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Études
Perspective, aspective, expression Aesthétic et relation à l’espace et au paysage

Regarder Penone

Ou comment le mouvement produit le paysage
Denis Cerclet

Résumé

Nous interrogeons la notion de paysage à partir d’une enquête sur les modes d’observation d’une œuvre de Giuseppe Penone. En nous penchant sur la perception des œuvres d’art au cours de la visite des salles d’un musée, nous nous situons dans l’étude de la perception en action. Alors que la notion de paysage a servi de point de repère pour dire la relation à la nature élaborée en Europe autour de la perspective géométrique, nous avons souhaité la réinterroger en rompant avec le tournant linguistique : nous abordons le paysage sur le plan des mouvements, de l’action et de la sensorialité et dans les pas du tournant corporel. Cela conduit à appréhender le paysage à la façon d’« arrangements hétéroclites » constamment renouvelés par l’expérience. Comme nous avons pu l’observer au cours de l’enquête, faire émerger un paysage est une activité qui mobilise certains savoir-faire.

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Texte intégral

Introduction

1Le paysage est une question sans cesse réinventée depuis la Renaissance en Europe mais il faut noter avec Augustin Berque que toutes les sociétés ne sont pas « proprement paysagères » (1995 : 34). Il paraît plus approprié, selon lui, d’utiliser l’expression « proto-paysage » pour évoquer de simples environnements visuels qui jouxtent le phénomène d’artialisation du paysage (Roger, 1978) et le passage du pays vécu ou parcouru en paysage contemplé. Et, peut-être, ne faut-il pas, comme le suggère Serge Briffaud (1998), s’arrêter à l’invention du paysage et préférer s’intéresser à son histoire et à la diversité des manières de composer avec la nature qui accompagnent la naissance et le développement du tourisme, de la photographie et des politiques d’aménagement du territoire. Les usages du mot paysage sont désormais très nombreux pour désigner un ensemble organisé, voire une structure universelle (Descola, 1996).

2Notons avec Tzvetan Todorov (1993) que l’apparition du paysage est contemporaine de celle de l’individualité. Il s’agissait alors de sortir de la crise qui marquait la fin de la période médiévale et la naissance de l’Occident moderne. Les théologiens se font jusqu’au xviie siècle les artisans d’une recomposition ordonnée du monde selon une même logique en rassemblant les êtres et les choses dispersées dans leur singularisation, à l’image des travaux entrepris par Nicolas Copernic, Galilée… Hans Belting (2012) affirme qu’ainsi « l’être-dans-le-monde » médiéval se transforme en un « regarder-le-monde » et génère une image passive. Le regard sur le paysage est incorporel et, comme depuis une fenêtre, va de l’intérieur vers l’extérieur. C’est là une manière de recomposer l’espace du tableau, en lien avec la perspective et la géométrie euclidienne, qui correspond à la façon de penser le lien entre les hommes, entre les hommes et les choses et entre les choses. La perspective peut être vue comme un procédé pour figurer un ordre harmonieux, une invite adressée au regardeur afin qu’il adopte le point de vue des « lois naturelles » – celles qui procèdent de la création. Il s’agit de se référer à ce qui n’est pas a priori visible et qui relèverait uniquement d’une approche subjective pour se conformer à une démarche rationnelle qui seule est à même de déjouer les pièges tendus par la perception sensible.

3Philippe Descola voit dans le paysage une manière de faire signifier un rapport à la nature ; il est façonné pour « function also as an iconic sign standing for something else, to wit a portion of a real or imaginary space » (Descola, 2019 : 237). Il parle de transfiguration parce que c’est « a deliberate change of appearance at the end of which this site becomes the global sign of something other than what it was globally before it was transfigured, revealing and actualizing in the process some features that it contained potentially » (2019 : 237).

