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Recours au numérique lors d’interventions d’aide à l’emploi ou d’orientation en groupe : transformation des services et enjeux de justice sociale

Using Digital in a Group Employment or a Group Career Counseling Intervention : Service Transformation and Social Justice Issues
Patricia Dionne, Florence Desrochers, Francis Milot-Lapointe and Gabrielle St-Cyr
p. 63-86

Abstracts

In the pandemic context, many career guidance professionals have been forced to put on hold their face-to-face group activities and opt for group career counseling interventions on digital platforms. However, the precipitate context in which this online group practice emerged may have led to a heterogeneous implementation of these services. To describe these services and online group career counseling practices in employment support organizations in Quebec, data was gathered from responses to a questionnaire survey and discussions within focus groups. Based on an analysis with capabilities approach, the results show that group online group career counseling can be a promising avenue to support the progressive development of digital skills. However, this practice raises central issues to consider in order to promote fair access to guidance and employment services. Some social inequalities do seem to be exacerbated by digital inequalities, including those resulting from limited access to computer resources or low digital literacy.

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Full text

Introduction

  • 1 Dans le contexte étudié, la télépratique groupale est une intervention en counseling de carrière gr (...)

1Le contexte pandémique a eu pour conséquence de multiplier au Québec et au Canada les pertes d’emploi et remises en question liées à la carrière (Tremblay, 2021), exacerbant ainsi le besoin des adultes – jeunes et moins jeunes – de recourir à des services d’orientation ou d’aide à l’emploi. Cette mise en exergue des difficultés d’insertion sociale et professionnelle de certains publics adultes comme les personnes issues de l’immigration, à bas niveau de qualification ou éprouvant des problèmes de santé mentale, a ainsi nourri le débat autour de questions d’inégalités et de justice sociale, déjà vif dans le domaine de l’orientation (Robertson & Picard, 2021). En effet, les liens argués entre inégalités sociales et numériques (Bourgeois & Ntebutse, 2020), de surcroît dans un contexte où de nombreuses activités quotidiennes exigeaient un recours aux technologies numériques, ont soulevé des interrogations sur les apports et les limites des usages du numérique en orientation professionnelle. Le présent article aborde ce questionnement à l’aune de l’approche par les capabilités de Sen (2000, 2009), en interrogeant plus spécifiquement une modalité d’intervention en orientation : la télépratique groupale1.

  • 2 Cette enquête a été financée par le Ministère du Travail de l’emploi et de la Solidarité sociale. L (...)

2Dans les organismes d’aide à l’emploi du Québec, la pandémie a contraint plusieurs personnes professionnelles de l’orientation à suspendre temporairement leurs activités de groupe en présentiel et à opter, dans plusieurs cas, pour des interventions de counseling de carrière groupal sur une plateforme numérique (Milot-Lapointe & Dionne, 2022). Il est possible de croire que, comme dans plusieurs autres sphères professionnelles, cette télépratique a d’abord été fondée sur des usages hétérogènes des ressources numériques disponibles, d’autant que les personnes professionnelles disposaient à priori de peu de ressources scientifiques pour les soutenir dans cette transformation des services de groupe vers le numérique. En effet, si les interventions en télépratique ont été étudiées en psychothérapie (Békés et al., 2022) et dans les services individuels d’orientation ou d’aide à l’emploi (Turcotte & Goyer, 2018), peu de recherches avaient porté jusqu’alors sur la télépratique groupale (Pordelan et al., 2019) dans le domaine de l’orientation scolaire et professionnelle. Une enquête a ainsi été réalisée en 2021 afin de recenser les pratiques d’intervention de groupe en télépratique et leurs retombées dans les organismes d’aide à l’emploi au Québec2.

Une modalité d’intervention émergente

3Malgré le caractère émergent de la télépratique groupale, quelques travaux prépandémiques ont porté sur ses apports et ses limites dans différents domaines de la relation d’aide, y compris celui de l’orientation. L’un des principaux apports documentés réside dans le fait que cette modalité d’intervention facilite l’accès aux services pour les personnes vivant en région éloignée, pour celles ayant des personnes à charge ou pour celles ayant une mobilité réduite (Banbury et al., 2018 ; Kozlowski & Holmes, 2014 ; Pordelan et al., 2019). Plus spécifiquement, la télépratique groupale permettrait d’offrir à la fois un soutien social et un accompagnement à l’appropriation des ressources informationnelles (Dupuis, 2022 ; Felgenhauer et al., 2019 ; Pordelan et al., 2019). Thul-Sigler et Colozzi (2019) soutiennent aussi que la télépratique groupale réduirait l’indécision de carrière et aurait un impact significativement positif sur le développement de carrière, de même que sur certaines de ses dimensions comme la planification de carrière et l’attitude positive au regard de la carrière.

4En ce qui a trait aux limites de la télépratique groupale, les résultats de plusieurs recherches mettent en évidence une attrition importante du nombre de personnes participantes en cours de démarche, tant en orientation (Herman, 2010 ; Thul-Sigler & Colozzi, 2019) que dans des domaines apparentés (Azar et al., 2015). Ce constat laisse envisager un engagement plus faible des personnes participantes dans leur démarche en contexte de télépratique. Il serait plus difficile d’y établir un sentiment de présence et d’écoute que dans les groupes en présence (Herman, 2010). L’écran ferait aussi obstacle au reflet des éléments non verbaux du langage et aux interactions parfois moins directes, plus subtiles, entre les membres du groupe (Rayner et al. 2016). En ce sens, Holmes et Kozlowski (2015) soutiennent que les personnes participantes ressentent moins de sécurité et de connexions émotionnelles dans les interventions groupales réalisées à distance, ce qui peut entraver les auto-dévoilements et la cohésion de groupe. Ce constat ne va toutefois pas dans le même sens que le propos tenu par des personnes participantes à l’étude de Damianakis et al. (2008) : elles auraient a contrario apprécié la connexion créée virtuellement avec le groupe. Parmi les autres limites à la télépratique, plusieurs recherches soulignent aussi l’importance du travail préalable aux rencontres du groupe pour tester le matériel technologique utilisé et pour s’assurer d’une maîtrise dite suffisante des outils mobilisés (Banbury et al., 2018). En cette matière, d’ailleurs, des compétences très limitées avec le numérique ou – à l’autre bout du spectre – nettement supérieures à la moyenne, soulèveraient des enjeux, notamment l’augmentation des risques de violation de la confidentialité : il est de nos jours facile de réaliser une capture d’écran (Richards & Viganó, 2013) et d’enregistrer l’audio ou la vidéo.

