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Les enjeux de l’orientation professionnelle des adolescent·es en situation de handicap visuel en Suisse romande

The challenge of vocational guidance for adolescents with visual disabilities in French-speaking Switzerland
Aline Leavy, Édouard Gentaz and Jérôme Rossier
p. 255-283

Abstracts

The evolution of the organization of work coupled with that of technologies makes the orientation, education and professional integration of young people (15 to 25 years old) with visual impairments even more complex, in addition to functional limitations due to disability. In a context where the emphasis is on flexibility, and while a visual handicap severely restricts adaptive capacities, it seems that professional orientation is essential in order to provide the best chances of entering the first professional market. This revue identifies the processes involved in the initial career path, considering functional limitations and the Swiss insurance framework. We also discuss the variables already identified in scientific literature that influence the training and orientation path and can be considered as facilitators for entering the job market. The theoretical framework around professional transition is based on the psychological concepts of adaptability in connection with the theories of autonomy, self-determination, self-efficacy, emotional skills, and circumscription and compromise. The main challenges of the socioprofessional integration of people with visual disabilities are analyzed in the Swiss context of education, disability insurance legislation, and of the current job market, in particular through ultra-digitalization and flexibility.

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Author's notes

Remerciements

Nous remercions vivement les relecteur·rices pour leurs remarques avisées et leur aide dans la construction de cet article, ainsi que la Fondation Asile des aveugles pour son soutien à la réalisation de ce travail.

Full text

Introduction

1La profession est un élément important pour se définir ou être situé·e dans l’espace social. Dans notre contexte occidental, le parcours professionnel est de plus en plus non-linéaire, parsemé de reconversions, de changement d’employeur·euses, de mutations organisationnelles ou digitales et de formations continues (Masdonati & Fournier, 2015 ; Orly-Louis et al., 2013). Si par le passé les personnes en situation de handicap visuel étaient souvent exclues du premier marché du travail et dirigées vers des emplois adaptés et répétitifs (tels qu’accordeur·euse de piano ou tresseur·euse de panier), le modèle inclusif, porté par les mouvements sociaux des années 60-70 aux États-Unis, a favorisé l’intégration des enfants aveugles et malvoyant·es dans des parcours ordinaires depuis deux décennies (Marquis, 2015 ; Prud’Homme et al., 2017).

2Le monde scolaire a dû s’adapter au paradigme d’inclusion des élèves à besoins spécifiques et cette évolution a conduit l’orientation professionnelle à s’intéresser à la thématique du handicap. Peu de recherches se sont intéressées à l’orientation professionnelle des personnes en situation de handicap (Fabian & Pedbani, 2013 ; Ferrari et al., 2015) et encore moins sur le handicap visuel (McDonnall, 2011). La déficience visuelle implique le développement d’identités personnelle, vocationnelle et professionnelle contraintes par une autonomie parfois très limitée et des compétences sociales et émotionnelles modifiées (Griffon, 1995, 1997 ; Sacks et al., 1998 ; valente et al., 2017). Alors que l’identité vocationnelle relève des processus développementaux des choix de carrière, l’identité professionnelle est le résultat du processus de socialisation par le travail et de l’internalisation des attentes liées au rôle occupationnel (Masdonati et al., 2016).

3Par ailleurs, les limitations fonctionnelles et besoins en moyens auxiliaires pour accéder à l’information ont des implications fortes sur le développement de l’identité vocationnelle ainsi que sur le parcours professionnel durant la vie. Finalement, notre société contemporaine qui exige des compétences d’adaptabilité et de flexibilité rend plus complexes les aménagements de l’environnement nécessaires à l’autonomie professionnelle des personnes en situation de handicap visuel (Johner-Kobi et al., 2015), voire exacerbe les difficultés liées à leur employabilité (Szymanski et al., 2005).

4Nous allons tout d’abord définir le handicap visuel et les éléments modifiant l’identité vocationnelle relevés dans la littérature scientifique. Nous présenterons ensuite les courants de l’orientation de façon générale, puis les enjeux liés aux atteintes visuelles dans ces mêmes courants. Finalement, nous présenterons l’accompagnement des adolescent·es en situation de handicap visuel en Suisse romande dans leur parcours de choix et formation professionnelle initiale.

Handicap visuel et insertion professionnelle

5Les définitions du handicap ont largement évolué ces dernières années. Aujourd’hui, un consensus international définit le handicap comme la relation complexe entre la déficience physique ou mentale et l’environnement de la personne (Fougeyrollas, 1995). Ainsi, il s’agit davantage de la manière dont la personne vit sa déficience dans un environnement donné qui détermine si elle est en situation de handicap, ainsi que le niveau de celui-ci. L’Organisation mondiale de la santé explique qu’« un environnement peuplé d’obstacles, ou dépourvu de facilitateurs, restreindra la performance, alors que d’autres environnements, pourvus de plus de facilitateurs, permettront d’améliorer la performance. La société peut entraver la performance de certaines personnes soit parce qu’elle crée des obstacles (bâtiments dépourvus d’accès adaptés, par exemple), soit parce qu’elle ne met pas à disposition les facilitateurs nécessaires (aides techniques, par exemple) » (OMS, 2001, p. 17). Pour aller plus loin dans la prise en compte des interactions de l’environnement avec la déficience, Fougeyrollas (2010) propose un modèle de Processus de Production du Handicap (PPH). Ce modèle biopsychosocial du handicap a permis de développer le concept d’inclusion dans nos sociétés, notamment à travers le changement de définition du handicap dans la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) de l’OMS. Ainsi, chaque personne peut vivre son déficit et se sentir limitée dans certaines tâches de manière totalement différente. Nous retiendrons donc la conception du handicap lorsque cette limitation est ressentie comme un problème de participation sociale (Fougeyrollas, 2007 ; Griffon, 1995 ; Spring, 2020).

6Nous allons tout d’abord définir la terminologie liée à la déficience visuelle et ensuite poser la problématique de l’orientation professionnelle. Puis dans une approche dite « écologique » (Bronfenbrenner, 1988 ; Szymanski et al., 2005), nous identifierons les éléments pertinents au niveau environnemental, contextuel et individuel, pour comprendre les enjeux relatifs à l’orientation professionnelle des jeunes en situation de handicap visuel. Une approche délibérément psychologique est choisie ici en raison « du lien historique étroit entre la psychologie du conseil et de l’orientation et la psychologie différentielle » (Rossier et al., 2012, p. 210) en Suisse.

