1Dans nos sociétés, les transitions professionnelles sont devenues nombreuses et l’emploi précaire (Conseil d’Orientation pour l’Emploi, COE, 2016). La nature du travail semble évoluer vers la prééminence d’un fonctionnement par projet (Savickas, 2011) rendant caduques les représentations anciennes. Dans ce contexte, les dispositifs d’orientation ayant pour finalités « le développement de l’individu et de sa capacité à faire face aux transitions » (Guichard & Huteau, 2006, p. 26) sont une réponse aux individus manquant de repères.
2Dans l’enseignement supérieur, le renforcement de l’orientation et du conseil auprès des étudiants et le développement de l’attention portée à l’insertion professionnelle sont des axes de travail retenus au niveau européen (European Higher Education Aera, EHEA, 2009).
3Les entretiens d’accompagnement constituent une modalité de cette aide, en particulier, utiles au sein des formations en alternance qui combinent des situations individuelles et spécifiques en entreprise, et collectives en centre de formation. Les activités dans ces dispositifs nécessitent d’être reliées, et régulées, en fonction des projets des acteurs que sont l’entreprise, l’alternant et l’institution de formation (Serreau, 2013).
4Ce développement de l’alternance semble conduire à une évolution de la posture des formateurs vers un rôle de facilitateur « créant les conditions d’apprentissage et les conditions de construction de l’expérience, sollicitant la réflexivité » (Paul, 2009, p. 24). L’apport de l’accompagnement en relation avec le concept d’expérience est relevé également dans les recommandations du rapport Bonnefoy et Aboaf « Il y a toujours plus dans l’action et l’expérience que l’application de modèles théoriques […]. L’expérience doit être mobilisée, revisitée, réinterrogée, réfléchie pour viser sa transformation en apprentissage. […] Les enseignants-formateurs sont appelés à se positionner davantage […] dans des logiques d’accompagnement individualisé et d’animation pédagogique […] » (Bonnefoy & Aboaf, 2014, p. 37).
5Dès lors, l’expérience apparaît comme un élément central des entretiens d’accompagnement au sein des formations en alternance : relire les expériences passées des apprenants, pour préparer celles futures à l’aide de l’expérience des accompagnateurs.
6Comment donc s’exerce le rôle de l’expérience dans la conduite de ces entretiens d’accompagnement ? Comment les accompagnateurs prennent-ils en compte l’expérience, spécifique, et fragmentée par les alternances, des accompagnés ? Comment les aident-ils à la considérer ? À la travailler ? En quoi l’expérience des entretiens est-elle utile à la construction du projet professionnel des accompagnés ? De quelle expérience disposent les accompagnateurs eux-mêmes pour accompagner ? Et quelle expérience font-ils de leur temps d’accompagnement ?
7Dans la lignée de ce questionnement, l’objectif de cette étude est d’apporter une contribution à la connaissance du rôle de l’expérience dans la conduite d’entretien d’accompagnement au sein d’une formation d’ingénieurs par apprentissage.
8La contribution que nous proposons ici s’inscrit dans le cadre d’une recherche réalisée pour caractériser des conduites d’entretien d’accompagnement dans des formations d’ingénieur par apprentissage.
9L’expérience, qui apparaît donc pour plusieurs auteurs comme un enjeu pour l’accompagnement, est décrite comme un concept complexe, doté de multiples facettes imbriquées les unes aux autres (Barbier, 2013 ; Mayen, 2009b).
10À la fois objet et produit de l’activité, moyen et condition de la formation (Mayen, 2009a), l’expérience présente des dimensions vécue, élaborée et communiquée par le sujet (Barbier, 2013).
11Pour Mayen (2009b), un principe de continuité y est associé : l’expérience passée a un impact sur les suivantes et est ressource pour l’avenir. L’expérience est comme incorporée, implicite et nécessite un travail d’élaboration pour être exprimée dans un contexte donné. L’expérience montre un parcours, mais aussi « la dynamique d’une trajectoire » (Mayen, 2009b, p. 134). Elle est liée aux émotions et à la cognition, ce qui joue dans la construction du sens et de la valeur accordée par l’individu à son expérience. Elle règle l’action dans un environnement donné et en même temps elle en résulte. Elle ne coïncide pas avec la structure des domaines académiques.
12Du point de vue d’un individu, l’expérience serait l’objet d’un travail qui s’exerce selon deux modalités (Pastré, 2013), à savoir la conceptualisation de l’action dans un registre pragmatique et une contribution à la construction identitaire. Pour cette dernière, Pastré identifie deux types d’expérience. Celle « idem » est de l’ordre du fait qui a laissé des traces en la personne et celle « ipse » concerne les traces du passé reconnues comme signifiantes par la personne par un travail d’ascription.
13Par ailleurs, la conduite des entretiens d’accompagnement relève à certains égards de la maîtrise d’une situation dynamique. Tous les paramètres ne sont pas connus ou maîtrisés, la durée et le contrôle de l’action sont limités, les effets dépassent l’instant de l’entretien. Les composantes du système de maîtrise des situations dynamiques mentionnées par Amalberti (2013) peuvent être enrichies dans le cadre des situations d’entretiens d’accompagnement et constituer la liste suivante (Serreau, 2017) :
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Systèmes d’intentions et de motivations
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Représentations (diagnostic et planification)
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Situations
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Actes
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Contrôle : contrôle de la performance de l’action, résultats - contrôle de l’adaptation personnelle (sentiments de…)
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Ressources : compétences - qualités personnelles – valeurs – connaissances - métaconnaissances dont besoins personnels
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Décisions et gestion des compromis cognitifs : contrat de performance - gestion du temps - gestion des erreurs - prise de risque – engagement – cohérence - relations interpersonnelles - adaptations et apprentissages
14Enfin, la situation d’entretien d’accompagnement a une visée formative. Les apports de la didactique professionnelle sont utiles à son étude. Seront mobilisés en particulier sa démarche d’analyse de l’activité et des situations de travail ainsi que le concept de schème avec ses composantes (Pastré et al., 2006) pour une famille de situation : but, invariants (concepts-en-actes et théorèmes en actes), règles d’action et possibilités d’inférence.
- 0 Cesi est une association loi 1901, paritaire, créée en 1958 par des industriels afin d’accompagner (...)
15L’étude concerne des entretiens d’accompagnement effectués au sein de promotions de la formation d’ingénieur par apprentissage, sur deux sites de Cesi (entre 2011 et 2015). Cette formation, ouverte à des diplômés bac+2 ou bac+3, se déroule en alternance sur trois ans. Cesi0 accorde une place importante et a une longue tradition d’accompagnement du projet professionnel de ses apprenants pendant leur parcours de formation. Cesi a ouvert l’une des toutes premières formation d’ingénieur par apprentissage, en 1989 (Cefi, 2015) et a diplômé 798 ingénieurs par cette voie la seule année 2017 (Cesi & CTI, 2018). Il est un acteur important sur le plan national dans le déploiement de ce type de modalité pédagogique.
