« Il y a la forêt du chercheur de champignons, du flâneur, du fugitif, celle de l’Indien, la forêt du chasseur, du garde-chasse ou du braconnier, celle des amoureux, des égarés, des ornithologues, la forêt aussi des animaux ou de l’arbre, celle du jour et de la nuit. Mille forêts dans la même, mille vérités d’un même mystère qui se dérobe et ne se donne jamais qu’en fragments. Il n’y a pas de vérité de la forêt, mais une multitude de perceptions à son propos selon les angles d’approche, les attentes, les appartenances sociales et culturelles. »
David Le Breton (2006 : 14).
- 1 Journée d’étude « Le contour des sens. Perception de l’environnement dans l’Égypte ancienne » organ (...)
1L’anthropologie, l’archéologie et l’égyptologie sont toutes des disciplines de l’enquête de terrain et s’intéressent aux productions des sociétés, plus ou moins éloignées dans l’espace et dans le temps de celles des chercheurs qui les étudient. Il est alors question de mener des investigations à partir de traces plus ou moins discrètes d’aménagements, d’objets, d’images et de discours afin de parvenir à la compréhension – toujours révisable – des pratiques et des pensées qui ont eu cours en un lieu à une époque donnée. Les approches sont diverses et souvent fondées sur des théories particulières par l’importance qu’elles confèrent aux représentations et à leurs systèmes, aux corps et aux pratiques, à la mobilité ou au sensible. Pour ce numéro, nous avons fait le choix de proposer à des chercheurs de partager leurs travaux autour du paysage en l’abordant à partir de la sensorialité. Ce choix découle des discussions qui ont eu lieu lors de deux journées d’étude tenues à Lyon en juin 2021 et 2022 sur le Contour des sens1. Il ne s’agit pas des actes à proprement parler de ces évènements, mais plutôt d’un recueil des pistes de réflexion et de recherche autour d’un dialogue entre des anthropologues, des égyptologues et des archéologues à propos de la question des sens et des représentations du monde. Des chercheurs de contrées plus proches se sont ajoutés aux spécialistes du monde méditerranéen ancien et contemporain afin d’élargir le cercle de la discussion et apporter un éclairage complémentaire.
2L’intérêt pour la perception et la sensorialité à propos du paysage traverse ces trois disciplines : il fait émerger une nécessaire réflexion tant théorique que méthodologique sur ce que produit la prise en compte des sens dans la recherche, sur la définition de ces objets de recherche qui concernent l’environnement et la nature et enfin l’interdisciplinarité. La rencontre et la coopération entre chercheurs de différentes disciplines peut contribuer à explorer des schémas conceptuels, des façons de définir les problématiques et les méthodes de recherche de manière stimulante et fertile.
3L’approche sensible en anthropologie, tout comme d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, est aujourd’hui au cœur de la recherche. Pourtant, les sens n’ont pas toujours été un objet d’étude en soi (Gélard, 2016 : 91). L’approche sensible transparaît, dans un premier temps, à travers les recherches sur le corps et ses ressentis, mais demeure longtemps, en France, secondaire. Ce sont les historiens qui amorcent l’analyse des perceptions sensorielles et des « systèmes d’émotions » (Febvre, 1941 ; Corbin, 1990 : 13). Ils tentent de reconstituer l’histoire des sens – notamment l’odorat – des sociétés passées à l’image des réflexions de David Howes (1989) sur les xviiie et xixe siècles. L’approche sensorielle en France poursuit son développement en histoire et en philosophie avec la mise en place d’une hiérarchie sensorielle héritée des catégories aristotéliciennes (Gélard, 2016 : 94). Par ailleurs, depuis la fin du xxe siècle déjà, plusieurs travaux outre-Atlantique ont amorcé l’étude des sociétés à travers leurs perceptions sensorielles (Howes, 1991, 2004 ; Classen, 1993, 2005 ; Pink, 2015, par exemple).
4L’étude des sens et des perceptions sensorielles s’est diffusée à d’autres champs des sciences humaines et sociales et notamment à l’archéologie et à l’égyptologie pour la reconstitution des paysages et ambiances anciennes. L’archéologie sensorielle fait l’objet aujourd’hui d’un essor bibliographique. En 2019, un essai d’interdisciplinarité pour l’étude des paysages notamment sonores est publié par Véronique Mehl et Laure Péaud. En 2020, Robin Skeates et Jo Day éditent un ouvrage collectif où Richard Parkinson, entre autres, développe un chapitre sur le monde sensoriel en Égypte. Des journées d’étude sur ces thématiques ont également été organisées, témoignant de l’importance croissante de l’approche sensible dans l’analyse des sociétés et cultures anciennes.
