1Les changements technologiques s’adossent constamment aux transformations des organisations, tant dans les pratiques professionnelles que dans leurs structurations (Medzo-M’engone & Bobillier-Chaumon, 2019), parallèlement aux mutations de la société. À titre d’exemple, plusieurs adaptations du travail ont été rendues nécessaires à la suite du contexte de pandémie mondiale (télétravail, digitalisation des procédures, interactions en distanciel…). Toutefois, l’acceptation de ces nouvelles pratiques professionnelles par les membres d’une structure contribue à sa systématisation au cœur des organisations, et en permet l’adoption progressive et généralisée, si tant est que le dispositif en question réponde à un besoin avéré et qu’il ait été conçu selon les spécificités des usages finaux et les exigences de l’activité c’est à dire, une conception anthropocentrée (Dubois & Bobillier-Chaumon, 2009). De même, les différentes pratiques inhérentes à l’orientation professionnelle ne font pas exception. De nouvelles méthodes émergent, dans l’optique d’être toujours en accord avec les objectifs d’orientation escomptés, à l’issue des différentes démarches engagées. Dans le présent contexte, l’accent est mis sur l’une des prestations les plus populaires, à savoir le bilan de compétences. Il serait d’ailleurs difficile de restreindre la conception et le déroulement du bilan de compétences au seul cadre du présent article, tant le sujet est vaste et suggère pléthore de discussions. Toutefois, il est crucial d’en observer le cadre et la pratique, à travers le prisme des technologies immersives, prisme dont les contours seront définis dans les paragraphes suivants.
- 1 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006072050/LEGISCTA000006178201/ #LEGISCT (...)
2Envisager une pratique de l’accompagnement professionnelle – traditionnellement issue de la culture du face à face – sous l’angle de la virtualisation de la relation pourrait paraître fondamentalement antinomique. En effet, les attributs relevant de la communication non verbale, de la gestuelle ou encore de la méthode (parfois singulière) de l’accompagnant·e semblent a priori devenir évanescents, au profit d’une prise en charge immatérielle de l’accompagné·e, face à des doutes concernant ses prérogatives professionnelles en cours de mutation (Bernaud, 2012). Pour autant, la question est-elle aussi tranchée ? Le cœur même du bilan de compétences, tel que formulé par l’article L6313-4 du Code du travail1, est de « permettre à des travailleurs d’analyser leurs compétences professionnelles et personnelles ainsi que leurs aptitudes et leurs motivations afin de définir un projet professionnel et, le cas échéant, un projet de formation ». En prenant en considération les prescriptions telles que formulées par la loi, la notion d’analyse semble cruciale et difficilement contournable. Cependant, comment appréhender cette question liée à « l’analyse », sans en altérer la portée, ni le sens, et envisager que cette dernière soit réalisée par le biais des technologies immersives ? Et, de même, y aurait-il un sens à cette pratique ? Pour un·e bénéficiaire de la prestation, une analyse trop large de son profil ne permet certainement pas une (ré)orientation efficace et pragmatique, en accord avec un marché de l’emploi parfois rude. À l’inverse, une vision trop rigide peut être synonyme de déni des caractéristiques sociobiologiques et/ou psychosociales de la personne et nuire à son orientation professionnelle. Centrer la réflexion sur la portée de l’analyse des compétences et du profil amène donc à mettre en exergue les processus engagés dans l’investigation du parcours des personnes accompagnées, qui permettent justement cette analyse.
3Aussi, au regard des différents points évoqués précédemment, plusieurs thématiques se doivent d’être soulignées dans le cadre du présent article. Au-delà de la seule pratique du bilan de compétences, le véritable intérêt réside dans la compréhension des processus à l’œuvre dans cette pratique d’orientation professionnelle, et de leur transformation grâce aux outils numériques. Autrement dit, dans un cadre où la technologie s’insère et transforme graduellement les pratiques d’orientation, dans quelle mesure ces différents processus peuvent-ils être protéiformes, au service des personnes orientées ? Dans l’optique de répondre à cette problématique, il conviendra également de recontextualiser l’application de ces processus d’analyse à l’œuvre dans le bilan de compétences, au regard de ce qui est demandé et de ce qui est effectivement réalisé, en amont. D'autant que, l’usage de plus en plus constant des nouvelles technologies immersives fait débat, tant leur forme est polymorphe. Entre réalité augmentée, réalité virtuelle ou encore métavers, il y a matière à faire plusieurs confusions là où tous ces termes admettent des définitions bien spécifiques. Un éclairage sera apporté, dans un souci de clarté sémantique. À partir de la réflexion menée, des perspectives encourageant de nouvelles pratiques du bilan de compétences en situation immersive seront présentées et discutées.
4L’uniformisation des pratiques du bilan de compétences fait complètement sens tant les enjeux sont considérables, en particulier pour la personne qui y a recours. En effet, pour les bénéficiaires, cela induit l’établissement d’un rapport de confiance, avant tout. C’est également l’occasion d’amorcer une réflexion rétrospective et introspective, alliée de la réussite du bilan de compétences. La relation d’accompagnement revêt donc une importance capitale. À partir de ce rapport, il est important de pouvoir identifier les différents facteurs révélateurs de l’efficacité – ou non – de la démarche d’orientation. Il y a donc deux dimensions majeures en présence ; premièrement, il est question de la qualité (mais aussi de la nature) de la relation entre le·la professionnel·le qui encadre la démarche d’orientation (l’accompagnant·e) et la personne qui sollicite les conseils (l’accompagné·e).
5Et, deuxièmement, se pose la question du processus et de la finalité de cette relation de conseil, supposée être à la faveur de la personne accompagnée, a priori synonyme d’efficacité du bilan de compétences.
