, que ce soit dans des contextes pédagogique (formation, enseignement), éducatif (travail social), thérapeutique (santé) ou des activités de conseil et d’accompagnement (vie professionnelle ou personnelle). La visée est de créer des espaces de dispute de métier (Clot, 2007), en outillant des collectifs de professionnels de démarches et méthodologies pour questionner le travail, identifier des habitudes d’action, construire des réponses face à la singularité des situations du public et débattre des évolutions de métier. Ce dispositif s’inscrit dans un contexte de changements rapides des cadres législatifs et, en réaction, d’une demande croissante des professionnels et des structures de temps d’accompagnement des équipes.
- 1 Centre Interinstitutionnel de Bilan de Compétences du Sud Aquitaine (Pyrénées-Atlantiques et Landes (...)
- 2 Les Fongecif, Fonds de Gestion des Congés Individuels de Formation étaient en France des OPACIF (Or (...)
3Cet article est structuré en trois parties. Dans un premier temps, nous retracerons l’histoire de la conception du dispositif, en délimitant les grandes étapes ancrées dans notre expérience d’intervenante auprès des professionnels du conseil. Nous présenterons ensuite un ensemble de problèmes que nous avons dû élaborer, négocier et solutionner pour rendre ce projet accessible aux équipes, sécurisant pour l’individu, pertinent pour le management (coordinateur d’équipe et directeur de structure) et heuristique pour le métier. La troisième partie est une illustration de la mise en œuvre du dispositif. Nous décrirons notre expérience de recherche-action-formation, portée par le CIBC Sud Aquitaine1 auprès des équipes opérationnelles de trois Fongecif2. Après une description du contexte d’émergence de la commande dans ses visées pédagogique et politique, il s’agit de retracer les éléments d’ingénierie d’accompagnement co-construits avec les équipes, de décrire les points clés du dispositif et de rapporter les démarches d’exploration de l’expérience des professionnels par eux-mêmes et pour eux-mêmes.
4Pour faciliter l’appréhension des éléments épistémologique et conceptuel de notre exposé, nous présentons ici les étapes concrètes du processus d’intervention. Dans l’objectif de transférer à des équipes des méthodologies simples et très structurées d’analyse du travail et de production de savoir, le dispositif est organisé en quatre phases sur une durée de six mois, mobilisant l’alternance de séances de formation et de mises en expérimentation autonomes dans la structure. Il comporte huit journées, dont cinq de conception et retour d’expérience avec la formatrice et trois d’expérimentation en autonomie. Le format retenu est de deux journées de mise en place de la démarche et formation méthodologique puis trois sessions organisées en une journée d’expérimentation, suivie le lendemain d’une journée de retour d’expérience avec la formatrice.
Tableau 1 : Étapes du processus d’intervention
Phases
|
Objectifs /Contenus
|
Personnes impliquées
|
Conception collective de la démarche
|
Phase 1 :
Co-construction du dispositif (1 jour)
|
Installation de la démarche : Délimitation du cadre, définition des usages, règles d’interaction et conditions de réussite…
|
Formatrice
Collectif de professionnels
|
Phase 2 :
Formation méthodologique
(1 jour)
|
Formation aux techniques d’explicitation de vécus d’expérience (inspiré de l’entretien d’explicitation de Vermersch)
Transfert de méthodologies d’analyse de pratique à expérimenter dans les temps en autonomie
|
Alternance de temps d’expérimentation en autonomie et de retour d’expérience
|
Phase 3 : Expérimentation en autonomie (1 jour tous les 2 mois, soit 3 jours)
|
Animation d’une session d’analyse de pratique
Synthèse et production écrite de savoirs sur le métier
|
Collectif de professionnels
|
Phase 4 : Retour d’expérience positionné le lendemain des journées d’expérimentation en autonomie (3 jours)
|
Analyse de la séquence en autonomie et réajustement
Transfert de nouvelles méthodologies d’analyse de pratique
Conception des synthèses écrites des séances
Partage des synthèses écrites avec l’équipe de direction
|
Formatrice
Collectif de professionnels
|
Table 1 : Steps in the intervention process
5Ce dispositif d’analyse de pratique autogéré est né de notre expérience de terrain. Trois étapes, issues de nos difficultés dans la formation des acteurs du conseil et de l’accompagnement et de différentes évolutions contextuelles, ont préfiguré sa conception.
6Après quinze ans d’expérience en tant que conseillère sur différents dispositifs d’orientation puis une démarche de recherche doctorale sur la question des postures professionnelles mises en œuvre dans le dispositif de bilan de compétences (Doublet, 2006), nous avons souhaité partager avec nos pairs du champ de l’accompagnement les éléments heuristiques issus de ce travail. Dans une posture quasi militante, portant une intention forte de promouvoir la démarche du Tenir Conseil (Lhotellier, 2001), nos interventions formatives reposaient sur des processus d’apprentissage, visant l’acquisition de savoirs, de connaissances et de compétences. Mais, comme le souligne Breton, « sans inscription du travail de formation dans une perspective expérientielle et herméneutique, la formation des adultes peut être malencontreusement associée à une logique de rattrapage ou de réparation » (Breton, 2019, p. 238). Le modèle pédagogique traditionnel à visée applicative, sans le souci de comprendre le point de vue du professionnel, posent des difficultés éthiques et procède de manière contre-productive à une réduction de l’agentivité du professionnel. Dans notre contexte nous avons très vite éprouvé la situation paradoxale d’une adhésion générale de nos stagiaires aux enjeux, modèles théoriques et démarches méthodologiques que nous proposions et une toute aussi forte opposition à incorporer dans leur pratique des principes d’action en accord avec ces éléments. Le modèle traditionnel applicationniste a ses limites, notamment lorsqu’il s’agit de travailler sur des pratiques existentielles qui renvoient à soi et à son rapport aux autres. « Enseigner » les postures professionnelles, outre la contradiction dans laquelle ce choix place le formateur par rapport aux principes qu’il défend, prend le risque de laisser entendre aux professionnels « qu’ils ont tort de penser ce qu’ils pensent et de faire ce qu’ils font » mettant en échec l’espace de coopération nécessaire à toute production de savoir et à tout mouvement dans les pratiques. L’intégration d’une démarche expérientielle dans des conditions de « parité d’estime des savoirs » (Geay, 1998, p. 59) nous apparaît alors essentielle.