Déficience visuelle

7La déficience visuelle est complexe à définir. Outre les troubles de la réfraction qui produisent des pathologies communes telles que la myopie, l’astigmatisme, l’hypermétropie et la presbytie, d’autres pathologies peuvent induire une atteinte visuelle : atteintes de la rétine, strabisme, troubles neurovisuels, perception altérée des couleurs et des contrastes, photosensibilité, restriction du champ visuel et autres déséquilibres oculomoteurs (Orssaud, 2014). Lorsque l’anomalie visuelle n’est pas reliée à une maladie congénitale, on parle souvent d’amblyopie. Celle-ci « correspond à une anomalie de la maturation des structures cérébrales traitant de différents éléments de la fonction visuelle provenant d’un œil ou des deux, et notamment la discrimination des formes, la localisation spatiale, la vision binoculaire et stéréoscopique, en raison d’une utilisation anormale ou déficitaire. Cette dernière peut être la conséquence d’interactions binoculaires anormales ou d’une pathologie organique du globe oculaire, de son environnement ou des voies optiques » (Orssaud, 2014, p. 487). La plupart de ces dysfonctionnements peuvent être mesurés et le niveau de sévérité de la malvoyance est ainsi défini selon les valeurs obtenues lors de tests ophtalmologiques et optiques (Spring, 2020).

8Un consensus international, mais critiqué, définit ainsi le degré de sévérité de la basse-vision, pour une vision optimale à 1 : 1. Déficiences légères, acuité visuelle inférieure à 0.5 ; 2. Déficiences modérées, acuité visuelle inférieure à 0.3 ; 3. Déficiences sévères, acuité visuelle inférieure à 0.1 ; 4. Cécité légale, acuité visuelle inférieure à 0.05 jusqu’à aucune perception lumineuse. Si ce consensus relève d’une praticité administrative, et éventuellement médicale, il est en opposition évidente avec le PPH. Les différentes pathologies et la vision fonctionnelle impliquent en effet que chaque personne atteinte dans sa santé visuelle ressent les limitations d’une manière personnelle (Sander et al., 2005a ; Spring, 2020).

9En Suisse, le terme de malvoyance désigne toutes les atteintes de la vue impliquant une limitation fonctionnelle et donc un handicap au sens de la loi sur l’égalité pour les handicapés du 13 décembre 2002 (LHand). Spring (2020) précise que les termes déficiences visuelles font référence quant à eux « à la capacité imparfaitement développée ou diminuée par la maladie de transformer la lumière en stimuli visuels […] et de créer mentalement des informations pertinentes et utiles » (Spring, 2020, p. 14). Malheureusement, il n’existe pas de données officielles sur les personnes en situation de handicap visuel, ni sur le type ni sur le nombre, car d’une part, il n’y pas d’obligation de communiquer à l’état son problème de santé, et d’autre part, comme nous l’avons déjà souligné, les définitions du handicap et de la malvoyance ne se prêtent pas à un décompte statistique (Spring, 2020). En revanche, l’Union Centrale pour le Bien des Aveugles (UCBA) estime qu’il y aurait environ 377 000 personnes mal- et non-voyantes en Suisse (Spring, 2020), soit 4,4 % de la population, dont environ 15 000 jeunes entre 15 et 24 ans. En France, 1,7 million de personnes seraient atteintes d’un trouble de la vision, dont 45 000 personnes scolarisées. La prévalence est un peu inférieure en France (2,9 % de la population) et les données sont issues de l’enquête HID (Handicaps - Incapacités - Dépendance) réalisée par l’INSEE en 2000 (Sander et al., 2005b). La Belgique annonce une prévalence de 1,1 % et le Canada 3 %. Cette importante variation entre ces pays dont le niveau sociodémographique est similaire révèle la difficulté du recensement des personnes atteintes dans leur santé visuelle.

Déficience visuelle et insertion professionnelle

10Grâce au modèle inclusif, les jeunes en situation de handicap visuel réalisent des parcours similaires aux jeunes sans atteinte à la santé. Cependant, les enjeux ne sont pas identiques. L’insertion professionnelle des jeunes déficient·es visuel·les est particulièrement impactée par l’environnement, soit les contraintes socioéconomiques, ainsi que les caractéristiques individuelles induites par la déficience visuelle. Le développement de l’identité vocationnelle devient alors un enjeu majeur pour que les jeunes déficient·es visuel·les aient les mêmes chances d’insertion que les jeunes tout venant (Fabian & Pebdani, 2013).

11L’insertion professionnelle des jeunes porteur·euses d’une déficience visuelle est marquée par des contraintes contextuelles macrosystémiques et microsystémiques, mais également de caractéristiques individuelles telles que « les perceptions que l’individu a de lui-même, les représentations qu’il se fait de la transition, les compétences que le monde de l’apprentissage attend de lui et la perception que le·la jeune a des soutiens sociaux dont il·elle dispose » (Masdonati, 2007, p. 47).

12En Suisse, les politiques d’intégration scolaire et l’Assurance-Invalidité (AI) sont parmi les principaux facteurs contextuels qui influencent le processus transitionnel des jeunes déficient·es visuel·les. Il est également intéressant de noter qu’en Suisse, contrairement à ses deux grands voisins, la France et l’Allemagne, aucune loi n’oblige les entreprises à employer des personnes en situation de handicap. Par ailleurs, il est évident que la déficience visuelle a un très fort impact sur les perceptions de soi, les représentations du monde du travail, le développement des compétences nécessaires à l’intégration professionnelle et la manière dont le·la jeune perçoit l’implication des soutiens sociaux et institutionnels, notamment l’AI et les professionnel·les de la malvoyance.

13Au travers de l’approche écologique, nous présentons dans la section suivante les éléments macrosystémiques, mésosystémiques et microsystémiques, ainsi que les caractéristiques individuelles des jeunes déficient·es visuel·les en Suisse.