6La pratique du bilan de compétences ne relève pas de méthodes hasardeuses, dépendantes du bon vouloir de la personne qui l’anime. Bien au contraire, elle est encadrée par l’article R6313-4 du Code du Travail, où il y est explicitement fait mention de la structure du bilan, à savoir une phase préliminaire, une phase d’investigation et une phase de conclusion. D’ailleurs, Gaudron et al. (2001, p. 486) définissent le bilan de compétences comme un « outil de gestion prévisionnelle des emplois et des carrières, conçu pour réagir aux changements du monde du travail et préparer aux transitions et un dispositif d’insertion ou de réinsertion professionnelle ». Son but est donc de permettre à un·e utilisateur·trice (c.-à-d., l’accompagné·e), d’atteindre des objectifs préalablement déterminés et de prendre du recul sur son expérience, grâce à un·e conseiller·ère (c.-à-d., l’accompagnant·e), tout en faisant émerger un profil cohérent, en adéquation avec les besoins de l’activité et les aspirations du ou de la bénéficiaire. C’est d’ailleurs grâce à cette architecture que le bilan trouve a priori son efficacité (Bernaud, 2012). Toutefois, à travers ces différentes phases, deux prescriptions peuvent susciter une certaine curiosité : comment « déterminer le format le plus adapté à la situation et au besoin » et permettre à l’accompagné·e « de s’approprier les résultats détaillés de la phase d’investigation » ?
- 2 Au-delà de la seule notion d’interaction, le terme accompagnement implique par nature une large pol (...)
7Si la question du format se pose, c’est effectivement qu’il y a un cadre malléable admettant une multitude de possibilités, qu’il s’agisse de la modalité de l’interaction entre le·la conseiller·ère et son·sa bénéficiaire (présentiel, distanciel), des profils des deux protagonistes, eux-mêmes dépendants de leurs affects respectifs (Gaudron et al., 2001). Le point central de la démarche demeure la nature de la relation d’accompagnement2. Et, de fait, c’est grâce à l’appui de l’accompagnant·e que le sujet parvient à prendre de la distance sur son parcours, qu’il l’aborde sous différents angles et analyse de manière critique ses différentes expériences, et à termes, que le mécanisme de réappropriation des compétences peut s’opérer. Des capacités et des potentialités inhibées ou non explorées peuvent émerger et favoriser une (re)construction de l’image de soi en tant que professionnel·le. L’exercice n’est pas chose aisée, bien évidemment. Bien au contraire, l’entreprise est même périlleuse car de nombreux biais (aussi bien de la part de l’accompagné·e que de l’accompagnant·e) altèrent l’authenticité de l’expérience telle qu’elle a initialement été vécue (Faïta, 2007).
8D’ailleurs, à propos des biais inhérents à l’analyse de l’activité, Clot (2004) rappelle que « l’homme est plein, à chaque minute, de possibilités non réalisées. Or, ces possibilités écartées – qui ne sont pas accessibles directement, ni pour le sujet ni pour son interlocuteur –, n’en continuent pas moins d’agir. […] c’est seulement par des moyens détournés qu’on peut s’y mesurer » (Clot, 2004, p. 7). Au-delà de tout cela, le profil même de l’accompagnant·e influence le déroulement du bilan de compétences, selon que ce.tte dernier·ère soit psychologue, recruteur·euse, coach, etc. Néanmoins, quand bien même la qualité de l’expérience serait dégradée, l’analyse de la situation remémorée par le sujet permet malgré tout une recontextualisation de l’activité et une identification des compétences qui y ont été engagées. La démarche peut aussi s’appuyer sur les référentiels de compétences des postes exercés. L’objectif pour l’accompagné·e reste le même : extraire les bénéfices des situations antérieures du vécu professionnel, tout en cherchant à adopter une posture objective sur son activité subjective. Là encore, il peut y avoir quelque chose d’antinomique dans cette démarche. Et l’exercice est d’autant plus ardu, si on prend en considération les différences interindividuelles de tout un chacun. Mais, c’est justement le rôle de l’accompagnant·e d’instaurer un cadre suffisamment poreux pour admettre des idées malléables en vue de l’orientation, mais suffisamment fermes pour éviter tout débordement, d’où la difficulté de maintenir une relation constamment équilibrée sur la durée.
- 3 Les soft skills sont des compétences dites « douces », renvoyant à des caractéristiques comme la pe (...)
9Toutefois, plusieurs critiques peuvent être faites sur la nature même de cette relation d’accompagnement. En effet, en prenant en considération les phases majeures du bilan de compétences, (c.-à-d., une phase préliminaire, une phase exploratoire et une phase de conclusion), la réflexion du sujet sur son orientation, encadrée par l’accompagnant·e, doit faciliter l’élaboration de projet, directement en lien avec ses compétences. Et, c’est justement la mise en situation et la simulation d’activité qui, à terme, peuvent permettre l’appropriation d’une activité, à l’issue de la relation de conseil. Mais, la situation est plus complexe et il peut être difficile de comprendre les spécificités des enjeux. Par exemple, dans un contexte d’orientation professionnelle où la notion de compétences renvoie sporadiquement à une confusion opaque, soft skills et hard skills3 (Lyu & Liu, 2021) s’imbriquent l’un dans l’autre, dessinant des images évanescentes de profils professionnels illusoires chez des sujets parfois déconnectés du monde du travail, il peut parfois être difficile de s’y retrouver et de se projeter. Qu’il s’agisse de changements et de transitions, ou encore d’insertion et de réinsertion, la dynamique de mouvement, de transformation d’un état initial donné vers une situation finale, un but à atteindre, perdure. Dans cette configuration, il y a donc plusieurs paramètres qui se retrouvent intrinsèquement dépendants du·de la professionnel·le qui conduit la démarche d’orientation.