16Les données recueillies pendant la période d’étude sont de plusieurs types. Outre de permettre des recoupements d’information, chacun des types contribue à la constitution d’éléments de réponse dans une visée spécifique. Le tableau 1 en dresse la liste, commentée dans les paragraphes ci-après.
Tableau 1 : Objectifs d’étude et sources
Objectifs de connaissance poursuivis
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Sources utilisées
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Tâche prescrite, cadre donné aux deux protagonistes des entretiens
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Documents pédagogiques de l’école
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Expérience professionnelle des accompagnateurs
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Questionnaire sur table lors de formations d’accompagnateur (39 répondants)
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Expérience faite de l’accompagnement par les accompagnés
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Questionnaire en ligne sur la perception, en fin de formation, par les accompagnés, de leurs accompagnements (9 répondants)
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Expérience faite par les accompagnés de leur dernier entretien d’accompagnement
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Questionnaire en ligne de retours sur l’entretien d’accompagnement par les accompagnés, juste après un entretien (14 répondants)
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Activité de conduite d’entretien d’accompagnement
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Enregistrements d’entretiens accompagnateur/accompagné suivis d’entretiens chercheur/accompagnateur (17 entretiens accompagnateur/accompagné)
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Table 1: Study objectives and sources of information
17Trois enquêtes ont été menées au moyen de questionnaires comportant des questions à choix multiples et des questions ouvertes. Ces questions ont été construites à partir de l’analyse de premiers entretiens, d’échanges avec des accompagnés et des accompagnateurs, et de l’expérience du chercheur sur ces entretiens d’accompagnement.
18Une première enquête a visé à identifier le profil des accompagnateurs. Elle a été proposée à 39 accompagnateurs lors d’une formation à laquelle ils participaient. Le questionnaire était proposé sur table.
19Les deux autres enquêtes visaient à recueillir le point de vue d’accompagnés sur l’accompagnement, l’une à la sortie d’entretiens (14 répondants), l’autre à la fin du parcours de formation (9 répondants). Ces deux enquêtes ont été proposées en ligne.
20Ces trois enquêtes fournissent des informations quantitatives et qualitatives.
21La partie centrale de l’étude repose sur 17 entretiens accompagnateur/ accompagné (12,5 heures) réalisés dans deux établissements (7 en provenance de l’établissement A et 10 de l’établissement B) couvrant les trois types d’entretien (6 en début, 5 en milieu et 6 en fin de formation), et impliquant quatre accompagnateurs (2 femmes et 2 hommes) et 16 accompagnés (5 femmes et 11 hommes). Ces entretiens ont été effectués en l’absence du chercheur, enregistrés à l’aide d’un dictaphone. La sélection des participants s’est faite sur la base du volontariat.
22À cela s’ajoutent 8,5 heures d’entretien accompagnateur/chercheur correspondant à sept entretiens menés avec les quatre accompagnateurs précédents et portant sur les 17 entretiens accompagnateurs/accompagnés. Lors de ces rencontres, il était proposé aux accompagnateurs de préparer l’entretien avec le chercheur selon une méthode « d’autodebrief » dans laquelle l’accompagnateur est invité à relever ce en quoi sa compétence a particulièrement été sollicitée au cours de l’entretien d’accompagnement. Ces points communiqués par l’accompagnateur servent d’entrée aux questions du chercheur. L’intérêt de cette approche est de mettre l’accent sur des séquences et des savoir-faire pour lesquels les accompagnateurs observés portent une attention particulière et qu’ils jugent significatifs de l’expérience vécue et de leur compétence.
23L’analyse des entretiens accompagnateur/accompagné éclaire principalement sur la façon dont les accompagnateurs suscitent le travail de l’expérience chez les accompagnés et comment ces derniers y réagissent. L’analyse des entretiens accompagnateur/chercheur renseigne sur le savoir-faire ainsi que sur l’expérience que les accompagnateurs font eux-mêmes des entretiens d’accompagnement.
24Les accompagnés ont moins de 26 ans à leur entrée en formation. Ils sont en majorité des hommes et disposent de connaissances académiques validées par un diplôme à dominante technique ou scientifique, DUT et BTS. Ils ont été sélectionnés lors d’un concours comportant un examen sur les connaissances académiques suivi d’entretiens collectifs. Le processus de sélection valide l’acquisition de connaissances académiques nécessaires, et un potentiel à satisfaire aux exigences à la fois du parcours de formation et du métier.
25Les accompagnés ont une expérience de l’entreprise et du travail, en général celle de stages d’études et d’emploi d’été. Ils n’ont, souvent, que des représentations approximatives et réduites du métier d’ingénieur, et, bien sûr, ils n’en ont pas l’expérience.
26Les accompagnateurs observés sont des enseignants-formateurs salariés de l’organisme. Ils réalisent des entretiens dans le cadre de leur mission, pour une petite partie de leur temps. Leurs autres tâches consistent dans la conduite du dispositif de formation en lien avec les apprenants, les intervenants, les entreprises, etc.
27L’enquête, menée auprès de 39 accompagnateurs salariés d’une même région de Cesi, montre que 84 % d’entre eux ont plus de 5 ans d’expérience professionnelle. 67 % des répondants ont exercé le métier d’ingénieur. On compte en leur sein à peine plus de femmes que d’hommes.
28Leur formation initiale est pour 74 % d’entre eux à dominante « technique » (en incluant les formations d’ingénieur dans ce terme). 15 % d’entre eux ont eu une formation initiale de type sciences humaines. Leur ancienneté dans Cesi se répartit en un tiers de moins d’un an, un tiers entre un an et 5 ans et un tiers de plus de 5 ans.
2983 % des formateurs ayant moins de deux ans d’ancienneté n’étaient pas formés à l’accompagnement et 58 % de ceux ayant entre 4 ans et 15 ans d’ancienneté n’avaient pas suivi de module de formation spécifique à cette compétence.
30Le nombre d’entretiens réalisé peut aller de moins de 10 à 150 par an, avec une médiane entre 50 et 75 entretiens par an.
3132 % des accompagnateurs ont moins d’un an d’expérience des entretiens d’accompagnement, et près de 30 % ont plus de 5 ans de cette expérience.
32Des critères prépondérants à l’exercice de cette activité sembleraient être une formation technique, l’exercice d’une fonction d’ingénieur et une expérience professionnelle de plusieurs années, davantage que des connaissances en sciences humaines ou de l’expérience de l’accompagnement.
