1Dans un monde en plein bouleversement sur les plans économique (montée du chômage, précarité), organisationnel (uberisation, télétravail, etc.), écologique et géopolitique (réchauffement climatique, conflits internationaux) mais aussi sanitaire avec l’arrivée de la Covid-19, la question du contexte d’incertitude grandissant et de ses effets est de plus en plus évoquée dans le champ des carrières (Blustein, 2019 ; Soidet et al., sous presse). Ce contexte incertain complexifie la transition vocationnelle que les jeunes doivent accomplir à travers des choix d’études engageant leur avenir ainsi que les transitions professionnelles de leurs aînés tout au long de la vie. Plusieurs travaux récents issus de la psychologie de l’orientation et des carrières font état de réflexions et documentent cette question. Ils se proposent notamment d’interroger les rapport au travail de la jeune génération (Cazals et al., 2022 ; Masdonati & Sovet, 2020), d’analyser les défis contemporains liés à l’orientation scolaire et professionnelle (CohenScali, 2021 ; Masdonati et al., 2019) ainsi que les problématiques émergentes spécifiques aux nouvelles formes de carrières (Lagabrielle & Croity-Belz, 2022) ; ou encore de mieux saisir « le sens » que revêtent pour les individus du XXI^e siècle les transitions, réorientations, bifurcations professionnelles (Olry-Louis & Arnoux-Nicolas, 2022 ; Olry-Louis et al., 2017) et plus globalement le travail et la vie en général (Bernaud et al., 2019).

2C’est aussi sur ce fond sociétal peu prévisible que se sont inscrites de nombreuses modifications des règles du jeu en matière d’orientation ces cinq dernières années, qu’il s’agisse par exemple des lois de 2018 concernant la formation professionnelle et la liberté de choisir son avenir, de la réforme du baccalauréat en 2018 ou des dispositifs Parcoursup et Monmaster qui l’ont suivie. Ces nouvelles dispositions sont le fruit d’une gouvernance tantôt soucieuse d’ajuster les dispositifs à des évolutions ambiantes, tantôt désireuse d’amorcer de nouvelles conduites individuelles. Celles-ci interagissent avec les systèmes d’orientation en place, au sens où, certes, elles dépendent d’eux mais elles sont aussi susceptibles de les infléchir. Ainsi, tenter de comprendre les comportements et les stratégies des acteurs sociaux en matière d’orientation nécessite de les examiner à la lumière des transformations récentes des règles de circulation régissant la répartition des individus dans les emplois et dans les formations. Cela nécessite aussi de disposer d’un horizon temporel suffisant pour assurer un recul permettant de juger du degré avec lequel des changements d’attitudes ou de comportements se sont effectivement manifestés.

3Les questions de transformations des rapports au travail et des conduites d’orientation sont fréquemment abordées tant dans la presse que dans les rapports experts destinés à éclairer divers décideurs. Aussi stimulantes qu’elles soient, ces questions aux prises avec les évolutions sociétales demeurent toutefois délicates à documenter. Au fond, qu’est-ce qui permet d’affirmer que des changements psychosociaux se sont effectivement opérés ? et quand bien même ceux-ci seraient attestés par des éléments chiffrés établis sur la base de comparaisons rigoureuses, on peut se demander à quoi attribuer ces changements et quelle est leur nature véritable. Par exemple, depuis la crise sanitaire, il nous faut prendre en considération les données alarmantes issues de baromètres de santé pointant une aggravation de l’état mental et des comportements à risque au sein de la jeunesse. Ce faisant, ne court-on pas le risque de procéder à des généralisations trop hâtives, de prendre pour de nouveaux phénomènes ce qui, faute de concept approprié, était jusqu’alors laissé dans l’ombre, ou encore au fait de nommer changement de simples mécanismes d’accélération de processus antérieurement présents à bas bruit ? L’enjeu scientifique devrait alors consister à pister au plus près ces transformations psychosociales supposées, avec la distance temporelle et les précautions méthodologiques qui s’imposent. L’objet de ce numéro thématique est précisément d’interroger les processus et les conduites d’orientation du point de vue de leur possible renouvellement, à la lumière des regards véhiculés sur eux par les médias, les politiques, les principaux acteurs sociaux en présence (les élèves et les étudiants, les familles, les enseignants, les professionnels de l’accompagnement…) et les chercheurs eux-mêmes.

4Cette introduction vise d’abord à rappeler quelques faits marquants permettant de caractériser les évolutions récentes des contextes sociétaux, à travers les nouveaux cadres réglementaires et dispositifs français venus régir les champs du travail et de l’orientation ces cinq dernières années ainsi que les conduites effectives mises en œuvre sous l’effet de ces contextes. Les principaux enjeux scientifiques et sociétaux soulevés par ces évolutions seront ensuite examinés à la lumière d’un renouvellement des concepts et des méthodologies disponibles pour les étudier. Précisément, les moyens mis en œuvre par les études présentées dans ce numéro pour examiner d’éventuelles transformations seront discutés au regard des avancées qu’elles permettent de pointer.