4Ainsi, pour qu’il y ait paysage, il faut, selon Descola, « que ce qui en tient lieu fonctionne dans sa globalité, et par-delà ses autres usages possibles – utilitaires, récréatifs, religieux –, comme une représentation iconique d’une réalité différente de celle dont il est la réalisation matérielle » (Descola, 2014 : 680). Cela passe par la transfiguration de l’espace en paysage ; un observatoire qui contraint le regard de l’observateur ; l’observation attentive du lieu en lien avec une éducation du regard. Le paysage est alors une « objectivation du subjectif » ou « la rationalisation d’un monde de l’expérience où l’espace phénoménal de la perception est transposé dans un espace mathématique » (Descola, 2013 : 650). Cette métamorphose d’une portion de territoire la fait signifier au regard de tous. Elle permet d’organiser la praxis, nécessairement différenciée, en une totalité homogène, en une société : les particularités individuelles sont gommées par ses schémas à la fois sociaux, culturels et cognitifs. Cette position permet de concilier, grâce à un modèle partagé, des caractéristiques culturelles d’époques et de lieux différents. De ce point de vue, le paysage a une dimension anthropologique indéniable.

Regarder une œuvre de Penone

5Nous souhaitons, ici, aborder le paysage à partir des pratiques d’observation. Pour cela, je reviens à un projet qui n’a pas encore été publié. Il s’agissait des prémices d’une recherche qui avait pour objectif de saisir les modes de perception de tableaux – qui se sont avérés très proches de ceux des environnements urbains de la marche (Cerclet et al., 2020) et de la lumière en architecture. Cette recherche s’est déroulée au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole en 2016, à l’occasion de l’exposition Archéologie du présent, qui permettait d’explorer les collections du musée.

  • 1 L’oculomètre utilisé est fabriqué par SensoMotoric Instruments (SMI). C’est une paire de lunettes é (...)

6En collaboration avec Patricia Creveaux du service des publics et Bernard Guy de l’École des Mines à Saint-Étienne, nous avons équipé des « regardeurs » d’un oculomètre1 et nous les avons laissés déambuler dans cinq salles du musée. Nous avons ainsi pu suivre l’activité oculaire et corporelle des participants au cours de leur parcours, car comme l’affirmait James Gibson (2014 : 327), « chaque œil est positionné dans une tête, à son tour positionné sur un tronc, situé sur des jambes qui maintiennent la posture du tronc, de la tête et des yeux par rapport à la surface de soutien : la vision est un système perceptif intégral et non un canal sensoriel ». Nous avons pu suivre la manière dont ils s’orientaient dans les salles, organisaient leur parcours de visite, et le rythme avec lequel ils observaient les œuvres.

7Nous avons pu aussi saisir la manière dont les œuvres sont parcourues, car comme l’ont montré Zoï Kapoula (Kapoula et al., 2011) et d’autres (Yarbus, 1967 ; Locher, 1996 ; Massaro et al., 2012 ; Seille, 2021) : il s’agit d’un cheminement, de point de regard en point de regard, qui consiste à organiser à la fois le recueil et les informations saisies pour voir si ce n’est comprendre. Le regardeur organise son cheminement à partir d’un premier regard – qui peut venir de loin (du fond de la salle, par exemple) ou des abords de la peinture –, dont l’objectif est de saisir une première « prise » qui engage à poursuivre l’exploration de la peinture : le point de fuite, une lueur, un visage ou tout simplement le centre de la toile.

8Cette enquête a été réalisée avec le concours d’étudiants en anthropologie à l’université Lumière-Lyon 2, ingénieurs de l’École des Mines et de l’ENTPE (Vaulx-en-Velin), et en art à l’École supérieure d’art et de design à Saint-Étienne. Nous avons pu établir un parallèle entre l’habitude de fréquenter les musées, l’apprentissage de l’observation des œuvres et le temps de visite. Le point sur lequel nous revenons concerne l’observation d’une œuvre de Giuseppe Penone (1987), Le radici del verde del bosco (Les Racines du vert de la forêt). Il s’agit d’une œuvre assez imposante de 2,68 m de haut et 8,30 m de long qui figure une empreinte à la chlorophylle sur tissu et des câbles électriques. À l’entrée de la salle, nous proposions aux participants, équipés d’un oculomètre, de prendre le temps de regarder cette œuvre et de revenir vers nous. Nous avons étudié les enregistrements des parcours oculaires et nous en avons dressé la carte.