33Si 58 % des accompagnateurs ayant 4 ans et plus d’ancienneté n’avaient pas suivi de module de formation à l’accompagnement, leur acquisition des compétences d’accompagnement s’est opérée par d’autres moyens parmi lesquels le compagnonnage.
34La tâche prescrite dessine les contours des situations d’entretiens et de leurs activités. Elle forme un substrat pour l’expérience qui y est vécue. Elle est aussi une forme de synthèse de l’expérience collective et des règles d’action qui découlent des concepts pragmatiques construits par les différents formateurs impliqués dans le processus de conception des formations.
35Le compagnonnage évoqué ci-avant s’appuie, et transmet, la forte culture (Uhalde, 2010) de l’organisme. Cette culture porte des valeurs de développement des personnes et des entreprises, de professionnalisation, de promotion sociale. Parmi les dénominateurs communs structurant l’identité professionnelle des salariés de l’organisme figurent la mobilité et l’autonomisation, la réflexivité et l’humanisme (Uhalde, 2010). L’accompagnement s’y impose alors à la fois comme résultant de cette culture et comme l’un de ses véhicules. Les acteurs y partagent largement l’expérience d’une posture d’accompagnement dans leurs activités spécifiques qu’elles soient commerciales, administratives, pédagogiques, etc.
36La figure d’ingénieur portée par l’institution dans les formations observées est un ingénieur chef de projet, capable de traiter des problématiques où interagissent les dimensions scientifiques/techniques, organisationnelles, économiques et humaines.
37Le travail des identités professionnelles proposé aux apprentis s’inscrit dans cette lignée.
38Le cursus de formation se déroule sur trois années, 55 semaines en centre et 101 semaines en entreprise. Composante originale et structurante de ce dispositif, le « plan de formation individuel » ou « PFI » invite à la construction d’un projet professionnel à partir de la 2e année de formation. Il guide dans des choix comme celui d’options, de projets en centre ou en entreprise, d’activités dans la vie associative de l’école, etc. Cette démarche paraît essentielle dans la conception pédagogique qu’a l’organisme de sa formation. Le plan de formation individuel tend à donner sens aux contenus, à individualiser les parcours et à susciter l’engagement des apprenants. Par cette disposition, la formation devient un moyen de construire et réaliser un projet professionnel, a priori, dans le champ des fonctions tenues par des ingénieurs.
39Les entretiens d’accompagnement sont prévus à raison d’un chaque semestre, avec en alternance une fois sur deux la présence du tuteur en entreprise. L’absence de ce dernier est propice aux échanges sur le projet professionnel et les éventuelles difficultés rencontrées dans la relation avec lui.
40Des notes pédagogiques, des plannings, un « cahier des méthodes » fournissent les éléments de la prescription. Ces documents soulignent les enjeux et les grands objectifs des entretiens comme aider l’accompagné dans sa formation, identifier les axes de progrès et les actions à mener en conséquence, proposer un espace de réflexion sur sa formation. La conduite des entretiens est guidée par une fiche imposée par l’institution de compte-rendu d’entretien où figurent le titre des principaux thèmes à aborder (domaine scientifique et technique, méthode de travail et démarche intellectuelle, comportement et relationnel, synthèse et projet professionnel), le bilan et le plan d’action relatifs à chacun des thèmes, et la mention des acteurs de l’entretien.
41Les entretiens d’accompagnement sont obligatoires pour les apprentis. Ils ne choisissent pas leur accompagnateur (mais un changement d’accompagnateur est envisageable en cas de difficultés). Les entretiens d’accompagnement sont présentés comme un des moyens pour assurer la réussite de la formation et l’atteinte des objectifs visés par les accompagnés en entrant dans la formation.
42Les documents prescriptifs sont issus du travail en groupe projet et en coordination de responsables de la gouvernance de l’école. Les participants sont, en général, des enseignants expérimentés. Le process de production des éléments descriptifs de la tâche prescrite apparaît comme un processus de sédimentation (Rogalski & Leplat, 2011) de l’expérience collective, répondant à des problématiques spécifiques, et visant à fournir le cadre et certains garde-fous pour les activités de l’ensemble.
43La sédimentation évoquée ci-dessus touche peu le savoir-faire lié à l’entretien d’accompagnement par lui-même. Les accompagnateurs opèrent, pendant l’entretien, dans une situation de tâche discrétionnaire (Pastré, 2011). En effet, ils jouissent d’une large latitude pour mener à bien leur activité, ne disposant, en guise de mode opératoire, que de la fiche imposée pour consigner les éléments de bilan et de buts pour la formation de l’apprenti.
44La finalité de l’accompagnement qui se dessine est de former des « chefs de projet » et d’aider à obtenir le diplôme d’ingénieur de l’école, à développer les compétences d’un ingénieur, à s’orienter et à obtenir un emploi d’ingénieur. Les entretiens sont planifiés et se déroulent dans l’établissement de formation. Leurs durées montrent de la variabilité, avec une valeur médiane de 47 minutes, et des durées extrêmes de 24 et 77 minutes. Les entretiens en milieu de formation semblent plus longs (leur moyenne est de 56 minutes, contre 35 minutes et 42 minutes pour ceux de début et de fin de formation).
45Tâche discrétionnaire et compagnonnage en guise de formation des accompagnateurs, conduisent à des savoir-faire d’accompagnement fruit d’élaborations pragmatiques, acquis chemin faisant. Leur résultante produit une conduite d’entretien visant la recherche de la « maîtrise d’une situation dynamique [celle de l’entretien] ayant pour objet d’aider les accompagnés dans la maîtrise des situations dynamiques liées à leur formation » (Serreau, 2017, p. 719).
46De l’observation des accompagnateurs se dégage une conduite de l’entretien centrée sur l’accompagné et son expérience, selon tous les sens identifiés par Pastré, avec les séquences suivantes :
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Introduction de l’entretien
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Itération de diagnostics et d’invitations à l’adaptation pour les familles de situation : la formation en école avec les résultats académiques et les projets au sein de l’école, la formation en entreprise, le projet professionnel, la posture d’ingénieur
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Conclusion de l’entretien
47En parallèle, les accompagnateurs assurent un pilotage global de l’entretien en coordonnant les étapes et leurs contenus, et en assurant le traitement des compromis cognitifs au fil de ces séquences. Dans la pratique, les diverses itérations de diagnostic/invitation à l’adaptation peuvent être morcelées ou imbriquées, parfois réitérées. Si les expériences peuvent être insérées ou concomitantes dans leur vécu (Mayen, 2013), ces entretiens montrent que leur exploitation peut l’être aussi. L’introduction et la conclusion peuvent être fragmentées.