7Dans une deuxième étape, nous avons initié un dispositif de formation qui favorisait l’expression du récit de soi, la prise en compte du point de vue « en première personne » des professionnels, associant ainsi des temps d’analyse de pratique et des apports théoriques et méthodologiques qui s’incorporaient au bon moment en réponse à une demande d’éclairage du groupe. Ce sont des temps forts avec effet de sens dans une pédagogie du Kairos (Lhotellier, 2003, p. 53). Cette ingénierie coopérative centrée sur l’exploration des vécus d’expérience des participants nous a démontré sa pertinence à transformer les situations éprouvées, les manières d’agir, les capacités d’exercer un métier.
8Nous avons également pris conscience que les pratiques que nous tentions d’essaimer étaient déjà à l’œuvre sur le terrain, portées par des professionnels aux prises avec la complexité du métier, qui s’adaptent et adoptent des manières d’agir stratégiques pour répondre à des situations sans cesse inédites. Un autre constat portait sur le caractère implicite, non conscientisé de ces savoirs en actes. Nous avons souvent observé dans nos formations que quand un professionnel du conseil explique ce qu’il fait et comment il s’y prend, c’est toujours moins intéressant que ce qu’il fait réellement. Ces constats nous amènent à adopter une perspective herméneutique, cherchant à promouvoir les processus de compréhension et de formation de soi. Dans cette visée nous avons développé une démarche de formation-action, dans un espace de coopération en parité de relation et en disparité de place (Pineau, 1998). La parité tient à la reconnaissance que nous sommes une professionnelle du métier, la disparité tenant au fait que nous sommes attendue à la fois pour animer ces formations, créer les conditions d’une production singulière et alimenter le groupe de contenus théoriques et méthodologiques.
- 3 OPCA : Organisme Paritaire Collecteur Agréé, en charge de collecter les obligations financières des (...)
- 4 Un bon maître a ce souci constant : enseigner à se passer de lui... écrivait André Gide, cité par R (...)
9Une troisième étape découle d’un ensemble de constats après plusieurs années d’intervention dans ces dispositifs d’analyse de pratique entre professionnels d’une même structure. Malgré une demande forte des professionnels pour parler métier, renforcée par les équipes de direction, la démarche est mise à mal par la diminution générale du financement de la formation, d’autant que certains Organismes Paritaires Collecteurs Agréés (OPCA)3 se refusent à considérer l’analyse de pratique comme une action de formation, motivant ainsi leur refus de financement. Par ailleurs, nous avons pu observer une forme d’essoufflement du dispositif après trois à quatre ans de rencontres trimestrielles. Nos hypothèses sont alors que la permanence du style d’animation de l’intervenant, de ses démarches et outils d’analyse, et l’influence forte de ses interprétations expertes peuvent avoir des incidences sur cet essoufflement. Notre choix a alors été de diminuer singulièrement le caractère d’expertise de notre rôle, en créant des démarches de plus en plus modélisées pour laisser toute la place au groupe, afin qu’à terme notre présence soit de moins en moins nécessaire. Enfin, les changements récurrents de lois et de dispositifs, certains évènements comme la crise économique de 2008, mettent à mal les professionnels qui vivent le métier comme un ensemble de paradoxes et d’injonctions qui leur semblent impossible à tenir. Comme l’indique Clot, « On s’affranchit des normes, non pas en les niant mais par la voie de leur transformation. On s’émancipe de la tâche, non pas en lui tournant le dos mais par la voie de son renouvellement. […] La seule manière de défendre son métier c’est aussi de l’attaquer ensemble pour repousser ses limites face au réel de l’activité. » (Clot, 2007, p. 87). L’enjeu d’un espace permanent de coopération sur le métier nous semble alors fondamental, d’autant que l’expérience de ces injonctions et contraintes met les professionnels dans des oppositions qui n’ont pas d’espace pour se parler. Toujours selon Clot, si l’on n’institue pas des possibilités de disputes de métier, elles se transforment en des disputes de personnes créant des situations conflictuelles qui rendent le métier impossible. Nous avons alors « mis sur papier » l’idée d’un dispositif d’analyse de pratique autogéré et permanent, guidé par une visée d’émancipation, d’affranchissement des professionnels qui conduit le collectif à être autonome, à se passer du maître4, de l’expert (Robo, 2013).
10C’est dans ce contexte que nous avons expérimenté la possibilité d’accompagner des équipes dans la conception d’un dispositif autogéré d’échanges et d’analyse sur le métier. un ensemble de principes, conçus avec les équipes, ont structuré la démarche : une animation « tournante », des protocoles de recueil et d’analyse de pratique rigoureux, une production écrite systématique, etc. Le dispositif s’est affiné au fil de différentes recherchesactions-formations menées dans des structures de formation et de conseil professionnel.