5Dans le contexte d’une implantation élargie, voire forcée, de la télépratique groupale, les études rapportées ci-dessus permettent donc peu de voir comment les ressources mises en œuvre dans ce type d’intervention soutiennent réellement l’accès aux services d’orientation et l’atteinte des visées d’orientation ou d’insertion sociale et professionnelle que les personnes participantes ont des raisons de valoriser. Dans le présent article, le choix a ainsi été fait d’analyser les apports et les limites de cette télépratique sous l’angle de l’approche par les capabilités.

Cadre d’analyse : Approche par les capabilités

6Développée dans le domaine de l’économie au cours des années 1980 par Amartya Sen, l’approche par les capabilités (AC) s’inscrit dans une perspective de justice sociale et de développement humain (Robertson & Picard, 2021). Cette perspective théorique considère comme injustes les situations d’inégalité qui perdurent dans le temps alors que des moyens existeraient pour y remédier. Elle est mobilisée dans plusieurs contextes nationaux pour l’analyse de politiques, de dispositifs et de retombées des pratiques d’orientation en termes de justice sociale (Robertson & Picard, 2021) : elle permet aussi d’étudier le non-recours à des dispositifs d’aide à l’orientation (Berthet, 2016 ; Brassard et al., 2022). L’approche par les capabilités nécessite de prendre en considération les ressources disponibles pour les personnes et la liberté réelle pour celles-ci d’accéder à ces ressources. Le fait, par exemple, qu’un organisme implante un dispositif par le biais de la télépratique groupale ne signifie pas pour autant que les personnes à qui il est destiné soient en mesure d’en bénéficier. Des facteurs de conversion – tant individuels que sociaux ou environnementaux – sont nécessaires pour transformer ces ressources potentielles en capabilités, puis en fonctionnements effectifs (Picard et al., 2015). Dans cette perspective, un organisme d’aide à l’emploi qui prêterait le matériel informatique nécessaire à la télépratique pour les populations qui n’en disposent pas constituerait un facteur de conversion positif, alors que la situation contraire pourrait entraver la conversion et l’accès réel aux ressources mises à disposition pour la télépratique groupale. Ces entraves et iniquités dans l’accès réel aux ressources soulèvent des enjeux de justice sociale pour les populations touchées.

  • 3 Comme la méthodologie le précisera, les données recueillies portent sur l’implantation de la télépr (...)

7En outre, au sein de l’AC, la liberté réelle de faire des choix de vie et l’accès réel et équitable aux ressources qui permettent de soutenir ces choix constituent des dimensions centrales. Les capabilités se définissent comme des modes de fonctionnement humain qui sont potentiellement accessibles à une personne et que cette dernière valorise (Sen, 2000). Selon l’AC, les organisations (comme celles d’aide à l’emploi) ont pour mission de travailler avec les personnes et les autres organisations avec lesquelles elles sont en continuité de service pour ouvrir un spectre de possibilités éducatives et professionnelles leur permettant de choisir la vie qu’elles souhaitent (Olympio, 2020). Ces organismes et les modalités d’intervention qui y sont mises en œuvre, ici la télépratique groupale, visent à soutenir les personnes dans la mise en mouvement vers les actions à poser pour concrétiser leur choix, c’est-à-dire leurs fonctionnements (Sen, 2009). Ainsi, les apports et les limites de la télépratique seront analysés au regard 1) des ressources rendues disponibles par les personnes ou organismes qui en sont responsables et 2) des facteurs pouvant soutenir ou entraver la conversion de ces ressources en capabilité à s’orienter ou à s’insérer dans un projet que les personnes participantes valorisent3.

Méthode

Personnes participantes

8Le recrutement des personnes participantes a mobilisé les quatre principaux réseaux québécois d’organisme d’aide à l’emploi offrant des services d’orientation et d’insertion sociale et professionnelle. De mars à mai 2021, les personnes conseillères de ces organismes qui intervenaient en groupe auprès des populations desservies ont reçu une invitation par courriel à participer à la recherche. Elles pouvaient cliquer sur un lien qui les dirigeait vers le formulaire d’explication et de consentement à participer à la recherche. Les critères d’inclusion étaient d’avoir occupé (avant mars 2020) ou d’occuper (entre mars 2020 et mai 2021) un emploi dans le conseil auprès de groupes d’aide à l’emploi dans un organisme du Québec, c’est-à-dire avant ou pendant les restrictions sanitaires imposées par la pandémie. L’expérience d’intervention en télépratique, malgré l’objet de la recherche, n’était pas exigée pour participer à la recherche. Trois relances du même courriel ont été effectuées.

  • 4 Au Québec, aucune donnée administrative n’existe, selon nos recherches, sur le nombre de personnes (...)

9Après avoir librement accepté de participer à la recherche, les personnes conseillères répondaient à des questions descriptives relatives à leur travail et à la mise en œuvre de la télépratique, puis au questionnaire Attitudes toward online therapy questionnaire, dans sa version adaptée en français et transposée à la télépratique groupale (Békés & Aafjes-van Doorn, 2020). À la fin du questionnaire, les personnes volontaires à participer à un groupe de discussion (GD) sur l’implantation ou non de la télépratique groupale au cours de la pandémie étaient invitées à indiquer leurs coordonnées. Ces personnes ont été contactées par courriel par l’équipe de recherche pour identifier des moments opportuns pour les groupes de discussion. Au final, l’échantillon était composé de 149 personnes conseillères intervenant auprès de groupes4, parmi lesquelles 26 ont également participé à des groupes de discussion virtuels (n = 4). Les personnes participantes (n = 149) étaient en majorité des femmes (82 %) nées au Canada (81 %), d’en moyenne 39 ans et seulement 10 % avaient déjà animé des rencontres de groupe en ligne avant la pandémie. Les personnes citées dans la section des résultats (issues des GD) sont des personnes conseillères d’orientation ou en emploi dont l’expérience dans les organismes d’aide à l’emploi varie entre 1 an et près de 20 ans qui – à l’exception d’une personne – intervenaient déjà en groupe en présentiel avant la pandémie. Aucune n’intervenait ou n’avait de formation spécifique à la télépratique groupale avant 2020.

