Mes remerciements vont à Christophe Darmangeat ainsi qu’aux relecteurs de cet article pour la pertinence de leurs commentaires sur ce texte.

1Dans son livre, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines (2017), Emmanuel Guy s’appuie sur des données ethnographiques se rapportant aux sociétés de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord pour étayer son hypothèse selon laquelle les caractéristiques stylistiques et artistiques de l’art pariétal porteraient témoignage - au-delà de soubassements potentiellement religieux - d’indices révélant un contexte socio-politique fondé sur les inégalités sociales et économiques au service d’une élite. Guy attribue aux images la capacité de renseigner sur les structures sociales dont elles sont le produit. Il s’agirait là d’un art héraldique produit par des spécialistes et investi d’un rôle de distinction dans un système hiérarchique. Guy défend l’idée qu’étant donné les qualités formelles de l’art pariétal européen marqué par un certain degré de naturalisme (naturalisme figuratif) et une stabilité des conventions graphiques, cet art ne peut être élaboré que par des sociétés inégalitaires, le style abstrait, a contrario, caractérisant plutôt les modes d’expression des sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires. L’auteur considère l’art iconique comme marqueur de la complexité d’une structure sociale et d’une ontologie singulière. Il fait aussi l’hypothèse que l’organisation sociale des peuples du Paléolithique supérieur aurait été fondée sur une forme de totémisme matérialisée dans des images d’animaux de style naturaliste aisément reconnaissables permettant d’identifier et de différencier les groupes sociaux (Guy 2017 p. 175, 186). Si Guy partage avec Alain Testart (2016) la proposition selon laquelle les figurations pariétales exprimeraient une conception totémique du monde où les différences entre les espèces servent à penser les différences entre les groupes sociaux comme ce serait le cas sur la côte nord-ouest, en revanche, pour Testart, les sociétés de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur seraient à rapprocher des sociétés aborigènes égalitaires d’Australie.

3L’objectif de cet article n’est pas de discuter pied à pied les propositions exposées dans l’ouvrage d’E. Guy mais d’enrichir les données sur les peuples de la côte nord-ouest qui y sont examinées. Il s’agit de fournir, dans une première partie, un éclairage sur les recherches archéologiques entreprises depuis une quarantaine d’années sur la côte nord-ouest du Pacifique et de rendre compte des hypothèses sur les modes de subsistance, l’habitat, l’organisation sociale et le développement artistique de cette région. Dans une seconde partie, sera traitée la question du statut de l’artiste et des modes de figuration dans l’art de la côte nord-ouest.

Ce que l’archéologie nous dit du développement des sociétés de la côte nord-ouest (carte)

4Malgré la diversité des langues, les sociétés de la côte nord-ouest présentent un ensemble de traits caractéristiques qui les constituent en aire culturelle. Selon les données archéologiques, l’occupation humaine dans cette vaste région remonte sans interruption au moins jusqu’à 15 000 BP. Les spécialistes s’accordent pour dire que les chasseurs de gros gibier sont entrés dans le nouveau monde par le pont terrestre de Béring qui s’est formé à la fin de la période glaciaire ; plusieurs vagues de migration sont arrivées soit par voie terrestre soit par voie maritime (Berlo et Phillips 2006 p. 175-176 ; Moss-Erlandson 1995). À partir de l’examen de sites anciens permettant d’évaluer la densité démographique, les archéologues ont identifié une première phase de peuplement marquée par la présence de chasseurs-cueilleurs vivant en petits groupes sur un mode égalitaire suivie par l’émergence de sociétés plus complexes structurées autour d’un système hiérarchique corrélé aux conditions environnementales, à la localisation des ressources alimentaires et aux stratégies mises en œuvre et monopolisées par certains individus pour les exploiter (Binford 1980, 2001 p. 432). Nombre de chercheurs soutiennent que ce mode d’organisation s’est consolidé en raison de la saisonnalité des ressources, l’augmentation des sites d’exploitation et la consommation différée des produits alimentaires (Ames 1985 p. 173).