48L’introduction vise à poser le cadre de l’entretien et à initier une relation qui doit permettre à l’accompagné de livrer, selon le besoin et en confiance, son expérience et ce qui en résulte pour lui. Les invariants de ces séquences sont la présentation des interlocuteurs et leur mise en présence, le cadre et la temporalité de l’entretien, le contenu de l’entretien, la posture proposée à l’accompagné dans l’entretien, la transition vers le diagnostic. Les conclusions sont pour leur part organisées en général autour des invariants : une mention constructive/positive formulée par l’accompagnateur pour l’accompagné, une annonce de la conclusion, une prolongation (parfois), les mots de fin de l’entretien.
49Les entretiens observés montrent que les informations échangées sur l’expérience de l’accompagné et son travail sont relatives à des variables spécifiant les concepts organisateurs de l’activité que sont les composantes du système de maîtrise des situations dynamiques
50Une illustration en est apportée par des séquences emblématiques de l’entretien N° 18, à mi-parcours de la formation, entre Francis (l’accompagnateur) et Isabelle. Isabelle y est en doute sur son orientation (système d’intention). La co-construction de l’entretien par les deux interlocuteurs révèle qu’Isabelle est dans la situation d’une entreprise peu familière de l’alternance, et qui attend d’elle, déjà, une prestation d’ingénieur « en tant qu’apprenti-ingénieur, ils ont oublié le “apprenti” ». Le tuteur dévalorise la formation « Avec l’école que tu fais tu ne seras pas ingénieure, tu seras juste une bonne technicienne ». Les missions proposées ne sont pas à la hauteur des attentes de la formation. Ainsi, Isabelle n’est pas mise en situation de management. Isabelle a recherché une autre formation (sans suite), puis elle a obtenu de changer de tuteur (actes). Mais la nouvelle mission reste d’un intérêt limité pour Isabelle
Francis : « Et c’est ce que tu veux toi ? Enfin c’est ce qui t’intéresse toi ? »
Isabelle : « Ben je pense que c’est ce qui est le plus intéressant, au vu de l’entreprise, au vu du contexte actuel […]. Même si à la base je trouve ça dommage mais voilà quoi ? Mais je n’ai pas le choix que de devoir m’adapter ».
51À ce stade de l’entretien, la représentation que communique Isabelle sur sa situation est donc de devoir s’adapter. Mais cette situation est source de sentiments de fatigue et de démotivation (contrôle d’adaptation). Rendue confiante par le climat de l’entretien, Isabelle va, par petits pas, au bout de son questionnement : et si elle reprenait des études de médecine ? Francis a écouté, tenté de vérifier les dires (ils semblent rejoindre sa propre représentation de l’entreprise), sondé les capacités d’Isabelle à tenir dans la situation. Tout au long de l’entretien, face aux doutes, il fait mémoire d’éléments issus de sa connaissance d’Isabelle. Ses résultats sont satisfaisants (contrôle de la performance). Elle a des capacités d’affirmation (ressources), certes avec un côté tranchant à travailler (apprentissages). Mais elle passe sous silence dans ses échanges l’un de ses besoins : « Tu as besoin de relationnel ». Il détecte qu’Isabelle se fait une représentation erronée de la fonction d’ingénieur projet en généralisant sa situation à celle de toutes les entreprises « Je pensais vraiment qu’un responsable de projet ça gérait une équipe ». Il l’invite en finale à intégrer son besoin relationnel dans le choix de sa mission (cohérence) et à ajuster sa représentation (adaptation) en enquêtant pour savoir si la situation est la même dans toute entreprise. Il concède à sa demande pressante de changer d’entreprise, tout en posant des conditions et en indiquant des opportunités calendaires (gestion du temps et des risques ; compromis cognitifs). Francis s’implique en invitant Isabelle à demeurer tenace (système d’intention et engagement) « Persévère dans ta voie », « contrairement à ce que tu dis, le métier d’ingénieur, c’est fait pour toi. Mais avec une dimension sociale de communication et pourquoi pas donc de chargé d’affaires, de commercial ».
52L’entretien N° 27 de fin de formation montre Isabelle épanouie dans une fonction de chargée d’affaires « Oh oui, si, rien déjà que le fait d’avoir un boulot qui est épanouissant c’est beaucoup mieux. Oh oui, c’est clair ». Elle donne pleinement satisfaction à son tuteur.
53Point important à noter, les composantes du système de maîtrise des situations dynamiques ne sont pas à comprendre comme des catégories dans lesquelles une information issue de l’observation trouverait une place immuable. Elles sont à considérer comme des fonctions à assurer à tout instant pour l’acteur de l’action. Selon le point d’observation et le moment une information donnée peut assurer une fonction différente.
54Échangeant avec l’accompagné sur ces composantes, l’accompagnateur travaille des dimensions de l’identité professionnelle de l’accompagné (Serreau, 2013), celle actuelle tout comme celle attendue par l’environnement professionnel.
55Les séquences de construction du diagnostic de la situation des accompagnés par les accompagnateurs observés correspondent à deux phases : l’émergence de l’expérience de l’accompagné et l’identification d’écarts sur la qualification desquels nous reviendrons plus loin.
56Pour aider l’accompagné à communiquer son expérience, les accompagnateurs puisent aisément dans leurs formules types. Ces ressources semblent être façonnées par chaque accompagnateur, au fil de son expérience propre, pour produire un effet ciblé dans l’interaction verbale en cours. Elles correspondent souvent à des moments à enjeu fort et constituent des « tours de main » des accompagnateurs. Elles sont appelées de façon très automatique quand les paramètres de situation s’y prêtent et assurent le traitement d’un passage délicat. Les questions types suscitent la description des composantes du système de maîtrise des situations dynamiques des accompagnés. Par exemple :
57Buts :
-
Que veux-tu, toi ?
-
En quoi [cela] peut vous aider à construire ce que vous voulez pour votre vie ?
58Représentations :
-
Que penses-tu de… ?
-
Imaginez que… [qu’en dites-vous ?] • Si on vous fait ça… [qu’en dites-vous ?]
59Situations et actes :
-
Alors quand tu t’es mis là en situation de… Vas-y raconte… [qu’en dis-tu ?]
60Contrôle de l’action :
-
À quels indicateurs sauras-tu que tu as bien fait ton travail ?
-
Comment tu t’évalues ?
61Contrôle de l’adaptation :
-
Comment ça s’est passé ?
-
Comment allez-vous ?
62Gestion des risques :
-
Pour vous, quel est le risque le plus fort pour lequel vous pourriez ne pas être diplômé ?
-
Est-ce qu’il y a des difficultés particulières ?
63Les questions contribuent par elles-mêmes au travail de l’élaboration de l’expérience des accompagnés.