Quelques chiffres et faits contextuels marquants

1.1. Transformation des cadres réglementaires et des dispositifs français d’orientation

L’Orientation et la formation tout au long de la vie au service de la sécurisation des parcours

6Aux enjeux majeurs de sécurisation des parcours par des cadres législatifs, s’est ajouté un défi de taille et imprévu, celui de faire face aux effets, encore non totalement circonscrits, de la crise sanitaire sur le rapport au travail, le sens du travail ainsi que sur la santé des salariés. La généralisation contrainte du travail à distance durant les périodes de confinement a incité après la crise sanitaire, tant certains employeurs que des salariés à développer le télétravail là où avant la crise il était peu ou pas organisé. Motivé par des raisons économiques (limiter le coût des surfaces de travail par exemple) et par une demande de meilleure articulation vie professionnelle-vie hors travail, le travail à distance n’est pas sans soulever des risques potentiels. Ceux-ci engagent une possible désocialisation au travail avec des dysfonctionnements associés des collectifs (altération des espaces informels par exemple), des problèmes de délimitation des frontières travail-hors travail ou encore de surcharge et d’intensification du travail, les temps de trajet domicile-travail étant par exemple utilisés pour travailler (Maillot et al., 2022 ; Pennequin, 2020).

L’orientation dans l’enseignement supérieur, de la réforme du baccalauréat à Parcoursup et à Monmaster

7Destinée à contrer une certaine hiérarchisation des disciplines scolaires et à améliorer l’articulation des parcours entre le lycée et l’enseignement supérieur, dans le cadre d’une politique de continuum Bac-3 / Bac+3, la réforme du baccalauréat a été mise en œuvre dès 2019 et consolidée depuis, notamment en 2021 (Dupont, 2022 ; Mathiot, 2018). Elle a consisté à substituer aux séries générales dites Littéraire (L), Économique et sociale (ES) et Scientifique (S) un système articulant disciplines communes obligatoires et disciplines d’enseignement de spécialité en classes de Première et de Terminale. En outre, le baccalauréat comporte désormais une part de 40 % allouée au contrôle continu, les épreuves terminales comptant pour 60 %. Dans l’esprit des lycéens, son pouvoir symbolique en tant que rite de passage, mais aussi son poids pour leur poursuite d’études se sont estompés, au profit du dispositif Parcoursup, mis en place simultanément pour répartir les lycéens dans les filières de l’enseignement supérieur tout au long de l’année de Terminale, et dont les résultats peuvent être accessibles avant même ceux du baccalauréat (Bodin & Orange, 2019 ; Couto et al., 2021 ; Frouillou et al., 2020). De ce fait, les lycéens sont soumis non seulement à de fortes pressions continues de la part de leurs enseignants et de leur famille pour constituer les meilleurs dossiers Parcoursup possibles, mais aussi à une forme d’« embouteillage logistique » au moment de la programmation des épreuves terminales, qui les prive de temps de révision face à la charge des démarches à accomplir et des dossiers à déposer, ne serait-ce que pour prévoir un logement. Ainsi, pour bon nombre d’entre eux, Parcoursup se révèle désormais plus déterminant que le bac dont l’enjeu se limite essentiellement à la mention obtenue.

8Plus récemment, une nouvelle plateforme dite MonMaster a été proposée en 2023 aux étudiants et aux personnes en reprise d’études pour déposer une demande de candidature unique en Master, suivant un calendrier commun, à l’échelle nationale, au sein des 8 000 parcours de Master proposés par les établissements d’enseignement supérieur publics ou privés. Elle a pris place dans l’espace ouvert par la loi instaurant la sélection en Master mise en application dès la rentrée 2017, laquelle reposait sur deux principes : donner la possibilité aux universités de sélectionner les étudiants à l’entrée en Master et assurer le droit à la poursuite d’études pour les étudiants titulaires d’une licence. L’une de ses conséquences a été de contribuer à produire des positions hiérarchiques différenciées des formations de Master dans l’espace de l’enseignement supérieur (Blanchard et al., 2020).

9Ainsi, dans le domaine de l’enseignement supérieur, la multiplication et la systématisation du recours à des algorithmes semblent avoir modifié profondément et durablement les règles du jeu en matière d’orientation, générant du même coup un accroissement de l’incertitude et une forte anxiété de la part des lycéens, des étudiants et de leurs familles, pour lesquels l’avenir académique est perçu comme déterminant fortement le devenir professionnel (Vignoli, 2023).