Figure 1. Giuseppe Penone, Le radici del verde del bosco, 1987

Figure 1. Giuseppe Penone, Le radici del verde del bosco, 1987

Collection du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole © Adagp, Paris, 2024
Carte du cheminement oculaire établie par Maxime Feugère. ENTPE 2016

9Nous avons ensuite procédé à un entretien avec les participants à propos de ce qu’ils avaient conscience d’avoir fait. Plusieurs points sont à noter : 1/ le visiteur peut ne pas appréhender un indice auquel s’accrocher et poursuivre rapidement sa visite ; 2/ il peut s’attacher avec méthode à la recherche de cet indice et s’il le trouve, rien ne garantit qu’il soit à l’origine d’un parcours assidu ; 3/ la jouissance esthétique nous a paru émerger d’un cheminement qui trouve écho dans l’expérience passée du regardeur ou permet de l’extrapoler. L’information n’est pas déterminée à l’avance, car elle se situe à la conjonction de ce qui est mobilisé dans l’environnement et de ce qui provient des expériences passées. La relation consiste à élaborer des scénarios, des schémas d’activité qui valent pour cette situation présente et qui permettent à l’individu de se maintenir en activité. Les individus ne sont pas des entités mais des processus et manipulent une multitude d’indices : les objets, les œuvres, les performances, et plus largement les situations peuvent se présenter selon une infinité d’états possibles. Une manière de percevoir, ici et maintenant, fera émerger certains indices plutôt que d’autres pourtant potentiellement mobilisables à un autre moment ou par quelqu’un d’autre. Il ne s’agit pas de la rencontre d’un individu avec une œuvre mais d’un travail minutieux qui repose sur une succession de brèves actions qui permettent à l’un et à l’autre de s’ouvrir, afin de s’associer et se mettre en présence.

10L’enregistrement vidéo associé à celui des mouvements pupillaires nous permet aussi de saisir les déplacements. L’analyse des cheminements en compagnie de l’œuvre montre que certains adoptent des attitudes corporelles qui favorisent l’émergence de l’information (voir la vidéo, fig. 2) : prendre du recul ou se rapprocher, se pencher, porter le regard au ras de la toile permet de jouer avec la matière de l’œuvre, de faire ressortir des détails qui alimentent la relation esthétique par la fabrique d’assemblages disparates. Il s’agit de rassembler une signification dispersée parmi les phénomènes afin de mettre en présence la relation. L’expérience personnelle est activement construite par des actions sur le monde lui-même en action et la relation établie avec l’œuvre ne se constitue pas de la même manière selon que les étudiants ont été formés à l’enquête ethnographique ou à l’analyse des œuvres.

Figure 2. Enregistrement vidéo d’un parcours oculaire réalisé avec un oculomètre de la marque SMI

Figure 2. Enregistrement vidéo d’un parcours oculaire réalisé avec un oculomètre de la marque SMI

https://vimeo.com/​860843837?share=copy / Code : Penone

11Dans le cas de la plupart des peintures dans les musées, le cadre est posé et l’activité perceptive s’organise dans cet espace, même si le contenu du cartel est souvent pris en compte comme peuvent l’être des éléments de l’environnement qui contribuent à l’ambiance – autres œuvres, visiteurs, mobiliers… –, comme cela apparaît dans la vidéo (fig. 2). Prendre la mesure du cadre conduit à prendre l’initiative (Joseph, 2009 : 84) et à entamer un parcours qui dans ce cas amène à se déplacer devant la peinture mais aussi dans la peinture.