11Nous avons eu à faire face à un certain nombre de points de tension pour créer les conditions d’une coopération entre pairs, transférer des capacités d’animation de groupe et d’analyse de l’expérience susceptibles de produire une évolution des pratiques.
12De manière très majoritaire, l’analyse de pratique est envisagée comme une démarche accompagnée, sous la direction d’un animateur, en général professionnel lui-même dans le domaine des pratiques analysées, offrant certaines garanties, tant sur le plan éthique que sur celui des savoir-faire en lien avec des références théoriques affirmées. Selon Altet :
« Le formateur, en tant qu’expert, aide à la distanciation et à la réflexivité : il apporte, en dernier lieu, après avoir laissé s’exprimer les pairs, son analyse d’expert, il formule des points de vue pluriels sur la complexité de la situation professionnelle, il propose des hypothèses de lecture et aide à reconstruire une interprétation synthétique de l’action et à dégager une compréhension de la situation globale, à rendre intelligible l’action, son sens ». (Altet, 2000, p. 28)
13On perçoit bien, dans cette définition des responsabilités de l’animateur, la complexité de l’exercice. L’hypothèse que le transfert d’outils d’analyse de pratique n’est pas suffisant à initier de futurs animateurs de séance, apparaît comme un « allant de soi ». Ce que l’on attend d’un intervenant en analyse de pratique, c’est qu’il soit neutre et objectif, assumant une posture de recherche. Comme le rappelle Cifali (1999), l’intervenant est impliqué dans l’accompagnement des professionnels à la production de savoir sur leur métier. Cette implication exige un travail sur sa subjectivité, en prendre conscience est une condition pour trouver la bonne distance à l’objet. Jamais acquise, « la bonne distance d’avec notre objet s’avère une lutte constante où alternent un “être dedans” et la nécessité d’un “être dehors” » (Cifali, 1999, p. 6).
14Dans le dispositif autogéré on pourrait penser que cette question de la bonne distance est encore plus complexe, l’animateur étant un pair appartenant à l’équipe. Paradoxalement, les animateurs mobilisés pendant le temps de la formation ont tous exprimé la facilité avec laquelle ils ont pu se « départir », pour un temps, de leur fonction professionnelle pour intégrer celle d’animateur, attentif à la démarche, au respect des étapes et de leur temporalité, à la responsabilité de faire tourner la parole, de garantir une coopération bienveillante et de faire expliciter les éléments implicites contenus dans les récits de pratique ou dans la situation même d’analyse de pratique. Nous constatons qu’il a été possible, quel que soit l’animateur, de construire un espace de coopération et de réciprocité propre à développer une coresponsabilité au sens de Boutinet (2015), sur les résultats de production de savoirs visés. Deux figures engagent la responsabilité : la responsabilité à l’égard de l’autre (ou du groupe) et celle à l’égard de l’action. Cette dernière, nommée par l’auteur « l’interprétation responsabilisante de l’action » (Boutinet, 2015, p. 56), demande à chacun d’assumer ce qui est fait intentionnellement. Chacun est coauteur, dans un engagement commun qui le lie aux actions entreprises autant qu’aux résultats.
15Notre dispositif consiste en un accompagnement collectif par le collectif où chacun se sent responsable du développement du collègue et du collectif et d’une manière plus pragmatique, des intentions, des actions et des résultats positifs ou négatifs. Pineau (1998) conçoit cet accompagnement comme un « art des mouvements solidaires », un système de solidarité à base d’entraide mutuelle. « un art tendu entre solitude et solidarité, présence et absence, parole et silence, amour-don et obligations professionnelles. » (Pineau, 2002, p. 29). un certain nombre d’auteurs met au premier plan l’enjeu de penser la coopération dans la formation des adultes. Pour reprendre l’analyse de Pineau (1998), la relation d’accompagnement est un paradoxe à entretenir, une « parité de relation dans une disparité de place ». La démarche que nous proposons relève du même paradoxe, mais nous pensons que notre principe de distribution tournante du rôle d’animateur, ainsi que la contrainte de « devoir faire seuls » peut avoir un effet facilitateur sur l’installation d’une forme de parité de relation et de place. La distribution tournante des rôles met chacun dans la position de pouvoir, à son tour, assumer le rôle d’animateur, de secrétaire ou de participant, donner à voir sa pratique ou être curieux de celle des autres, débattre en contradicteur, parler en première personne ou participer à la formation d’un « nous » émergeant.
- 5 De nombreux auteurs se sont attachés à la question des Savoirs d’action (Barbier, 1996), connaissan (...)
16Comme le précise Altet : « L’Analyse de pratiques n’est ni une conversation, ni un simple échange autour de pratiques, ni une simple confrontation de points de vue : c’est un véritable questionnement sur le sens de l’action, mené collectivement. » (Altet, 2000, p. 28). La démarche est ancrée dans l’exploration de vécu d’expériences de conseil complexes, réussies ou échouées. un des enjeux du dispositif est d’amener les participants, assumant le rôle d’intervieweur, à questionner l’expérience d’un collègue et notamment la part non conscientisée de l’agir professionnel5. La difficulté consiste à pouvoir décrire le comment du fonctionnement de ces savoirs experts, dans la mesure où ils relèvent d’un registre de la conduite auquel le sujet lui-même n’a pas directement accès. La voie d’accès par l’exploration du vécu d’expérience reste techniquement complexe mais d’une grande pertinence pour découvrir la singularité des pratiques de terrain. C’est à la fois une question de posture des intervieweurs, et de technique de questionnement. Nous avons fait le choix de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) qui consiste en une médiation sociale par l’intermédiaire d’un pair ou d’un expert, questionnant le vécu d’expérience. La pertinence tient à la fois de la posture de l’intervieweur, et de la technique de questionnement. Cette méthodologie permet d’accéder, par un guidage très précis des verbalisations, à la mise à jour des connaissances implicites mobilisées dans l’action. À travers le repérage des différentes modalités d’évocation d’une pratique, le questionnement d’explicitation rend possible la mise en mots des prises d’informations sensorielles et du déroulement des actions matérielles et mentales d’un sujet confronté à une tâche.