5Les données récentes issues de fouilles entreprises dans la zone centrale de la Colombie britannique font état d’une continuité culturelle et d’une stabilité territoriale depuis 10 ou 11 000 ans (début de l’Holocène) (McLaren et al. 2015 p. 155). Les hypothèses fondées sur des logiques d’adaptation au milieu et sur l’optimisation de son exploitation suggèrent que les transformations économiques et technologiques associées au développement d’un système socio-politique fondé sur une hiérarchie de positions sociales sont intervenues bien avant 5 500 BP. L’étude des sites de l’Holocène supérieur indique que les sociétés de la côte nord-ouest exploitaient des ressources marines variées sur un mode saisonnier (augmentation et taux d’amas coquillers) et que les technologies étaient semblables à l’Holocène moyen et inférieur (Cannon 1998 ; McLarenet al 2015 ; Martindale et Letham 2011 p. 322-323). Toutefois, selon les spécialistes de la région, le modèle d’organisation sociale des sociétés de la côte nord-ouest se stabilise vers 3 500 BP (Matson et Coupland 1985).

6Aujourd’hui, le débat ne porte pas seulement sur des questions de chronologie mais aussi sur la centralité du cèdre et du saumon dans la vie des peuples de cette région, telle qu’elle a été observée pendant la période historique. Il a été couramment admis que c’est à partir du moment où les forêts de cèdre rouge se sont développées sur le littoral du Pacifique et que les saumons ont migré en quantité importante dans les fleuves et les rivières que la culture de la côte nord-ouest a pu se développer pleinement (Donald 2003 p. 294). Cependant cette thèse ne fait pas consensus. Les vestiges paléobotaniques montrent que le cèdre ne devient une ressource importante qu’il y a 2 500 ans. Quant au saumon, son exploitation aurait débuté vers 7000 BP (Cannon et Yang 2006). La ressource s’accroît il y a 5500 ans, après la fonte des blocs de glace dans les fleuves et rivières qui jusque-là entravaient la remontée du poisson vers les frayères. Le saumon a certes joué un rôle important dans le régime alimentaire qui reposait toutefois sur une grande variété de ressources halieutiques (Moss et Erlandson 1995 p. 20). Du reste, le terme « Salmontopia » a été utilisé pour critiquer ce parti pris attribuant au saumon le statut de principale ressource alimentaire, en se fondant sur le modèle ethnographique (Grier 2014 p. 135 ; 2015). En outre, des travaux récents relevant d’une approche multidisciplinaire associant l’archéologie, l’ethnobotanique, l’ethnographie et les études paléo-environnementales ont mis en évidence l’existence de pratiques d’élevage de palourdes datant de 3 500 ans, de pratiques culturales et de gestion de l’écosystème par ces populations plus de trois millénaires avant le contact (Deur et Turner 2005).

7Pour caractériser le développement de ces sociétés, les spécialistes ont défini un modèle connu sous le nom de Developed Northwest Coast Pattern (DNCP) (Matson et Coupland 1994). Ce modèle qui prend forme il y a 3 500 ans réunit un ensemble de traits distinctifs propres au mode de vie des populations : occupation saisonnière de sites de pêche et de cueillette, population regroupée dans des villages éloignés des sites d’approvisionnement, comprenant des maisons habitées par des familles étendues structurées autour d’une hiérarchie de statuts, appropriation familiale ou individuelle de sites, collecte de ressources stockables à consommation différée, et production d’un surplus contrôlé par une élite. Dans cette perspective, le pouvoir économique trouve son origine dans le contrôle des sites de production et des technologies ainsi que dans le contrôle du travail des esclaves par un groupe d’individus, l’inégalité économique entraînant la confiscation d’une autorité socio-politique. (Ames 1985 p. 161-163, 2001 ; Ames et Marschner 1999 ; Matson et Coupland 1994 ; Moss et Erlandson 1995). D’autres facteurs ont contribué à la structuration de l’autorité qui relèvent du contrôle des réseaux d’alliance et d’échanges commerciaux (échanges de produits exotiques) et culturels avec les voisins, de la supériorité dans la guerre et les raids, mais aussi de la légitimation des statuts et positions fondée sur un socle religieux, c’est-à-dire sur la capacité de certains individus à entrer en relation avec des entités surnaturelles qui leur attribuent un pouvoir, créant les conditions de l’émergence d’une inégalité des statuts au sein d’un groupe (Martindale et Letham 2011 p. 323, 337-342). Sans étendre le modèle d’organisation socio-politique tel qu’il a été décrit dans les textes ethnographiques sur ces sociétés deux ou trois millénaires avant le contact, on peut faire l’hypothèse que certaines tâches étaient confiées à des spécialistes qui avaient accès au monde invisible ce qui leur donnait des prérogatives, et dont la charge était transmise de génération en génération, ce qui contribuait à renforcer la différentiation des statuts entre les individus et entre les groupes.