12À moins de rester à la place idéale, abstraite d’un regardeur qui saisirait globalement l’œuvre, le point d’observation est mouvant et met en avant une vision ambulatoire plus à même de rendre compte de la « vraie vie » qu’une vision ambiante – regarder le paysage à partir de soi –, qui est une activité nécessairement figée. Gibson s’est attaché à « rendre compte de la manière dont les observateurs s’orientent, trouvent leur chemin, et apprennent à connaître les lieux de l’environnement » (2014 : 313) et sa théorie se présente comme une alternative à la perspective. C’est bien la mobilité de l’observateur qui produit des arrangements, des spatiotemporalisations, chaque fois différents de l’environnement et « le monde n’est pas vu en perspective » (Gibson, 2014 : 306) mais par des chemins d’observations, des trajets oculaires et corporels.

13Ainsi, regarder le paysage, mais aussi des visages, des documents graphiques et numériques, consiste, selon le contexte, à faire émerger un cadre et à faire coïncider les lignes en une construction cohérente et donc sensible et signifiante. Il s’agit d’essayer de « faire une image » à partir des habitudes gestuelles ou d’une manière de mener l’enquête, c’est-à-dire délimiter l’espace afin d’éviter, ou de faire avec, la profusion d’informations et rendre possible l’obtention d’une « image claire ». Ce n’est pas l’objet « paysage » qui est vu ; c’est bien l’activité perceptive et corporelle qui le fait émerger. Certains pourraient déclarer que peu de choses séparent une construction symbolique de cette conception du paysage puisque dans un cas comme dans l’autre, nous reconnaissons bien des « arts de faire ». Mais la différence se rapporte à celle entre le tournant linguistique exposé par Ludwig Wittgenstein et Claude Lévi-Strauss et le tournant corporel. Maxine Sheets-Johnstone (2011 : XIX) déclarait que le tournant corporel

asks us to be mindful of movement. It thus asks us first of all to be silent, and, in our silence, to witness the phenomenon of movement — our own self-movement and the movement of all that is animate or animated in our surrounding world. It asks us consequent to these experiences of movement, to reflect upon the nature of animation and to discover the epistemological character of the dynamics we find inherent in the qualitative play of forces that constitute our own movement and the movement of all living forms. It asks us to language these experiences and to come to know them in ways that are phenomenologically consonant with the dynamically resonant kinesthetic and kinetic experiences they are; indeed, it confronts us with this task.

L’enquête et la pratique du terrain qui prévalent dans ces deux cas ne peuvent pas être confondues ; elles se distinguent par la recherche ou le refus de la distance avec l’environnement, de l’objectivité ou de l’échoïsation, se situent à la première ou à la troisième personne.

Le paysage, objet du regard, pratique du corps

14Au cours des siècles, les courants artistiques se sont succédé et ont permis de faire évoluer vers d’autres formes cette matière à penser qu’est le paysage, quitte à l’abstraire de toute figuration, voire à sortir du tableau pour s’engager dans la performance.

L’enjeu des recherches sur le paysage aujourd’hui n’est-il pas de prendre la mesure des changements qui pointent depuis quelques décennies en Europe et partout dans le monde ? La rationalité, à travers la mathématisation de la relation à l’espace et au temps, s’est avérée être l’instrument d’une mise à distance des sensibilités individuelles. L’unité de la société et de la culture était l’objectif suprême qui s’est joué au détriment de la diversité des relations sensibles, expérientielles au monde. La Renaissance installe l’idée que les individus sont séparés physiquement, intellectuellement, subjectivement et qu’il faut parvenir à transcender ces différences : la religion a joué un rôle primordial et les sciences de la matière et de la société ont pris le relais.

15Comme nous l’avons vu avec Penone, qui a grandi dans un village italien aux confins du Piémont et de la Ligurie, le paysage devient matière et procède d’un travail avec la nature. Penone nous invite, à travers ses œuvres, à retrouver un contact intime avec la nature et à en éprouver la matière. Les parcours des personnes qui ont participé à l’enquête rendent visible le travail qui instaure cette relation sensible et mettent en avant le corps, l’action, les dynamiques sociales, les flux en tant que réalisations constantes de la société qui n’est plus substance (Latour, 2006). Ce monde en train de se faire au cours de continuels ajustements peut-il se satisfaire de modèles immuables et objectifs ?