17Questionner le vécu d’expérience d’autrui requiert que l’intervieweur ne projette pas ses lectures théoriques ou sa conception méthodologique. Les participants du groupe d’analyse de pratique peuvent être trop obnubilés par une volonté de construire du savoir, pour pouvoir interagir de manière ouverte et neutre avec les collègues et les situations concrètes. Céfaï (2000), retrace l’épistémologie des méthodologies d’enquête de l’école de Chicago et décrit les difficultés des enquêteurs de terrain. Certains « sont plus souvent “éthnocentriques” qu’“ethno-réceptifs”, manquant de cette disposition à la curiosité pour d’autres formes de vie et univers de discours » (Céfaï, 2000, p. 123124). Le problème est d’être « conscient de soi et des autres », réflexif sur les manières de questionner, dans une optique de prélèvement des informations qui n’ont pas été spontanément données lors de l’évocation et de procéder à une construction collective du sens.
18L’art du questionnement, c’est aussi se rendre attentif au non « déjà-là », c’est développer de la curiosité sur ce qui va advenir, ce qui est « presque-là », et l’étonnement est la caractéristique d’un questionnement dans une perspective herméneutique. Breton (2015), montre qu’apprendre à ralentir et défocaliser le récit du vécu ouvre des espaces d’expression et d’analyse de l’expérience vécue. Certaines dimensions du récit cristallisent notre attention parce qu’elles sont connues de l’intervieweur, mais c’est en portant son attention sur le non connu, le non évident que se révèle la singularité de l’expérience.
19Un temps formatif, en début de dispositif, a permis d’aborder ces questions de posture et de modalité de questionnement des intervieweurs de manière très pragmatique, par des entrainements sous forme de mise en situation collective. Un travail réflexif de classification des questions produites, s’appuyant sur leur forme, les objectifs et les intentions de l’intervieweur et leurs impacts, a permis de mieux saisir un modèle d’explicitation que nous avons rapproché des travaux de Vermersh (1994). Nous avons porté une attention particulière aux impacts des questions sur le dévoilement de l’expérience, l’émergence des gestes professionnels discrets et jusque-là non accessibles mais porteurs de stratégies d’intervention singulières, fondant la réussite ou la mise en échec de l’accompagnement.
20La fonction de conseil est traversée en France par un certain nombre d’évolutions profondes à un rythme soutenu. La loi sur le conseil en évolution professionnel (CEP) en 2014, puis la loi pour la « liberté de choisir son avenir professionnel » en 2018, pour ne citer que les dernières, génèrent de la confusion sur les finalités et les moyens d’intervention et viennent impacter profondément tant le métier que les professionnels. Les rapports du Conseil National de l’Emploi, de la Formation et de l’Orientation Professionnelles (CNEFOP, 2017) font état de disparités dans la conduite des accompagnements CEP, rappellent la centralité de la posture du conseiller qui se doit d'être facilitante et non plus dans l’expertise et la validation des projets des citoyens, réaffirment le caractère non définitif de l’acquisition de la posture professionnelle et l’enjeu de la mise en place d’instance de réflexion et d’analyse de pratique permanente entre gens de métier.
- 6 Il est à noter que malgré les nombreux investissements du réseau dans la formation de leurs équipes (...)
21Dans ce contexte, le Fongecif de la Nouvelle-Aquitaine nous sollicite pour envisager une formation qui permettrait à leurs équipes d’intégrer ces changements dans leur pratique, un temps de coopération avec les commanditaires nous permet d’envisager qu’il est pertinent de considérer que seuls les professionnels de terrain ont l’expertise nécessaire pour traduire les orientations législatives dans leur pratique, et qu’il est indispensable que cet objectif fasse l’objet d’un travail collectif. La commande évolue alors vers une recherche-action-formation permettant de concevoir, et instituer avec ces équipes une démarche d’analyse de pratique permanente. Nous proposons d’expérimenter un dispositif autogéré, sans intervenant extérieur. Il s’agit d’accompagner les équipes dans la prise de conscience des enjeux et de la faisabilité d’une telle démarche, dans la définition des moyens pour poser l’expérience des conseillers comme objet d’échange, d’analyse, de formalisation, de controverse et de mise en perspective. Le dispositif d’analyse de pratique doit amener le groupe non seulement à partager et modéliser les expériences vécues d’accompagnement ou d’accueil complexes, mais aussi à repérer collectivement et individuellement, le sens et l’impact de leur action. En ce sens il constitue un moyen de lutte contre les « maladies du travail » au sens de Clot (2007) en permettant aux professionnels de faire leur métier dans un contexte très mouvant et incertain6.
