Carole Baudin, Danser les invisibles. Exploration ethno-chorégraphique de nos corporalités contemporaines
Carole Baudin, Danser les invisibles. Exploration ethno-chorégraphique de nos corporalités contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2023, 214 p.
Texte intégral
- 1 André Lepecki, « Choreopolice and Choreopolitics: or, the Task of the Dancer », TDR/The Drama Revie (...)
[…] we have arrived in a situation where we do not know — at least not yet — how to move politically1.
1C’est à partir de ce constat d’Hannah Arendt qu’André Lepecki propose une réflexion politique du corps en mouvement, où le sujet politique – qu’il suggère de nommer « the dancer » – est celui ou celle qui se meut en se libérant des modes et des espaces de circulation prédéterminés, celui ou celle qui transforme ces espaces de circulation en espaces de liberté.
« We do not know – at least not yet – how to move ». Voici une citation légèrement remaniée qui permet d’ajuster la fréquence, puisque c’est sur celle-ci que Carole Baudin nous invite à réfléchir ; sur cette fréquence qui préfigure l’apparition du danseur de Lepecki, mais qui n’en rend pas moins visible la dialectique du corps et de la technique qui parcourt le livre. C’est un corps déstabilisé qu’elle nous donne à voir. Un corps qui doit se recomposer avec la technique – celle des outils numériques –, ajuster ses gestes, mais qui dans l’intervalle se perd sensiblement dans cette injonction. « [Le] décalage [de la pensée technique] avec nos univers sensibles n’a jamais été aussi profond, tant et si bien qu’une grande partie des maux de nos civilisations modernes sont attribuables à nos rapports aux techniques » (p. 11). Difficile de ne pas voir ici les « maux » dont il est question comme étant la conséquence du fait que nous ne savons pas – at least not yet (!) – comment nous mouvoir.
2« Une pensée du corps en mouvement », avec et en rapport aux objets numériques, qui nous imposent des chorégraphies nouvelles, voilà ce que l’autrice nous propose. Pour Carole Baudin, et comme Paul Valéry avant elle, nous sommes toutes et tous danseuses et danseurs : nos gestes ordinaires « peuvent se regarder comme des gestes dansés » afin d’apporter un regard nouveau sur « l’univers de nos rencontres techniques ordinaires » (p. 14).
3C’est un rapport déstabilisant, « pas moins désincarné, mais certainement moins charnel » (p. 11), amené par ces nouvelles rencontres numériques, altérant le sensible et la sensorialité. L’autrice nous propose une réflexion et une ethnographie qui partent de la chair, de la sienne tout autant que de celle des autres, par des allers-retours entre considérations théoriques et récit de l’expérience de ces nouveaux « territoires techniques ». Lunettes augmentées pour les pompiers afin de les accompagner pour combattre le feu, balade urbaine avec écouteurs en guise d’appendice sensoriel, l’apparition de ces objets a modifié la kinesthésie et la synesthésie habituelles de nos corps, et nous invite à interroger la genèse de ces chorégraphies (qui les écrit et comment sont-elles écrites ?) et la réponse des corps à ces nouvelles danses imposées. Apprentissage, formatage qui « inscrit une mémoire des gestes dans la chair même, pour transformer le plus possible la réflexion en réflexe » (p. 9), voilà l’essentiel de ce qui se joue, et Carole Baudin, à partir de ce processus, essaye de découdre, de déplier le phénomène déjà devenu réflexe pour certains, pour d’autres moins.
4Dans la dialectique classique du corps entre tensions et relâchements, nos nouveaux « partenaires » (p. 75) numériques nous font tendre excessivement vers les premières. C’est qu’ils nous accompagnent dans les moments les plus intimes de nos danses, et rendent celles-ci plus fonctionnelles, séquencent nos gestes, nous appellent et nous rappellent à coups de notifications, signaux lumineux ou autres instructions. Nous ne menons plus la danse, nous dit Carole Baudin, nous nous laissons entraîner, jusque dans notre intimité (p. 75). Corps en tensions constantes, happés, captivés par l’appel de la fonction ; ce sont des corps devenus solitaires, dansant dans leur propre bulle virtuelle.