Approche écologique

Contexte législatif suisse

14La LHand, entrée en vigueur en 2004, est le fondement de l’intégration des personnes en situation de handicap à la société, ainsi que l’art. 8 de la Constitution fédérale suisse, dont l’alinéa 2 a été modifié en 2000 en ce sens. Cette nouvelle loi et l’ajout dans la Constitution ont ouvert la voie à la ratification de l’Accord intercantonal sur la collaboration dans le domaine de la pédagogie spécialisée (AICPS) en 2007, dont l’entrée en vigueur en 2011 lance le début de l’inclusion scolaire dans la Romandie. Par ailleurs, la Suisse a ratifié en 2014 la Convention de l’organisation des Nations unies (ONU) relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), alors que la France et le Canada l’ont ratifiée en 2010, et la Belgique en 2009. La Convention contient aussi bien des droits civils et politiques que des droits économiques, sociaux et culturels. Son champ d’application comprend par exemple le droit à l’accessibilité, à l’autonomie de vie et à l’information. Ainsi, le premier rapport du Gouvernement suisse sur la mise en œuvre de la CDPH (Confédération suisse, 2016) rend compte de la difficulté, notamment pour les jeunes, d’accéder à la formation et à l’emploi sur le premier marché du travail.

Système de formation suisse

15Le système suisse de formation professionnelle commence avec la transition I. Celle-ci a lieu entre la 11e Harmos, soit la dernière année de l’enseignement obligatoire (sauf pour le Canton de Genève) et le début du secondaire II. Les élèves ont alors environ 15 ans. Lors de cette transition I, ils·elles doivent choisir entre le secondaire II professionnel (école de commerce ou apprentissage) ou le secondaire II général (gymnase ou école de culture générale). Des mesures de transition I sont également possibles pour certain·es jeunes qui n’ont pas trouvé de place d’apprentissage, défini de projet ou atteint les exigences scolaires pour une filière.

16En Suisse, près d’un tiers des élèves obtient une maturité et « environ 70 % des élèves, majoritairement les garçons, poursuivent une formation professionnelle de type dual. L’apprentissage reste donc la principale formation après l’école obligatoire pour environ les trois quarts des jeunes entre 16 et 21 ans » (Pagnossin & Armi, 2011, p. 1166). Ces deux voies du secondaire II peuvent conduire à la formation tertiaire, soit en filière professionnelle, soit dans les filières des Hautes écoles. La figure 1 présente le système suisse de formation, dont les principales voies de formation et les titres délivrés.

Figure 1 - Système suisse de formation
Figure 1 - Swiss educational system

Figure 1 - Système suisse de formation Figure 1 - Swiss educational system

Reproduit de : « Le portail officiel suisse d’information de l’orientation professionnelle, universitaire et de carrière », 2021, https://www.orientation.ch/​dyn/​show/​2800

Marché économique suisse

17L’économie helvétique est centrée sur les services et les produits de luxe ou technologiques. Ainsi, cette économie est très peu adaptée « aux travailleur·euses faiblement qualifié·es et ne maîtrisant donc pas les exigences d’une économie flexible, hautement technologique et focalisée sur le secteur tertiaire » (Masdonati, 2007, p. 28). Ce marché semble très peu adapté aux caractéristiques des personnes mal- et non-voyantes qui ont besoin d’une grande stabilité pour exploiter l’entier de leurs compétences grâce à la maîtrise acquise de l’environnement. Par ailleurs, l’utilisation croissante du numérique dans tous les secteurs d’activité devient un véritable paradoxe. Alors que l’utilisation de moyens auxiliaires a permis aux personnes en situation de handicap visuel d’accéder à l’écrit en noir (par opposition au braille), la complexification du numérique et les systèmes d’exploitation rendent parfois incompatibles les différents logiciels. Ainsi, « l’informatique peut, à la fois s’avérer une ressource pour la construction d’une compétence pointue (source d’identité professionnelle et de reconnaissance) et, lors des changements successifs de logiciel, la principale raison d’une mise sur la touche, voire d’une menace de déqualification et de disqualification, qui […] replonge [les personnes en situation de handicap visuel] dans la dépendance » (Metzger & Barril, 2004, p. 70).

Cadre de l’Assurance-invalidité (AI)

18L’AI accorde des prestations aux personnes qui sont « limitées partiellement ou totalement dans leur capacité de gain ou dans l’accomplissement de leurs travaux habituels » (Centre d’information AvS/AI, 2019, p. 3), de manière durable. En plus du soutien financier (allocations pour impotence (API) ou rentes), l’AI propose deux types de mesures aux bénéficiaires : l’octroi de moyens auxiliaires et l’accès au service de réadaptation. En 2020, 14 814 jeunes de 15 à 24 ans ont bénéficié d’une mesure de formation professionnelle (office Fédéral des Assurances Sociales (OFAS), 2022). Cette mesure comprend notamment la formation professionnelle initiale, pour les assuré·es qui n’ont pas encore exercé d’activité lucrative.

19Durant le secondaire I, les élèves ayant une atteinte à la santé doivent s’annoncer auprès de l’AI pour ouvrir un droit aux prestations de réadaptation. Ainsi, les frais supplémentaires liés à leur formation, précédemment pris en charge par le service de l’enseignement spécialisé cantonal, sont financés par l’AI. Lors de l’ouverture du dossier, un·e psychologue en orientation reçoit le·la jeune afin d’annoncer le projet professionnel et la voie choisie en justifiant d’une assurance d’un emploi adéquat. Ce·tte psychologue rend ensuite une décision quant à la prise en charge des frais. Il·elle peut soutenir le·la jeune dans l’ébauche du projet professionnel, demander des justifications s’il·elle émet des doutes quant à la faisabilité ou les chances d’obtenir un emploi, un rendement suffisant ou refuser le projet sur les mêmes bases que la demande d’informations complémentaires. Par ailleurs, durant la formation initiale, le·la conseiller·ère peut également établir un contrat d’objectifs qui peut amener à l’exclusion des mesures de réadaptation si l’assuré·e n’honore pas les engagements. Finalement, à moins d’une dégradation significative de l’atteinte à la santé, les jeunes déficient·es visuel·les ne peuvent plus être soutenus financièrement s’ils·elles souhaitent changer de formation, ou poursuivre une formation après le 1er diplôme obtenu. Les jeunes sont donc contraints de prendre des décisions particulièrement importantes qui impacteront toute leur vie, et leur identité vocationnelle doit donc déjà être aboutie autour de 15 ans (Hirschi, 2012).