22Nous sommes sollicitée dans la maîtrise d’ouvrage de cette démarche, mobilisant nos compétences méthodologiques et théoriques qui permettront aux équipes de concevoir par elles-mêmes une démarche qui leur soit utile et qui favorise la communication sur le métier avec le management. Nous sommes intervenus, d’octobre 2017 à janvier 2018, auprès des équipes opérationnelles composées d’une trentaine de conseillers et de chargés d’accueil des (ex) trois structures du Fongecif Nouvelle-Aquitaine, répartis en deux groupes mixant les métiers et les territoires. Les chargés d’accueil ont un rôle essentiel dans l’analyse de la demande et l’orientation du public sur les différents services du Fongecif. Les conseillers assurent ensuite l’accompagnement des personnes sur la définition et la mise en œuvre de leur projet d’évolution professionnelle. Cette organisation suppose une coordination entre les équipes. Un partage des finalités, des stratégies d’intervention et des choix de posture professionnelle s’est imposé comme une condition de réussite des visées de transformation des pratiques.
23Le dispositif d’analyse de pratique autogéré est envisagé dans une double finalité : d’une part, donner aux professionnels un cadre et des outils qui leur permettent de discuter métier et développer du pouvoir d’agir sur leur pratique et, d’autre part, donner à la structure un dispositif qui facilite la communication verticale (avec le management et les décideurs), instaurant une coopération respectueuse des expertises de chacun dans la résolution des défis actuels (coresponsabilité). Les équipes de management ne participent pas aux temps d’analyse de pratique. Cependant, une production écrite des séances, accessible et systématique, leur permet notamment de prendre la mesure de la complexité du métier, souvent méconnue, d’envisager la pertinence des orientations souhaitées par les conseillers, de s’impliquer dans la réduction de dilemmes soulevés par des situations inédites. Ces écrits permettent aux managers de développer une expertise des réalités de métier, fort utile dans les négociations régionales et nationales qu’ils mènent avec les instances de gouvernance, facilitant ainsi la responsabilité de rendre des comptes et de défendre des orientations émanant du terrain.
- 7 Nous empruntons le concept de Bordin (1979) pour nommer le travail préliminaire de mise en place de (...)
- 8 Bien qu’aucun des participants n’en ait fait le choix, la possibilité de ne pas s’engager ou de se (...)
24L’installation d’une alliance de travail7 coopérative est une condition préalable au dévoilement puis à l’analyse des pratiques dans un espace sécurisant. La confiance ne se décrète pas mais se construit, notamment en permettant une réflexion collective et individuelle nécessaire à la décision de s’engager ou pas dans la démarche8. Notre intervention à ce stade a consisté à créer les conditions d’une décision éclairée, initiant un processus de mise à jour des enjeux et des risques, des objectifs et finalités, des outils et méthodologies du dispositif. Par petits groupes puis en plénière, les participants ont débattu et conçu la démarche à partir des questions suivantes :
-
À quels besoins doit répondre la démarche d’analyse de pratique ?
-
Quels outils et méthodologies sont mobilisables ?
-
Qu’est-ce qui est important d’apprendre pour mener des analyses de pratiques ?
-
Gains, coûts, risques d’entrer dans une démarche d’analyse de pratique autogérée ?
-
À quelles conditions le dispositif peut fonctionner ? Conditions favorables et défavorables.
-
En quoi l’analyse des pratiques change les pratiques ?
25Chaque question faisait l’objet d’un temps de recueil des réponses, qui ne donnait lieu ni à discussion ni à jugement, constituant ainsi un ensemble de données permettant, dans un deuxième temps, par petits groupes, la mise en œuvre d’opérations de catégorisation, de comparaison et de généralisation produisant le sens, les limites et les objets de la démarche d’analyse de pratique.
26Nous avons proposé un approfondissement de la question des besoins auxquels doit répondre la démarche. Par sous-groupes, la catégorisation des besoins a permis d’identifier entre trois et cinq finalités prédominantes de la démarche, puis d’en faire une représentation graphique accompagnée d’une définition. La formalisation de cette production de savoirs est réalisée sous forme de vignettes. À titre d’exemple, la synthèse de ce travail par deux sous-groupes :
-
L’analyse de pratique doit permettre au collectif de conceptualiser les missions et pratiques de chacun, de décloisonner les services pour assurer que les différents métiers s’articulent dans les souhaits d’émancipation de l’individu. Il s’agit de définir en quoi chaque acteur du Fongecif contribue par ses activités au projet d’émancipation de l’individu.
-
Pour répondre à une commande pas toujours adaptée au terrain, parfois opaque et porteuse de paradoxes, l’analyse de pratique va permettre de construire le cœur de métier par une exploration de soi et un travail collectif et ainsi éviter les effets dommageables d’un écart entre ce qu’on me demande et ma conception de l’aide à la personne.
27Ce temps d’installation est aussi l’occasion d’expérimenter des outils et démarches que le groupe peut mobiliser dans les sessions en autonomie.
28Nous privilégions un ensemble de démarches qui permettent de développer une posture de recherche au sens où nous la concevons, c’est-à-dire initiant l’écoute, l’observation et le questionnement de situations et de points de vue, avec neutralité et curiosité pour le différent, l’étrange, le complexe. Il s’agit de revisiter les « allants de soi » collectifs et individuels et de modéliser des schèmes d’action, de pensée ou d’interaction capables de lever le voile sur l’opacité qui pèse sur le métier. Pour développer cette attitude questionnante, source de réflexivité sur le métier, nous sommes attachée au respect d’un certain nombre de principes.