16À l’exemple de Marcel Jousse (1974), situons-nous dans une anthropologie vivante à même de rendre compte des dynamiques toujours en train de se réinventer, des nécessaires ajustements qu’imposent l’action, de la mobilité, du changement souvent rapide. Le tournant corporel (Sheets-Johnstone, 2009, 2011) reflète ce besoin de relier le corps et l’esprit : la pensée est le mouvement et réciproquement. L’ambition d’une anthropologie par corps, incarnée (Csordas, 1990 ; Mol et Law, 2004 ; Mascia-Lees, 2011 ; Cerclet, 2014) se présente comme l’autre versant d’une anthropologie symbolique et s’attache au corps en acte (Cerclet, 2011). Cette anthropologie est nécessairement sensible ou plus largement inscrite dans le sensorial turn car « Every domain of sensory experience is also an arena for structuring social roles and interactions » (Howes, 2003 : xi).

17Nous pouvons tracer un parallèle avec l’expression faciale des émotions, qui ne semble pas si éloignée des différentes manières de traiter le paysage. Paul Ekman (1980, 2003) a mis en évidence 43 muscles faciaux capables de produire environ 10 000 expressions, dont 3 000 porteuses de sens. Il a établi avec une grande précision les critères universels de détection des micro-expressions et, à partir de recherches en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en a déduit une liste des émotions de base.

18Yves Winkin (1985) est le premier à s’être étonné d’une telle démarche. En interrogeant les photographies des visages et la manière dont Ekman les a obtenues, il met en évidence la similitude avec les célèbres « têtes d’expression » que Charles Le Brun, influencé par le Traité des passions de l’âme de René Descartes (1649), a publié dans son ouvrage L’Expression des passions (1680), ou encore les gravures qui illustrent les traités de mimique d’Alfred Giraudet (1895). Les états émotionnels tels que la joie, la tristesse ou la colère, figurés par les acteurs, répondent à des normes qui mettent en avant le système sourcils, yeux, base du nez et lèvres et les variations qui l’éloignent d’un « niveau zéro » (la figure de la tranquillité). Ces constructions spatiales sont comme des paysages qui ne disent plus le pays vécu mais l’élaboration d’une catégorie hors du temps : « En d’autres termes, ces photographies de visages saisis au paroxysme de leur intensité émotionnelle mais dans un vide total, fonctionnent comme autant de schémas dessinés ou gravés. […] Le visage du sujet photographié n’est plus que le support d’une abstraction » (Winkin, 1985 : 77).

19Catherine Lutz (1988), Lisa Feldman Barrett (2017), Maria Gendron et al. (2013) emboîtent, en quelque sorte, le pas à Winkin. Avec leurs collègues, elles ont montré que l’approche par les états mentaux caractérise plutôt les sociétés occidentales alors que d’autres sociétés (les Himba, les Hadza et les Trobriandais, par exemple) renvoient les émotions à des comportements et à des actions. Lisa Feldman Barrett conçoit les émotions dans une relation entre des corps. Les émotions, perçues, vécues, sont étroitement associées à des visages en contexte et nécessairement à des corps, des voix, des odeurs et des éléments de « décor ».

20C’est l’ensemble de ces détails qui contribuent à construire la perception de l’émotion : « Your personal experience, therefore, is actively constructed by your actions. You tweak the world, and the world tweaks you back. You are, in a very real sense, an architect of your environment as well as your experience. Your movements, and other people’s movements in turn, influence your own incoming sensory input. These incoming sensations, like any experience, can rewire your brain. » (Feldman Barrett, 2017 : 285). Là, il n’y a plus de place pour des catégories pérennes qui ne feraient que figer la danse synchronisée de prédiction et d’action sur laquelle repose la relation d’un individu à ce qui l’entoure.

Les identifications d’action mettent l’accent sur les fonctions des comportements plutôt que sur les causes mentales non observables des mouvements. Les participants himba, hadza et trobriandais ont tous décrit les mouvements du visage comme des comportements plutôt que comme des expressions d’événements mentaux internes.