10Comme exprimé précédemment, le bilan de compétences doit pouvoir mettre en exergue les compétences et autres habilités du sujet accompagné, de telles sorte qu’elles soient mises en valeur, et fassent émerger les potentialités du·de la demandeur·euse afin qu’il ou elle parvienne à se projeter dans une perspective d’orientation qui fait sens pour lui·elle. Une autre question se pose aussi, à savoir celle de la forme que doit avoir cet accompagnement et de ses conséquences sur la relation entre l’accompagnant·e et l’accompagné·e. Dans une forme plus traditionnelle, le bilan de compétences est régulièrement conduit dans un rapport de face à face. D’après Paul (2009), cette situation génère une asymétrie – bon gré mal gré – à la défaveur du sujet accompagné qui se retrouve face à un·e « sachant·e ». Ce contexte induit un risque pernicieux d’injonction de la part de la personne qui conseille, laissant supposer que, du fait de sa posture, elle sache ou croit savoir ce qui est bon et bien pour la personne qui demande à être accompagnée.
11En substance, la question de l’efficacité du bilan de compétences se pose. En effet, présenté de cette manière, le cadre du bilan semblerait apparaître comme un oxymore : un environnement souplement rigide où, même si la loi permet d’envisager une pluralité de possibilités, la prise en charge de l’accompagné·e se verrait potentiellement restreinte par une vision d’un·e accompagnant·e insuffisamment aguerri·e. À partir de là, il convient aussi de questionner ce qui fait réellement l’efficacité du bilan de compétences et d’identifier les rouages majeurs de ce processus d’orientation.
12L’efficacité du bilan de compétences ne réside pas simplement dans la relation d’accompagnement. D’autres objectifs sont à prendre en considération pour vérifier que le processus d’orientation remplit sa fonction correctement. À ce propos, Bernaud (2012, p. 56) précise bien que parler de l’efficacité du bilan de compétences, c’est « constater un effet, c’est observer un changement portant sur un état, un statut, une représentation, l’acquisition d’une compétence, un résultat externe ou une conduite effective » et que « l’examen de l’efficacité se situe à un autre niveau : l’efficacité est ce qui produit l’effet attendu ». En poursuivant le raisonnement en ce sens, on serait parfaitement en droit de se demander ce que l’on peut attendre de manière pragmatique d’un bilan de compétences, et ce, au-delà de la seule refonte des aspirations personnelles et/ou professionnelles. Toujours, d’après Bernaud (2012), ces attentes sont plurielles et peuvent concerner plusieurs aspects (par exemple, marquer une pause dans sa vie professionnelle pour se situer, retrouver du sens à son activité, se remotiver, retrouver un équilibre entre vie privée et vie professionnelle, ou encore, prendre le temps de se réapproprier ses compétences). De même, beaucoup d’interrogations subsistent à propos d’une évaluation objective du bilan de compétences ; en effet, si cette prestation a vocation à produire des effets sur plusieurs aspects de la vie du demandeur ou de la demandeuse, il peut sembler difficile de savoir comment évaluer l’accompagnement de manière cohérente. Néanmoins, quelques études se sont essayées à l’exercice. En règle générale, pour avoir un retour plus précis sur le bilan, une évaluation est faite à trois moments bien définis : avant le bilan, immédiatement après et encore six mois après la fin du bilan (Bernaud, 2012). Dans l’ensemble, les résultats témoignent d’une très grande efficacité du bilan de compétences, qu’il s’agisse des certitudes acquises à l’égard d’un nouveau projet professionnel, des capacités de communication ou encore de l’estime de soi, bien que les retours soient fondés sur des avis déclaratifs subjectifs (Gaudron et al., 2001). À partir de là, on peut affirmer que le bilan de compétences est une démarche d’orientation efficace au service de celles et ceux qui y ont recours, au-delà de l’influence de la personne qui l’encadre. Du point de vue de l’accompagné·e, c’est la possibilité de pouvoir sanctuariser un espace de discussion, qui revêt alors une dimension exutoire, favorisant le mieux-être du sujet (Gaudron et al., 2001 ; Whiston et al., 2017). À titre d’exemple, Thibauville et Castel (2016) démontrent que pendant le déroulement du bilan de compétences, les sujets expriment progressivement plus d’émotions positives. Parallèlement aux objectifs professionnels évoqués précédemment, il peut aussi être question d’évacuer certaines frustrations vécues au travail ou simplement de s’exprimer librement sans crainte du jugement de l’accompagnant·e. De plus, quand bien même le sujet aurait élaboré un projet professionnel antérieur au démarrage du bilan, la perméabilité du cadre permet d’explorer les alternatives envisageables pour réaliser le projet en question. À ce moment, en plus de favoriser la création de nouvelles aspirations (personnelles ou professionnelles), le bilan de compétences permet de se projeter de manière sécuritaire dans un environnement qui pouvait sembler jusque-là incertain (Roques, 2008).
- 4 D’après Gaudron et al. (2001), le bilan de positionnement renvoie à un courant dit « classique » où (...)