Matériel

10Les groupes de discussion ont été menés à l’aide d’un guide articulé autour de cinq thèmes : 1) la transformation des pratiques d’intervention en groupe depuis mars 2020 ; 2) les populations desservies et leurs enjeux en lien avec la télépratique ; 3) l’expérience avec cette modalité d’intervention ; 4) les avantages et inconvénients associés à celle-ci ainsi que 5) le recours et le non-recours aux services d’orientation et d’aide à l’emploi dans le contexte pandémique.

11L’enquête par sondage a été menée à l’aide d’un questionnaire de 33 questions hébergé sur Lime Survey afin de dresser un portrait de l’implantation des pratiques de télépratique dans les organismes d’aide à l’emploi. Les questions touchaient la programmation offerte aux personnes participantes, les populations desservies, l’expérience et la formation préalables avec la télépratique groupale, et la gestion des situations de crise au cours de l’intervention. Le positionnement des personnes conseillères au regard de la télépratique a également été documenté à l’aide du questionnaire adapté de Békés et Aafjes-van Doorn (2020) contenant 22 items et dont les propriétés psychométriques ont été détaillées dans une publication antérieure (Milot-Lapointe & Dionne, 2022).

Procédure

12Le recours aux groupes de discussion a été retenu, car ceux-ci offraient une possibilité d’échange et de discussion avec les personnes participantes autour de leurs perspectives et des préoccupations plurielles associées à l’objet de recherche (Baribeau, 2010). Cette méthode de collecte présente aussi l’avantage de promouvoir la multivocalité dans le processus de recherche : ont par exemple été réunies dans ces groupes des personnes conseillères ayant mis en œuvre ou non la télépratique groupale et œuvrant auprès de populations parfois différentes (jeunes, adultes éloignés du marché du travail, personnes issues des Premières Nations, personnes judiciarisées, etc.). L’analyse thématique (Paillé & Mucchielli, 2016) des verbatims issus de ces groupes a été réalisée dans le logiciel d’analyse qualitative NVivo 12MC, qui a permis un redécoupage des propos tenus en six grands thèmes : 1) ressources rendues disponibles par la télépratique ou obstacles à l’accès aux ressources ; 2) facteurs de conversion positifs (FC+) ou entravant la conversion (FC-) ; 3) critères de la prise de décision au regard de l’implantation de la télépratique et personnes actrices dans cette prise de décision ; 4) planification de l’intervention et retombées de cette dernière ; 5) expérience des personnes conseillères et 6) intentions de mise en œuvre à la suite de la pandémie. Ce premier découpage a ensuite fait l’objet d’une analyse en mode écriture, où le regard analytique était particulièrement guidé par les concepts de l’AC. Pour contribuer au critère de confirmation (Anadon, 2006), la pertinence de cette analyse a été mise en discussion lors de plusieurs colloques (n = 4) avec des personnes professionnelles de l’orientation œuvrant auprès de groupes.

Résultats

13Les résultats présentés découlent principalement de l’analyse des groupes de discussion. Leur présentation est précédée d’une synthèse des données obtenues dans l’enquête par sondage, à savoir des statistiques descriptives (fréquences) ayant trait à l’implantation de la télépratique.

Une pratique émergente

14Avant la pandémie, il semble que la majorité des services d’intervention en groupe, tant pour l’orientation que l’aide à l’emploi, étaient offerts exclusivement en présentiel : seulement 9,7 % des personnes répondantes avaient déjà fait de la télépratique. Ainsi, lorsque les personnes conseillères utilisaient le numérique dans leur pratique – par exemple, pour transmettre de l’information sur les formations et le travail, ou pour l’administration de tests psychométriques – elles le faisaient essentiellement en présence de leur groupe, au moment de leur intervention groupale. Au cours de la pandémie, 63 % des personnes conseillères ont déclaré dans le sondage qu’elles avaient implanté la télépratique alors que 37 % avaient opté pour d’autres modalités d’intervention (par ex., des rencontres individuelles ou en très petit groupe avec distanciation sociale en présentiel). Sur le plan des modalités techniques, les choix étaient principalement orientés vers des plateformes permettant des interventions synchrones (par ex., Zoom ou Teams), et 26 % des personnes répondantes ont indiqué qu’elles avaient utilisé plusieurs plateformes. Lors des groupes de discussion, l’ensemble des personnes conseillères ont également révélé qu’elles n’avaient jamais suivi de formation à cette modalité d’intervention. Par ailleurs, concernant l’accès réel à la ressource de télépratique groupale, les données du groupe de discussion permettent de dégager que malgré la possibilité de mettre en œuvre cette ressource ou des ressources dites alternatives, certaines personnes ont expérimenté un bris de services. La section qui suit présente des facteurs ayant entravé – chez les bénéficiaires – la conversion de ces ressources en capabilité à s’orienter ou s’insérer socialement ou professionnellement.

Facteurs de conversion : des inégalités numériques exacerbées

  • 5 Les frais de téléphonie cellulaire et d’appel en itinérance sont très élevés au Canada en comparais (...)
  • 6 Dans la présentation des résultats, les extraits de verbatims sont tirés des propos tenus au sein d (...)

15Les personnes qui recourent aux services des organismes d’aide à l’emploi peuvent vivre de la précarité ou de la pauvreté, que ce soit en raison de leur situation de chômage ou de la complexité de leur situation de vie (Michaud et al., 2012). Ce constat est également celui des personnes conseillères interviewées, qui ont soutenu dans les discussions de groupe que les personnes qu’elles avait accompagnées ne disposaient pas toutes de conditions matérielles ou numériques nécessaires à la télépratique (entrave à la conversion). Dans le contexte de l’implantation de la télépratique groupale, le fait de n’avoir eu ni ordinateur ni tablette a freiné l’accès ou la participation optimale de certaines personnes à l’intervention, tout comme l’abonnement à un forfait de données cellulaires plus limité5. À ces obstacles matériels s’ajoutaient également des conditions résidentielles qui n’offraient pas toujours des conditions propices à la communication : « [D]es fois, la connexion [dans un grand centre de services] est très mauvaise ou coupée, on entend de l’écho, ils ne nous entendent pas, on doit limite prendre le téléphone pendant qu’on anime pour rétablir la communication », a affirmé une conseillère6 au cours du GD2. Une autre personne conseillère a décrit les contraintes découlant de la situation familiale :