21Maria Gendron reconnaît cependant toute l’importance des visages dans les relations interindividuelles ; ils contribuent à transmettre des informations psychologiques importantes, mais, selon elle, « they very likely do not provide sufficient information to a person’s emotional state » (Gendron et al., 2013 : 552). Ce ne sont pas les émotions qui sont reconnues ; c’est l’examen des conditions selon lesquelles se déroule une situation qui génère des ressentis qui vont influer sur la suite du déroulement. Ce ne sont pas les émotions qui sont universelles mais c’est la capacité à fabriquer des expressions et à éprouver des émotions qui l’est.

22De la même façon, le paysage n’est plus seulement envisagé comme un objet signifiant posé à la vue de tous qui aurait pour fonction d’orienter la pensée et l’action collectives. Ainsi, Gérard Lenclud (1995 : §6) rappelait que

le paysage n’est ni « en dehors » de l’individu qui le regarde, ni à l’« intérieur » du même : il est le produit aléatoire d’une structure d’interaction, pouvant ou non s’établir, ou d’un couplage structurel, nécessitant un branchement. Ce branchement effectué, les propriétés de cette colline (certaines d’entre elles) et les processus et états intérieurs de l’observateur (certains d’entre eux) forment un tout dont le résultat est que, pour cet observateur, cette colline est un paysage.

23Le paysage apparaît comme un espace de pratiques. Selon Tim Ingold (1993, 2000, 2011, 2015), il est vécu et émerge à travers les mouvements des corps tout comme les corps se révèlent au gré de cette immersion dans la nature : « Through the exercises of descending and climbing, and their different muscular entailments, the contours of the landscape are not so much measured as felt they are directly incorporated into our bodily experience. » (Ingold, 1993 : 166). Les approches qui s’inspirent de ses travaux sont non représentatives, elles accordent toute leur importance à l’incarnation et à l’expérience.

Le paysage et le mouvement comme mode de spatiotemporalisation de l’expérience

24Comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas seulement d’interroger la sensorialité. Le mouvement lui-même a une histoire que nous ne devons pas omettre. Son accélération au xixe siècle modifie nécessairement les approches que nous pouvons avoir de la perception.

Clément Chéroux s’est intéressé à l’étude du regard depuis le train et a tenté de mesurer les effets de la vitesse sur la vision. Les réactions au spectacle imposé par le train lui font dire que « les structures volent en éclats, les objets se télescopent, les formes se fragmentent, se combinent selon mille manières, puis se décomposent jusqu’à la dissolution complète dans l’abstraction » (1996 : 73). Les premiers voyageurs ne semblent pas visuellement prêts à percevoir le paysage en défilement. Ce n’est que progressivement que la vue se forme et « après les années 1860, le regard semble s’accoutumer, ou s’éduquer » (1996 : 73). Jonathan Crary défend lui aussi l’idée qu’un changement de la vision est intervenu au début du xixe siècle et a eu des répercussions sur l’identité même du sujet. C’est alors que, selon lui, apparaît « un observateur ambulant » qui « échappe aux relations fixes entre le dedans et le dehors présupposées par la chambre noire et investit un terrain ouvert où la distinction entre sensations intérieures et signes extérieurs se brouille irrévocablement » (1994 : 50).

  • 2 Ce qui nous conduit à penser l’individu non pas comme une unité indivisible mais comme un humain ou (...)

25Ce que nous avons retiré des cheminements oculaires de l’œuvre de Penone est que la perception n’est pas une activité passive qui consisterait à prendre connaissance de ce qui constitue l’environnement : la perception peut se perdre en un chaos des sensations qui, comme nous avons pu le constater au cours des entretiens, peut générer une forme d’aveuglement, de l’incompréhension voire un malaise. L’activité perceptive œuvre entre le champ de l’expérience et l’horizon d’attente. Si tout se passe bien, l’individu s’inscrit, à travers la perception, dans « un champ de présence » à la fois spatial et temporel2. Ainsi le paysage devient lieu de l’habiter, une manière pour le vivant de participer d’un milieu, de spatiotemporaliser son expérience qui implique l’absence de distance. Le temps ne peut plus être séparé de l’espace : l’activité sensorielle, musculaire et cognitive contribue à « intussusceptionner » (Jousse) le monde extérieur, à l’agir et à l’incorporer en l’organisant. L’activité corporelle ou plus justement du système perceptif, au sens de Gibson, revient à partager une rythmique de la relation, à cheminer de prises en prises afin de faire émerger la compréhension de l’œuvre (fig. 2). Nous avons pu voir le lien entre ce que nous pourrions appeler une « jouissance esthétique » et le récit qui en est fait ou au contraire une absence de prise qui produit du silence.