64Tout au long de l’entretien, les accompagnateurs « font l’expérience » de leur accompagné. Ils apprennent à le connaître. Cette expérience faite de la personne, dans sa rencontre, vient enrichir l’expérience communiquée par l’accompagné. Et c’est fort de ces sources d’information, mais aussi de leur expérience des accompagnements, des expériences communiquées par leurs accompagnés et de leur expérience de la vie professionnelle que les accompagnateurs vont dresser leur diagnostic de la situation de l’accompagné.
65Pour les accompagnateurs, le diagnostic s’appuie sur des concepts organisateurs, pragmatiques, que sont la figure de l’accompagné de référence, le schéma opératif de la démarche attendue d’un accompagné et la progression attendue de l’accompagné dans les diverses familles de situation concernées par l’accompagnement.
66La figure de l’accompagné de référence est le profil correspondant aux variables du système de maîtrise des situations dynamiques d’un accompagné qui satisferait aux critères de maîtrise, et donc a priori de réussite, des situations entrant dans le périmètre de la formation et de son accompagnement. Cette figure est rarement explicite en tant que tel chez un accompagnateur, mais elle se dévoile au fil des entretiens comme un invariant qu’il mobilise. Par exemple, le système d’intentions tel qu’il apparaît dans la figure d’un accompagné de référence correspond à :
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Des motivations profondes sont identifiées ; elles pourront se traduire en sources d’engagement et de satisfaction
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Les buts visés et les situations vécues permettent la réalisation des motivations profondes
-
Les intentions sont cohérentes avec les capacités de l’accompagné.
67Le schéma opératif de la démarche attendue par l’accompagné pondère la figure de l’accompagné de référence par une structuration temporelle des étapes par lesquelles est censé passer l’accompagné. Ce schéma organise chronologiquement les étapes bilan des compétences et identification des caractéristiques de fonctions cibles, repérage des écarts, et traduction dans un plan d’action pour les réduire.
68Cette structuration temporelle s’appuie en parallèle sur des étapes de développement attendues par famille de situation. Pour chaque famille existent des variables et parfois des valeurs critiques observées par les accompagnateurs. Par exemple, pour la posture d’ingénieur à acquérir par les apprentis, les formateurs ont conceptualisé quatre étapes : « technicien », « encore technicien », « presqu’ingénieur » et « ingénieur » (Blandin, 2012).
69Les informations obtenues au préalable de l’entretien dans sa préparation et au fil des échanges sont confrontées à ces références et les accompagnateurs en déduisent des écarts, dont certains font l’objet d’une proposition de travail aux accompagnés.
70Sous l’angle de la conduite de l’entretien, le travail de l’expérience de l’accompagné s’enclenche de manière très active sous l’orientation de l’accompagnateur par ses invitations à l’adaptation, ou invitation à réduire certains écarts. L’invitation à une adaptation relie l’expérience passée à l’expérience potentielle à venir, d’une situation future possible, en suggérant des améliorations d’adaptation. Ces adaptations se font fréquemment par le biais d’un travail sur les représentations, ne serait-ce qu’au travers de la prise de conscience du travail à opérer. L’objet en est donc souvent une réélaboration de l’expérience qui va toucher aux concepts pragmatiques, mais aussi aux faits significatifs et à la signification à leur accorder.
71Si tout l’entretien est une co-construction entre accompagné et accompagnateur, l’accompagnateur a la responsabilité de sa conduite et l’accompagné a la responsabilité de ce qu’il en fait. Dans l’invitation à l’adaptation, l’accompagnateur propose, guide, mais l’accompagné décide ou non de s’en saisir et de se l’approprier. Quelle que soit sa réponse, l’échange et les réflexions induites agissent sur les représentations de l’accompagné de l’expérience vécue et préparent celles futures.
72Les invitations à l’adaptation peuvent être délicates. Il n’est pas toujours facile de réélaborer l’expérience (Mayen, 2013). En général, les accompagnateurs observent deux préalables, une relation de qualité suffisante et un moment propice, puis deux étapes, la prise de conscience et la proposition d’adaptation.
73Une séquence d’invitation à l’adaptation se conclut en général dans les entretiens observés par la co-construction d’un plan d’action qui est retraduit par écrit pour le compte-rendu de l’entretien. Il comporte des objectifs d’action, des échéances, parfois des moyens à mobiliser.
74Les invitations à l’adaptation s’appuient sur des règles d’action constituées individuellement par les accompagnateurs. Ces règles d’action sont parfois l’objet de discussions entre accompagnateurs.
75La conduite des entretiens analysés s’appuie de façon transversale sur des concepts organisateurs complémentaires que sont la relation, l’engagement et la cohérence. Leur maîtrise est souvent le fait des accompagnateurs expérimentés.
76Les accompagnateurs veillent au fil des échanges à maintenir la confiance et les conditions nécessaires à la relation avec l’accompagné pour que les conditions au travail de l’expérience existent.
77L’engagement de l’accompagné dans ses actions et dans l’entretien est un indicateur utilisé par les accompagnateurs pour évaluer la congruence entre les propos et les actes, repérer d’éventuels problèmes et les traiter.
78La cohérence aide des accompagnateurs à gérer la dimension systémique des composantes du système de maîtrise des situations dynamiques. Des caractéristiques de la cohérence sont l’identification claire des intentions et des motivations, des composantes du système de maîtrise des situations dynamiques adaptées les unes aux autres et pouvant être reliées par des liens logiques, un système dont le comportement est prévisible et adapté à son environnement, en continuité avec son passé (ou s’il y a rupture, elle est explicable).
79Établir les liens de cohérence entre les différentes composantes semble plus difficile pour les novices en accompagnement, et tous les accompagnateurs expérimentés ne semblent pas développer ce concept avec la même ampleur.
80L’expérience de la conduite des entretiens d’accompagnement par les accompagnateurs observés semble ainsi pouvoir être capitalisée sous la forme d’une bibliothèque d’invariants décrivant pour chaque composante du système de maîtrise des situations dynamiques des questions types, des propositions tenues pour vraies définissant les variables de référence et parfois des valeurs critiques, des écarts possibles et des règles d’action pour traiter ces écarts.
81Après avoir examiné des invariants de la conduite des entretiens par les accompagnateurs, la façon dont les accompagnés perçoivent leur expérience va maintenant être regardée. L’analyse s’appuie essentiellement sur les résultats des enquêtes mentionnées en début de cet article.