29La méthode est une anti-habitude, productrice de réflexivité. Nous proposons un ensemble de méthodologies, structurées et rigoureuses afin de pallier le manque d’expérience en analyse de pratique des participants. Leur donner un cadre précis permet de dépasser le sentiment d’incompétence à l’animation et à la production de savoirs, exprimé dans tous nos groupes en début de formation. Ainsi, il ne s’agit pas d’initier et de gérer des débats sur le métier mais de suivre des protocoles avec méthode et rigueur. Lhotellier (2003) rappelle la centralité de la méthode, comme outil pour penser par soi-même et développer la possibilité d’autoproduire de nouvelles démarches heuristiques :
La méthode est un ensemble organisé d’opérations, communicable renouvelable, vérifiable. Une méthode, c’est l’anti-habitude, l’antiroutine, mais si une méthode peut (doit) devenir habitus, c’est seulement un travail répété qui donnera la maîtrise de la maîtrise. […] Degas rappelait : « Arriver par le travail à effacer le travail ». Il s’agit bien d’élever notre niveau d’improvisation. (Lhotellier, 2003, p. 54)
30La recherche-action-formation, organisée dans alternance de temps d’expérimentation autonome et de retour accompagnés, permet d’encourager chez les animateurs et le collectif, toute forme d’aménagement, de transformation, voire d’abandon de nos protocoles pour concevoir de nouveaux modes d’intervention. L’alternance crée un cadre sécurisant permettant les tâtonnements, essais erreurs, innovations, re-débattues le lendemain dans un espace de coresponsabilité avec la formatrice. C’est aussi l’occasion de recueillir le ressenti des participants et de faire des liens entre leurs démarches d’analyse de pratique et leur propre pratique d’accompagnement du public.
- 9 Issus des démarches de co-développement de l’intelligence collective de Fauconnier et Madrières (20 (...)
31Une posture de recherche dans l’alternance du prélèvement de données et de la réflexion. Parmi les éléments de méthode qui peuvent être remobilisés dans les pratiques de conseil, un principe nous semble à même de rendre intelligible l’action, celui de séparer radicalement les temps de recueil de données sur la pratique et les temps d’analyse de ces données. La scission répond à un besoin de sortir de nous-mêmes pour nous assurer de la justesse de nos idées, interdisant de réfléchir en même temps que l’on recueille les éléments qui permettront la réflexion. Les outils de recueil de données consistent en des brainstormings et des « doubles tours de parole9 » (Fauconnier & Madrières, 2010) quand il s’agit de travailler sur les points de vue, les représentations ou les « allants de soi » du métier. Ils peuvent prendre la forme de temps d’évocation d’expériences, suivies d’explicitation lorsqu’il s’agit de comprendre et modéliser la pratique singulière, le « style » au sens de Clot (2010), ou de débattre d’une conception de métier partagée, « le genre », considéré alors comme un instrument collectif décisif dans le développement du pouvoir d’agir individuel.
32Renoncer à interagir pour s’écouter. C’est à la fois le cadre posé, mais aussi certaines démarches systématisées qui permettent la production du point de vue de chacun. La technique du « double tour de parole » vient rompre avec le cadre classique du débat démocratique où chacun prend la parole quand il le souhaite (le peut), interrompant son interlocuteur, et enfermant les protagonistes dans une forme d’autoréflexion permanente de stratégies pour argumenter son point de vue de manière à le rendre dominant. Cette situation d’interaction pose plusieurs difficultés notamment dans l’équité des temps de parole et l’absence d’écoute des interlocuteurs. En excluant toute possibilité d’interagir, le double tour de parole vient palier à ces problèmes. Il instaure une distribution de la parole, sous forme de tour de table systématisé où chacun a le même temps d’expression (1 minute et 30 secondes), pour donner sa réponse à une question impliquant le groupe. Il est demandé aux participants d’être très attentifs aux réponses de chacun car ce premier tour est suivi immédiatement d’un deuxième tour, ou il s’agit de redonner son point de vue en intégrant les réponses énoncées au premier tour par les autres membres du groupe.
33L’écrit comme outil de coopération. Enfin, sur une sollicitation conjointe du comité de direction et des équipes opérationnelles, nous avons accompagné la conception de supports de production écrits synthétiques, réalisés dans le temps des sessions d’analyse de pratique, accessibles au management comme aux professionnels absents. Pour la pérennité des dispositifs d’analyse de pratique, nous défendons l’idée d’une production écrite systématique dont les enjeux sont multiples. Il nous paraît indispensable que la démarche soit traversée par un processus de transaction continue avec les commanditaires de l’action, les recueils de terrain et les analyses entre collègues de métier, pour permettre dans un même mouvement de collecter et de tester des données, de faire émerger des concepts et des hypothèses et de les infirmer ou de les confirmer. Nous avons travaillé sur un modèle de transmission à l’équipe de direction pour à la fois l’éclairer sur les dilemmes de métier et l’impliquer dans la définition du champ des possibles, mais aussi pour lui permettre de réintroduire le métier dans les débats avec les instances décisionnaires en ayant une connaissance de son expression concrète sur le terrain, de ses contraintes et enjeux. L’équipe managériale a participé à la définition de ces écrits lors de réunions de coopération où il était question de définir la forme, le contenu, le style d’écriture et les éléments d’informations indispensables pour saisir et défendre la complexité du métier.