26Et parallèlement, comme le font remarquer Mike Pearson et Michael Shanks (2000 : 135), qui se situent dans la lignée de Maurice Merleau-Ponty :

We begin to walk. We feel the ground beneath our feet, the wind in our face. And as we do we leave traces. We are involved in the landscape (Kastner and Wallis 1998: 114ff.). We leave the prints of our body, the touch of flesh on metal and stone. We constantly wear things out, with our hands, our feet, our backs, our lips. And we leave the traces of singular actions: the unintentional, the random, the intimate, unplanned touch of history’s passing: we break twigs, move pebbles, crush ants... all the signs that trackers learn to read.

  • 3 Pour Gilles Deleuze, « il n’y a pas d’universaux, pas de transcendants, pas d’Un, de sujet (ni d’ob (...)

27Garder l’équilibre entre le sujet et l’objet est délicat, vraisemblablement comme l’est la fluidité de leur liaison. Entre un sujet tout puissant, aménageur volontaire ou maladroit du paysage et la primauté de l’objet, fort de ce qu’il signifie, essayons de maintenir l’idée d’un enchevêtrement des deux. Claire Colebrook revient sur le principe d’immanence3 qui implique que l’expérience ne soit pas celle d’un être mais « a pure flow of life and perception, without any distinct perceivers » (2002 : 74, cité par Wylie, 2006 : 528). Il y a bien chez Gilles Deleuze l’idée d’un absolu mais celui-ci est toujours repoussé, réversible. Cela reviendrait à dire que le mouvement contribue à ce que les différents flux se connectent en des boucles d’information. Ces relations sont incessantes et Wylie affirme que « the subject is for-the-world rather than in-the-world » et ajoute que

Relations between selves and landscapes are motile relations, an incessant movement of enfolding and unfolding, openness and enclosing, in which the two implicate (fold with) and include each other. Thus, in the relationship of being-for-the-world, the self includes the landscape and vice versa (2006 : 531).

Nous agissons et pensons le paysage. Nous pouvons aussi penser des paysages qui seraient agis sans êtres humains, qui ne font pas l’expérience de l’homme et qui pourtant ne sont pas inertes et inexpressifs. Ce flux qu’engage le plan d’immanence est garant d’une matérialité enchevêtrée en devenir : le paysage est vécu par toutes les forces en présence.

Conclusion

28Si Tim Ingold (2000) envisage les humains et les animaux en mouvement, en action et considère que pour eux habiter consiste à être immergés dans un flux de vie, Anna Tsing (2018) propose une approche multiespèces. Ces deux théories peuvent nous aider à émettre des hypothèses sur ce processus. Les paysages deviennent des « assemblages disparates » desquels l’humain est décentré pour faire apparaître les relations multiples et contingentes, les effets de résurgence et de prolifération. L’information est dispersée parmi les phénomènes et chacun est pris dans de continuels processus de composition – qui ne sont ni de véritables compositions ni des recompositions – par lesquels le monde est en permanence en cours d’action. C’est le mouvement qui produit des espaces-temps. Et c’est l’activité qui consiste à prélever, dans l’environnement d’action, des indices au sujet de « ce qui se passe » et à les mettre en relation, de façon toujours contextualisée, afin que soit assurée la continuité de l’activité en cours. Le monde physique et le monde sensible forment un tout inséparable lorsque leurs périodicités se rencontrent dans l’action.