10Si tous ces dispositifs réglementaires et technologiques ont pour but de cadrer les procédures d’orientation (Merlin & Théophile, 2023), ils ne les formatent pas pour autant, les acteurs sociaux se chargeant de se les approprier en fonction du sens personnel qu’ils leur attribuent et au moyen des marges de manœuvre qu’ils se donnent. Il en résulte des conduites parfois inattendues auxquelles on a prêté une signification.

1.2. Transformations des conduites individuelles sous l’effet des contextes

11Parmi les nombreuses conduites supposées en évolution depuis quelques années, notamment sous l’effet de contextes mouvants et complexes, nous nous contenterons ici de pointer deux faits emblématiques qui ont fait l’objet d’une forte médiatisation sous les termes de « grande démission » et d’appel à la « désertion ». On se demandera en quoi ces évènements sont annonciateurs de transformations profondes dans les manières individuelles et sociétales d’envisager aujourd’hui l’orientation tout au long de la vie. La question plus large du rapport au travail des jeunes, notamment de ceux constituant la génération « Z » sera ensuite discutée.

12Observée aux États-Unis, « la grande démission » montre à quel point la crise sanitaire et économique a infléchi l’ampleur des réorientations de carrière. Ainsi, en 2021, elle a désigné 38 millions abandons de postes, soit près d’un quart des emplois du territoire. À une moindre échelle, environ deux millions de démissions ont été enregistrées au cours de cette même année en France (Lagouge et al., 2022). Tout se passe comme si, sous l’effet de nouvelles conditions de vie, de travail et de réflexion expérimentées au cours des périodes de confinement imposées par cette crise, les travailleurs avaient souhaité mettre en pause leur activité professionnelle ou la modifier, au risque de mettre en danger leurs conditions sociales de vie. Ainsi peut-on considérer que la pandémie a entraîné des conséquences à valence tantôt négative, tantôt positive pour le développement des carrières des personnes. Mais si la crise sanitaire et économique a particulièrement rendu visible aux yeux des travailleurs la pertinence d’une réorientation de leur carrière, certains n’avaient pas attendu ce moment pour espérer ou opérer un tel changement. Ainsi, entre 2015 et 2019, sous l’effet des aléas professionnels, d’un refus du déclassement ou de conditions professionnelles dégradées, ou encore d’une aspiration à laisser plus de temps à sa vie personnelle, 33 % des salariés français aspiraient à changer de métier et parmi eux, un tiers – majoritairement cadres – ont effectué ce changement dans les quatre ans (Stephanus & Vero, 2022).

13On se souvient également du retentissement médiatique provoqué par le discours des huit étudiants d’AgroParisTech, bientôt suivis par d’autres, invitant leurs condisciples, à l’occasion de leur remise de diplôme en mai 2022, à trouver leurs propres manières de « bifurquer » afin de « déserter des métiers destructeurs » (Figaro étudiant, 2022). Le mot « bifurquer » prenait dans ce contexte un sens particulièrement engagé, consistant en premier lieu à dénoncer la trop grande frilosité des formations de l’enseignement supérieur à l’égard des enjeux environnementaux, et leur responsabilité dans la destruction écologique engendrée par un système économique non viable auxquelles ces formations participent. On peut s’interroger deux ans plus tard sur l’impact de cet appel sur l’engagement et les choix stratégiques des jeunes diplômés et sur la refonte des contenus de formation dispensés dans les écoles d’ingénieurs et, plus largement, dans l’enseignement supérieur. À la question de savoir s’il existe un clivage générationnel entre la jeune génération anxieuse et mobilisée face aux répercussions climatiques de l’essor économique des dernières années et celle de leurs parents, consommateurs sans complexe de cet essor, des réponses nuancées sont apportées (Lardeux, 2023). Elles mettent surtout en avant des attentes de renouvellement exprimées par la société tout entière à l’égard des nouvelles générations et des systèmes de valeurs qui les structurent. Selon Franchon (2023), à l’encontre d’une supposée désaffection des étudiants pour les grandes entreprises, plusieurs enquêtes pointent une relative stabilité de la proportion d’étudiants intégrant une « grande entreprise » en sortie d’études au cours des quatre dernières années. Pour mieux comprendre les comportements et logiques d’engagements ainsi que les choix professionnels des jeunes diplômés, il importerait plutôt de revenir sur leurs origines sociales. Selon ce même auteur, ceux qui se mobilisent ouvertement sur les enjeux écologiques et sont les plus aptes à « bifurquer » sembleraient davantage relever d’une petite bourgeoisie en ascension, tandis que les « héritiers » au sens bourdieusien resteraient attachés au milieu des affaires. L’ensemble de ces données invite donc à rester prudents vis-à-vis de la supposée désertion des étudiants issus des grandes écoles à l’égard des grandes entreprises aux activités destructrices pour l’environnement portée par les discours médiatiques. Celle-ci reste à confirmer sur des temporalités plus longues et sur un ensemble plus large de trajectoires sociales. Quant à l’avancée des réformes mises en place par les établissements d’enseignement, elle reste timide mais semble bien en marche. Par exemple, AgroParisTech a engagé une vaste refonte de ses contenus d’enseignement visant à aborder systématiquement les questions de transition dans chacun des cours dispensés et à reconnaître l’engagement étudiant au sein du cursus. Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur constitue aussi un objectif de l’Université qui devrait être mis en œuvre auprès de tous les étudiants de niveau bac+2, quel que soit leur cursus, entre 2025 et 2027 selon la recommandation du rapport Jouzel (2022).