5En archéologie, la reconstitution des ambiances sensorielles n’est possible que par l’étude des vestiges (Rueff, 2020 ; Emerit, Perrot et Vincent, 2015) : la restitution des paysages anciens peut s’effectuer avec l’aide d’autres spécialistes tels que les géomorphologues et géographes (Schneider et Johnston, 2020) et la question de l’individu et de sa subjectivité sur son environnement est étudiée à travers les sources textuelles (Somaglino, 2013 ; Gillam, 2020). Ces travaux empruntent des concepts à l’anthropologie sensorielle, malheureusement, parfois de manière maladroite faute de passerelle entre ces deux disciplines pourtant complémentaires dans cette réflexion autour des sens, des paysages et des sociétés. L’interdisciplinarité est essentielle pour qui souhaite aborder la question des sens et des représentations du monde méditerranéen ancien et contemporain.
6Depuis le début de notre propos, nous utilisons plusieurs termes qu’il convient de préciser.
Nous mobilisons ici la définition de Tim Ingold (2012 : 180). Selon lui, l’« environnement » correspond au monde tel qu’il existe et prend sens grâce à l’individu qui l’occupe et le façonne. C’est donc un espace en perpétuelle construction qui ne cesse de changer au gré du processus de la vie. Ce terme ne doit pas être confondu avec celui de « nature », qui peut dénoter un monde autre que celui de l’observateur, qui peut ainsi avoir un regard objectif, à l’exemple du scientifique étudiant ses données factuelles. La perspective n’est donc pas la même. Nous parlons d’environnement lorsque nous exposons un regard depuis l’intérieur de l’espace décrit et vécu, alors que la notion de nature considère un regard depuis l’extérieur vers l’intérieur. Mais le terme environnement laisse supposer qu’une autre substance sert de support à l’activité de l’observateur.
7Ensuite, il ne faut pas oublier que le terme même de paysage, ou landscape, est une notion récente pour certaines cultures (Thomas, 2006). Ainsi dit, nous comprenons le paysage comme étant le résultat d’une construction constituée de l’ensemble des éléments visuels, olfactifs, sonores d’un environnement s’offrant à la vue, l’odorat ou l’ouïe d’un spectateur, appartenant à cet environnement, et socialement et culturellement transformé par le prisme de la perception. La notion de milieu ou de paysage sous-entend une collaboration entre le sujet et ce qui l’entoure jusqu’à ce que l’un et l’autre s’entremêlent (Charbonnier et Kreplak, 2012 ; Berque, 2000) et en ce sens, « Tout ce que les hommes font, à la limite, constitue le paysage, qui n’existe qu’en tant qu’il est vivant dans une relation avec les hommes » (Glowczewski-Barker, in Lamaison, 1991 : 154). L’existence d’un paysage nécessite un environnement, un individu ou groupe d’individus observateurs internes, des modèles et des schèmes conceptuels individuels, c’est-à-dire une liste de propriétés socialement et culturellement élaborées par l’observateur. Le concept de paysage implique une représentation individuelle issue des perceptions sensorielles de celui-ci ainsi que de l’histoire, de l’éducation et plus généralement du cadre socioculturel de l’observateur. Ces deux conceptions coexistent : les modèles sociaux, culturels servent-ils à guider et organiser la relation de façon pérenne ou bien la perception permet-elle d’actualiser continuellement la relation à l’environnement, selon une approche qui peut être qualifiée d’écologique ?
