Rédacteur invité :

• Olivier WATHELET, anthropologue, fondateur de Users Matter, conférencier à La Cambre (Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels, Bruxelles)

Projeter, ou l’art de « jeter loin en avant, avec force. » Projeter, c’est dans le domaine de la conception, tout à la fois « faire projet » et considérer ce qui pourrait advenir pour s’y préparer. Dans le domaine artistique, une projection est une ébauche, une première instanciation qui sert au travail de spéculation. C’est dans toutes ces acceptions que nous proposons de questionner l’activité de projection comme une technique spéculative de l’anthropologie. Spéculer non pas dans le sens de la philosophique kantienne de se livrer à des études abstraites sur les concepts du monde, mais dans son sens profane de chercher à tirer profit de ce qui est connu, d’anticiper et viser une nouvelle réalité, préférable à l’actuelle.

Cette proposition nous place dans le domaine de l’intervention, que l’anthropologie soit en prise directe avec celle-ci dans le cadre d’un dialogue avec d’autres pratiques professionnelles, ou qu’elle soit elle-même spéculative ou soucieuse de créer du changement (Forlano, 2017).

De nombreuses choses ont été écrites sur ces deux enjeux : sur l’anthropologie en collaboration avec d’autres disciplines ; à propos de l’anthropologie appliquée. Notre proposition est de réfléchir aux techniques de projections que mettent en œuvre les anthropologues dans leurs activités. Si pour devenir scientifique et empirique l’anthropologie a cessé d’être spéculative (grosso modo à la fin des théories évolutionnistes du XIXe siècle), on peut se demander s’il n’est pas temps d’y revenir en assumant le caractère propre des actes de projection et de spéculation. Il serait dès lors possible d’investir à nouveau frais ce mode d’intervention qui répond à diverses attentes sociales (Collins, 2003) : celles de comprendre les mutations sociales, celles de proposer des orientations pour faire projets en société face aux défis de chaque époque, qu’ils soient écologiques, sanitaires ou politiques.

Donnons quelques exemples que les auteurs invités à soumettre dans ce numéro pourront reprendre pour défricher ce territoire à explorer :

• Recommander, aider à la décision : cela revient à assumer de se positionner dans une optique de projection. Comment articuler l’analyse à l’engagement ? Quel degré de liberté est joué dans le travail d’appropriation des résultats par les bénéficiaires et parti prenants – clients, collaborateurs ou publics – de l’intervention ethnographique ? Comment faire de ce moment une étape à part entière de la démarche anthropologique et ne pas la laisser au quant à soi d’un processus qui dépend en grande partie des attentes et visées d’un « client » ?

• « Et si… » ! Que faire des moments de suspension quand la spéculation prend place dans le discours de l’anthropologue, notamment lorsqu’il est invité à s’exprimer publiquement quant aux conséquences de ses observations et découvertes ? S’agit-il, dans ces moments hors cadre, d’un retour de l’humain derrière la figure de l’anthropologue, ou au contraire d’un espace encore vierge pour lequel il s’agirait de s’outiller pour « faire mieux » ?

• Dessiner, concevoir, assembler, prototyper mais aussi jouer et théâtraliser : l’anthropologie se redécouvre un passé de « maker ». En quoi le passage par le tangible serait-il un support judicieux pour projeter ? Quels liens existent-ils entre média et capacité de projection ? A quel point faut-il dépasser ou enrichir le langage pour spéculer ?

• Projeter engage un mouvement, un déplacement a minima mental, de soi et de son audience, des partis-prenants de l’intervention. Concevoir et explorer les conséquences de futurs plausibles aurait le potentiel de transformer les acteurs eux-mêmes (Escobar 2016). Est-ce que la projection est une démarche par nature collective ? Et si oui, quelles transformations sont dès lors à l’œuvre lorsque la projection est réalisée ?

Dans ce numéro, nous souhaitons réunir des essais méthodologiques, des retours d’expériences critiques, des propositions formelles qui questionnent mais aussi et surtout font évoluer la pratique spéculative en anthropologie au travers de formats propres d’immersion, d’écriture ou de partage d’ethnographies (Chandrasekan & al., 2018). On constate en effet une actualité du terme dans les marges de l’anthropologie, qu’il s’agisse d’expérimentations écrites (Hayes, 2018), sonores (Boudreault-Fournier, 2019), audio visuelles (Russel, 2011, 2017 ; Salazar, 2015 ; Vaz, en cours), ou matérielles (Charlotte-Smith & al., 2016). Toutefois, la place de l’anthropologie dans ces démarches reste souvent en retrait, malgré ce désir de porter dans des futurs les enquêtes de terrain.

Dans ce numéro, nous essayerons d’avancer sur ces questionnements pour outiller la pratique des anthropologues et renforcer les collaborations avec d’autres manières de faire de la projection.

Les textes sont attendus pour le 1er mars 2021 aux adresses suivantes : marinarougeon@hotmail.fr ; olivier@users-matter.eu

Parution du numéro fin 2021.

Pour la taille des textes et les normes de mise en forme, voir https://journals.openedition.org/pa/219