14Plus généralement, concernant les changements dans le(s) rapport(s) au travail des jeunes, le questionnement, s’il est d’actualité, n’est toutefois pas nouveau. Il était notamment déjà posé par Fraccaroli, en 1994, dans ses travaux visant à examiner si, lors de la transition école-travail, les significations attribuées au travail restaient stables ou si elles se modifiaient. Ces travaux s’inscrivent dans la lignée des travaux précurseurs sur le « meaning of work » (MOW International Research Team, 1987). La notion de « signification du travail » y était déjà définie comme « une notion multiforme et complexe » qui renvoie chez les jeunes, lors de la transition école-emploi, à différents aspects dont « le degré de centralité du travail dans le futur » et « l’importance attribuée à différents aspects du travail » (Fraccaroli, 1994). Ces aspects se retrouvent dans les travaux plus récents qui s’attachent à modéliser et caractériser le rapport au travail par différentes dimensions telles que « les finalités que la personne attribue au travail », « l’importance qu’elle y rattache » et « les valeurs que celle-ci cherche à réaliser en travaillant » (Masdonati & Sovet, 2020). Le Blanc et al. (2021) tout en distinguant la notion de rapport au travail de celles de « sens » et de « signification » du travail, préfèrent utiliser la notion de « rapports au travail » au pluriel afin de mettre davantage en exergue les « différents niveaux de signification de l’objet travail » (p. 134).

15Si les résultats obtenus par Fraccaroli en 1994 ont l’intérêt de montrer une ambivalence entre le changement et la stabilité des significations attribuées au travail par les jeunes en situation de transition, le changement examiné dans cette recherche se situait à un niveau individuel lors de la phase spécifique d’insertion professionnelle. Depuis, d’autres travaux se sont davantage intéressés aux changements des rapports au travail à un niveau interindividuel, ou plutôt intergénérationnel. C’est le cas de travaux récents qui visent d’une part à examiner si le rapport au travail des jeunes de la génération « Z » est différent de celui des générations précédentes et, d’autre part, à rendre compte des facteurs explicatifs de ces différences (Cazals et al., 2022 ; Le Blanc et al., 2021 ; Masdonati & Sovet, 2020). Nés entre le milieu des années 1990 et la fin des années 2000, ces jeunes sont contemporains de transformations sociétales majeures – numériques, environnementales – et d’événements mondiaux marquants. Les récentes études (Schroth, 2019) sur cette tranche générationnelle laissent à penser que ces jeunes, nés dans un contexte spécifique (terrorisme international, crises et catastrophes environnementales, transformations des structures familiales, développement des TIC…), se distingueraient par des caractéristiques qui leur sont propres notamment dans leur rapport au travail (Cazals et al., 2022). Ils manifesteraient un besoin d’autonomie plus marqué, un rapport plus contestataire à l’égard de l’autorité, un sens de l’engagement au travail différent. Ils seraient également plus enclins à s’engager dans une mobilité professionnelle, rechercheraient de la flexibilité et une meilleure articulation vie de travail-vie hors travail, davantage de sens et d’opportunités de développer leurs compétences au travers de leurs différentes missions. Ils seraient aussi plus attirés par des entreprises socialement responsables (Benítez-Márquez et al., 2022 ; Gentina & Delecluse, 2018). Toutefois, si les travaux montrent que cette génération présente des caractéristiques spécifiques dans ses rapport(s) au travail, ils soulignent également qu’il serait réducteur et normatif de considérer que tous les jeunes de la génération « Z » appréhendent et signifient le travail de façon identique.