20Nous avons relevé quatre éléments du macrosystème qui impactent fortement les jeunes en situation de handicap visuel. Il s’agit du contexte législatif relatif à l’égalité des personnes en situation de handicap, du système de formation, du marché économique et du cadre légal de l’AI. Outre ces contraintes contextuelles, d’autres éléments semblent compliquer le processus de construction de l’identité professionnelle du jeune déficient visuel. Ainsi, la construction identitaire générale est altérée par la déficience visuelle, notamment par les difficultés liées au microsystème (la surprotection parentale, l’autodétermination) ou au mésosystème (l’autonomie).

Construction identitaire

21La construction identitaire représente un réel défi pour les jeunes en situation de handicap (Bon, 2007). Ainsi, la transition du statut d’adolescent vers celui de l’adulte pour les personnes en situation de handicap visuel est plus lente car « une déficience visuelle complique le travail psychologique effectué lors de l’adolescence » (Griffon, 1995, p. 2). Construire parallèlement une identité socioprofessionnelle semble dès lors d’autant plus compliqué. L’atteinte visuelle congénitale a un fort impact sur le développement psychologique de l’enfant, puis de l’adolescent·e (Griffon, 1995). La vue est un sens indispensable pour explorer l’environnement (Gentaz, 2018), lire les expressions faciales (valente et al., 2017), s’observer dans un miroir ou se sentir en sécurité, à travers la quête relationnelle du jeune enfant notamment (Fournier, 2010). Ansado et al. (2014) insistent particulièrement sur le traitement des expressions faciales puisque celles-ci guident les interactions et aident au développement des compétences émotionnelles. Les jeunes déficient·es visuel·les doivent alors trouver des stratégies compensatoires pour interagir avec l’autre, car c’est principalement à travers celles-ci que « l’adolescent se construit une représentation de lui-même et de l’environnement qui l’entoure » (zimmermann & Quartier, 2014, p. 304). En général, les adolescent·es passent la majorité de leur temps avec les pairs (Poulin, 2018). Il s’agit d’un espace de socialisation très important car il offre de multiples occasions de développer des compétences sociales. En revanche, les jeunes déficient·es visuel·les sont souvent victimes d’exclusion par les pairs ou ont des réseaux d’ami·es très restreints (Griffon, 1995 ; Kef, 1997 ; Sacks et al., 1998 ; Wolffe, 2021).

Autonomie

22Les limitations fonctionnelles en lien avec la vue affectent également l’autonomie. On entend par autonomie dans notre contexte, la capacité à réaliser seul·e une activité souhaitée. Les activités de la vie journalière (AvJ) peuvent être impossibles ou difficilement réalisées par les jeunes déficient·es visuel·les, y compris la locomotion. Il·elles acquièrent alors moins d’expérience (faire du vélo, couper un gâteau, jouer avec des enfants du quartier, etc.) et ne se déplacent pas seul·es, souvent uniquement de jour. Les conduites exploratoires sont très limitées et il apparaît que très peu de jeunes déficient·es visuel·les participent à des activités extra-scolaires, notamment en raison de la fatigue ainsi que des exigences parentales liées à la scolarité (Wolffe, 2021). Les jeunes déficient·es visuel·les ont ainsi peu de contextes de socialisation immédiats en dehors de la famille. Par ailleurs, la notion de risque est toute relative chez les adolescent·es déficient·es visuel·les. D’une part, l’incertitude, qui caractérise le risque (Sercombe, 2014), est une partie inhérente de la pathologie, dont souvent, l’évolution reste sans pronostic clair. D’autre part, le danger vital peut survenir par le simple fait de traverser une route. Les conduites à risque typiques telles que l’alcool, la drogue ou le sexe (Sercombe, 2014) semblent ainsi moins présentes dans cette population, probablement parce que les jeunes déficient·es visuel·les ont une notion du risque relative à leur déficience visuelle et qu’il·elles ont moins tendance à passer du temps avec leurs pairs.

23L’école est également un contexte impacté par le handicap visuel. Les étudiant·es déficient·es visuel·les ont peu de liens directs avec les enseignant·es, puisque des spécialistes et transcripteur·rices leur permettent de suivre les cours en adaptant les supports visuels. Les relations entre la famille et l’école sont parfois très compliquées, notamment lorsque l’école ne tient pas assez compte du handicap (Leavy, 2021). Dans le groupe d’adolescent·es tout venant, « l’accès progressif à l’autonomie constitue une réalité développementale de l’adolescence et les changements qui marquent cette période sollicitent les parents qui sont appelés à favoriser l’accès aux rôles adultes, en permettant une prise croissante d’autonomie » (Claes, 2014, p. 163). Pour les adolescent·es en situation de handicap visuel, la tâche développementale de prise d’autonomie (Claes & Lannegrand-Willems, 2014) est beaucoup plus complexe. D’une part parce que l’autonomie est très réduite lorsqu’on ne peut pas se déplacer seul·e, qu’on ne reconnaît pas les visages ou qu’on n’a pas accès à l’information, et d’autre part, parce que, ayant peu de contacts avec les pairs, les jeunes déficient·es visuel·les sont très attaché·es à leurs parents et leur famille, et ne recherchent souvent pas cette indépendance. L’injonction à l’autonomie voire à l’autoréalisation dans nos sociétés actuelles peuvent dès lors représenter un facteur de stress très important auprès des jeunes déficient·es visuel·les. Comment garder une estime de soi positive quand on ne peut pas s’auto-réaliser de la même manière que la plupart des personnes et que l’on doit davantage compter sur les autres ?

Surprotection parentale

24La réduction de l’autonomie s’accompagne souvent d’une forte présence familiale. On peut parfois observer de jeunes déficient·es visuel·les vivant dans des contextes familiaux où les parents adoptent des pratiques éducatives non-adaptées à l’âge développemental de l’adolescent (Griffon, 1995), comme d’accompagner des adolescent·es en soirée ou choisir leurs vêtements. Cette surprotection peut altérer encore l’autonomie, s’ajoutant aux limitations fonctionnelles du développement d’une part, mais peut d’autre part s’avérer être une pratique parentale normalisée en raison de ces mêmes limitations fonctionnelles (Gagnon et al., 2020). Par exemple, accompagner son adolescent·e partout en voiture ne correspond pas à l’âge développemental, mais peut s’avérer indispensable lorsque les jeunes ont des capacités de locomotion restreintes ou inexistantes.