82Six des neuf répondants de l’enquête « Fin de formation » ont le sentiment que les entretiens ont contribué à « orienter la courbe de progression de manière plus efficace » ou ont été une « aide à l’orientation professionnelle ». Les apports des entretiens évoqués par les accompagnés touchent aussi les composantes du système de maîtrise des situations dynamiques. Ils ont pu concerner le système d’intention « redonner de la motivation […] », « définir de nouveaux objectifs », ou des représentations comme donner « une vision globale de la formation, mon évolution personnelle et professionnelle tout au long de celle-ci » ou faire changer des représentations « Ce sont mes idées préconçues et certaines de mes opinions qui ont évolué ». La planification ou l’anticipation ont pu être des objets de travail : « mettre en place un plan d’action », « travailler sur les objectifs et axes d’amélioration du semestre à venir ». Les entretiens peuvent fournir des ressources : « Utiliser d’autres moyens pour parvenir à mes objectifs », ou aider à les faire évoluer au travers notamment des plans d’action. Les actions que les accompagnés disent vouloir mettre en œuvre à l’issue de l’entretien sont, par exemple « Cet entretien m’a donné des pistes pour mes futurs stages et ma future formation », « Faire des démarches pour m’ouvrir au monde professionnel (étude des offres d’emploi et préparation des dossiers d’inscriptions) ». Les entretiens ont impacté l’engagement de certains accompagnés : « Plus m’investir dans mes projets extra-professionnels », « Continuer à améliorer mes points faibles (professionnels et personnels) ».
83À leur issue, les entretiens suscitent des actions chez treize des quatorze répondants.
84Les entretiens permettent aux accompagnés de contrôler leur évolution dans le cursus en entendant le retour des accompagnateurs sur leur parcours : « Des explications claires et précises sur les différents points n’ayant pas permis la validation de l’Étude Scientifique et Technique à la première session de passage ».
85Les sentiments mentionnés par les accompagnés lors de l’enquête portent sur l’adaptation aux situations de formation : « [je suis] Rassuré quant à ma position globale », « une confiance en mon projet », « je suis plus que satisfait et grandi par cette formation ».
86L’entretien a permis de mettre en évidence des apports en termes de méta-connaissances relatives à la conduite de sa formation : « J’ai appris sur mes capacités, mes points à travailler et sur moi-même », « Je suis restée la même mais cela m’a améliorée ».
87Les entretiens individuels ont été utiles dans des décisions à prendre pour leur formation pour neuf apprentis sur quatorze : « poursuites d’études, thèmes de mémoires », « Mon parcours métier en relation avec ma volonté future […] sans cet avis je serais allé dans un parcours sans intérêt pour mon cursus. Merci encore en passant (sincèrement) ».
88L’entretien d’accompagnement semble impacter la prise de risque en développant un plus grand sentiment de confiance : « Savoir que quoi qu’il arrive quelqu’un est derrière nous pour peu qu’on soit motivé » et en fournissant « des rappels sur des points de vigilance à avoir à l’esprit pour avancer ».
89Il peut consolider une conduite en cours : « J’ai davantage été conforté dans mon positionnement dans l’entreprise et en centre plutôt qu’appris réellement quelque chose ». L’influence de l’entretien d’accompagnement peut aussi s’exprimer en termes de contrat de performance : « un gain de confiance et une ambition revue à la hausse ».
90Dans le retour des enquêtes, les intentions des accompagnés à l’égard de la situation d’entretien n’apparaissent pas en tant que but ou motivation intrinsèque. La cause de cette absence est peut être liée aux questions posées dans l’enquête, mais aussi à l’aspect obligatoire des entretiens et à ce que peu nombreux sont les accompagnés qui initieraient spontanément une telle démarche (ils la découvrent dans leur immense majorité). Ils y trouvent par contre une certaine utilité : « Ces entretiens servent à progresser, personne n’est là pour nous juger (les jurys semestriels sont là pour ça). », « Utile pour nous recadrer lorsqu’on s’égare un peu ». De leur expérience, ils peuvent tirer des recommandations à l’intention de nouveaux accompagnés : « Se livrer, écouter les conseils et le prendre comme une démarche d’amélioration personnelle et non pas sous forme de reproches (chose que je n’avais pas faite au début). J’en tire que du bon donc je le conseille ».
91Les accompagnés estiment avoir la capacité de prendre l’initiative dans le cours de l’entretien.
92Leurs ressentis de facilité ou de difficulté dans l’entretien informent sur le vécu de ces situations (cf. tableau 2).
93Trois accompagnés sur neuf ont éprouvé, avant leur entretien, des craintes de « recadrage », « de faire le jeu de stéréotype ou encore discussion sans fond », « que l’on dise ce qui ne va pas seulement ».
94Ces craintes peuvent freiner la communication de l’expérience : « [Ma crainte était] Le fait d’être jugé (impression personnelle uniquement pas une réalité bien au contraire). Au début j’avais une sorte de barrière qui faisait que chaque entretien se déroulait sous forme de joute/conflit ».
95À l’issue de l’entretien les accompagnés sont dans un état émotionnel positif pour la majorité (et sans état négatif explicité) : « motivé et confiant », « à l’aise », « enthousiaste », « assez content », « rassurée sur certains points », « normal ».
96Le retour d’expérience des accompagnés sur leurs entretiens soulignent des attentes et besoins à l’égard des accompagnateurs, souvent exprimés sous la forme d’une satisfaction, plus rarement d’une insatisfaction. Les variables concernées sont : l’écoute, le non-jugement, l’implication, être considérée comme personne unique, la vérité et la justesse, la patience et l’encouragement, la pédagogie, le conseil pertinent, l’aide à la réalisation du projet de formation.
97Pour les accompagnés, faire l’expérience d’être accompagné, c’est aussi faire l’expérience d’être en relation avec une personne qui veille à leur parcours : « savoir que quoi qu’il arrive quelqu’un est derrière nous pour peu qu’on soit motivé », « se sentir suivi ».
Tableau 2 : Sentiments des accompagnés au sujet des entretiens
Facile
|
Difficile
|
Parler
Parler de l’entreprise
Décrire ma situation, mon travail en entreprise
Parler de mes missions et de ma progression à l'entreprise
Parler de moi et de ce que j'ai réalisé lors de ce dernier semestre
Donner mon point de vue
D'énoncer les difficultés en entreprise
Identifier les points faibles de mon rapport
Poser des questions et parler des difficultés
La prise de contact, rentrer dans le sujet
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Parler des difficultés avec le tuteur en entreprise (peur d'empirer la situation)
Donner mon opinion sur la formation
Trouver d'autres objectifs
Définir mes Objectif pour le futur
Trouver mes points forts en vue de préparer un futur entretien d'embauche
Improviser un entretien d'embauche (3 qualités et 3 défauts) + argumenter
Réfléchir à des questions que je ne m'étais jamais posées
|
Table 2: Apprentice-engineers feelings about interviews
98Les accompagnateurs observés semblent trouver leur motivation et l’exprimer au sein d’un système d’intentions hiérarchisées dont la finalité est d’aider les accompagnés à obtenir leur diplôme, à obtenir et tenir un emploi d’ingénieur, à développer leur potentiel.