Dans les obstacles [à la télépratique de groupe], j’avais des mamans monoparentales qui étaient toutes seules dans un [appartement de] trois [pièces] et demie, des fois avec quatre enfants qui avaient besoin de l’ordinateur pour aller à l’école. Des fois, il y avait un ordinateur pour toute la famille. Fallait que maman et les enfants – dans un tout petit logement tassés – arrivent à s’organiser. C’est un gros obstacle ça. (GD1)

16Dans d’autres cas, la confidentialité ne pouvait être assurée en raison du manque d’espace :

En groupe, en présentiel, il y avait des choses qui pouvaient ressortir pour les femmes, au niveau de la violence conjugale, qui là, en pandémie, ç’a été vraiment un obstacle de le faire à distance. Je vais vous donner un exemple d’une de nos participantes : elle n’a pas le droit de parler. Donc, si elle est en groupe, son conjoint est en arrière, il regarde tout […] ce qui se passe et elle n’a pas le droit de parler. (GD1)

17Ces obstacles semblent également avoir soulevé des enjeux d’inégalités de moyens entre les organismes pour compenser ces déficits matériels (FC-). Alors que certains organismes ont pu prêter du matériel informatique pour soutenir des personnes participantes (FC+), d’autres personnes conseillères ont peiné à obtenir la licence d’utilisation de plateformes numériques nécessaires pour réaliser leur travail (FC-). Lors des groupes de discussion, plusieurs personnes conseillères évoquaient le prêt de matériel comme ressource rendue disponible pour les personnes participantes : « on a acheté des ordinateurs et on a fait des prêts d’ordinateurs. Parce qu’on a beaucoup de clientes qui n’ont pas d’accès à l’informatique ou qui, effectivement, ne sont pas à l’aise avec l’informatique » (GD1). À ces interventions concernant le prêt de matériel, d’autres personnes intervenantes dans le groupe s’étonnaient :

  • 7 Contribue financièrement.

En vous écoutant, je pense aussi que le bailleur de fonds…(en tout cas, moi, je vais [le] recommander même à notre directrice générale), il va falloir que le bailleur de fonds mette la main à la poche7 pour fournir l’équipement informatique. (GD3)

« Des éléments de contraintes… Je ne sais pas comment vous avez eu le budget, là, les autres personnes, pour avoir des iPad et des ordinateurs pour les clients. Mais nous, au niveau [du] budget, on était très limités, là. Tu sais, même pour avoir une licence Zoom professionnelle, ça a pris quasiment une grève ». (GD2)

18Cet étonnement a par la suite été expliqué : tous les organismes ayant officiellement le même bailleur de fonds gouvernemental, il était surprenant que toutes les personnes participantes n’aient pas accès aux mêmes ressources en cas de besoin (FC-). Certaines inégalités numériques présentes au préalable semblent ainsi avoir été exacerbées par le recours à la télépratique groupale dans la majorité des organismes d’aide à l’emploi. De même, au-delà de l’accès à des ressources informatiques, le recours régulier à des plateformes permettant des rencontres synchrones de télépratique a soulevé des enjeux de littératie numérique et selon la maîtrise des outils numériques à disposition, il pouvait s’agir d’un facteur de conversion positif ou d’une entrave à la conversion des ressources. Comme le soulignait une personne conseillère « [i]l y a beaucoup de [problèmes de] littératie numérique. Donc, juste avoir un courriel, comment ça fonctionne… Après ça, juste le lien Zoom, ça devient anxiogène, pour la clientèle aussi. Puis il y a eu beaucoup, beaucoup d’anxiété. » (GD3). Une autre personne conseillère qui œuvre auprès de personnes judiciarisées mettait par ailleurs l’accent sur le fait que la télépratique n’était pas possible dans son milieu, car les personnes participantes étaient soumises à une interdiction de la cour d’utiliser Internet.

Une transformation majeure des pratiques

19Pour les personnes conseillères rencontrées, la télépratique groupale a constitué une transformation majeure de leur activité de travail, pour laquelle elles avaient été peu formées (tant en formation initiale que continue). Ainsi, la situation pandémique a « forcé » une implantation qui venait déstabiliser leurs interventions en groupe. L’informatique occupant une place centrale dans le travail d’intervention en télépratique, cela a pu ébranler le rapport à l’activité de travail.

Tu sais, j’ai été engagé comme conseiller en emploi pour aider des gens à se trouver un emploi, pas pour donner des cours [d’]informatique. Et là, je me retrouvais à donner des cours [d’]informatique, donc, tu sais, c’était pas dans la description de tâches, à la base. Ce n’est pas un problème, là, mais là, on s’est adapté à cette réalité-là. Donc, ça pouvait être facilitant, ou un obstacle, dépendamment (sic) des capacités de l’intervenant. (GD2)

20Pour certaines personnes qui avaient de l’expérience avec des plateformes numériques (par ex., dans leurs loisirs), cette transformation s’est réalisée sans heurts :

Moi, je suis très geek. Tous mes loisirs, j’avais déjà de l’expérience sur Zoom. Pas en tant qu’intervenante, mais en tant que personne qui utilise la technologie, puis qui a des passe-temps : j’aime les jeux vidéo, j’aime les jeux de société, tout ça. J’ai comme transféré ce que j’avais développé dans mes loisirs dans ma pratique. (GD1)

21Pour d’autres personnes conseillères qui se disaient moins à l’aise avec les plateformes utilisées pour la télépratique, ce changement de modalité a nécessité des apprentissages dans une forme d’urgence. Cette pression à apprendre – quoique potentiellement déstabilisante – a été jugée a posteriori comme une source de développement de compétences par plusieurs personnes conseillères :

  • 8 Que je me mette en action.