13Cependant, à l’issue de l’évaluation des différents objectifs mis en exergue, une interrogation perdure à propos des processus caractéristiques de l’efficacité du bilan de compétences. Ce n’est très certainement pas la relation d’accompagnement qui garantit à elle seule le succès de la démarche d’orientation. Il y a nécessairement un mécanisme qui dépasse le seul cadre du rapport humain. Par exemple, qu’il s’agisse de bilan de positionnement ou encore de bilan d’orientation4, il y a une dynamique relativement similaire, bien que les objectifs finaux ne soient pas tout à fait les mêmes. À ce propos, Roques (2008) démontre que l’efficacité des pratiques d’orientation est davantage liée à l’amorçage d’une dynamique intrapersonnelle, fondée sur le bien être psychologique et la perception de soi. Par exemple, toujours d’après cette étude, le succès d’une démarche de retour à l’emploi s’explique par la prise en considération de variables – comme l’estime de soi, la motivation, la confiance en ses capacités de recherche d’emplois – directement liées à la relation qu’entretient le sujet avec son environnement. En quel cas, le véritable intérêt du bilan de compétences réside plutôt dans sa capacité à stimuler ces variables, indépendamment de la relation entre l’accompagnant·e et l’accompagné·e. Le·la conseiller·ère est alors un vecteur d’émancipation de la relation intra-personnelle, dont l’expertise (parfois chancelante) colore le parcours d’orientation. Néanmoins, l’expertise étant une caractéristique hétérogène, il existe donc inexorablement des disparités au niveau de l’efficacité de la manière dont le bilan de compétences est conduit. Quoiqu’il en soit, il n’est bien évidemment pas question ici de réduire l’importance du, de la conseiller·ère en orientation, bien au contraire, mais d’envisager d’autres pratiques alternatives et complémentaires qui permettent de palier les différences d’expertise, tout en stimulant davantage l’émancipation des accompagné·es.
- 5 Il serait difficile d’énumérer tous les outils utilisables, leur utilisation étant particulièrement (...)
14L’efficacité du bilan de compétences peut également relever des outils utilisés5. Ces derniers participent aussi à l’émancipation du sujet accompagné, en fournissant des données objectivées sur son profil et ses aspirations. Pourrait-on ainsi dire qu’un bilan de compétences réussi implique systématiquement un accompagnement suivant le cadre légal, en faisant passer des tests psychométriques ? Il est évident que non, tant le processus est complexe. Au-delà de la seule relation intrapersonnelle du sujet (c.-à-d., le rapport que l’individu entretient avec lui-même, ses affects, ses besoins et plus généralement ses aspirations), il y a également l’objectif de parvenir à se réinsérer de manière efficace et sereine, dans un environnement professionnel en constante évolution, en occultant autant de biais de jugement que possible. Nous l’avons vu précédemment, l’accompagnant·e et son expertise influencent inévitablement l’accompagné·e, avec le risque que ce.tte dernier·ère ne parvienne pas à s’émanciper pleinement durant le processus d’orientation. Mais, remis dans un cadre plus général, si l’objectif du bilan de compétences se concentre sur le sujet et ses potentialités, quel(s) dispositif(s) permettrai(en)t au mieux de remettre le sujet au cœur de ses prétentions professionnelles ? À l’inverse, comment permettre à un·e conseiller·ère d’exercer pleinement son activité, sans pour autant que son niveau d’expertise n’entrave l’émancipation de son bénéficiaire ?
15Les réalités immersives pourraient avoir la capacité d’atténuer ce risque. En effet, du point de vue de l’accompagné·e, il y a la possibilité de vivre une expérience qui aura une valeur plus subjective, dans un environnement conçu de manière spécifique. En parallèle, pour l’accompagnant·e, c’est la possibilité de recueillir des informations « de terrain » en temps réel, et d’affiner ses capacités d’orientation. C’est d’ailleurs par ce procédé que la relation accompagnant·e / accompagné·e devient un vecteur de développement de l’activité de conseil, en remettant l’expérience de l’accompagné·e au centre de cette activité, malgré la dimension virtuelle. Ainsi, à travers la réflexion suivante, plusieurs objectifs sont à identifier. Tout d’abord, il sera question de mettre des mots – les plus sensés et cohérents possibles – sur ce à quoi renvoient effectivement les réalités immersives, en apportant une attention particulière à la distinction réalité virtuelle / réalité augmentée. Puis, dans cette même dynamique, nous tacherons également d’apporter un éclairage analogue sur le métavers et ses potentialités dans le cadre d’un bilan de compétences. Enfin, il sera présenté, de manière exploratoire, des perspectives réflexives sur ce que révèlent des avatars virtuels sur leurs utilisateur·trices et dans quelle mesure ces derniers peuvent être utilisés efficacement dans un bilan de compétences.
- 6 Les auteurs font référence à Murray (1998). En référence à la sensation d’immersion, elle écrit (d’ (...)
16Le point crucial en ce qui concerne la réalité immersive est de comprendre ce qu’elle engendre au niveau du sujet : elle l’immerge, elle l’enveloppe. Mais alors, dans ce contexte, à quoi renvoie véritablement cette notion d’immersion et pourquoi envisager son utilisation dans le cadre d’un accompagnement professionnel ? La question fait débat (Gorisse et al., 2018). Faut-il aborder la notion d’immersion à travers le dispositif lui-même (c.-à-d., la création d’une réalité virtuelle) ? En quel cas, l’immersion renverrait à une caractéristique englobante proposant des sensations exclusives avec une capacité d’expérimentation et de représentation enrichie. Ou alors, l’immersion doit-elle être envisagée du point de vue de l’utilisateur·trice ? Le concept renvoie à un état psychologique où le sujet se perçoit lui-même dans un environnement générant un flot constant d’informations et de stimuli divers. On pourrait aussi ajouter un troisième niveau. L’immersion peut aussi être abordée du point de vue de l’activité. La question serait alors de savoir en quoi le travail d’orientation transposé dans ce milieu virtuel est réaliste (proche de la réalité) ou réel (la réplication de la réalité) et dans quelle mesure il permet, il favorise, il transforme ou encore il empêche la génération des pratiques professionnelles ? Ces différents points de vue ne semblent pas incompatibles. En effet, le point commun à ces acceptions est en lien avec le fait d’être au sein de quelque chose (d’un espace, d’un environnement, d’une atmosphère ou d’une matière) dans le but de réaliser une tâche, une mission. Plus généralement, l’immersion implique la sensation d’être ou d’avoir la sensation d’être « entouré par quelque chose » (Nilsson et al., 2016)6. Et d’ailleurs, de manière rhétorique, la complémentarité de la réalité physique et de la réalité augmentée, ne serait-ce pas ça, finalement, le facteur qui garantit à une personne d’avoir la sensation de se retrouver dans un environnement différent de celui qu’elle connaît d’ordinaire, en particulier dans un contexte d’orientation professionnelle ?