Autodétermination et handicap

25L’autodétermination est un concept qui recouvre deux sens majeurs. D’une part, l’autodétermination est associée à l’empowerment, soit se référant à la capacité et capabilité de contrôle sur sa vie (Wehmeyer & Shogren, 2017). Cette « capacité à se développer et à choisir son projet de vie » peut également être considérée comme une forme d’autonomie (Winance, 2007, p. 89). D’autre part, elle est associée aux théories de la motivation. L’autodétermination en tant que faire des choix de manière autonome prend tout son sens dans l’orientation des jeunes avec une déficience visuelle car leurs choix sont dépendants de l’aval de l’AI qui finance leur formation. Ainsi, Guichard et Huteau (2017, p. 119) indiquent que « si le sujet pense que son orientation ne dépend pas de ce qu’il peut faire et que, finalement, elle sera imposée », alors la notion de projet professionnel perd de son sens. Plus généralement, le problème de l’autodétermination en tant que faire ses propres choix est un élément central dans l’orientation des personnes en situation de handicap visuel (Beveridge et al., 2002 ; Wehmeyer & Sands, 1996). Par ailleurs, la théorie de l’autodétermination (TAD) en tant que théorie de la motivation, de la personnalité, du développement social et du bien-être psychologique s’attache à différencier la motivation autonome et la motivation contrôlée : « la motivation autonome implique que l’individu se comporte en ayant pleinement le sentiment d’un libre choix, alors que la motivation contrôlée suppose que la personne agit plutôt sous l’influence de pressions et d’exigences reliées à un rendement spécifique et perçues comme lui étant extérieures. » (Deci & Ryan, 2016, p. 16). Selon Wehmeyer et Sands (1996), il est évident que les personnes atteintes dans leur santé en général font preuve de moins d’autodétermination que leurs pairs car elles vivent, apprennent, travaillent et jouent dans des environnements et contextes qui sont liés à une dépendance. Il va de soi qu’elles sont moins susceptibles de développer une motivation autonome et une régulation intrinsèque, et la recherche montre clairement que les personnes en situation de handicap ont moins d’opportunités d’exprimer leurs préférences et de faire des choix dans leur vie (Wehmeyer & Abery, 2013 ; Wehmeyer & Sands, 1996).

26Nous avons relevé différents enjeux liés à l’insertion professionnelle spécifiques aux jeunes en situation de handicap visuel en Suisse. L’orientation joue ainsi un rôle capital dans ce processus pour ce public.

Les enjeux de l’orientation

27Hugues écrivait « Le métier d’un homme est l’une des composantes les plus importantes de son identité sociale, de son moi et même de son destin dans son unique existence » (Hugues, 1996, p. 76). Aujourd’hui encore, l’emploi reste un élément primordial de l’identité (Rossier et al., 2015). Les personnes en situation de handicap revendiquent l’égalité de traitement dans l’accès à la formation et à l’emploi depuis quelques décennies, notamment grâce à des institutions de défense des intérêts (Inclusion Handicap, association faîtière suisse), et les politiques publiques mettent en place des stratégies pour favoriser cette intégration professionnelle (Convention relative aux droits des personnes handicapées, CDPH, ratifiée en 2010 en France et en 2014 en Suisse ; Loi fédérale du 13 décembre 2002 sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées, LHand, en Suisse ; Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, en France). L’égalité ne semble cependant pas encore atteinte notamment si l’on regarde les études sur l’emploi des personnes en situation de handicap visuel. Dans celles-ci, on observe que ces personnes ont un taux de chômage plus élevé, sont surreprésentées dans la catégorie sans activité, ont moins de postes à responsabilité et travaillent à temps partiel (Johner-Kobi et al., 2015 ; McDonnall, 2011 ; Wolffe, 2021).

28L’identité professionnelle fait partie de l’identité globale. Cette composante est, « pour l’individu, un besoin d’intégration sociale en vue d’atteindre une certaine reconnaissance de soi. L’identité professionnelle serait dans ce cas le sentiment d’appartenance à une profession issue d’une socialisation et dont le résultat est la conformité aux normes collectives » (Fray & Picouleau, 2010, p. 76). Ainsi, le choix d’un métier est un élément central dans la vie de l’individu et qui en affecte tous les domaines : le niveau socioéconomique, les relations, mais aussi la santé (Stoll et al., 2017). Ce choix dépend notamment « de sa personnalité, de ses aspirations, de ses capacités, de ses expériences mais aussi de sa sensibilité à un secteur ou à une activité précise » (Fray & Picouleau, 2010, p. 76) mais également dans la manière dont il construit son parcours professionnel (Rossier et al., 2021).

29Afin de discuter des questions relatives aux intérêts, choix, carrières et identité, nous allons brièvement résumer les éléments des théories de l’orientation que nous mettrons en lien avec les spécificités liées à la déficience visuelle.

Théories de l’orientation

30Il n’y a pas de consensus total sur la nature ou le nombre et le type de domaines d’identité (par exemple le travail, la famille, la religion, la race, l’origine ethnique, le genre et la politique) contribuant au concept d’identité globale, mais presque toutes les théories incluent l’identité vocationnelle. Ainsi, erikson (1959), par exemple, a insisté sur le fait que le développement des identités vocationnelle et professionnelle étaient l’aspect le plus complexe de la formation de l’identité pendant la transition de l’adolescence à l’âge adulte. En effet, un demi-siècle après les observations d’erikson, établir une identité vocationnelle et choisir une voie professionnelle restent des tâches primordiales durant la transition vers l’âge adulte (Blustein & Noumair, 1996 ; Lee & vondraceck, 2014 ; Porfeli et al., 2011).

31La théorie de Holland (1985) repose sur l’idée que les intérêts vocationnels sont un prédicteur important de la carrière professionnelle car ils reflètent la personnalité de manière stable. Aujourd’hui encore, des études démontrent la stabilité et la consistance des intérêts vocationnels : « vocational interests proved to be the most consistent predictors of future work and relationship outcomes » (Stoll et al., 2017, p. 180). Les intérêts, suscités notamment par les expériences dès la prime enfance, reflètent ce que les individus aiment faire et ce qu’ils attendent de la vie.