« Zéro formation. Quand la pandémie est arrivée, Teams a fait son apparition, Zoom. Il y a fallu que je me déniaise8 vite, vite, vite. J’avais plein de collègues puis de participants qui étaient ravis de m’aider. Ça a donné lieu à de belles choses, des beaux échanges. Je fais encore des drôles d’affaires, surtout supprimer ou des trucs comme ça, mais j’ai développé des compétences que je n’aurais jamais développées s’il n’y avait pas eu cette pandémie-là. » (GD3)

22L’extrait qui précède laisse deviner aussi que les apprentissages liés à la télépratique groupale ont pu passer entre autres par l’aide des personnes participantes. Ces dernières ont pu mobiliser, au service du groupe et des personnes conseillères, des compétences en informatique. En ce sens, dans la perspective du modèle sociodynamique de la carrière de Spangar (2021) ce sont les ressources conjointes – de l’ensemble des membres du groupe – qui sont mises au service du processus d’orientation ou d’aide à l’emploi (FC+). Cette transformation des pratiques a donc été source de développement de compétences numériques partagées :

Ça a été l’opportunité de développer des nouvelles compétences numériques […] Des intervenantes et la clientèle qui n’étaient pas habituées du tout à utiliser un Zoom, un Teams de ce monde et qui ont dû apprendre, s’ajuster, partager un écran et tout ça. Même si ça été très difficile, ça a été une opportunité pour eux de toucher à ça, toucher à quelque chose de nouveau, d’intéressant et de pertinent. (GD3)

23Néanmoins, cet engagement plus grand au regard du soutien dans l’usage des outils informatiques est nuancé par un engagement interpersonnel jugé par plusieurs personnes conseillères comme plus faible en ligne qu’en présentiel. Certains moments de soutien informels – par exemple lors des pauses ou des repas partagés entre les personnes participantes – n’ont pu être exploités (FC-).

Je trouve que ce que les personnes perdent quand elles ne sont pas en présentiel, c’est les liens informels. Beaucoup de liens, un moment donné, elles se connaissaient beaucoup, de plus en plus entre elles. Tu sais, c’est sûr que nous, les intervenantes, on les connaît bien, mais développer une complicité entre elles en dînant ensemble et tout ça. Donc, tout ce qui est des liens informels, bien ça c’est moins évident avec, à distance. (GD4)

24Les interactions étaient également parfois entravées, pendant l’intervention en ligne, par la difficulté d’avoir accès au visuel ou au non-verbal des personnes participantes (FC-). Les personnes conseillères ont évoqué en groupe des complications liées à l’usage de la caméra : Les caméras fermées aussi, donc, moins d’engagement. Moi, quand j’anime, je suis toujours en train de dire : « Bon, je vais vous demander d’ouvrir votre caméra ! ouvrez votre caméra ! Sophie, ta caméra… ». Tu sais, bon ! C’est comme ça. Donc moins d’entraide, moins d’aide par les pairs. (GD1) il se dessine aussi une difficulté à utiliser des éléments de la communication non verbale comme ressource dans l’intervention à distance : La fluidité dans les échanges est plus difficile. Quand la connexion internet est un peu plus lente, le message se rend plus tard, puis là, il répond à distance, puis là, ça coupe […] l’énergie, la dynamique du groupe. Ce qu’on ne vit pas sur place. La cohésion est un peu plus difficile à aller chercher. […] Autant, en groupe, on se permettait de reprendre des choses : une réaction, un sourcil dans les airs, tout le non-verbal ou même le verbal… Des fois, en virtuel, c’est beaucoup moins facile de faire ces interventions-là. (GD3)

25Pour pallier ces difficultés à créer une plus grande proximité entre les membres ou à maîtriser les outils informatiques, plusieurs personnes conseillères ont diminué la taille de leur groupe (en passant, par exemple, de 10 à 6 membres par groupe). Elles ont confié également qu’elles avaient mis en place des normes explicites concernant la confidentialité pour s’assurer, sur le plan éthique, que les personnes puissent participer sans crainte que leurs propos ne soient entendus ou repartagés à des tiers non participants. À cet égard, un conseiller soulignait l’importance d’être mieux formé et de bénéficier de temps pour mieux former les personnes participantes aux enjeux de la télépratique :

[…] souvent, faute de connaissance, bien parfois, il y a des bris de sécurité, de confidentialité. Je crois que si on renforce, qu’on se donne un protocole de sécurité au niveau du clavardage, au niveau… je sais pas, de tout ce qu’on utilise, ça va beaucoup aider parce que des fois, c’est un commentaire qui passait dans le clavardage, mais qui n’a rien à voir avec les groupes. Bon, parfois, ça pouvait déstabiliser ceux qui le lisaient, malheureusement. (GD2)

26Néanmoins, malgré l’intention de créer une plus grande proximité avec les personnes participantes, plusieurs personnes conseillères ont constaté que certains sujets plus sensibles, comme les émotions associées aux anciens emplois ou à une situation de vie plus difficile, étaient moins discutés dans le contexte de télépratique groupale qu’en présentiel. Bien qu’une dynamique de collaboration s’installait entre les membres, certains thèmes n’auraient été que peu ou pas abordés, comme le soulignait cette personne conseillère :

Je réalise qu’il y avait une dynamique de groupe qui s’installait clairement, ok ? on retrouvait pas mal le même genre de dynamique de groupe, d’entraide puis de groupe de soutien, puis de partage. Par contre, dans les derniers groupes [en présentiel], ça arrivait assez régulièrement qu’il y avait certaines activités où des gens allaient s’exprimer au point de pleurer… Quand on parle d’émotions, dans les groupes virtuels, ce n’est jamais arrivé. (GD2)

27Dans le même sens, la large majorité des personnes conseillères ont indiqué qu’elles avaient diminué les heures d’intervention synchrone. Plusieurs d’entre elles avaient concentré leur intervention sur des dimensions jugées plus techniques ou informationnelles des processus d’orientation ou d’aide à l’emploi. Certains moments prévus pour le partage de l’expérience affective associée à la situation de chômage avaient été coupés de la planification. En ce sens, la transmission et l’apprentissage progressif d’instruments conceptuels soutenant la maîtrise des émotions, qui caractérisent certaines des interventions de groupe en présentiel (Dionne et al. 2017), semblent avoir été limités.

Une pratique qui facilite la conciliation avec les autres sphères de vie et qui permet de nouvelles formes de travail collaboratif

28Parmi les avantages les plus souvent évoqués dans les groupes de discussion se trouvait le fait que la télépratique groupale avait facilité la conciliation des exigences des différentes sphères de vie (FC+). Tant les personnes participantes qu’intervenantes n’avaient plus à se déplacer et gagnaient un temps jugé précieux. Cela permettait aussi de regrouper des personnes de lieux différents et de faciliter l’accès aux services (FC+) :

  • 9 L’hiver, au Québec, la température froide est un motif d’absence souvent invoqué dans les organisme (...)
  • 10 Se connectent.