17Définir la réalité augmentée, ses potentialités et ses usages dans le cadre délimité de cet article s’avère être un exercice complexe et difficile, car le domaine est vaste. Une multitude de travaux sur le sujet souligne son influence voire même son omniprésence dans le quotidien de chacun·e, qu’il s’agisse des interfaces des téléphones mobiles ou encore des méthodes d’apprentissage (Elmeziane & Lecorre, 2021), par exemple. La réalité augmentée est elle-même une superposition d’éléments variés comme des sons, des images, des vidéos ou des objets en 3D, incrustés dans une réalité physique. D’après Anastassova et al. (2007), la réalité augmentée présente plusieurs intérêts d’un point de vue cognitif, sensoriel et proprioceptif :
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Favoriser l’apprentissage par des actions in situ, tout en permettant le développement de connaissances en étant proactif et autonome.
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Explorer des artefacts de manière approfondie dans le détail de leur conception et de leur fonctionnement.
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Faciliter les représentations de concepts et autres situations abstraites parallèlement aux relations d’interdépendance réciproques auxquelles ces représentations sont soumises.
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Manipuler des objets communs et familiers (ou non) et d’en faciliter l’appropriation.
18En revanche, concernant la réalité virtuelle, plusieurs dénominations sont admises. Il est tantôt question de « cyber espace », « monde numérique », « espace digital » ou encore « environnement synthétique ». En somme, cette technologie vise dans l’ensemble à exploiter, à mettre en scène un comportement humain dit « naturel », développé par la pratique et l’expérience, sans que l’utilisateur·trice n’ait eu de formation initiale préalable (Burkhardt, 2003). La réalité virtuelle s’apparente donc à un environnement numérique modulable, reprenant tout ou partie d’usages et autres pratiques de la réalité physique. En outre, elle mobilise des sens tels que l’ouïe ou la vue, et fournit une perception tronquée de ce qu’il est possible de ressentir dans la réalité physique (Briffaut, 2012), sans pour autant dénaturer les effets de l’expérience qui y est vécue. Toutefois, définir ce qu’est la réalité virtuelle ne saurait se suffire à la simple conception d’un espace dématérialisé au profit du numérique. Là encore, la revue de la littérature est abondamment fournie et il serait présomptueux de chercher à en concentrer l’essence dans cet article. Ici, nous soulignons la complémentarité entre réalité augmentée (RA) et réalité virtuelle (RV), avec des finalités immersives, vidéoludiques et pédagogiques. On peut dès lors mieux comprendre l’intérêt de la superposition de ces deux types de réalités (c.-à-d., RV et RA) d’une part, et par extension toutes les possibilités de conception qui sont rendues possibles, d’autre part. À titre d’exemple, pour faciliter des apprentissages professionnels, il devient alors possible de créer des environnements dédiés à une activité professionnelle prédéfinie (par exemple, l’artisanat) et d’ajouter des artefacts en lien avec cette activité (par exemple, des outils de travail). La formation et l’apprentissage peuvent alors être facilités par la possibilité d’interagir avec des outils, mêmes virtuels, le tout dans un environnement immersif, comme par exemple, pour faciliter l’apprentissage de la chimie grâce à une plateforme d’apprentissage virtuelle (Fung et al., 2019).
19Sujet à beaucoup de débat dans le courant de l’année 2021, le métavers s’apparente à une avancée significative vers une intégration accrue des plateformes dématérialisées dans nos habitudes de travail et de communication (Brasseur & Biaz, 2018). Cette transition semble tout à fait plausible, d’autant plus que le développement du métavers s’est accéléré en raison de l’accroissement des interactions sociales à distance, induites par une pandémie persistante (Narin, 2021). Indépendamment des nouvelles opportunités présupposées, il est primordial de mettre en exergue les incidences possibles de ces nouveaux environnements immersifs dans les pratiques professionnelles – l’accompagnement professionnel y compris – qu’il s’agisse d’orientation ou encore de réinsertion (Natkin, 2022). À travers cet article, nous questionnons donc les enjeux de cette virtualisation du rapport accompagnant·e / accompagné·e au sein d’un métavers et ce qu’elle engendre sur les protagonistes impliqué·es, tout en soulignant les principaux leviers d’acceptation des nouvelles technologies au sein des méthodes d’orientation professionnelle. Plus généralement, pour mieux cerner les potentialités du métavers, il importe au préalable de montrer en quoi et pourquoi cette technologie émergente relève d’une technologie de rupture qui nécessite de requestionner le rapport du sujet à l’activité et à l’objet de travail, avant d’explorer le triptyque métavers, accompagnement et orientation.
20Anastassova (2006) a identifié plusieurs caractéristiques spécifiques des technologies émergentes :
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Un caractère novateur, une avancée technologique importante, partiellement réalisée ou en devenir.
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Des usages peu clairs et peu différenciés.
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Plusieurs limites qui en ralentissent l’application massive.
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Une promesse de transformation du contexte économique et social dans lequel elle sera introduite. En somme, ces nouvelles technologies se définissent à la fois par une innovation majeure en rupture avec des usages connus, et des incidences importantes dans l’environnement où elles seront déployées.