8Cette méthode déductive n’est cependant pas sans poser problème car elle fait abstraction des profonds changements survenus dans la vie économique, sociale et culturelle de ces sociétés à la suite des premiers contacts avec les Européens à la fin du XVIII^e siècle et de la colonisation de ce vaste territoire au long du XIX^e siècle. Une grande partie des échantillons pouvant fournir un tableau complet de la diversité et de la richesse de la production technique et artistique de ces sociétés fait défaut, car seuls les artefacts en matériau dur ont été conservés à l’épreuve du temps et du climat, ceux en bois et en fibre ne résistant que dans les milieux saturés d’eau.

Art, figuration et artistes : avant et après le contact

12Des motifs comparables sont sculptés à cette même période sur des objets en bois de cervidé. Le sens des décors sur ces objets reste incertain, toutefois l’hypothèse la plus communément admise est que les images représenteraient des esprits auxiliaires assistant les humains dans leurs tâches quotidiennes (construction de canot, pêche, tissage) (Carlson 1983b p. 198 ; Burley 1980 p. 68).

14Les données ethnographiques font état de deux manières d’entrer en contact avec les esprits, au moyen soit d’une quête visionnaire individuelle, soit par l’intermédiaire d’une transmission héréditaire. Les récits d’origine relatent les circonstances dans lesquelles l’ancêtre d’un groupe est entré en contact avec un esprit sous son apparence animale, qui, à l’issue de la rencontre lui octroie un certain nombre de privilèges dont le droit de le convoquer dans des cérémonies ou d’utiliser son image. Si cette acquisition a un fondement spirituel, elle s’est institutionnalisée par le biais d’une transmission héréditaire contrôlée par les groupes sociaux (clans, lignages, maisons) qui en déléguaient la responsabilité au chef. Certains des esprits animaux dont les ancêtres avaient tiré leurs pouvoirs ont été singularisés comme animaux blasons, emblèmes de groupes sociaux. Les blasons étaient déployés sur différents types de supports : mâts et poteaux de maison, frontons de maison, cloisons, canots, casques, chapeaux, bâtons, plats, coffres, vêtements ; en revanche ils sont absents sur les masques (Halpin 1973 p. 1984).

Art héraldique et modalités de figuration

18Ainsi, les motifs sont composés à partir d’un nombre restreint d’éléments, dont la formline (ou ligne de forme) qui définit les contours de l’entité représentée, à laquelle sont associés des motifs tels que l’ovoïde (appelé aussi motif de l’œil) et la forme en U. Le style de la formline (fig. 6) est un système de représentation hautement codifié qui ne prend en compte que les éléments importants dans la figuration. À ce titre, les différentes parties du corps sont représentés par un motif particulier : l’œil, le visage et l’articulation par un ovoïde, la queue, l’aile ou la nageoire par une forme en U. L’art héraldique est iconique mais joue de tensions entre la figure et sa composition régie par des conventions (Holm 1965).

Statut de l’artiste et rôle de l’œuvre

19Peut-on parler d’une professionnalisation de l’art de la côte nord-ouest pendant la période préhistorique ? Au vu de la qualité inégale dans la production graphique et plastique, les archéologues font l’hypothèse d’une spécialisation datant d’au moins 4 000 ans. Des différences ont été observées dans la qualité des objets gravés et des sculptures archéologiques de la région du détroit de Géorgie (Moss et Erlandson 1995 p. 25). Il en va de même pour des artefacts gravés de manière grossière pendant la période Marpole, alors que d’autres, pour cette même période témoignent d’une habileté remarquable dans leur exécution (Adams 2004 p. 6). À cet égard, la maîtrise d’un savoir technique suggère une forme de spécialisation dans la production de biens manufacturés. Des objets en cuivre recueillis dans des sépultures sur le site de Prince Rupert Harbor datant de 3000 ans ont été reconnus comme étant l’œuvre de spécialistes (Ames 2001 p. 7). On peut donc supposer que la capacité à représenter était déléguée à certains individus, mais on ne dispose d’aucune information précise quant à la place qu’ils occupaient au sein de la société. Le statut de l’artiste était-il corrélé à ses capacités techniques dans la production graphique et plastique ou relevait-il aussi de déterminations sociales comme ce fut le cas dans la période historique ?