Ceux qui ont des problèmes de transport, qui habitent super loin du centre-ville, ils ne viennent pas parce qu’il pleut, parce qu’il neige, parce qu’il fait -72o [rires]9, parce que tu sais… « parce que », « parce que », « parce que » ! Bien, eux autres, ils se loguent10, ils sont bien contents. (GD1)

29Dans certaines régions plus éloignées où le transport en commun ne desservait pas toutes les municipalités, le fait que les rencontres de groupe aient été accessibles en ligne pouvait faire en sorte qu’il était plus facile d’y assister. Pour plusieurs personnes participantes et intervenantes, notamment celles qui avaient des enfants à charge, la diminution du temps de transport a permis de composer avec les exigences d’autres sphères de vie :

Tu sais je vois beaucoup d’avantages au télétravail ou à la télépratique. Moi ce que je réalise, c’est la qualité de vie que ça donne, en ayant des jeunes enfants, le temps de voyagement le matin, pour les préparer pour la garderie, on est tellement moins à la course, c’est tellement plus agréable. Puis, d’un autre côté, c’est pas pareil comme être en présentiel, puis être en contact direct avec les clients. Fait que c’est sûr que pour moi peut-être qu’en effet, une formule hybride où il y a un peu des deux, ça serait l’idéal. (GD2)

30Les personnes conseillères ont soulevé des idées sur la forme que pourrait prendre une formule hybride (présentiel et virtuel) après la période pandémique. Elles envisageaient la réalisation de capsules informationnelles pour un usage asynchrone qui pourraient être utilisées auprès de plusieurs groupes et limiteraient le temps consacré aux explications conceptuelles lors des interventions directes. Par ailleurs, cette facilité à se connecter et la flexibilité des horaires semblent également avoir amélioré l’accès à des personnes ressources externes (éducation, santé, ou autres), qui n’avaient plus besoin de se déplacer pour venir rencontrer les personnes participantes du groupe :

Avant, on invitait des partenaires à venir parler de leur organisme, de leurs services, tout ça. Puis, c’était compliqué parce que nous autres, notre groupe c’était le vendredi matin, de neuf heures à midi. Là, c’est fantastique, on a eu des invités là, on a eu une dizaine de pleins d’organismes différents qui viennent parler à mon groupe, qui viennent présenter leurs services, qui viennent animer une activité, c’est facile ! Quand toi, ça t’adonne [te convient], on se fait un rendez-vous Zoom, puis c’est fantastique. (GD1)

31Les personnes participantes obtiennent dans ce cas davantage d’informations utiles à leur orientation et à leur ISP (insertion sociale et professionnelle), ou des informations facilitant la conciliation de leurs différentes sphères de vie.

32L’usage des plateformes informatiques aurait aussi accru, selon les personnes conseillères, le recours aux documents collaboratifs au cours de l’intervention. Ainsi, les personnes participantes coconstruisaient leurs réponses dans le cadre des ateliers présentés et voyaient leurs réponses ainsi que celles des autres sur le champ. De même, plusieurs personnes participantes tissaient des liens en dehors du groupe en mobilisant les réseaux sociaux qui leur étaient réservés. Dans le contexte de la télépratique, certains organismes ont davantage utilisé des fonctions de « groupe privé » pour faciliter le maintien de liens virtuels entre les membres :

Comme si là tout d’un coup ça se révélait à nous là, fait que beaucoup, beaucoup d’échanges par Messenger, Facebook, tout ça. Fait qu’on a fait beaucoup de publicité, beaucoup de liens de cette façon-là. Même chose là des « live », des groupes. Fait que la cohésion d’équipe, elle se faisait comme en parallèle, dans un petit groupe privé Facebook qu’on avait créé, admettons, pour le PPE (programme préparatoire à l’emploi de 3 mois). Ils pouvaient s’échanger, ils pouvaient maintenir [le lien]. C’était nouveau, puis là, avec la cohorte en présence, bien ça, on va le maintenir. (GD3)

33Ainsi, dans le contexte de télépratique, les personnes conseillères – dans certains organismes – disent avoir diversifié les espaces virtuels de création de liens entre les personnes participantes. L’un des apports de cette modalité d’intervention virtuelle serait de faciliter la conciliation entre les différentes sphères de vie, conciliation qui peut représenter un défi important pour la population en situation de vulnérabilité.

Discussion

  • 11 Les ententes avec le bailleur de fonds prévoient des heures déterminées pour l’intervention directe (...)

34Le contexte pandémique a répandu, dans plusieurs pays du monde, l’usage du numérique dans les processus d’orientation et d’insertion. Dans le contexte de la télépratique groupale, des travaux laissaient envisager que cette modalité pouvait favoriser l’accès aux services (Kozlowski & Holmes, 2014 ; Pordelan et al., 2019). Notre analyse, à l’aune de l’approche par les capabilités, vient nuancer ce constat : si la télépratique a effectivement permis de maintenir dans plusieurs cas les services d’orientation et d’aide à l’emploi en groupe pendant la pandémie, bénéficier de matériel informatique adéquat ou d’une connexion suffisante s’est révélé difficile pour plusieurs. Dans ce contexte, des inégalités numériques creusent probablement, pour plusieurs personnes participantes aux groupes, des inégalités sociales qui étaient déjà présentes avant la pandémie (Granjon, 2009), ce qui amène à questionner le rôle des organismes publics du domaine de l’orientation dans l’atténuation de ces inégalités. Notre analyse indique que certains organismes ont favorisé l’accès aux interventions à distance en prêtant du matériel informatique à leurs bénéficiaires, ce qui semble avoir été un moyen porteur pour réduire une partie des inégalités numériques. Néanmoins, les inégalités numériques ne se limitent pas à l’accès au matériel : elles impliquent également des occasions inégales de développer des compétences numériques (Bourgeois & Ntebutse, 2020) et de maîtriser les divers usages du numérique dans les sphères de l’éducation ou de l’emploi. À cet égard, certains organismes ont dû offrir – pour favoriser la participation aux interventions groupales à distance – des temps de formation à l’usage des plateformes. Cette formation a aussi été nécessaire pour plusieurs personnes conseillères qui n’étaient jamais intervenues en télépratique groupale. Ce mouvement vers la télépratique et les besoins constatés de développement de compétences liées à l’usage du numérique des personnes participantes ont suscité certains questionnements de métier (Clot, 2017) chez les personnes conseillères du type : « est-ce dans nos fonctions de donner des cours d’informatique ? » ou « Avons-nous les conditions et le financement nécessaire pour le faire dans les ententes de services actuelles avec le bailleur de fonds ? »11. Cette transformation, jugée majeure, de leur activité de travail laisse envisager que des ateliers visant le développement de compétences liées à l’usage du numérique pourraient, selon les besoins, devenir partie intégrante de leur travail ou devoir être réalisés en concomitance avec des tâches plus directement liées à l’orientation ou l’ISP. Elle soulève également des questionnements sur l’intégration du numérique dans la formation initiale des personnes conseillères.