8Quoiqu’il semble que la notion de paysage conduise trop souvent à privilégier le sens de la vue, ce n’est pas le seul à l’œuvre pour percevoir un espace et l’appréhender. L’ouïe, par exemple, est dans certaines communautés, comme dans la société saharienne de Merzouga, un moyen de communication non verbale. Marie-Luce Gélard a étudié ces pratiques en insistant sur l’importance des sensations et des ressentis émotionnels. Cette approche essentielle à la compréhension des populations demeure encore marginale et s’avère, par bien des aspects, délicate en ethnographie car il est toujours difficile de décrire une ambiance à partir de sensations et de ressentis, bien plus que de recueillir le récit de la vie d’un objet, par exemple. Après un rapide détour sur l’histoire de l’anthropologie sensorielle, elle témoigne dans son article de la manière dont certains bruits permettent aux personnes de faire connaître leur présence, comme le cliquetis des pièces métalliques sur le voile des femmes ou le claquement de la porte lorsqu’un homme entre dans une pièce. Ces sons, ajoutés aux bruits des activités (signalant également une présence), créent un environnement sonore propre à cette population. Ce que nous pourrions percevoir comme des bruits ambiants, quotidiens, peuvent également être un moyen de communication. Ces paysages sonores, tout comme les odeurs, caractérisent ces espaces de vie ainsi que certains évènements marquants de la communauté, tels que les mariages. Dans ce premier article, l’autrice nous expose toute l’importance et la complexité d’intégrer dans nos recherches une approche sensible mêlant les sensations aux ressentis émotionnels. Perspective centrale de l’ethnographie, l’étude des sens et l’interprétation des perceptions s’engagent peu à peu dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales.
9L’Égypte pharaonique, par exemple, est une société où la conception de l’espace (et du temps) est originale et relativement éloignée des cultures latines dont nous sommes les héritiers. La notion de perspective, telle qu’elle a été théorisée aux xe-xie siècles avant notre ère par le savant Alhazen, est étrangère à cette population de l’Antiquité. Comme nous le montre l’article de Dominique Farout, les représentations répondent à des normes culturelles et sociales, mais également religieuses. Les Égyptiens anciens ont ainsi une pensée aspective, dénuée d’un observateur implicite. Les images sont construites selon l’importance donnée aux éléments qui les composent. Elles reflètent la conception qu’en ont les Égyptiens qui est bien éloigné de considérations esthétiques ou personnelles. C’est le groupe qui dicte ces normes et non l’individu : ce groupe étant celui de l’élite dirigeante. Le but n’est pas de copier la réalité perçue, mais d’imager l’essence de l’élément sujet, sa nature et sa fonction. Nous observons ainsi une multiplication de points de vue, l’apparition d’une aspectivité et d’une frontalité qui restent étrangères ailleurs. Le monde égyptien et ses images sont dictés par ces valeurs, mais également une certaine hiérarchie et un besoin de définir des cadres afin de maîtriser le monde. Les réflexions de Dominique Farout sur l’iconographie égyptienne et les concepts qui les président donnent à réfléchir à la subjectivité de l’observant et pourraient utilement enrichir les travaux qui prennent en compte le multiperspectivisme (par exemple ceux de Viveiros de Castro, 2014).
10Tout comme la notion de perspective, celle de paysage, qui est un concept récent, comme nous l’avons vu, prend une dimension grandissante à la Renaissance. Elle qualifie alors une manière de porter un regard sur le monde, notamment par les artistes. Comme le montre Denis Cerclet dans sa contribution à ce numéro, ce regard est incorporel car il doit adopter un point de vue universel, appliquer une démarche rationnelle pour esquiver les biais d’une perception sensible éminemment contextuelle. Pour prendre du recul sur cette approche, l’auteur aborde le paysage par le biais de mouvements, d’actions et de sensorialité à travers une étude établie sur la déambulation de visiteurs dans le musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole à l’aide d’un oculomètre. Il conclut qu’un paysage n’est pas vu, mais qu’il émerge au cours de l’expérience perceptive et corporelle de chacun ; qu’il n’y a pas qu’un paysage, mais une multitude de perceptions qui concourent à sa constitution. Il est l’objet du regard et d’une pratique du corps. Son enquête sur l’œuvre de Penone apporte de nombreuses réponses sur la corporalité, mais elle ouvre aussi de nouveaux questionnements autour des individus, de leurs dépendances fonctionnelles, de leurs ressentis internes émotionnels et musculaires. Ce sont autant de perspectives qui pourraient être développées lors d’une expérience ultérieure, axée, par exemple, sur une visite collective.