99Les mentions que font les accompagnateurs de leurs ressentis relatifs aux entretiens (en général exprimés lors des entretiens avec le chercheur) éclairent leurs vécus des entretiens.
100Les sentiments recensés peuvent être classés en trois catégories relatives à trois grands degrés d’adaptation que sont un sentiment d’adaptation, un sentiment de risque d’inadaptation faible, et un sentiment de risque d’inadaptation forte (cf. tableau 3).
Tableau 3 : Sentiments de... et degré d’adaptation (accompagnateurs)
Degrés d’adaptation
|
Sentiment d’adaptation
|
Risque d’inadaptation faible
|
Risque d’inadaptation forte
|
Aimer faire dans un type de situation
Facilité à faire
Plaisir
Satisfaction
Sérénité
Confiance
Espérance
Rassuré
Surprise (favorablement)
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Absence de gaieté de cœur
Agacement
Bizarrerie
Compliqué
Craintes
Crédibilité (manque)
Difficultés
Doute
Fatigue
Perte de confiance
Peur
Regrets
Scrupules
Vigilance
|
Désorientation
Echec
Erreur
Culpabilité
Frustration
Gâchis (de l’accompagné)
Incapacité
Incompréhension
Insupportable (personnalité de l’accompagné)
|
Table 3: Feelings linked to the adaptation level (counselors)
101À travers ces sentiments, l’expérience des entretiens par les accompagnateurs de l’étude se manifeste comme une expérience très humaine, avec des vulnérabilités éprouvées et une conduite d’activité empreinte d’incertitudes. Les accompagnateurs éprouvent des sentiments qui se relient à leur gestion propre de l’interaction avec les accompagnés autour de variables comme : vigilance, persévérance, priorités, prévention du risque (quand intervenir), contrôle de l’action, exploitation de l’expérience (remise en cause ou validation). Ces sentiments concernent également des compromis à trouver dans la gestion de soi : fatigue, agacement, frustration, limites (à constater ou à poser), responsabilité à endosser ou pas sur le comportement de l’accompagné, exigence, respect de l’accompagné… Associées à ces sentiments se dessinent deux familles de compromis cognitifs à gérer par les accompagnateurs :
102Compromis cognitifs centrés sur les accompagnés :
-
-
Niveau du contrat de performance à attendre de l’accompagné
-
Entretien d’une relation de qualité suffisante pour un travail efficace avec l’accompagné
103Compromis cognitifs centrés sur l’accompagnateur :
-
-
Niveau d’engagement à exercer dans un entretien et dans le cumul des entretiens
-
Contrat de performance à prendre en tant qu’accompagnateur
-
Gestion des spécificités de sa propre personne (gestion de ses besoins)
104En vis-à-vis des craintes des accompagnateurs se trouvent des risques dont les principaux sont un échec des accompagnés relatifs aux intentions poursuivies par l’accompagnement : obtention du diplôme, embauche dans un emploi correspondant au diplôme, épanouissement professionnel et évolution professionnelle satisfaisante tout au long de la vie, ne pas voir un problème de l’accompagné et ne pas savoir l’aider.
105Les accompagnateurs mobilisent parfois leur expérience au travers du partage d’un de leurs souvenirs avec un accompagné. Dans les cas observés, cette évocation manifeste tout ou partie des caractéristiques suivantes : une forme d’empathie (au sens de « moi aussi, j’ai vécu quelque chose de comparable »), une illustration concrète d’une remarque (par exemple la liberté de changer d’orientation), une invitation à la réflexion et à l’adaptation dans laquelle le souvenir présente des faits ou un comportement significatif de la faisabilité de l’adaptation et de ses effets.
106Parfois, le rappel de l’expérience s’effectue directement par des conseils métiers pour lesquels l’emploi passé de l’accompagnateur apporte de l’expertise :
« je lui ai apporté quelques outils ou quelques voies d’explorations en termes d’organisation. Donc ça j’ai pu le faire pourquoi ? De par mon expérience sur les projets types XXXX » [N° 39, Félix en référence à l’entretien avec Kévin N° 25].
107Une accompagnatrice a explicité l’élaboration de son expérience sur cette pratique de communication de souvenirs. À un moment, elle s’est posée la question du bienfondé de cette façon de faire par rapport à son rôle, sa posture d’accompagnatrice. Les retours positifs des accompagnés à ce sujet l’ont convaincue de maintenir cette pratique.
108Les thèmes des souvenirs observés visent soit l’activité professionnelle soit l’activité de formation (par exemple, le souvenir d’un accompagné qui a choisi de changer de filière).
109Une illustration type pourrait être ce souvenir formulé par un accompagnateur à son accompagné pour l’encourager à gérer un caractère tranché :
« Moi j’ai fait ça avec un collègue une fois ça m’est arrivé c’est pas souvent […] c’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase je l’ai renvoyé dans ses six mètres brutalement, […] j’ai laissé la pression descendre pendant quelques heures et je suis allé le revoir je lui ai dit : « Écoute bon on en reparle mais tout à l’heure je t’ai renvoyé paître mais j’aurais pas dû le faire etc. » et puis on s’est expliqué on est devenu copain […] » [N° 18, Francis avec Isabelle].
110Les entretiens chercheur/accompagnateur sont des temps de communication, et d’élaboration, de leur expérience pour les accompagnateurs. Cette communication manifeste des variations qui fournissent des indices du niveau d’expertise (Gobet, 2011 ; Pastré et al., 2006) des accompagnateurs.
111À cette occasion, si tous les accompagnateurs énoncent des propositions tenues pour vraies et des règles d’action, des différences apparaissent dans leur aisance, ou leur capacité, à nommer les concepts organisateurs sous-jacents. Des différences existent de même pour établir des liens cause/ conséquence de plusieurs niveaux entre ces concepts, ou exprimer des liens entre les composantes du système de maîtrise des situations dynamiques. Des différences subsistent encore dans la variété des règles d’action, formules types, situations de référence. L’expertise se manifeste enfin par le choix d’action de type plutôt procédurale ou plutôt globalisante (Dreyfus & Dreyfus, 1988), comme le choix de suivre l’ordre des rubriques de la grille d’entretien ou celui de poser tout d’abord une question large qui aide l’accompagnateur à cerner où sont les points à traiter en premier.
112La communication de tours de main des accompagnateurs, comme celle des formules types, s’est souvent accompagnée d’une forme de mise en scène des accompagnateurs. Se remettant mentalement dans la situation, ou la famille de situation correspondante, ils rejouaient en quelque sorte la séquence. Inversement, en prêtant attention à ces communications singulières, il est possible d’identifier des séquences types, avec leurs variables, et surtout des formules types.