34Les démarches mobilisées s’appuient sur une étape de démarrage classiquement utilisée dans les dispositifs d’analyse de pratique, organisée en deux temps : un temps d’évocation d’une situation vécue singulière, un temps d’explicitation par les pairs. La suite peut prendre des orientations différentes et souvent conçues en direct à partir du matériau recueilli dans cette première étape. Á titre d’exemples, il peut s’agir de répondre à une demande d’aide formulée par le professionnel qui a évoqué sa situation, de définir chronologiquement les activités mises en œuvre et les mettre en comparaison avec des situations similaires, vécues par les autres membres du groupe, d’émettre des hypothèses sur les valeurs de métier sollicitées ou mises à mal, de procéder à une analyse critique des moyens et du contexte socio-politique. Quelle que soit l’orientation prise collégialement, chaque étape fait l’objet d’écrits souvent de manière organisée en tableaux, schémas, graphiques, dessins rendant les productions lisibles, facilitant la production de sens et la réalisation de la trace écrite finale à destination des équipes et du management.
35Nous avons défini avec le groupe les différents rôles tournant d’une séance à l’autre, à la fois pour faciliter l’animation de la session, mais surtout pour permettre à chacun d’intégrer, à son tour, des acquis liés aux différentes places occupées. Ainsi les rôles sont des moyens de développer de l’écoute, de l’observation, du questionnement remobilisables dans sa pratique de terrain, mais aussi une posture réflexive propre à produire un ensemble de prises de conscience de soi et des enjeux relationnels dans l’accompagnement. Ces rôles sont au nombre de six :
36L’animateur a la responsabilité de recueillir les propositions de travail du groupe, de permettre un choix des thèmes abordés, de proposer une démarche méthodologique dont il est garant. Il développe des aptitudes à la créativité dans la conception d’outils et de démarches pour explorer méthodiquement et par écrit une problématique et accompagner rigoureusement une réflexion.
37Le gardien du temps s’assure du respect des étapes méthodologiques en termes de contenu et de durée. Il développe une attention à la méthode et fait l’expérience de l’impact de consignes claires, de démarches rigoureuses et partagées sur la pertinence du travail collectif. Ces observations donnent lieu à des prises de conscience de l’enjeu de partager la conduite d’entretien dans les situations d’accompagnement du public. Ils prennent la mesure de la puissance de la transparence, « dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit », sur l’engagement des participants et le vécu sécuritaire de ces espaces de parole.
38Le gardien du cadre doit observer les interactions et rappeler les règles de communication énoncées en début de chaque séance. Il développe une capacité à repérer les niveaux de questionnement, tel que décrits par Denoyel (2015, p. 152) :
39Celles dites de premier ordre sont des questions de simple compréhension du propos, visant à faire préciser le sens ; celles de deuxième ordre étayent et clarifient le propos ; celles de troisième ordre discutent le propos et, en montrant les écarts, peuvent créer de la « disputation », voire des controverses.
40Il repère également le caractère jugeant ou orienté en distinguant les questions qui apportent de l’information nouvelle de celles qui prélèvent de l’information en toute neutralité.
41Le secrétaire alterne la prise de notes des échanges et des productions écrites. Cette place le retire du débat, la tâche est complexe et demande une concentration soutenue mais questionne l’activité de prise de notes. Dans l’exercice du métier de conseiller, la prise de notes est centrale, assurant aux professionnels de garder des traces du discours des personnes et des activités proposées. Notre dispositif contraint à une prise « au mot près », neutre et fidèle rendant visible, pour le secrétaire comme pour les participants, l’écart si constant entre ce qui est dit et ce qui est perçu. Le secrétaire vient armer les débats de faits discursifs qui nous renvoient tous à notre propension à l’interprétation.
42Les intervieweurs développent une capacité de questionnement, en s’entrainant à repérer les implicites contenus dans l’évocation de la situation et à mobiliser des questions d’explicitation selon Vermersch, c’est-à-dire courtes et vides de contenu. Il fait ainsi l’expérience d’une posture professionnelle centrée sur la personne qui déroule son expérience. Le respect des étapes du dispositif, alternant un temps pour comprendre la situation, en recherchant les activités de l’interviewé et un temps pour analyser la situation et faire des hypothèses, place les intervieweurs dans la posture qui développe de la réflexivité de l’animateur et garantit la réflexivité du collectif.
43L’interviewé en rendant présente à soi la situation vécue, a l’occasion de revivre les gestes et prendre conscience de ce qui fonde sa pratique. Il fait également l’expérience d’un accompagnement vécu comme bienveillant malgré un questionnement directif mais guidant de ses pairs. C’est une crainte très vivace dans les métiers du conseil que d’avoir un questionnement perçu comme intrusif par le public. Le rôle d’interviewé donne la possibilité de saisir les effets ressentis, de la place du bénéficiaire, de l’accompagnement et des postures des intervieweurs.
44Nous avons recueilli des données sur l’évolution dans le temps du dispositif, auprès du premier site où nous avons expérimenté une démarche d’analyse de pratique autogérée. En septembre 2019, deux entretiens avec le directeur de cette mission locale nous ont permis de recueillir des données d’appréciation relatives à la période de 2013, date de mise en place, à 2019 date de l’interview. Nous avons procédé à une analyse de contenu et nous relevons cinq conclusions que nous avons jugées essentielles pour saisir la pertinence du dispositif. Le texte entre guillemets correspond à des extraits de discours du directeur, recueillis à partir d’une prise de notes au mot près lors de notre échange.
- 10 La plénière rassemblant les groupes d’analyse de pratique et l’équipe de direction est une spécific (...)
45Le dispositif s’est maintenu dans le temps, « malgré les aléas des évolutions législatives en mission locale : les changements conséquents d’organisation, les obligations administratives de plus en plus contraignantes, malgré le renouvellement des équipes de conseil et d’accueil, et les oppositions parfois virulentes des membres de l’équipe de conseillers ». La programmation de sept rencontres par an est respectée par tous. Elle est organisée dans un format de deux heures (trois groupes de travail distincts composés de conseillers et personnels d’accueil et administratif), suivies d’une rencontre plénière10 avec la direction (directeur et adjointe).