21La dignité d’artiste était héréditaire. Pour être sculpteur, il ne fallait pas seulement avoir du talent, mais hériter d’une charge (Johnson-Mochon 1968 p. 22). En effet, le statut d’artiste était lié à la capacité de détenir des pouvoirs associés à des esprits et des connaissances relatives à la mythologie, et à l’origine des blasons. Or, ce savoir était réservé aux seuls nobles détenteurs de privilèges au sein des maisons et des clans. Les artistes se recrutaient donc parmi des individus de haut rang : généralement initiés dans des sociétés secrètes, ils avaient des responsabilités cérémonielles. Ils étaient non seulement dépositaires de l’histoire des clans ou des lignages, mais en entretenaient aussi la chronique par la matérialité des images (McLennan et Duffek 2000 p. 208 ; Brown 2006 p. 27). Pour ce qui concerne l’attirail des chamanes Tlingit, ceux-ci fabriquaient eux-mêmes leurs masques, tambours, amulettes et hochets où figuraient les images des esprits protecteurs, tout particulièrement si ces objets et les images qu’ils incarnaient leur étaient apparus en rêve ou dans une vision.

22Dans ces sociétés hiérarchisées, le lignage et le rang social déterminaient leur droit non seulement à devenir artiste, mais aussi la nature de la commande qu’on pouvait honorer. Généralement, un chef ne sculptait pas ses propres masques et objets cérémoniels. Au sein des groupes septentrionaux structurés en deux moitiés (moitié du Loup, moitié du Corbeau), elles-mêmes subdivisées en clans, le processus de commande était soumis à un protocole précis qui faisait intervenir des faits de parenté et d’alliance dans une logique de réciprocité, de hiérarchie et de prestige entre les moitiés et les clans. Tout comme l’épouse, l’artiste était choisi dans la moitié opposée du chef qui le commanditait. Ainsi, un chef tlingit de la moitié Corbeau devait idéalement passer commande d’un objet blasonné au frère de sa femme appartenant à la moitié du Loup. Le beau-frère pouvait à son tour choisir un artiste plus qualifié que lui pour honorer la commande : l’artiste en question pouvait soit être membre de la même moitié que le chef soit être originaire d’une ethnie voisine. Une fois l’objet terminé, c’est le beau-frère qui recevait un paiement, qu’il ait été ou non l’auteur de l’œuvre produite (McLennan et Duffek 2000 p. 209).

23Artistes et chefs commanditaires avaient partie liée, la réputation des premiers et le prestige des seconds se situaient dans une relation d’interdépendance. Lors de l’exhibition des œuvres (mâts héraldiques, poteaux de maisons, cloisons, etc.) et dans les discours qui accompagnaient la cérémonie, c’est le chef qui était à l’honneur et non le sculpteur ou le peintre. Cependant, le concours d’un artiste talentueux renforçait le prestige du propriétaire de l’œuvre. Symétriquement, les artistes devaient leur renommée à leur capacité de créer des œuvres qui reflétaient la grandeur du nom du chef (McLennan et Duffek, ibid.).

24Chez les Tsimshian Nisga’a et Gitksan, le choix d’un artiste était aussi une procédure complexe qui impliquait le respect de règles formelles en matière d’équilibre entre les clans et les maisons. Cependant, c’est au sein de ces groupes que la différence entre les facteurs d’art héraldique et les producteurs d’art cérémoniel était la plus marquée. Une catégorie d’artistes (ukgihla) créait des objets à vocation héraldique, une autre (gitsonk) était spécialisée dans la confection de masques figurant des esprits puissants (naxnox) et dans la fabrication d’accessoires aux mécanismes sophistiqués dans des cérémonies à caractère théâtral mettant en scène ces esprits (Halpin 1973 p. 74). Ces artistes issus de l’aristocratie jouaient un rôle important auprès des chefs dans la sélection des futurs candidats à l’initiation dans les sociétés secrètes et contrôlaient les biens qui circulaient lors des paiements reçus pour les initiations, ce qui constituait une source d’enrichissement (Shane 1984 p. 162). La capacité de sculpter, de composer des chants et de mettre en scène des performances lors desquelles étaient manipulés des dispositifs complexes était considérée comme la manifestation de pouvoirs surnaturels transmis de génération en génération (Garfield 1939 p. 304). Une performance réussie apportait la preuve du pouvoir chamanique du chef, l’émotion et la stupeur provoquées par le spectacle validant la croyance en son origine surnaturelle. En revanche, une erreur dans la conception et la manœuvre de ces machines théâtrales était considérée comme une faute grave mettant en question l’idée qu’il n’existait aucune frontière entre le monde des humains et celui des non humains. Même si la mise en scène n’était que simulation, un tel drame conduisait les auteurs à se suicider, ou à une condamnation à mort (Halpin 1984 ; Shane 1984 p. 164 ; Garfield 1939 p 304. McLennan et Duffek 2000 p. 209 ou 210). Inversement, surprendre les gitsonk qui travaillaient dans le plus grand secret à l’abri des regards des non-initiés était passible d’une punition pouvant aller jusqu’à la mise à mort (Shane 1984 p. 169). Dans ces sociétés hiérarchisées, le pouvoir des nobles ne reposait pas seulement sur des inégalités économiques mais il était également sanctionné par un ordre supérieur gouverné par les esprits qui octroyaient du pouvoir aux humains. Contrairement à l’art cérémoniel, l’art héraldique n’était pas l’objet de pratiques secrètes. Tandis que les masques utilisés dans les cérémonies de sociétés secrètes devaient être fabriqués avant les cérémonies d’hiver par des initiés (Hawthorn 1961 p. 64), les objets héraldiques étaient sculptés à n’importe quelle période de l’année.