De nouveaux enjeux scientifiques et sociaux

16Au plan scientifique, chercher à mettre en évidence et à examiner des phénomènes évolutifs n’est pas sans poser de difficultés. Comprendre et documenter de possibles transformations étudiées à l’interface des individus et de la société peut nécessiter de se référer à de nouveaux cadres d’études, spécifiés par des concepts et par des méthodologies propres qu’il importe d’expliciter, de fonder épistémologiquement et d’étayer par des applications dans le champ social. La psychologie de l’orientation a intégré de récentes notions et développé ses cadres théoriques et ses méthodologies pour mieux appréhender les changements dans les conduites d’orientation scolaires et professionnelles des individus et mieux répondre ainsi aux enjeux sociétaux.

2.1. Des concepts récemment adoptés, développés ou importés en psychologie de l’orientation

17Alors que les concepts en émergence en psychologie de l’orientation sont assez nombreux, nous limiterons délibérément notre propos à quatre d’entre eux. Récemment adoptées, développées ou importées dans ce champ, les notions qui nous intéressent ici sont celles de chocs de carrière, de bifurcations, de sens du travail, de carrières durables et éthiques.

18Avec la multiplication de parcours devenus plus complexes et moins lisibles, on a observé ces dernières années un certain renouvellement des modèles de carrière, qui seraient guidés par les valeurs individuelles et une certaine mobilité organisationnelle (Colakoglu, 2011). Ils rendraient notamment compte d’un accroissement des réorientations de carrière volontaires ou contraintes. L’idée de « choc de carrière » suscité par des évènements hors normes et imprévisibles comme la crise de la Covid-19, et conduisant à une réflexion accrue sur la carrière professionnelle a d’ailleurs été avancée (Akkermans et al., 2020). Plusieurs chocs de carrière peuvent être distingués selon qu’ils réfèrent à la personne ou à ses proches (par exemple, la confrontation à une maladie grave), à l’organisation (par exemple, la mise à l’écart d’une promotion anticipée) ou encore au contexte sociétal ou environnemental (par exemple, l’exposition à une catastrophe naturelle). Le cas des chocs de carrière illustre ainsi l’interaction dynamique entre les facteurs contextuels et les facteurs individuels.

19Alors que les travaux sur les périodes de transition ont été surtout centrés sur les personnes et sur l’accompagnement psychologique pouvant leur être prodigué, d’autres approches assez récentes, plus sociologiques, ont accordé une importance particulière aux changements contextuels pouvant affecter les parcours individuels de vie. Cherchant à comprendre et à expliquer a posteriori les réorientations affectant les parcours, elles s’efforcent aussi d’en apprécier les multiples incidences sur les vies humaines.

20Ainsi, l’approche dite du parcours de vie (Life course), d’inspiration anglo-saxonne et ouverte à plusieurs champs des sciences humaines, ainsi que celle centrée sur l’étude des bifurcations, issue de la sociologie française des parcours biographiques, s’attachent toutes deux à « interroger la dynamique contradictoire entre l’action des déterminismes sociaux, familiaux, psychiques et le travail des individus sur leur propre histoire » (Bessin, 2009, p. 14). Elles ont permis de préciser la notion de « bifurcation », définie comme un changement de direction important, parfois brutal, non prévu dans l’orientation initiale de la trajectoire. Cette notion sera ultérieurement reprise en psychologie de l’orientation parallèlement à celle de transition (Olry-Louis et al., 2017). Fortement dépendantes des conditions sociales objectives qui les rendent possibles ou non, les bifurcations se manifestent souvent sous la forme d’opportunités qui viennent révéler à l’individu un champ de possibles jusqu’alors insoupçonné (Bidart, 2006 ; Denave, 2015 ; Négroni, 2005). L’engagement dans un processus de bifurcation dépend alors beaucoup de la valeur subjective et du sens donné aux évènements, érigés parfois en « correcteurs » du parcours de vie, en fonction des sources de satisfaction ou d’insatisfaction éprouvées antérieurement.

21Dans un contexte mondial marqué par des enjeux de durabilité, dans lequel la technologie, l’intensification du travail et les inégalités sur le lieu de travail ont un impact sur les carrières, les modèles classiques et les modalités d’intervention de la psychologie doivent être questionnés quant à leur capacité à contribuer à un monde meilleur (Masdonati & Rossier, 2021). Ainsi, il importerait de favoriser non seulement l’accès à un travail décent et digne, mais aussi le développement de « carrières durables et éthiques ». Pour De Vos et al. (2020), les carrières durables doivent garantir une forme de continuité à travers les changements qui jalonnent les parcours professionnels, en assurant en particulier à toute personne la mise en œuvre de son agentivité, un contexte riche en opportunités qui permette de concilier ses domaines de vie, ainsi qu’une succession temporelle des expériences professionnelles qui soit porteuse de continuité et de sens. Pour cela, les personnes devraient pouvoir bénéficier à la fois d’accompagnements en orientation tout au long de leur vie, de sécurité et de stabilité professionnelles. Les carrières éthiques renvoient quant à elles à l’impact des choix vocationnels individuels sur le bien-être collectif et sociétal, de manière à ce qu’elles assurent des modes d’existence durables pour tous (Guichard, 2018). Du point de vue de l’accompagnement, favoriser le caractère éthique des carrières suggère de faire réfléchir les personnes sur le choix d’activités professionnelles compatibles avec la durabilité de l’environnement et sur les modes d’action sur le contexte qui soient pertinents pour la planète. On notera par exemple que L’Organisation des Nations Unies a mis récemment un guide de « 170 métiers pour un avenir durable », pour lesquels une correspondance a été établie avec les objectifs du développement durable (Projet de Changement de Perception, 2018).

