1Pour les anthropologues, et notamment les anthropologues du CREA qui ont décidé de réorganiser leur programme de recherche à partir de l’étude des processus de mondialisation, le film Mondovino du réalisateur Jonathan Nossiter est à voir de toute urgence.

3L’un des personnages de Mondovino, Hubert de Montville, propriétaire et viticulteur bourguignon, donne le ton du film : « Où il y a de la vigne, il y a de la civilisation, il n’y a pas de barbarie ». Seulement voilà : la culture de la vigne et de son goût chaque fois singulier lié à l’amour du terroir se transforme. Les petits vignerons argentins, toscans, languedociens se trouvent désormais confrontés à des multinationales. Parmi celles-ci, il y a l’empire californien Mondovi qui règne sur le vin et rachète des vignobles européens, notamment en Toscane. Ce géant partage des intérêts financiers avec l’expert-consultant bordelais Michel Rolland et le critique Robert Parker qui note les vins du monde entier sur une échelle allant de 1 à 100. Et au cru de Mondovi, Parker attribue la note de 100 sur 100.

4Mondovino est un film sur le sensible et plus précisément sur la sensibilité gustative qui interroge notre sensibilité et notre intelligence en questionnant les processus de mondialisation et de manipulation du sensible. Il montre que le vin n’est pas seulement une question de goût mais de pouvoir et de profit. La « rationalisation » et l’« optimisation » de sa production agissent dans le sens d’une uniformisation : produire des goûts standards sur tous les continents.

5Le film de Nossiter est de mon point de vue l’une des meilleures contributions de ces dernières années au domaine de l’anthropologie du politique. Il pose la question de la collaboration et de la résistance. Mais posant cette question à partir d’une option cosmopolite ouverte à la diversité, il ne la résout nullement dans le sens d’une option protectionniste et identitaire. Pour dire les choses autrement, il ne tombe jamais dans le piège qui consiste souvent à penser le local contre le global, alors qu’ils vont ensemble, et à entretenir la fiction d’une pureté endogène (le terroir, le territoire) confrontée à une violence qui ne serait qu’exogène. Au plus loin de tout manichéisme, il n’oppose pas les petits producteurs français à l’ancienne et le numéro 1 mondial du vin, les artisans authentiques et sympathiques et les horribles faussaires, les monopolisés et les monopoles, les savoir et les savoir-faire des traditions hédonistes latines et l’acculturation nord-américaine. Ce n’est nullement un film d’indignation ni de dénonciation qui viserait à traquer un adversaire, mais de compréhension dans lequel on s’aperçoit, à mesure que l’on s’approche de l’intimité des familles de vignerons toscans ou bourguignons mais aussi des experts-œnologues (lesquels sont liés au marché mondial des vins cotés en bourse), que chacun, comme dans La règle du jeu de Jean Renoir, a ses raisons.

6Le vin, comme le cinéma, c’est du travail, de l’angoisse, mais aussi du plaisir. Or les processus d’homogénéisation qui sont actuellement en cours dans le vin et le cinéma, le sont aussi dans les fruits, dans les fromages, dans le langage, dans le paysage, dans la politique voire peut-être aussi dans l’anthropologie. Ce dernier point, que je soulève mais avec beaucoup de prudence, n’est pas étranger du tout à la démarche de Jonathan Nossiter que j’ai eu la chance de rencontrer après la première projection de son film à Lyon. Le cinéaste, qui vit actuellement entre São Paulo et Paris, m’a confié qu’il était en train de travailler à la réalisation d’un film sur les anthropologues français au Brésil.

7Mondovino, tourné avec une petite caméra numérique, est un film artisanal qui s’oppose résolument aux superproductions hollywoodiennes mais aussi françaises, japonaises et brésiliennes de Tele Globo. C’est un film aussi tolérant que militant. Il fait preuve d’un extrême respect de chaque personne non pas interrogée à la hâte à la manière de beaucoup de journalistes, mais rencontrée longuement comme le font les ethnologues.

8Alors que Salvador Allende (2002) de Patricio Guzman, Mémoire d’un saccage (2003) de Fernando Solanas et surtout Fahrenheit 9/11 (2003) de Michael Moore, qui a obtenu la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, relèvent d’une démarche exclusivement militante, explicative et résolutive, dans laquelle le montage est totalement asservi à la démonstration et s’éloigne en cela de l’ethnographie tout en ratant le cinéma, Mondovino (de même qu’Elephant [2003] de Gus Van Sant) observe le monde tel qu’il est plutôt que tel qu’il devrait être. Et c’est à partir de la description méticuleuse de l’état du monde aujourd’hui pris dans des rapports de domination, autrement dit à partir de cette éthique de la connaissance qu’une attitude de vigilance critique ainsi qu’un acte de résistance politique raisonnée sont possibles.