Conclusion

25Pour étayer son argumentation selon laquelle la production artistique au Paléolithique supérieur est un des critères discriminants susceptibles de nous éclairer sur la structure sociale des sociétés qui ont peuplé l’Europe il y a plusieurs dizaines de millénaires, Emmanuel Guy établit des parallèles avec celui des sociétés de la côte nord-ouest tel qu’il a été traité dans la littérature ethnographique des XIX^e et XX^e siècles. En tout cas, la comparaison alimente la réflexion, et le recours à un référentiel ethnographique peut s’avérer utile pour élargir le champ des possibles dans l’interprétation pour analyser les données archéologiques. Mais ne faudrait-il pas compléter ce travail par la confrontation de données environnementales portant sur les spécificités du milieu, d’informations sur les conditions d’accès aux ressources, leur mode d’exploitation, les mutations socio-économiques, l’évolution démographique, etc. pour assoir pleinement l’argumentation ?

26Comme dans l’art paléolithique (dont je ne suis pas spécialiste), on remarque dans l’art de la côte nord-ouest une continuité iconographique et stylistique depuis plusieurs millénaires dans les productions artistiques de cette région. Les images font référence à des motifs humains et animaux, une dimension humaine est présente dans l’iconographie sous forme d’indices (visage, main, pied), attestant, comme on l’a souligné, un mode de figuration caractéristique d’une ontologie animiste révélant l’intériorité humaine dans une physicalité animale, selon la définition de Ph. Descola (2010). Sur les bases de ce mode de figuration s’est élaborée une imagerie de type totémique, qui met en évidence une variété de traits singularisant l’entité représentée par rapport aux indices d’espèce. On ne peut qualifier le traitement des animaux-blasons de réaliste - la définition donnée par Guy de ce terme n’est pas toujours très claire - car il ne s’agit en aucun cas d’une imitation d’un animal comme dans l’art pariétal. On observe une stylisation, voire une schématisation de la forme par la sélection et la réorganisation de certains traits anatomiques rendus par des motifs en nombre limité. Toutefois, on observe une permanence des conventions dans la composition des images au fil du temps.

27Guy considère la qualité d’exécution et la maîtrise des techniques comme indicateurs de l’existence d’artistes professionnels dans les sociétés du Paléolithique. Cette hypothèse est également envisagée pour l’art de la côte nord-ouest, au regard des différences dans la facture des artefacts issus des fouilles. Les archéologues souscrivent à l’idée que la qualité d’exécution de certaines pièces à une époque ancienne atteste l’existence de spécialistes en sculpture et en gravure remontant à plusieurs millénaires. En vérité, on ne sait pas grand-chose du statut de l’artiste dans une période ancienne, si ce n’est que cette hypothèse est étayée par le modèle historique. Devenir artiste était le fruit d’un long apprentissage qui nécessitait l’acquisition d’un savoir-faire et de la maîtrise d’une grammaire stylistique.

28Qu’il soit héraldique ou cérémoniel tel qu’il se matérialise sous la forme de masques et d’accessoires de danses, l’art avait vocation à affirmer le rang social et les privilèges qui y étaient associés. Certains objets étaient fabriqués dans le plus grand secret, mais parce qu’ils étaient censés attester de la présence des esprits parmi les humains, il importait qu’ils soient vus et mis en scène dans les cérémonies. De même si un blason pouvait être identifié au moyen de symboles, sa raison d’être et sa légitimité à être exhibé étaient indissociablement liées à la narration publique du récit de son origine. Si Guy a raison en attribuant une signification héraldique à l’art paléolithique, la question de sa visibilité et de son accessibilité constitue, semble-t-il, un contre-exemple manifeste de l’idéologie qui a prévalu dans les sociétés de la côte nord-ouest où toute revendication statutaire doit être validée publiquement par une catégorie d’individus habilités à le faire.