22La question du « sens », appliquée principalement à la vie, au travail, aux études et aux transitions professionnelles, a été importée récemment dans le champ de la psychologie de l’orientation, alors qu’elle relevait plus spécifiquement de la phénoménologie en philosophie, de la psychologie existentielle et de la psychologie positive (Bernaud et al., 2019). Défini par trois facettes distinctes, la signification, au regard des expériences et des valeurs de l’individu, la direction qui renvoie à la finalité et la sensation qui repose sur des aspects sensoriels, le sens ne serait pas donné d’emblée mais devrait être construit par les individus, les collectifs et les organisations (Arnoux-Nicolas, 2019 ; Olry-Louis & Arnoux-Nicolas, 2022). Dans une approche plus systémique, comprendre le sens du travail suppose de le resituer dans la globalité des différentes activités et expériences de l’individu (Almudever et al., 2013). Dans cette perspective, le sens se construit par un processus d’intersignification reposant sur les relations que le sujet établit entre ses différentes expériences vie. Un travail qui a du sens (ou « meaningful work ») serait, selon Morin (2008), celui qui se pratique dans un milieu où règnent justice et équité, qui fournit des occasions d’apprendre et de se développer, qui permet d’être autonome et d’avoir des relations sociales satisfaisantes, qui génère un sentiment d’utilité et fait l’objet d’une reconnaissance. Le sens exercerait un rôle protecteur sur la santé face aux vicissitudes de l’existence et pourrait donc être considéré comme une ressource psychologique pour l’individu potentiellement confronté à des crises professionnelles. Dans ce cadre, le travail peut être compris comme assurant une « fonction de création du sujet » (Malrieu, 2003). Le sens du travail fait aussi l’objet d’approches socio-économiques critiques (Coutrot & Perez, 2022) qui interrogent les divers enjeux des discours sur le sens du travail, sur sa perte, ou encore sur les appels à redonner du sens au travail.

2.2. De nouvelles méthodes ?

23Si, pour appréhender les conduites d’orientation, les méthodes quantitatives ont longtemps été dominantes en psychologie de l’orientation, la complexification des contextes, des phénomènes et des processus observés a amené les chercheurs à avoir davantage recours aux méthodologies mixtes, utilisant ainsi à la fois des méthodes qualitatives et quantitatives. Selon Masdonati et Sovet (2020) « Le recours à des méthodes mixtes peut aider à saisir la complexité de plusieurs problématiques en psychologie de l’orientation, comme celle de la relation entre individu et travail » (p. 161). En évitant de tomber dans l’écueil d’un clivage entre approches quantitatives et qualitatives, les publications récentes montrent que quelles que soient les méthodes utilisées, elles restent au service du chercheur pour répondre à ses objectifs (Corbière & Larivière, 2020 ; Schweizer et al., 2020). Le développement du volet qualitatif permet toutefois d’appréhender plus finement le rapport subjectif des individus à leurs choix et à leur parcours d’orientation. Approcher la subtilité du point de vue des acteurs permet de mieux saisir la variabilité des effets des changements sociétaux sur les individus ainsi que la singularité des parcours. On observe ainsi dans les travaux parus ces dernières années le recours à différentes méthodes de recueil et d’analyse des données qualitatives. Sans chercher à être exhaustives ici, il nous semble intéressant de mentionner que si certains de ces travaux utilisent des méthodologies qualitatives classiques telles que l’analyse thématique, les études de cas (Desrumeaux et al., 2019), l’analyse informatisée du discours (Daverne-Bailly et al., 2023 ; Olry-Louis & Soidet, 2020), d’autres font usage de méthodologies plus récentes dans le champ et peut-être plus heuristiques. Peuvent être citées ici à titre d’exemples, l’analyse consensuelle (Masdonati et al., 2017), l’analyse interprétative phénoménologique dite IPA (Spinoglio & Olry-Louis, 2023), l’analyse en référence à la méthode de l’Investigateur multistade de l’identité sociale dite IMIS (Sahin & Olry-Louis, 2021), l’analyse en référence au modèle Push, Pull, Anti-Push, Anti-Pull dit 2PAP (Soidet & Raussin, 2019), la méthode d’analyse structurale biographique (Olry-Louis, 2019). Dans le même temps, le recueil et l’analyse de données longitudinales s’annonce également prometteur pour étudier certaines transitions dans la durée. Si les études à recueil répété une fois sont à présent bien établies, d’autres tentent de pister l’évolution des processus au moyen d’au moins trois recueils de données tantôt qualitatives (Masdonati et al., 2022), tantôt quantitatives (Pineau, 2023).