113La communication au chercheur de leur expérience conduit des accompagnateurs à réélaborer cette expérience. Certains d’entre eux le disent, les questions posées lors des entretiens avec le chercheur les poussent à réfléchir et à faire évoluer leurs représentations de leur activité.
114Dans les entretiens observés, l’expérience est à la fois objet d’activité et ressource pour l’activité. L’expérience des accompagnés est questionnée et travaillée sous l’angle de l’expérience de maîtrise des situations dynamiques associées à la formation et au métier visé. Les accompagnateurs favorisent l’élaboration de concepts pragmatiques pour le traitement et la maîtrise des situations auxquelles sont confrontés les accompagnés. Les accompagnateurs facilitent l’identification de traits saillants dans ce qui a été vécu au regard des attentes de l’environnement, de formation ou d’entreprises, et aussi au regard de ce qui fait sens ou a de la cohérence pour la personne. Ils peuvent aussi aider les accompagnés à pointer ce qui dans leur vécu fait sens pour eux, accompagnés. La prise en compte des sentiments des accompagnés apparaît comme un marqueur pertinent dans ce travail. De ce fait, les accompagnateurs observés facilitent le travail identitaire des accompagnés dans leur intégration d’une nouvelle identité professionnelle avec notamment la prise en compte des rôles, valeurs et représentations attendues ou supposées pertinentes, mais aussi dans leur quête, plus ou moins explicite, de trouver une fonction en adéquation avec leurs aspirations. L’art des accompagnateurs est d’inviter à ce travail au regard des objectifs de la formation, mais aussi dans le respect de la liberté et des spécificités des accompagnés. Pour cela, les accompagnateurs trouvent des ressources dans leur expérience. Celle de la vie professionnelle en entreprise les aide à poser les diagnostics, expliciter les exigences et les écarts éventuels par rapport aux composantes d’une maîtrise satisfaisante de ces situations. Leur expérience des entretiens et de l’accompagnement des apprenants leur fournit des concepts pragmatiques nécessaires à la conduite de ces entretiens, à l’évaluation de la dynamique d’évolution des accompagnés, à l’invitation à des changements et à la proposition de moyens pour progresser. Outre l’expérience directe des entretiens, l’expérience des apprentis confrontés aux situations d’apprentissage, d’orientation et professionnelles est observée et recueillie par les accompagnateurs. Elle contribue aussi à alimenter le travail de l’expérience de ces derniers, tant pour dégager les traits saillants de ces expériences et élaborer des concepts pragmatiques pour les accompagner, que pour en identifier des éléments marquants de vécu qui sont intégrés dans le sens donné par les accompagnateurs à leur propre activité professionnelle.
115Les entretiens d’accompagnement explorés montrent un processus d’orientation encore en cours pendant la formation. En effet, si les élèves ingénieurs ont posé un pas important en intégrant l’école, il leur reste à découvrir et à préciser bien des paramètres du futur métier à exercer et de leur adaptation à ces situations. L’orientation apparaît ici comme un processus continu, source de décisions et moteur d’apprentissages, mobilisée à dessein comme levier dans le dispositif pédagogique. Elle se construit en s’appuyant notamment sur les retours de l’expérience.
116L’orientation qui est conduite ici s’ancre dans un travail de relecture et d’élaboration de l’expérience en vue de préparer de nouvelles expériences. Ce travail semble incontournable au sein du cursus étudié et justifier le dispositif d’entretiens d’accompagnement.
117La réélaboration de l’expérience issue du travail initié par les accompagnateurs prépare le cadre des expériences futures. La difficulté du travail à mener est d’éviter les ruptures dans l’histoire de l’accompagné tout autant que dans son adaptation avec l’environnement. C’est probablement ce qui rend difficile l’élaboration de l’expérience, et qui convoque toute la vigilance des accompagnateurs dans les phases d’invitation à l’adaptation. D’autant que la mise en évidence des ressentis dans l’expérience des entretiens révèle une dimension intime de l’expérience. Elle ne se partage pas avec n’importe qui, dans n’importe quelles conditions, ni sans des retentissements émotionnels, préalables, en cours ou postérieurs.
118Pour assurer cet accompagnement, il semble que le critère majeur de compétence pour les accompagnateurs soit un sens pédagogique associé à l’expérience de responsabilités professionnelles en entreprise et à l’expérience des effets de la formation sur les accompagnés. Les accompagnateurs apparaissent comme des passeurs entre la rive de techniciens sans expérience professionnelle vers celle d’un emploi d’ingénieur. Cette vision est si forte, que les compétences spécifiques à la conduite de l’entretien d’accompagnement en paraissent éclipsées.
119Si le compagnonnage est une source de professionnalisation des accompagnateurs observés, ils apprennent aussi de l’expérience des accompagnés. Souvent, ce sont ces derniers qui expliquent comment ils ont traité telle ou telle difficulté. Ce faisant, ils offrent aux accompagnateurs des clés pour aider d’autres accompagnés.
120La lecture de l’expérience en tant qu’expérience de maîtrise de situations dynamiques offre un cadre pour le travail sur l’expérience. Il permet d’en préciser des paramètres et de les restituer dans une dynamique cohérente. Les limites demeurent celles déjà évoquées par ailleurs (Mayen, 2013) : il est indispensable de cerner les familles de situation considérées mais elles peuvent avoir une certaine porosité les unes avec les autres.
121La conduite du travail sur l’expérience apparaît, au travers de ces analyses, comme complexe et compliquée. Les accompagnateurs y synthétisent et arbitrent des données et des intérêts relatifs à l’environnement professionnel et à celui de formation, à des individus et à des institutions, à des moments du passé, du présent et du futur. Les conceptualisations observées et exprimées chez les accompagnateurs montrent des limites à la seule construction par l’expérience. Les différences de niveau d’expertises n’apparaissent pas liées à la seule ancienneté de la pratique. Ce qui tend à inviter à la promotion de modèles tels que celui pris ici, avec une conduite d’entretien considérée sous l’angle de la maîtrise de situations dynamiques. Dans un contexte de développement des besoins en accompagnement, les nouveaux accompagnateurs pourraient, en s’y formant, trouver une aide pour :
-
Préparer l’entretien et son expérience
-
Prêter attention aux points clés du vécu de l’expérience
-
Disposer d’invariants clés ou à tester, et à partir desquels sédimenter leurs nouvelles expériences
122L’enjeu tiendrait à la fois dans l’efficience des pratiques et dans une rapidité accrue dans l’acquisition des savoir-faire grâce à une meilleure exploitation des premières expériences.