11L’art, et notamment le dessin et la photographie, est un moyen usuel de représenter le paysage observé et d’en rendre tous les aspects. Dans une optique de description et de témoignage des environnements étudiés, c’est un geste adopté depuis toujours par les anthropologues et les ethnographes. Chez les égyptologues, cette pratique s’est certes perdue, mais elle revient dans les usages à travers cette approche sensible des espaces. Les chercheurs utilisaient ce moyen pour témoigner de leurs découvertes et laisser une trace de ce qu’ils observaient. Les croquis des premières missions archéologiques en Égypte sont des témoignages inestimables de ces espaces qui ont été transformés par la construction des différents barrages le long de la Vallée. Même s’ils sont l’empreinte de la perception du dessinateur, du chercheur, ces sources écrites modernes sont essentielles tout comme celles de l’Antiquité. Elles sont le seul moyen d’étudier la perception des environnements anciens par leurs habitants puisqu’il n’est pas question pour ces époques d’obtenir des témoignages directs. L’étude des sources iconographiques et textuelles de la période envisagée est l’une des démarches à mettre en place pour appréhender les paysages anciens. Quentin Cécillon et Maël Crépy, qui est géographe, géomorphologue et géoarchéologue, proposent une analyse lexicographique des termes décrivant le paysage et leurs graphies, notamment ceux qui sont communément traduits par « rive » ou « berge ». L’étude des classificateurs déterminant ces termes présente un intérêt quant à ce qu’ils définissent précisément, du terrain irrigué à la bande de terre. La graphie de ces classificateurs serait un témoignage de l’aspect de ces éléments du paysage : géographie de la Vallée, forme du fleuve, qualité des sols, etc. Il ne s’agit pas de reconstituer le paysage ancien de la Vallée, mais de comprendre la perception que les anciens Égyptiens en avaient. Leur expertise permet d’analyser les évolutions de la langue égyptienne et de son écriture avec les phénomènes géomorphologiques fluviaux qui ont façonné l’histoire des rives du Nil.
12Pour appréhender la subjectivité de l’observant et définir sa perception du paysage qui l’environne, il importe de mettre en place une enquête de terrain. Cette démarche s’applique, pour les anthropologues et ethnographes, à l’étude des sociétés actuelles. Elle consiste à recueillir les témoignages de ces populations sur leurs propres perceptions et conceptions de l’espace et de l’environnement. Cette approche de terrain peut également être pratiquée par le chercheur lui-même en tant qu’observant et pratiquant. Misha Schroetter nous propose ici une réflexion sur les pratiques de conscience à travers le Zhineng Qigong, qu’il a étudié et expérimenté. Il évoque, certes, un environnement interne, celui de son propre corps et de sa conscience, mais sa méthodologie d’autophénoménologie apporte des réflexions intéressantes sur la subjectivité des participants à cette même expérience, sur leurs conceptions de l’espace et du temps. L’espace interne est créé par le pratiquant de Qigong, guidé par la voix de l’instructeur-enseignant, s’imaginant cet espace, construisant un paysage intérieur d’après une représentation du corps venant de la médecine chinoise. La notion d’haptique (Deleuze, 1980), permettant l’attribution d’un sens à un autre, ainsi que le concept d’Imagining for Real de Tim Ingold (2022) sont mis en dialogue par l’auteur, afin de théoriser une ethnopraxie (Wacquant, 2001). Il propose également d’interroger la subjectivité du chercheur, notamment dans le cas où il est observant et pratiquant de son objet d’étude.
13La question de la corporalité face au paysage, développée par Denis Cerclet et Misha Schroetter, entre en résonnance avec l’article de Laurel Darcy Hackley. Elle évoque le statut du chercheur comme observant et pratiquant de l’environnement grâce à son expérience sensorielle. L’autrice met en place un dialogue interdisciplinaire dans son étude des paysages archéologiques du désert oriental égyptien. Cet espace aride depuis l’Antiquité est pourtant fortement occupé, traversé et exploité. Elle s’intéresse particulièrement aux modalités de perception dans un environnement désertique, à la manière dont l’expérience physique et les conditions environnementales à échelle humaine s’entrecroisent. Elle s’interroge sur la possibilité d’accéder à ces variables et de les évaluer grâce aux vestiges archéologiques. La subjectivité du chercheur demeure une question centrale. Laurel Darcy Hackley souligne qu’il est difficile de s’affranchir de nos idées européennes ou nord-américaines : ce qui est inhospitalier ou inconfortable pour nous peut être perçu différemment par les Égyptiens anciens qui parcouraient le désert oriental hier comme aujourd’hui. Elle explore, dans cet article, une nouvelle méthodologie pour étudier les paysages archéologiques, mêlant données quantitatives et qualitatives. Les données quantitatives proviennent de l’usage des systèmes d’informations géographiques (SIG), qui permettent de modéliser l’environnement de la zone d’étude afin de comprendre les modèles d’occupation et d’utilisation des terres. Et les données qualitatives sont issues d’enregistrements perceptifs, phénoménologiques et donc subjectifs à l’aide de la photographie ou du dessin, résultat du point de vue de l’observateur, ou bien par observation statique sur un temps relativement long pour suivre les évolutions et dynamiques infimes de l’environnement observé et participer à l’expérience corporelle de l’attente, du repos, de la surveillance, etc.