32D’autres théories telles que l’approche sociocognitive confirment le rôle des intérêts dans l’élaboration des choix professionnels. Cette dernière s’inspire de la théorie de l’apprentissage social (Bandura, 1997) et postule que le choix professionnel est le résultat d’un système où le contexte a un effet modérateur sur l’expression des intérêts (Lent et al., 1994). Leur développement résulterait de la conjonction d’un sentiment de compétence et d’attentes positives. Les éléments centraux de ce modèle sociocognitif sont les attributs personnels, les facteurs environnementaux, le comportement manifeste, le sentiment d’auto-efficacité, les attentes, les intérêts et le choix. Les attentes relèvent d’un construit à part qui aborde les résultats anticipés à une action (Lent et al., 2013).

33Les approches développementales tentent de décrire la construction de l’identité professionnelle selon une séquence prédéfinie. Cette construction des choix professionnels est une part importante du développement de l’identité à l’adolescence (Lannegrand-Willems, 2012). Ainsi, Ginzberg et ses collègues (1951) ont défini deux phases principales dans le développement de l’identité professionnelle des adolescent·es. La première comprend des choix à l’essai entre 11 et 17 ans, selon des intérêts, des compétences et des valeurs. La seconde relève de choix réalistes, et est composée de trois phases : la recherche d’information (phase d’exploration), la hiérarchisation des éléments (phase de cristallisation) et le choix d’une option (phase de spécification). Marcia (1980) quant à elle a défini deux processus centraux : l’exploration et l’engagement. Ainsi, « la réalisation de l’identité vocationnelle et professionnelle correspond à un engagement personnel important dans des valeurs et buts professionnels suite à l’exploration de soi et du monde du travail » (Lannegrand-Willems, 2012, p. 316).

34Les théories développementales, avec notamment celle développée par Super (1980) la life-span (stades et tâches développementales) lifespace (rôles sociaux qui sont attribués à un individu durant sa vie et qu’il s’attribue lui-même) theory, ont conceptualisé l’interaction entre l’individu et l’environnement en tenant compte des « rôles » et des « étapes » de vie. Pour ces approches, les préférences vocationnelles, les compétences, les situations de vie et de travail, ainsi que les concepts de soi évoluent dans le temps (Szymanski et al., 2005). Les étapes de vie constituent des maxicycles caractérisés par des séquences (croissance, exploration, établissement, maintenance et déclin) alors que les minicycles prennent place dans les transitions entre ces étapes, lorsque l’individu expérimente un changement de vie ou une crise.

35Pour Gottfredson (1996), l’identité vocationnelle se construit en fonction de trois variables : le sexe, la nationalité et la classe sociale. Elle postule en effet que les choix de carrière ont pour but de réaliser un soi social issu des représentations des professions. Le processus consiste en la constitution d’une carte cognitive des professions que chaque individu construit à partir des représentations sociales associées à chaque métier, selon le prestige et le genre. La circonscription est le processus par lequel l’individu définit les métiers possibles et/ou acceptables, et le compromis permet de renoncer à certaines options selon leur accessibilité.

36Selon la Cognitive information processing theory (CIP) (Gati & Asher, 2001 ; Sampson et al., 2000), la résolution de cette problématique implique un ensemble de processus permettant l’identification d’une option parmi un ensemble d’alternatives possibles. Le processus de choix s’effectue, pour les auteurs de cette approche, selon cinq étapes successives : étape 1 : Définition du problème ; étape 2 : Compréhension des causes ; étape 3 : Formulation d’alternatives plausibles ; étape 4 : Hiérarchisation des alternatives et identification du premier choix ; étape 5 : Mise en œuvre de la solution et évaluation des conséquences.

37Lorsque l’individu ne parvient pas à choisir, on parle d’indécision vocationnelle (Strohmer et al., 1984). Il s’agit d’une approche multifactorielle de l’indécision, notamment développée par Gati et al. (1996). Ainsi, cette indécision peut « faire partie d’une phase de développement vers la prise de décision, mais elle peut aussi être chronique et empêcher la formation de choix » (Lannegrand-Willems, 2012, p. 322).

38Actuellement, il est important d’adopter une approche holistique qui intègre l’ensemble des éléments mentionnés par ces différents courants théoriques dans le processus d’orientation et de choix de carrière.

Particularités du développement de l’identité vocationnelle chez l’individu en situation de handicap visuel

39Nous avons décrit précédemment l’importance du rôle des intérêts dans le développement de l’identité vocationnelle. Le manque de participation sociale et d’expérimentations des enfants en situation de handicap visuel, en partie dû au handicap et en partie dû à la surprotection parentale, implique parfois des jeunes qui n’ont que peu ou pas d’intérêt, un sentiment de compétence faible ainsi que très peu d’attentes (Lent et al., 2013 ; Szymanski & Parker, 2010). Ils ont globalement moins d’intérêts, et ces derniers sont moins variés, ainsi qu’un cercle social plus restreint (Griffon, 1997 ; Wolffe, 2021), alors que les relations sociales sont une clé importante dans les processus de transition école travail chez les jeunes (Masdonati & Fournier, 2015).

40Dans le processus de construction du projet professionnel, la recherche d’information est une étape clé qui est cependant très complexe pour les jeunes en situation de handicap visuel dans ce monde ultra-digitalisé où la plupart des informations existent sous forme numérique. La plupart du temps, celles-ci sont très peu accessibles, au sens universel du terme, tel que défini par Roque et al., comme « le caractère d’un produit, procédé, service, environnement ou de l’information qui, dans un but d’équité et dans une approche inclusive, permet à toute personne de réaliser des activités de façon autonome et d’obtenir des résultats équivalents » (Roque et al., 2011, p. 12). Afin de hiérarchiser ensuite les options des voies souhaitées, les jeunes déficient·es visuel·les doivent évaluer leurs limitations fonctionnelles et vérifier l’adéquation entre leurs possibilités avec ou sans moyens auxiliaires et le cahier des charges des métiers. En plus de ces difficultés liées au handicap, s’ajoutent les problématiques liées au contexte de nos sociétés occidentales : « il y a à la fois la large palette des choix possibles dans les mondes démocratiques, mais aussi l’injonction à choisir » (LannegrandWillems, 2012, p. 321), ainsi que celle de l’AI qui ne laisse pas ou peu de marge de manœuvre. Les adolescent·es en situation de handicap en Suisse doivent en effet déposer leur projet professionnel à l’AI, lors de la dernière année de secondaire I, vers 15 ans, s’ils·elles souhaitent bénéficier des prises en charge financière des coûts supplémentaires liés à l’atteinte à la santé. Les subventions pour la formation professionnelle initiale ne sont accordées qu’une seule fois. Le choix de carrière prend alors une dimension particulièrement importante pour les jeunes déficient·es visuel·les : ils·elles ne pourront pas, s’ils·elles se rendent compte qu’ils·elles se sont trompé·es de voie, changer de carrière ou de formation. Par ailleurs, lorsque le·la jeune ne parvient pas à se décider ou qu’il·elle n’a pas d’intérêt particulier, l’AI peut lui imposer une voie professionnelle qu’elle estime adaptée. Nous comprenons ainsi l’importance de l’orientation professionnelle auprès de ce public particulièrement vulnérable. Les problèmes associés aux choix de carrière des jeunes en situation de handicap visuel peuvent être de plusieurs ordres : le manque d’intérêt, ou des intérêts restreints, l’absence de promptitude, le déni du handicap.