46La mixité des groupes a une utilité. « Il y a toujours un potentiel de tensions dans la confrontation des réalités de chacun, des crispations entre les différents postes. Ces groupes d’analyse de pratiques développent une interconnaissance et permettent de partager les enjeux de chacun ». C’est un acte fort posé par la direction qui a choisi d’initier des groupes inter-métiers, instituant une « parité d’estime des savoirs ». On constate aujourd’hui la réduction des rapports hiérarchiques à travers de nombreuses interactions démonstratives de la prise en compte des préoccupations de chacun. Des propositions concrètes de réorganisation des services, d’évolution des pratiques sont issues des temps de coopération et débattues dans les plénières.
47Une redondance des thèmes traités mais des propositions concrètes et opérationnelles. « Les thématiques de l’accompagnement des mineurs non accompagnés (migrants) ou bien l’organisation du travail sont régulièrement traités et donnent lieu à des évolutions notables, portées par le collectif. En plénière nous validons (ou pas) et nous définissons les ressources nécessaires ». Les productions des groupes de travail donnent lieu à des propositions impliquant des changements d’organisation du travail et des habitudes d’action des équipes qui auraient certainement plus de difficulté à être mises en place si elles étaient proposées par la direction.
48Le management, une condition de réussite majeure. « La place du management dans le dispositif est de l’ordre de l’écoute bienveillante et attentive du travail réalisé. La valorisation des productions est une condition de la pérennité du dispositif. Parfois, lorsque les groupes le demandent, il s’agit de se positionner dans le débat, ou de valider et donner les moyens des propositions issues du travail collectif ». La restitution partagée en plénière est réservée à ce travail, elle vient à la fois convoquer la coopération de la direction dans le processus permanent de construction du métier, mais aussi démontrer de l’intérêt qu’elle porte à ce travail et du réel pouvoir d’agir laissé aux professionnels sur les décisions qui les concernent.
49Le dispositif d’échange qui n’aborde que peu la question de la pratique au sens clinique et intime. « Au début nous avons constaté l’obstacle de s’exposer au regard des autres aujourd’hui c’est l’obstacle intellectuel ». Ce constat nous amène à questionner la pérennité du dispositif sans une supervision et le devenir de la visée de construction du métier si les pratiques ne sont pas l’objet central d’analyse. Nous faisons l’hypothèse d’un nécessaire suivi de la démarche, consistant à relever les évolutions de métier, à alimenter les groupes de nouveaux outils d’analyse du travail, à partager des outils théoriques permettant de donner sens aux pratiques émergeantes. Ces questions doivent faire l’objet d’une réflexion collective entre les commanditaires, les bénéficiaires et les chercheurs afin d’affiner notre connaissance des processus d’apprentissage et d’évolution impliqués dans le dispositif et d’accompagner la conception de méthodologies de questionnement des situations de travail et de formalisation des actes métier.
50Le rôle d’un intervenant extérieur dans l’animation des dispositifs d’analyse de pratique pose la question de la place de la théorie dans l’accompagnement des pratiques professionnelles. Le courant pragmatique apporte un éclairage important dans ce questionnement en transformant radicalement les relations entre théorie et pratique, en supprimant la hiérarchie du savoir et la certitude qui place au premier rang la théorie (connaissance), suivi de la pratique (action), considérant que ce ne sont que des phases différentes d’une enquête intelligente : la théorie est « l’acte idéal », la pratique est « l’idée réalisée ». Pouvoir référer à des savoirs scientifiques est une demande qui demeure dans les groupes que nous avons initiés, l’interaction entre des temps d’analyse de pratiques autogérées et des actions formatives est un enjeu d’émancipation des professionnels et de développement du métier.
51La nécessaire combinaison de moyens, entre savoirs pratiques et savoirs scientifiques, remet en cause les modalités actuelles de conception des programmes de professionnalisation. En France elles consistent en un recueil de besoins de formation des acteurs émanant de deux sources principales : les responsables des institutions, chargés d’une collecte des besoins auprès de leurs équipes de terrain, ou bien les structures expertes qui déduisent des axes de formation à partir d’une analyse du contexte général des champs de l’orientation, l’emploi, l’insertion et la formation, en l’absence des professionnels de terrain. Les programmes de professionnalisation issus de ces deux sources ont de la peine à trouver leur public malgré les incitations fortes des instances de gouvernance des politiques de l’emploi.
52Les évolutions actuelles de l’accompagnement tendraient à montrer qu’il est urgent pour le service rendu que les professionnels de terrain s’emparent de ce qui les concerne et qu’il est fondamental de faire le pari de la confiance au sens de Cornu (2003), un pari tenu sur la conduite de l’autre sans calcul, sans scénario probabiliste. Ce ne sont pas les pratiques de terrain qui sont à remettre en cause par des évaluations qui peinent à rendre compte du métier, c’est l’absence de temps de coopération entre gens de métier pour construire du sens et des modes d’intervention réfléchis, capables de répondre à des demandes d’accompagnement toujours inédites et de suivre les transformations profondes des parcours professionnels (Chauvet, 2018). Analyser collectivement sa pratique, c’est se mettre en mesure de déterminer les apprentissages à faire dans telle ou telle occurrence. Ce n’est pas exactement « apprendre à apprendre », c’est apprendre à repérer ce qu’il convient d’apprendre (Robo, 2013).