14Les témoignages directs recueillis auprès des populations ou par l’expérimentation du chercheur, tout comme l’étude des sources anciennes, n’ont pas pour but de dépeindre des environnements réels. Cet objectif demeure un exercice périlleux notamment pour les civilisations passées. C’est la perception de ceux-ci qui est au centre de nos préoccupations. Un dessin, une photographie et un récit oral ou écrit illustrent la subjectivité de l’observant qui produit cette représentation. Nous pouvons alors parler de paysage. Là réside l’importance de conjuguer nos disciplines et nos approches. Comme l’archéologue étudie les traces du passé – les vestiges architecturaux et archéologiques – pour restituer un environnement ancien, l’égyptologue, l’historien ou le philologue s’intéresse entre autres aux témoignages écrits et iconographiques laissés par les populations – une documentation qui demeure par bien des aspects le point de vue d’un seul groupe social. Ces approches privilégient les faits historiques ou philologiques recueillis, qui sont interprétés grâce aux données archéologiques, afin de restituer la version la plus juste et objective du passé. Traditionnellement, les recherches sur l’individu tendent vers un haut degré de compartimentation et la restitution de ces sociétés et cultures anciennes, tout comme de leur environnement, demeure très descriptive. De son côté, l’anthropologue sonde les modalités de description, de représentation et de perception de l’environnement par un ensemble d’individus en interrogeant sa subjectivité par rapport à ses croyances et sa culture : c’est le point de vue du sujet dans son univers culturel et social qui est étudié afin de rendre une interprétation subjective de son monde. L’environnement est alors restitué comme une perception et non une description.
15Ces perspectives, loin d’être incompatibles, sont tout à fait complémentaires. C’est en associant nos différentes démarches et méthodologies que nous pouvons atteindre une meilleure définition du paysage en général et plus particulièrement méditerranéen, non de notre point de vue, mais de celui des populations au cœur de nos recherches. Le chercheur doit lui aussi jouer avec sa propre subjectivité pour rendre une analyse aussi objective que possible de son objet d’étude : pour cela, il doit s’affranchir de sa subjectivité ou la prendre comme une dimension supplémentaire de la recherche pour parvenir à saisir celle des autres. La question de l’expérience sensible est la clef de voûte permettant d’atteindre cet objectif. L’inter- et même la multidisciplinarité sont donc essentielles pour étudier les sociétés et les espaces à travers une approche sensible qui permet d’appréhender les dynamiques socioculturelles de ces populations, leur regard à l’environnement et aux autres.
16À l’image de la citation de David Le Breton (2006 : 14) en épigraphe de cette introduction, ce numéro de Parcours anthropologiques s’organise autour de la perception des espaces sur le pourtour de la Méditerranée moderne comme ancienne. Les articles réunis interrogent tous la notion de subjectivité malgré des sujets relativement variés. Une première section nommée « Perspective, aspective, expression Aesthétic et relation à l’espace et au paysage » débute donc avec l’article de Marie-Luce Gélard puis la présentation de Dominique Farout. La contribution de Denis Cerclet termine cette première partie. La seconde section porte sur les « Ethnographies, expérimentations et perceptions sensorielles : l’importance de l’identité du percevant dans la compréhension de la perception ». Nous sommes ici au cœur de la question de la subjectivité avec l’article de Quentin Cécillon et Maël Crépy, celui de Misha Schroetter et celui de Laurel Darcy Hackley.
17Ce numéro de Parcours anthropologiques, à travers ces six articles, n’apporte pas de réponse définitive quant au rapport qu’entretiennent les individus avec l’espace dans lequel ils évoluent et qu’ils perçoivent de bien des manières. Mais il amène de nombreuses pistes de réflexion autour de la subjectivité de ces individus dans leurs perceptions de l’environnement qui ne peuvent être comprises qu’à travers une étude multidisciplinaire. Cette approche permet d’appréhender toutes les facettes de cette question, qu’elles soient anthropologiques, égyptologiques, historiques, sociales ou culturelles.