41Relativement à la CIP, lors de la définition du problème, le·la jeune en situation de handicap visuel doit prendre en compte plusieurs aspects supplémentaires par rapport aux jeunes tout venant tels que les limitations fonctionnelles, le futur taux de rendement, l’évolution du métier, l’autonomie exigée (en termes de déplacements par exemple) et l’ultra-digitalisation. Les jeunes déficient·e·s visuel·le·s peuvent donc faire face à un manque de promptitude lié à ces éléments.

Adaptation au travail, travail adapté et adaptabilité

42La théorie de l’adaptation au travail (Dawis & Lofquist, 1984) postule que l’individu cherche à réaliser et maintenir une bonne correspondance entre sa personne et son milieu professionnel grâce à un processus dynamique d’adaptation, qui peut consister à adapter son environnement (stratégies proactives de job crafting) ou de s’ajuster aux attentes du contexte (BaylSmith & Griffin, 2015 ; Tims et al., 2016). La recherche de la satisfaction réciproque individu-contexte professionnel est réalisée par des ajustements. Lorsque les ajustements demandés sont trop importants, il y a insatisfaction et cela peut conduire à une rupture de la collaboration.

43Les aménagements exigés tant au niveau du poste de travail, du management de la diversité, que des tâches autour du travail d’une personne mal- ou non-voyante sont parfois très importants. L’adaptation au travail devient alors l’enjeu central de la carrière professionnelle. Ces éléments sont pensés en amont de l’orientation professionnelle, lorsque les limitations fonctionnelles sont définies. Il est souvent nécessaire de réaliser beaucoup d’adaptations sur la place de travail. Ces aménagements, tels que les horaires de travail, le remplacement de certaines tâches du cahier des charges, la mise en place de lumière, de loupe, l’utilisation de logiciels informatiques, restreignent parfois fortement la flexibilité. Les formations continues sont également souvent inaccessibles (Johner-Kobi & al., 2015). L’employabilité des personnes en situation de handicap visuel est donc souvent limitée à un apprentissage long sur une seule place de travail.

Accompagnement d’orientation et atteintes visuelles

44Le monde économique actuel est un réel défi pour les personnes en situation de handicap visuel. Le marché est devenu liquide, fragile, en mouvement continu. En outre, l’évolution technologique et les innovations rendent les emplois et les structures des entreprises instables et mobiles. S’adapter en continu, acquérir de nouvelles compétences et faire preuve de flexibilité sont les éléments essentiels pour maintenir son employabilité (Guichard & Huteau, 2017 ; Savickas et al., 2010). Dans ce contexte, nous vivons également un changement de paradigme dans l’orientation professionnelle. Les anciens modèles, basés sur l’adéquation des capacités et des intérêts avec un métier et le développement de l’employabilité qui avaient pour objectif de mettre à disposition du système des actifs performants, ont été remplacés par un modèle de conseil en life design. Ce nouveau modèle a pour but de soutenir les individus à construire des perspectives en tenant compte de tous les aspects de leur vie (Savickas et al., 2010).

45L’évolution du concept de handicap a eu un impact sur les représentations de la personne avec une atteinte à la santé, notamment sur son rapport au travail. Les anciennes conceptions du handicap en termes médicaux impliquaient la présence d’un problème (Garnier & Terriot, 2018) et consistait à vouloir améliorer la personne ou à compenser le handicap par l’acquisition de stratégies compensatoires (Fabian & Pebdani, 2013). Ainsi, historiquement, les personnes malvoyantes étaient orientées vers des métiers classiques d’aveugles, tels que tisserand·es, brodeur·euses, tricoteur·euses, pinceautier·ières, vannier·ières, chandelier·ières, potier·ières, brossier·ières ou accordeur·euses de piano (Griffon, 1995 ; Schreider, 1936).

46L’évolution de la conception du handicap vers la prise en compte de l’environnement a impliqué un changement de paradigme dans le conseil en orientation des personnes en situation de handicap. Ce n’est plus la personne qui doit être changée mais bien son environnement : « These new definitions challenge the idea that persons need to develop the skills and have opportunities to succeed despite their disability and present the perspective that persons can succeed with and because of their disability, if the socialpolitical environment is changed » (Fabian & Pebdani, 2013, p. 359).

47Si l’évaluation psychométrique a été la démarche privilégiée pour identifier les inaptitudes et attribuer une activité professionnelle compatible avec la déficience (Garnier & Terriot, 2018), la compréhension du handicap tel que vécu par la personne atteinte dans sa santé est aujourd’hui déterminante pour soutenir le développement de la carrière professionnelle de l’individu (Beveridge et al., 2002). Ainsi, Galiano et al. (2017) ajoutent : « Les besoins spécifiques de la personne déficiente visuelle en termes de déplacement, d’autonomie, d’apprentissage, de scolarisation, etc., sont des éléments importants à prendre en compte dans un projet d’accompagnement et/ou d’insertion professionnelle. Ce dernier nécessite une évaluation fine des difficultés et des potentialités de la personne déficiente visuelle » (Galiano et al., 2017, p. 3). On peut donc s’attendre à ce que les psychologues conseiller·ères en orientation qui travaillent auprès d’un public mal- et non-voyant aient un bagage de connaissances sur les pathologies relatives. En effet, connaître les implications d’une maladie de Stargardt de type III (maladie oculaire dégénérative pouvant évoluer jusqu’à la cécité), en termes d’évolution de la pathologie, d’impossibilité de passer un permis de conduire, de besoins en moyens auxiliaires informatiques ou encore de la photophobie associée, est important pour soutenir le projet professionnel, travailler sur les limitations fonctionnelles, préparer les stages avec l’aide d’ergothérapeutes pour aménager les postes de travail, etc.