29L’observation des participants à l’enquête en train de regarder l’œuvre de Penone nous a permis d’entrer dans la corporalité fine de l’agir et les entretiens nous ont aidé à comprendre comment le paysage émerge de cette activité. Nous avons fait le lien avec les approches théoriques pour lesquelles la vie collective repose sur l’effectuation par nos corps d’actions coordonnées vers des buts partagés. Cependant, nous n’avons pas pu saisir les rapports de dépendance fonctionnelle entre individus, ni comment sont ressentis les forces, les battements intérieurs et l’intonation de l’activité musculaire. Cela aurait peut-être pu être le cas lors d’une visite collective.

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Bibliographie

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Augustin BERQUE, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995.

Serge BRIFFAUD, « De l’“invention” du paysage. Pour une lecture critique des discours contemporains sur l’émergence d’une sensibilité paysagère en Europe », Comparaison. An International Journal of Comparative Literature, no 2, 1998, p. 35-56.

Denis CERCLET, « Les corps en mouvement comme lieu de constitution du temps », in Alain BERTHOZ et Bernard ANDRIEU (éd.), Le corps en acte. Centenaire Maurice Merleau Ponty, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2011, p. 171-185.

Denis CERCLET, « Marcel Jousse : à la croisée de l’anthropologie et des neurosciences, le rythme des corps », Parcours anthropologiques [En ligne], no 9, 2014, DOI : https://doi.org/10.4000/pa.310.

Denis CERCLET, Thierry BOISSIERE, Mouloud BOUKALA, Liliane BUCCIANTI BARAKAT, Spyros FRANGUIADAKIS, Annie TOHME-TABET et Rita ZAAROUR, « Comment saisir et comprendre la marche en ville ? », Parcours anthropologiques [En ligne], no 15, 2020, DOI : https://doi.org/10.4000/pa.1181.

Clément CHÉROUX, « Vues du train », Études photographiques, no 1, 1996, URL : http://etudesphotographiques.revues.org/101.

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Notes

1 L’oculomètre utilisé est fabriqué par SensoMotoric Instruments (SMI). C’est une paire de lunettes équipée en façade d’une caméra et d’un micro qui permettent de saisir l’environnement parcouru et, à l’intérieur de la monture, de deux cellules infrarouges chargées de mesurer les mouvements des deux pupilles à la fréquence d’échantillonnage (nombre de positions enregistrées par seconde) de 30 hertz. Cet appareil est relié à un téléphone intelligent Samsung Galaxy S4 chargé d’enregistrer les données. L’appareil, d’un poids de 250 grammes, se glisse dans une poche ou se prend à la main et possède une capacité d’enregistrement et une autonomie de trois heures.

2 Ce qui nous conduit à penser l’individu non pas comme une unité indivisible mais comme un humain ou une chose en indivision avec ce qui est à sa portée, au cours de sa spatiotemporalisation. Rien n’est en soi et tous sont en cours de dépendance réciproque avec autrui, humain et non humain.

3 Pour Gilles Deleuze, « il n’y a pas d’universaux, pas de transcendants, pas d’Un, de sujet (ni d’objet), de Raison, il n’y a que des processus, qui peuvent être d’unification, de subjectivation, de rationalisation, mais rien de plus » (1990 : 200).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Giuseppe Penone, Le radici del verde del bosco, 1987
Légende Collection du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole © Adagp, Paris, 2024Carte du cheminement oculaire établie par Maxime Feugère. ENTPE 2016
URL http://journals.openedition.org/pa/docannexe/image/2527/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 965k
Titre Figure 2. Enregistrement vidéo d’un parcours oculaire réalisé avec un oculomètre de la marque SMI
Légende https://vimeo.com/​860843837?share=copy / Code : Penone
URL http://journals.openedition.org/pa/docannexe/image/2527/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 239k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Denis Cerclet, « Regarder Penone  »Parcours anthropologiques [En ligne], 19 | 2024, mis en ligne le 01 mai 2024, consulté le 07 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/pa/2527 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11rck

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Auteur

Denis Cerclet

UMR 5600 Environnement Ville Société (EVS), Lyon, France

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