5Refusant cette danse collective souhaitée par l’écriture de ces nouvelles chorégraphies par les ingénieurs-designers ou concepteurs, les corps ne réagissent pas tous de la même manière à la volonté de cette syntonie libérale consumériste. Si l’ouvrage consacre une partie conséquente à la danse et la pensée issue de la danse comme éléments heuristiques pour considérer la technique dans la totalité de ses incidences, une autre est réservée à la critique du technicisme. Avec de nouveaux « besoins » à « satisfaire » traduits en « fonctions », le corps est réifié dans le processus de conception par le truchement de chorégraphies standardisées. Les concepteurs chorégraphes s’adressent dorénavant à des « utilisateurs », « clients » ou « bénéficiaires », les corps ne sont pas pensés mais sont drag and dropped dans des outils et des logiciels de compréhension du corps confortables, qui se trouvent être ceux de la productivité, du flux et de la mobilité. Créant un « décalage entre les corps pensés et les corps vécus » (p. 128), la nouvelle langue de l’ingénierie qui semble placer les pratiques au centre de ses préoccupations n’est en fait qu’un faux-semblant. Ce faisant, l’objectif de l’ouvrage est clairement posé : « tenter de transmettre le regard et les “graphies” de la pensée sensible de la danse dans la praxis des ingénieurs » (p. 40). On se demande simplement si un léger pas de côté en dehors des logiques urbaines, là où ces technologies sont moins accessibles, ou moins efficaces, n’aurait pas pu permettre de rendre d’autant plus visible le décalage entre les corps pensés et les corps vécus.
6Mais le corps résiste malgré ces injonctions, il reste comme tapi dans l’ombre de la rationalité techniciste, il suffit de réconcilier le regard et le corps des chorégraphes avec ceux des danseurs (p. 161). La conclusion de l’autrice est une proposition – à l’adresse des concepteurs chorégraphes – d’un décalage depuis le geste comme finalité (comme fonction) à un geste comme relation, aux autres et aux choses. Pour y parvenir, il faut se défaire d’une conception du corps qui ne serait que matière, c’est bien là l’origine du décalage entre le corps pensé et le corps vécu. Il faut rendre le regard « charnel », en déconstruisant les catégories langagières technicistes, en ajustant la temporalité du regard, le rendre plus « inquiet » (p. 167). Il est donc du devoir des « représentants des danseurs techniques » (p. 171) de redonner au corps et au sensible ce qu’ils ont perdu à cause de la technique.
7Le verbe de Carole Baudin s’accompagne d’une dépense d’adjectifs conséquente, pour guider le lecteur vers sa propre expérience sensorielle en même temps qu’il lit celle d’autrui, ouvrant la porte à une certaine légèreté terriblement précise alors même qu’elle peut sembler abstraite. Avec cette œuvre poïétique, l’autrice nous propose d’être affectés autrement par sa pensée, à l’aide d’une mise en scène photographique dansée par Laura Belgrano et Pierre-Yves Diacon de la compagnie Les Mondes transversaux. Cette proposition rythme différemment le récit en offrant une fuite depuis la forme écrite vers une imagerie dansée, et donc une pensée rendue sensible : elle invite le corps du lecteur à se saisir des idées autrement que par la graphie.
8On est ici face à une expérience de lecture singulière qui peut heurter à l’attente d’éléments ethnographiques classiques. Avec ses ricochets d’adjectifs qui annoncent un geste volontairement esthétique, qui s’avère aussi être un outil bien taillé pour réconcilier le sensible et l’abstraction du langage scientifique, l’ouvrage nous accompagne au fur et à mesure dans les entrailles de l’interprétation et des profondeurs du corps, il redonne de la chair à la pensée, se montrant peu à peu dans son anthropologie.
Notes
1 André Lepecki, « Choreopolice and Choreopolitics: or, the Task of the Dancer », TDR/The Drama Review, vol. 57, no 4, 2013, p. 13-27.
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Référence électronique
Léo Argouarc’h, « Carole Baudin, Danser les invisibles. Exploration ethno-chorégraphique de nos corporalités contemporaines », Parcours anthropologiques [En ligne], 19 | 2024, mis en ligne le 01 mai 2024, consulté le 20 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/pa/2697 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11rcs
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