35Par ailleurs, les résultats obtenus montrent que des conditions résidentielles exiguës ou des situations de violence conjugale – en hausse dans le contexte pandémique (Roy & Brodeur, 2022) – peuvent entraver la participation à partir de la maison. Le déplacement sur les lieux de l’organisme d’aide à l’emploi pourrait ainsi soutenir la sécurité psychologique des personnes qui vivent dans ces contextes, sécurité nécessaire à la participation au groupe. Comme le soulignent certaines équipes de recherche (Banbury et al., 2018 ; Richards & Viganó, 2013), il semble essentiel de vérifier, lors d’une rencontre préalable, si les personnes bénéficient de conditions résidentielles et matérielles permettant, sur le plan éthique, d’assurer la confidentialité avant d’implanter la télépratique groupale. Cette rencontre peut également servir à évaluer si les personnes participantes disposent, sur le plan relationnel, de la sécurité psychologique nécessaire à leur prise de parole à domicile. Selon la perspective de l’AC, pour favoriser une mise en œuvre juste socialement de la télépratique, les personnes qui ne disposeraient pas des conditions permettant un accès réel à celle-ci devraient se voir offrir la possibilité de le faire dans les locaux ou avec les équipements de l’organisme.

36Les résultats présentés vont dans le sens de ceux obtenus dans les recherches sur la télépratique groupale dans des domaines apparentés à l’orientation. En effet, la télépratique faciliterait la conciliation entre différentes sphères de vie en réduisant considérablement le temps journalier accordé aux déplacements (Banbury et al., 2018 ; Roy & Brodeur, 2022), tant pour les personnes participantes que pour les personnes conseillères. La réduction du temps de déplacement favoriserait également la mise en réseau des personnes participantes avec d’autres ressources d’aide dans leur milieu, offrant ainsi un espace de réponse aux besoins parfois pluriels des personnes desservies et de leur famille, comme c’est le cas pour les personnes immigrantes (Conseil supérieur de l’éducation, 2021). De même, la télépratique groupale paraît soutenir l’entraide entre les personnes participantes, notamment grâce à l’écriture collaborative dans les documents partagés ou à la simulation de méthodes de recherche d’emploi en ligne. Son usage a visiblement stimulé des apprentissages liés à l’orientation et à l’aide à l’emploi chez les bénéficiaires, mais aussi une meilleure connaissance des règles d’usage des outils numériques chez toutes les personnes membres du groupe, y compris les personnes conseillères. L’utilisation de la visioconférence collaborative peut faciliter l’accès à des personnes ou organisations qui viennent présenter des métiers et professions, mais qui n’exercent pas nécessairement leur emploi dans la ville où est situé l’organisme. En outre, comme nous l’avons écrit ailleurs, dans un contexte de groupe lié à l’orientation (Dionne et al., 2017, p. 14), « l’une des forces de l’intervention en groupe réside dans le fait que chaque adulte peut soutenir et dynamiser l’apprentissage de ses pairs, ce qui peut ouvrir, le cas échéant, sur le développement de ses propres capacités à agir ». Dans certains groupes, des personnes participantes ont mis à profit leur capacité à aider les personnes conseillères à utiliser les plateformes numériques, ce qui a pu constituer un espace de reconnaissance et s’avérer un facteur de conversion positif. En outre, l’implantation de la télépratique semble avoir incité plusieurs personnes conseillères à recourir à de nouvelles modalités de travail, comme le recours à des documents collaboratifs ou la création d’espaces virtuels de soutien et d’échanges entre les membres. Elles ont d’ailleurs exprimé le souhait de remobiliser certaines de ces modalités dans leur pratique, tant en présentiel qu’en virtuel.

37Sur un autre plan, les personnes conseillères et les organismes ont limité le nombre de personnes participantes par groupe pour agir sur l’engagement – jugé plus faible en télépratique dans les travaux de Holmes et Kozlowski (2015). Cette décision semble avoir favorisé la cohésion au cours de l’intervention. Cependant, les personnes rencontrées en groupes de discussion ont perçu un effritement dans la possibilité de créer des liens informels entre les membres lors des moments partagés (pause et repas) en comparaison avec les possibilités qu’offrent les groupes en présentiel. Il en va de même pour le traitement en profondeur des dimensions émotives : comme le soulignent Holmes et Kozlowski (2015), l’intervention à distance peut restreindre le sentiment de connectivité émotive entre les membres. Devant ce constat, certains éléments de programmation comme ceux sur les émotions en lien avec la perte d’emploi ou la situation de chômage prolongée ont été retirés par les personnes conseillères rencontrées, ce qui suscite des interrogations à l’égard de l’impact de ces coupes sur l’aide offerte aux personnes et sur l’atteinte des fonctionnements désirés. D’autres recherches gagneront à poser un regard en profondeur sur les retombées de la télépratique groupale dans le parcours scolaire et professionnel des bénéficiaires.