Contenu du numéro

24Les articles composant ce numéro fournissent un bon échantillon des questionnements qui précèdent. Couvrant le continuum Bac -3/Bac +3, la transition études-emploi, l’emploi durant la crise du Covid et l’intégration des préoccupations de carrière durable et éthique dans l’emploi, ils tentent chacun à leur manière de mettre en lumière certaines transformations impliquant les questionnements, les choix ou encore les performances des individus au sein de contextes évolutifs.

25Rappelant que les réformes introduites au sein du continuum bac -3/bac +3 – la mise en place de Parcoursup et la réforme du baccalauréat – avaient pour but d’améliorer la cohérence du parcours du jeune entre le lycée et l’enseignement supérieur et de réduire l’échec à l’entrée à l’université, l’article de Faustine Vallet-Giannini et Sophie Morlaix propose d’apprécier quantitativement leur impact sur l’orientation et sur les performances académiques observées. À cette fin, il s’intéresse au choix de spécialités au baccalauréat en considérant leurs liens avec le classement sur Parcoursup et la réussite académique de 1 700 étudiants en fin de première année. Des méthodes corrélationnelles permettent d’établir des liens modérés entre le classement sur Parcoursup et les performances ultérieures, ce qui suggère que loin d’être jouées à l’avance, celles-ci se construisent tout au long de la première année d’enseignement supérieur. Ce résultat encourageant, qui va dans le sens d’une redistribution des cartes, est contrebalancé par la persistance du constat d’une hiérarchie des spécialités au lycée. Si celles à dominante scientifique jouent dorénavant mieux leur rôle en alimentant davantage les filières scientifiques de l’enseignement supérieur, la place jouée par certaines spécialités choisies, comme les mathématiques, dans la prédiction de la réussite des étudiants de L1 ne change guère. Indépendamment du domaine d’études investi, les profils scientifiques au lycée se révèlent les plus performants à l’université. Au-delà de l’interprétation à donner à un tel résultat, l’un des intérêts de cet article est de questionner, à la croisée des stratégies individuelles et des contraintes induites dans le système d’orientation, le poids des spécialités du nouveau baccalauréat.

26Les contributions qui suivent permettent, pour l’une, d’éclairer la transition post-bac vers l’enseignement supérieur et pour l’autre d’appréhender la transition études-emploi.

27Alors que les lycéens se retrouvent affectés par Parcoursup dans des filières d’enseignement supérieur plus ou moins en accord avec leurs choix, la contribution de Caroline Arnoux-Nicolas, Laurence CocandeauBellanger, Charline Cocandeau et Angel Egido part du constat que le taux de réorientation en cours de première année d’enseignement supérieur s’est accru ces dernières années. Loin d’être anodine pour l’étudiant, même dans le cas où elle est choisie, la réorientation intra-universitaire volontaire n’est pas exempte de doute, de questionnement, d’incertitude. Plus qu’un simple changement de filière, c’est une véritable transition qui s’accompagne de différents remaniements, identitaires et de sens. Les données issues d’entretiens semi-directifs menés auprès de dix étudiants français font l’objet d’une double analyse, thématique et lexicale. Celle-ci met en avant la dynamique processuelle qui amène un étudiant à prendre la décision de se réorienter. Le processus de dé-re-construction de sens, loin d’être linéaire, s’opère en mobilisant conjointement la déconstruction et la reconstruction du sens. Ce choix d’analyse des données permet d’illustrer finement les hésitations, les bouleversements émotionnels ou l’ambivalence qui accompagnent le travail subjectif lié à l’imbrication des deux mécanismes. Au niveau des implications pratiques, cet article permet de pointer tout l’intérêt d’un accompagnement des parcours universitaires par des professionnels de l’orientation à même d’engager avec le jeune un travail réflexif sur ses aspirations et valeurs.