21Une autre particularité, soulevée par Loup-Escande et Burkhardt (2019), indique que les attentes vis-à-vis de ces technologies sont souvent au stade « latent », c’est-à-dire qu’elles se caractérisent par leur nature non encore avérée ou imaginée. Qui peut ainsi dire avec certitude ce qu’il attend du métavers dans son travail, à part ce qu’il peut fantasmer de films ou de littérature d’anticipation, ou via des prototypes de laboratoire développés (Gamkrelidze et al., 2020). Aussi, ces technologies émergentes répondent rarement à des besoins clairement exprimés par les utilisateur·trices finaux·ales et sont souvent propagées de manière descendante et verticale par les organisations, sans concertation ni implication des bénéficiaires. Autrement dit, même malgré un potentiel et une utilité manifeste, les nouvelles technologies peuvent parfois faire l’objet d’une réticence exacerbée de la part des utilisateurs et utilisatrices, avec des craintes et autres appréhensions tout à fait compréhensibles.
22Ces technologies ont le statut de dispositif émergent quand elles souscrivent à trois conditions :
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Une rupture effective en matière d’usage : les transferts d’usage et d’apprentissage entre les anciens outils et les nouveaux s’avèrent difficiles, voire impossibles. De nouveaux schèmes d’utilisation sont requis et de nouvelles aptitudes sont exigées pour interagir avec ces technologies, comme savoir utiliser un exosquelette, interagir avec un robot (cobot), partager l’expertise de métier avec une intelligence artificielle, agir dans le métavers.
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La difficulté, voire l’impossibilité pour les usagers de se projeter avec ces environnements, en indiquant clairement les besoins et les services que ces outils devraient dispenser. On est davantage sur des attentes génériques, voire fantasmées que sur des besoins spécifiques liés à l’activité exercée. Par exemple, faire exprimer à des formateur·trices leurs besoins fonctionnels concernant l’agencement de cet environnement immersif pour simuler le geste de métier.
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La difficulté d’anticiper le devenir de l’activité et des compétences dans ces environnements médiatisés particuliers. Ainsi, la chirurgie robotisée assistée par ordinateur conduit à transformer les repères et les gestes de métier, et induit de nouvelles aptitudes professionnelles que les chirurgien·nes ont du mal à expliciter lors de la formation à l’outil (Seppänen et al., 2017). On peut s’attendre à ce même type de difficulté pour le métavers.
23Toutefois, au-delà de la crainte suscitée par le métavers, plusieurs projections sont encourageantes et mériteraient d’être explorées. Le métavers ouvre également des perspectives d’insertion professionnelle, dans le sens où, en fonction de la manière dont il a été conçu, il peut fournir des capacités d’action à des personnes fragilisées et à besoins spécifiques qui en étaient jusque-là privées (par exemple, des personnes en situation de handicap physique, perceptif ou sensori-moteurs qui peuvent davantage se projeter dans ces environnements virtuels, avec des restrictions et des incapacités amoindries). Il est aussi tout à fait envisageable que le métavers en tant qu’espace polymorphe et protéiforme puisse s’illustrer en tant qu’outil de travail au service de la valorisation des compétences, tout en renforçant le lien entre l’accompagnant·e et l’accompagné·e. En somme, ce qui fait la force de cet espace virtuel, c’est le sentiment d’auto-efficacité personnelle (Rondier, 2004) qui peut en résulter, pour toute activité qui vise à développer, produire et s’approprier des compétences jusque-là inexistantes, sous-exploitées ou tout simplement méconnues par le sujet accompagné.
- 7 En référence à l’effet Proteus, qui est le phénomène selon lequel le comportement d’un individu est (...)
24Néanmoins, il n’est pour autant pas question de faire, d’une quelconque manière que ce soit, l’apologie du métavers, en tant qu’Eldorado présupposé à toute forme d’activité d’orientation professionnelle. Nonobstant tout grief pseudo-prémonitoire fataliste ou anxiogène, il convient de dissocier ce qui est plausible et cohérent, source de développement et d’émancipation professionnelle, des facteurs néfastes, délétères pour les utilisateur·trices (accompagnant·es et accompagné·es). En effet, dans un métavers, il est possible de limiter les dérives potentielles des utilisateur·trices, notamment grâce au cadre et plus généralement à l’environnement pour lequel il a été conçu7 (Ratan et al., 2020). En effet, si un métavers est élaboré dans une optique de formation et d’apprentissage, et que les artefacts qui y sont implémentés sont liés à cette même perspective, la propension des utilisateur·trices à adopter des comportements déviants s’en trouve davantage restreinte. Ainsi, il faut donc accorder un crédit au contenu d’un métavers permettant l’accompagnement à toute démarche d’orientation professionnelle.
- 8 Ducheneaut et al. (2009) ont également démontré que, plus un·e utilisateur·trice est jeune, plus l’ (...)
25Le terme « avatar » renvoie initialement au terme hindou avatāra qui signifie « incarnation divine ». Dans le cadre des nouvelles technologies, l’avatar est la manifestation de l’utilisateur·trice au sein d’un espace virtuel. De fait, une photo, une voix, une image voire même une adresse mail peuvent être considérées comme des avatars (Lin & Wang, 2014). Toutefois, l’avatar en tant que tel n’est pas intrinsèquement le garant du transfert d’une relation d’accompagnement (efficiente a priori, efficace a posteriori) réussie mais le moyen par lequel le travail d’orientation et de conseil se développe et se transforme, à la condition que ces avatars soient acceptables d’une part, et acceptés d’autre part. La notion d’acceptabilité (Dubois & Bobillier Chaumon, 2009 ; Sagnier et al., 2019) est étroitement liée au « degré d’intégration et d’appropriation d’un objet », en fonction du contexte (Barcenilla & Bastien, 2009) et facilite l’engagement de l’utilisateur dans son rapport à l’objet en question. L’intégration renvoie au processus par lequel un produit ou un système technique est imbriqué dans un ensemble d’activités qu’il contribue lui-même à modifier. L’appropriation est la manière dont un utilisateur·trice intègre un produit ou système technique dans son quotidien (Turner, 2011) : elle revêt une dimension plus importante lorsque ce produit (ou système) modifie la perception que l’utilisateur·trice se fait de lui·elle-même, et de son activité perceptrice auprès des autres, dans le sens où il n’existe pas de perception sans action concrète de la part du sujet percevant (Lenay & Sebbah, 2001). Ainsi, l’autre, en tant que reflet de l’image de soi, invite le sujet à amorcer une réflexion, un questionnement sur ce qu’il souhaite montrer ou non. Il y a donc une distinction entre l’expression d’un soi réel et d’un soi idéalisé (Duchenaut et al., 2009), dépendante de la perception que le sujet se fait de lui-même8, nourrie par les interactions qu’il entretient avec son environnement.