Conclusion

38Dans une perspective de justice sociale, le rôle des personnes professionnelles de l’orientation est, notamment avec les adultes, de soutenir la capabilité des personnes bénéficiaires de leur intervention à s’intégrer socialement et professionnellement dans un emploi qu’elles valorisent (Picard et al., 2015). Dans cette perspective, l’usage du numérique dans certaines activités de télépratique groupale peut constituer une avenue prometteuse pour soutenir le développement et la maîtrise progressive de compétences liées à l’usage d’outils numériques largement mobilisés dans le monde du travail. Les résultats indiquent par exemple que les personnes conseillères pourraient mettre à profit les compétences développées par certaines personnes participantes : celles-ci pourraient aider leurs pairs à maîtriser des fonctions ou des outils numériques utilisés au cours de l’intervention. De même, selon les personnes rencontrées, l’usage de capsules vidéos pour la transmission d’information pourrait permettre aux personnes de réécouter le contenu transmis en dehors du temps de l’intervention, à plusieurs reprises si elles le souhaitent. Les personnes conseillères pourraient ainsi se concentrer, dans les moments de rencontres en présentiel, sur les enjeux de mise en lien de cette information avec l’histoire de la personne et sur des aspects émotifs, lesquels sont importants dans les processus d’orientation ou d’insertion (Thibauville et al., 2017) et qui ont pu être mis de côté ou négligés dans l’implantation étudiée de la télépratique groupale.

39Il s’avère enfin pertinent de nuancer l’aspect prometteur de cette modalité d’intervention. En mobilisant l’approche par les capabilités, nous avons en effet dégagé des enjeux centraux à considérer pour favoriser un accès juste et réel aux services d’orientation, comme la difficulté d’accès au matériel pour participer aux rencontres de télépratique en raison d’une situation de pauvreté. À l’instar de Bourgeois et Ntebutse (2020), les résultats de cette recherche indiquent que des inégalités numériques exacerbent des inégalités sociales, lesquelles peuvent creuser des écarts, entre autres en rendant moins accessibles des services publics d’orientation ou d’emploi aux populations qui n’ont pas déjà développé des compétences numériques ou qui ne disposent pas d’un accès à du matériel informatique de qualité. Ainsi, en s’appuyant par exemple sur l’ingéniosité déployée par les personnes conseillères ayant participé aux groupes de discussion, les personnes et organisations actrices du domaine de l’orientation sont invitées à mettre en œuvre des facteurs de conversion positifs facilitant activement les possibilités réelles des personnes de transformer les ressources disponibles en capabilités à s’orienter ou à s’insérer de manière durable dans un emploi ou un projet de vie qu’elles ont des raisons de valoriser.

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Notes

1 Dans le contexte étudié, la télépratique groupale est une intervention en counseling de carrière groupal qui se réalise de manière majoritairement synchrone avec un groupe restreint de 4 à 12 personnes. Ces dernières sont accompagnées par des personnes conseillères d’orientation ou conseillères en emploi qui ont des interactions virtuelles directes et participent à des activités structurées autour de thèmes liés à l’emploi ou à l’orientation.

2 Cette enquête a été financée par le Ministère du Travail de l’emploi et de la Solidarité sociale. Les organismes d’aide à l’emploi sont des organismes qui offrent des services publics d’emploi, lesquels sont gratuits pour les bénéficiaires.

3 Comme la méthodologie le précisera, les données recueillies portent sur l’implantation de la télépratique et le travail des personnes conseillères. Nous ne disposons pas des données des bénéficiaires permettant de retracer leurs fonctionnements effectifs.

4 Au Québec, aucune donnée administrative n’existe, selon nos recherches, sur le nombre de personnes conseillères qui interviennent en groupe dans les organismes d’aide à l’emploi. Il est par conséquent impossible d’évaluer de manière rigoureuse la qualité du taux de réponse à cette enquête.

5 Les frais de téléphonie cellulaire et d’appel en itinérance sont très élevés au Canada en comparaison avec ceux d’autres pays de l’OCDE (2016).

6 Dans la présentation des résultats, les extraits de verbatims sont tirés des propos tenus au sein des groupes de discussion, identifiés « GD1 » à « GD4 ».

7 Contribue financièrement.

8 Que je me mette en action.

9 L’hiver, au Québec, la température froide est un motif d’absence souvent invoqué dans les organismes.

10 Se connectent.

11 Les ententes avec le bailleur de fonds prévoient des heures déterminées pour l’intervention directe et indirecte (Gouvernement du Québec, 2022). Le soutien au développement de compétences informatiques n’est pas toujours explicitement inclus dans ces ententes, selon les propos des personnes conseillères.

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References

Bibliographical reference

Patricia Dionne, Florence Desrochers, Francis Milot-Lapointe and Gabrielle St-Cyr, “Recours au numérique lors d’interventions d’aide à l’emploi ou d’orientation en groupe : transformation des services et enjeux de justice sociale”L'orientation scolaire et professionnelle, 52/1 | 2023, 63-86.

Electronic reference

Patricia Dionne, Florence Desrochers, Francis Milot-Lapointe and Gabrielle St-Cyr, “Recours au numérique lors d’interventions d’aide à l’emploi ou d’orientation en groupe : transformation des services et enjeux de justice sociale”L'orientation scolaire et professionnelle [Online], 52/1 | 2023, Online since 01 March 2025, connection on 16 May 2025. URL: http://journals.openedition.org/osp/16989; DOI: https://doi.org/10.4000/osp.16989

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About the authors

Patricia Dionne

Professeure, Université de Sherbrooke, Québec, Canada
Thèmes de recherche : analyse de l’activité, counseling de carrière groupal, orientation éducative et professionnelle d’adultes en situation de pauvreté et de précarité, immigration, projet collectif d’orientation. patricia.dionne@usherbrooke.ca

By this author

Florence Desrochers

Chargée de projet en recherche et analyse, AXTRA Alliance des centres-conseils en emploi, Montréal, Québec, Canada
Thèmes de recherche : alliance de travail, counseling de carrière individuel, détresse psychologique, efficacité des interventions, prise de décision de carrière. Francis.Milot.Lapointe@USherbrooke.ca

Francis Milot-Lapointe

Professeur, Université de Sherbrooke, Québec, Canada
Thèmes de recherche : télépratique, aide à l’emploi, recherche auprès des premiers peuples. fdesrochers@ axtra.ca

Gabrielle St-Cyr

Chargée de projet principale en recherche et analyse, AXTRA Alliance des centres-conseils en emploi, Montréal, Québec, Canada
Thèmes de recherche : télépratique, aide à l’emploi, recherche auprès des premiers peuples. gstcyr@axtra.ca

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