28L’article de Ludivine Coënt, Melvin Diridollou et Isabelle Olry-Louis s’intéresse quant à lui, non pas à une réorientation en cours d’études, mais à celle qui intervient juste après l’obtention du diplôme. Si les bifurcations en cours de carrière sont largement documentées dans la littérature, celles qui surviennent juste après l’obtention du diplôme le sont beaucoup moins. Les auteurs, en mobilisant les approches théoriques des transitions et des bifurcations professionnelles, apportent un éclairage pertinent pour mieux appréhender la spécificité de cette bifurcation survenant après un investissement important dans une formation post-bac. L’analyse des données qualitatives recueillies auprès de douze jeunes diplômés en situation de bifurcation post-diplôme met en exergue que les facteurs en jeu dans cette réorientation sont proches de ceux identifiés dans les bifurcations plus classiques survenant en cours de carrière. Si l’analyse des données ne révèle pas de déclencheurs marquants, elle a l’intérêt, en combinant l’analyse thématique classique à celles, plus novatrices en psychologie de l’orientation, de l’analyse structurale biographique et du modèle Push, Pull, anti-Push, anti-Pull, de rendre compte de l’ambivalence et de la complexité des mécanismes à l’œuvre dans ces bifurcations précoces. Elle montre également que si la décision d’un tel type de bifurcation n’est pas irréfléchie et s’inscrit dans une temporalité et une réflexion latente, la crise sanitaire a pu jouer un rôle majeur dont les effets sur le rapport au travail des jeunes ouvrent des perspectives de recherches futures.

29Les impacts de la pandémie Covid-19 sur les conditions de travail ont été bien documentés. Les transformations données au sens du travail ont également alors été pointées à l’occasion des tentatives initiées par les personnes pour reconfigurer les équilibres inhérents à leur vie. On connaît moins bien l’impact sur le sens du travail des mesures adoptées pendant le Covid dont on sait qu’elles ont changé les modalités d’exercice des activités professionnelles. Élodie Chevallier, Réginald Savard, Alexandre Brien, Pawel, Zaniewski et Jean-Luc Bernaud se sont emparés de cette question en examinant précisément les impacts respectifs de certains facteurs de transformation du travail consécutifs à la pandémie (comme le télétravail, la situation d’emploi et le fait de considérer la pandémie comme un événement marquant) sur les caractéristiques d’un travail qui a du sens. À partir de données collectées au Québec par questionnaires, entre novembre 2022 et mars 2023, auprès de 166 personnes adultes francophones, des régressions multiples binomiales ont mis en évidence des résultats intéressants. On retiendra en particulier que le télétravail lié à la pandémie a affecté de manière négative la plupart des caractéristiques d’un travail qui a du sens (l’utilité du travail, l’autonomie, les occasions d’apprentissage et de développement ou encore la qualité de la relation avec les collègues…), tout comme, à un moindre niveau, le fait de considérer la pandémie comme un évènement marquant. Au contraire, le changement d’emploi a affecté positivement plusieurs caractéristiques d’un travail qui a du sens. En demandant aux participants de comparer leur perception avant et après l’événement pandémie, ce qui nécessite que ces derniers soient capables de se souvenir de leur état antérieur sans le considérer comme étant meilleur ou pire qu’il ne l’était réellement, l’étude a permis de mettre en évidence les effets des perturbations professionnelles liées à cet évènement extraordinaire sur l’appréciation d’un travail qui a du sens.

31À sa manière, chacun des articles qui composent ce numéro thématique laisse entrevoir, en creux, deux problèmes fondamentaux en orientation, celui de la liberté individuelle et celui des inégalités. S’il appartient en droit à tous de s’orienter selon leurs aspirations, les questions de sens ou de carrière durable et éthique se posent sans doute avec moins d’acuité pour ceux qui sont les plus économiquement et socialement vulnérables. À propos du choix de métiers, le désir d’épanouissement professionnel qui répond à une logique individuelle peut aussi entrer en conflit avec le souhait de contribuer au bien-être collectif qui s’inscrit dans une logique sociétale. Dès lors, l’éventail des activités professionnelles durables possibles peut se réduire, restreignant du même coup les libertés individuelles. On notera aussi que la problématique ancienne de répartition des étudiants dans les différentes filières de formation en vue de répondre à des impératifs socioéconomiques et d’employabilité, et celle, plus récente, d’une orientation plus respectueuse des enjeux environnementaux et de durabilité, concerne non seulement les jeunes générations mais également les précédentes qui sont tout autant concernées par les transformations sociétales actuelles. Dans un contexte ébranlé par différents types de crises ‒ géopolitiques, sanitaires, écologiques – se pose d’autant plus la nécessité d’examiner les effets de ces changements sur les individus mais également la façon dont ces derniers signifient et s’approprient ces changements pour être acteurs des différentes transitions dans lesquelles ils sont – volontairement ou non – engagés. Ce numéro thématique a pour ambition de contribuer à engager cette réflexion et d’apporter quelques pistes de réponses.