- 9 Dans ce contexte, le « soi » est associé à la notion de construction identitaire en contexte profes (...)
- 10 Le jeu utilisé pour l’expérience était le jeu massivement multijoueur World of Warcraft.
26La relation d’interdépendance entre le métavers et la manière dont les utilisateur·trices se perçoivent questionne. D’un côté, il y a des utilisateur·trices avec leurs caractéristiques sociobiologiques et psychosociales et d’un autre, un espace numérique vaste en évolution constante. Dans cet environnement aussi abstrait que concret, la perception que l’utilisateur·trice se fait de lui·elle-même est totalement différente, dans la mesure où il y a toute une dimension en lien avec la construction du soi9. De facto, le rapport à soi et aux interactions sociales s’en trouve inexorablement modifié. À défaut de pouvoir inclure une version physique et réelle de soi dans un environnement virtuel, l’utilisateur·trice projette une image présupposée de soi vers un avatar qui devient alors une extension de lui·elle-même, en contact avec d’autres avatars (Bessière et al., 2007 ; Mancini & Sibilla, 2017 ; Sibilla & Mancini, 2018). Nous retrouvons ici une analogie de la conception postulant qu’une interaction est une « influence réciproque que des partenaires exercent par leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » (Goffman & Kihm, 1973, p. 23). Il y a donc bien un jeu d’apparence, où les actions du sujet (et par extension celles de son avatar), sont sensiblement marquées par l’image qu’il cherche à renvoyer. Avec des résultats assez similaires, les chercheuses Mancini et Sibilla (2017) ont, elles aussi, exploré l’influence des avatars sur le comportement des utilisateur·trices à partir d’un célèbre jeu en réseau multijoueur10. Elles démontrent qu’il existe un profil offline et un profil online, qui sont des reflets directs de ce que pensent les utilisateur·trices d’eux·elles-mêmes. Plusieurs aspects d’une identité offline peuvent être projetés sur différents avatar online. Ainsi, un·e utilisateur·trice peut tout à faire créer plusieurs avatars online, chacun reflétant tout ou partie de ce qu’il·elle souhaite montrer à une communauté virtuelle. Outre le fait que l’expérience ait été réalisée dans un jeu vidéo, la problématique est toute aussi analogue concernant le métavers. La question générale concerne le support, l’objet par lequel s’opère une transition identitaire entre deux environnements bien distincts. Ainsi, il pourrait exister une situation analogue où, dans cette perspective de transformation de la réalité – du réel au virtuel – le rapport à l’autre est redéfini, car en amont, la perception de soi n’est plus la même. À titre d’exemple, dans l’activité de conseil en orientation professionnelle, il existe des pratiques (poignée de main, café, éléments de communication non verbale et paraverbale, etc.) qui, adoptées dans le métavers, n’induisent pas nécessairement la même finalité. Ainsi, l’impossibilité pour l’utilisateur·trice de maintenir des pratiques professionnelles, implicitement induites par la transformation de l’activité, remet en cause un aspect du soi professionnel. Il devient alors plus évident de comprendre en quoi un rapport à l’avatar, mal défini ou peu structuré, peut être une entrave à une démarche d’accompagnement réussie. Nous soulignons ici l’importance de l’appropriation des avatars par les protagonistes engagé·es dans le cadre de la relation accompagnant·e / accompagné·e dans tout ce qui a trait à l’orientation professionnelle.
27Au-delà de la question de l’appropriation des avatars, les questions relatives à la relation utilisateur·trice / avatar ne sont pas récentes. Des programmes tels que Second Life (Dionisio et al., 2013) ou encore Roblox (Cheng et al., 2022) posaient un nouveau regard sur ce que pouvait potentiellement être un avatar et ses conséquences sur l’utilisateur·trice. Par exemple, l’étude de Davis et al. (2009) mettait déjà en exergue le caractère inextricable de la relation entre l’avatar et la perception de soi, dans une réalité virtuelle. En effet, il était question du rapport qu’entretiennent les utilisateur·trices à leur avatar et de la qualité du relationnel des utilisateur·trices entre eux·elles. Les chercheurs proposaient un modèle schématique, suggérant que les comportements des individus et la nature de l’environnement virtuel sont interdépendants. Et, à partir de cette relation d’interdépendance, il est possible d’améliorer la qualité et l’expérience du public de plusieurs manières (recenser les différents critères de qualité, obtenir un retour sur l’image de soi, pallier la déception, etc.). Ainsi, s’il est question d’interaction et de perception (des autres et de soi) en réalité virtuelle, la question qui se pose par l’accompagnement en réalité virtuelle engendre une réflexion dualiste : d’une part, l’influence du métavers en tant que nouvel artefact, sur l’accompagnant·e qui voit son activité modifiée, et d’autre part, l’impact de cette mutation relationnelle et identitaire sur la perception que se fait le sujet accompagné dans le cadre de son processus d’orientation. Indépendamment de la simple dynamique relationnelle qui est de fait remise en question, la virtualisation de la relation peut alors tendre vers une stimulation des processus liés à la métacognition (concept initialement issu du champ de la psychologie). Cette dernière renvoie à un processus cognitif activé dans les activités d’apprentissage, et étroitement lié à ce qui a trait à la perception de soi, que cette perception soit critique ou encore réflexive (Doly, 2006). C’est principalement cette dernière dimension qui apparaît comme un levier solide dans un processus d’orientation : une réflexion continue dans un contexte immersif autour de plusieurs thématiques intrapersonnelles (le parcours scolaire et professionnel, les centres d’intérêts, les compétences supposées et avérées, les aspirations antérieures, les motivations, etc.) (Gaudron et al., 2001).