48Le travail des psychologues et conseiller·ères en orientation lors de consultations avec des personnes déficientes visuelles devrait donc porter sur plusieurs aspects essentiels, notamment l’adaptabilité. En Suisse, les contraintes contextuelles spécifiques sont fortes et il s’agit de soutenir le·la jeune d’une part à développer des stratégies compensatoires pour développer son employabilité, et d’autre part à effectuer un effort de projection en tenant compte de l’imprévisibilité de l’évolution de la pathologie et des outils technologiques, tant dans l’aide technique que dans les difficultés liées à l’accessibilité. D’autres aspects doivent également être pris en compte, tels que la promptitude (Sampson et al., 2000) ou l’organisation de stages, afin de permettre la réalisation d’expériences de travail (McDonnall, 2011 ; Wolffe, 1996, 2021) et la confrontation aux limitations fonctionnelles. Les psychologues en orientation devraient également encourager les jeunes à construire un projet dans lequel ils·elles s’impliquent entièrement, pour inciter à développer leur autodétermination. Les conséquences des choix réalisés à 15 ans pour le reste de leur vie sont lourdes, notamment en cas de réorientation ou de rente si l’atteinte à la santé s’aggrave. Finalement, ce travail ne peut s’effectuer qu’en réseau de collaboration entre spécialistes (ergothérapeute basse-vision, spécialiste en informatique spécialisée en déficience visuelle, instructeur·trice en locomotion, ophtalmologue, etc.) et assurances. Il est important de noter que le suivi et les acteur·rices en jeu peuvent varier de manière assez considérable d’un pays à l’autre et que nous discutons ici de la situation en Suisse romande.

49Certains prérequis sont nécessaires pour réaliser ce travail d’orientation. La maîtrise des moyens auxiliaires informatiques et de la locomotion (ou du moins la capacité à organiser des séances pour être mobile) sont deux piliers fondamentaux de toute action de planification et projection. Finalement, les adolescent·es doivent être en mesure de définir leurs limitations fonctionnelles issues de l’atteinte à la vue ainsi que les stratégies compensatoires.

Perspectives et conclusions

50L’organisation actuelle du travail et des parcours professionnels impliquent une très forte mobilisation des compétences adaptatives et sociales de la part des individus. L’identité vocationnelle n’est plus figée : elle évolue au gré des formations continues, des changements de contextes professionnels et de vie personnelle. Le·la jeune déficient·e visuel·le, grâce au modèle inclusif instauré dans les pays occidentaux, suit une scolarité dite « ordinaire » et peut ensuite se former professionnellement. Mais contrairement aux adolescent·es tout venant, les jeunes déficient·es visuel·les subissent des contraintes socioéconomiques, développementales et environnementales qui influencent fortement leur parcours. Au niveau macrosystémique, le contexte législatif, le système de formation et le cadre de l’assurance invalidité en Suisse exercent une forte pression sur les adolescent·es en situation de handicap visuel pour un choix précoce d’une voie professionnalisante unique, où un taux de rendement minimum doit être atteint. Par ailleurs, le marché économique suisse est peu adapté aux travailleur·euses n’ayant que peu ou pas de qualifications.

51Les atteintes visuelles ont également des implications sur différents aspects du développement, tels que la construction identitaire, l’autonomie, l’autodétermination et des compétences sociales. La vue est le sens de l’exploration par excellence et son altération entraîne des difficultés dans l’expérimentation. Le manque de possibilités de déplacement, de rencontres, ou d’activités qui permettent en principe le développement de compétences issues du développement typique de l’expérimentation peut rendre difficile la construction de l’identité vocationnelle.

52Le soutien par l’orientation peut alors combler certaines problématiques liées au handicap visuel : la recherche d’information, le développement d’intérêts, la prise en compte des limitations fonctionnelles, voire la définition de celles-ci si le·la jeune n’en a pas encore pris conscience, l’évaluation des adaptations nécessaires à un futur poste de travail, et le développement l’adaptabilité. Ainsi, il s’agit d’aider le·la jeune à se projeter, même lorsqu’une pathologie dégénérative intervient, à planifier son avenir et donc à anticiper l’évolution de carrière et les futures formations nécessaires au maintien de l’employabilité, à explorer les possibles, physiquement en mettant en place le soutien en locomotion, ou numériquement en mettant à disposition les informations, et en développant le sentiment d’efficacité personnelle.

53L’orientation professionnelle est donc une étape fondamentale pour soutenir les jeunes déficient·es visuel·les à choisir une voie qui prend en compte toutes les contraintes environnementales et personnelles afin qu’ils·elles puissent mener une vie professionnelle épanouissante, au titre de l’égalité des droits.

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URL http://journals.openedition.org/osp/docannexe/image/16028/img-1.png
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References

Bibliographical reference

Aline Leavy, Édouard Gentaz and Jérôme Rossier, “Les enjeux de l’orientation professionnelle des adolescent·es en situation de handicap visuel en Suisse romande”L'orientation scolaire et professionnelle, 51/2 | 2022, 255-283.

Electronic reference

Aline Leavy, Édouard Gentaz and Jérôme Rossier, “Les enjeux de l’orientation professionnelle des adolescent·es en situation de handicap visuel en Suisse romande”L'orientation scolaire et professionnelle [Online], 51/2 | 2022, Online since 01 June 2024, connection on 13 February 2025. URL: http://journals.openedition.org/osp/16028; DOI: https://doi.org/10.4000/osp.16028

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About the authors

Aline Leavy

Doctorante en psychologie. Universités de Lausanne et Genève, Responsable du service d'orientation, Fondation Asile des aveugles, Lausanne
Thèmes de recherche : orientation et transition professionnelles et déficit visuel. aline.leavy@cphv.ch

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Édouard Gentaz

Professeur ordinaire. Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation (FPSE), Université de Genève
Thèmes de recherche : psychologie développementale, développement social et affectif. edouard.gentaz@unige.ch

Jérôme Rossier

Professeur ordinaire Institut de psychologie, Université de Lausanne
Thèmes de recherche : psychologie de l’orientation. Jerome.Rossier@unil.ch

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