28Les progrès technologiques accompagnent de plus en plus l’activité professionnelle et contribuent à repenser inexorablement les pratiques quelles qu’elles soient. La maîtrise des nouveaux outils numériques s’apparente finalement à l’intégration de nouveaux supports par lequel le travail se développe. Il va sans dire que l’acceptation des nouvelles pratiques et des artefacts novateurs nécessitent un délai d’accommodation et d’appropriation. Néanmoins, apprivoiser ces outils qui sont – à tort – beaucoup trop souvent perçus comme synonyme d’éviction latente de l’humain dans l’activité professionnelle, laisse entrevoir des perspectives favorables à l’égard du travail et de sa réalisation. Dans le cadre de l’orientation professionnelle, c’est la possibilité d’améliorer les méthodes d’accompagnement, en remettant les demandeur·euses au cœur de leur propre expérience, tout en accordant aux conseiller·ères une place de supervision plus précise, au regard de leur mission d’aiguillage du parcours professionnel. Dans cet article, il est notamment question du bilan de compétences et de la relation d’accompagnement qu’elle suppose : un cadre vaste, des méthodes fortement dépendantes du·de la conseiller·ère (bien qu’homogénéisées), et des incertitudes plurielles concernant la viabilité des perspectives professionnelles envisagées. Certes, il ne fait nul doute qu’aujourd’hui, le bilan de compétences est efficace. Mais il convient également de remettre cette efficacité en perspective, en questionnant son devenir par l’utilisation des nouvelles technologies immersives en cours de développement. Par exemple, si l’amélioration de l’estime de soi ou encore des capacités de communications sont des critères d’efficacité du bilan, elles ne sont pas tant intrinsèquement liées à la relation d’accompagnement en elle-même, mais davantage aux différents processus en jeu : la possibilité de s’exprimer dans un cadre sans malveillance, analyser l’influence de certaines expériences sur la vie du sujet, etc. Bref, c’est surtout l’analyse de la relation (introspective et rétrospective) que la personne entretient avec son environnement (professionnel et / ou personnel) qui est au cœur même de ce processus, encadrée par l’expertise relative d’un·e conseiller·ère. C’est donc dans cette dynamique que l’immersion accrue du sujet au cœur de ses propres affects et de ses aspirations apparaît comme un vecteur de performance et d’efficacité supplémentaire dans le cadre du bilan de compétences.
29La dimension immersive proposée par la réalité virtuelle est incontestablement un vecteur d’expériences nouvelles, qu’il s’agisse d’orientation professionnelle ou non. Encore une fois, des modalités d’acceptation et d’appropriation, dépendantes de chaque utilisateur·trice, doivent être considérées, avec tous les enjeux éthiques que cela suppose (Barcenilla & Bastien, 2009). Il peut notamment s’agir de la place du sujet dans la relation de conseil, par exemple. À ce propos, les travaux de Gaudron et al. (2001) mettent en garde contre le fait que le·la bénéficiaire du bilan de compétences peut éprouver certaines réticences à l’idée que certaines informations le·la concernant soient prélevées pour être analysées, en temps réel ou en différé. De même, au-delà de la seule question des données, d’autres paramètres sont à prendre en compte, comme l’utilité perçue ou encore la facilité d’utilisation (Aburbeian et al., 2022). Cependant, les réalités immersives permettent, à ce jour, de formaliser des cadres d’études efficaces et adaptés, en fonction d’objectifs préalablement définis. Par exemple, certaines plateformes ont été créées dans le but d’améliorer l’apprentissage de domaines d’études souvent perçus comme complexes (la chimie, par exemple, Fung et al., 2019). Quoiqu’il en soit, ce qui est important dans ce cas précis n’est pas tant l’objet d’étude en lui-même, mais la possibilité de créer un cadre d’études malléable qui facilite l’apprentissage. En somme, un cadre suffisamment bien défini permet à un·e utilisateur·trice, dans un environnement donné, de pouvoir s’y épanouir en évitant les dérives comportementales (Ratan et al., 2020), et même d’être plus performant·e dans des tâches cognitives (Banakou et al., 2018). Il en est également de même pour les avatars au cœur d’un métavers, dans la mesure où ces artefacts de représentation de soi en réalité immersive contribuent à développer / refaçonner une dimension identitaire.
30La finalité de la démarche n’est certainement pas, à terme, de sacraliser une quelconque forme de toute puissance de l’avatar dans une réalité immersive, mais d’aider des sujets à identifier certaines de leurs caractéristiques au moyen d’un support virtuel. Nous l’avons vu, ce mécanisme est un levier en faveur de l’introspection et peut aider à se projeter vers des perspectives nouvelles, notamment en ce qui concerne la perception de soi. Il est alors plus aisé de se projeter, d’un point de vue de la construction identitaire, à savoir ce qui ressemble ou non au sujet, ce qu’il est possible d’être ou non, etc.
31Une discussion autour de l’utilisation des technologies immersives dans le cadre du bilan de compétences fait sens, du fait des enjeux considérables qui englobent le sujet. Ainsi, de futures recherches en matière de conseil en orientation se doivent d’être articulées en ce sens.