Ce manuscrit est issu de recherches menées dans le cadre du programme Marie Skłodowska-Curie Individual Fellowship (H2020-MSCA-COFUND-IF@ULB-2019-NARA.PalSoc, Grant Agreement Number 801505), cofinancé par l’Union européenne et l’Université Libre de Bruxelles, et poursuivies dans le cadre d’une résidence FIAS à l’Institut d’Ėtudes Avancées de Paris (financement de l’Union européenne H2020 Marie Skłodowska-Curie n° 945408 et de l’Ėtat français dans le cadre du programme « Investissements d’avenir » géré par l’Agence Nationale de la Recherche, ANR-11-LABX-0027-01 Labex RFIEA+). J’adresse mes remerciements à Aitor Ruiz-Redondo, Jean-Michel Geneste et Bruno Boulestin pour avoir contribué à améliorer ce texte. Emmanuel Guy et Christophe Darmangeat sont à l’origine de ce précieux espace d’échange : qu’ils soient ici remerciés, de même que tous les participants du colloque et les soutiens à l’organisation au sein du Musée National de Préhistoire et de la revue Paleo.

Introduction

2La question de la naissance des inégalités repose en effet sur deux postulats de départ. Premièrement, il y aurait un état de base des sociétés : l’état égalitaire. Deuxièmement, il y aurait un moment de naissance des inégalités que nous, archéologues, serions à même d’identifier au travers de l’étude des vestiges laissés par les sociétés du passé. Les racines du premier postulat trouvent leur origine dans les prémices de la pensée moderne, avant même Rousseau et son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) ou l’Émile ou De l’Éducation (1762). L’homme est par nature profondément bon et généreux. À la Renaissance, Christophe Colomb et les navigateurs qui s’inscrivent dans son sillage découvrent en Amérique une « jeune humanité » (expression attribuée à Jacques Cartier). Dès les débuts de la conquête du Nouveau Monde, les écrits d’humanistes espagnols décrivent l’état d’innocence des indigènes (D’Anghiera 1912 [éd. originale 1530], Guevara 1531 [éd. originale 1528), Casas (1620 [éd. originale 1552]). Les contacts ne sont pas exempts de férocité – Cartier rencontre « l’hostilité des sauvages indigènes » (1545), dont il dit néanmoins qu’ils ont « l’âme aussi pure que celle d’enfants ». On retrouve les mêmes échos chez Montaigne qui, dans ses Essais au chapitre « Des Cannibales » (1580), développe l’idée que les peuples autochtones vivent en parfaite harmonie et tranquillité dans la nature, tandis que les hommes de l’Ancien Monde (l’Europe) les ont corrompus.

3Alors que nous sommes débarrassés du mythe du bon sauvage depuis longtemps – son universalité est écornée dès le XVIII^e siècle par Diderot (1796) - dans les sciences sociales se perpétue encore, en filigrane, l’idée d’un âge d’or paléolithique peuplé de groupes de chasseurs-collecteurs vivant à l’état de grâce sociale. Le courant dominant de l’évolutionnisme social prône le modèle selon lequel les inégalités sociales sont nées (ou ont explosé) avec la néolithisation et ses corollaires : production de surplus de nourriture, stockage et donc accumulation de richesses, sédentarité, et développement d’un « artisanat d’art » dans la culture matérielle (fig. 1). Aussi, pour faire avancer la réflexion initiée par la récente série de colloques sur le sujet des inégalités sociales au Paléolithique, et puisqu’on veut « penser différemment », pourquoi ne pas repartir d’une feuille vierge, sans accepter d’emblée les deux postulats suscités (l’existence d’un âge d’or paléolithique et le modèle évolutionniste de développement des inégalités), dont on connaît les racines historiques ? Par ailleurs, alors que nous disposons de données toujours plus nombreuses, pouvons-nous continuer à classer les sociétés préhistoriques selon des schémas binaires sans déformer la réalité de leur vie sociale ?

Détecter et mesurer les inégalités au Paléolithique

La richesse comme indice d’inégalités sociales ?

4La première question qui se pose à l’archéologue est celle des indices archéologiques de l’égalité ou de l’inégalité sociale. Depuis le début des années 1990, le débat a tendance à se concentrer sur la question du « où et quand » sont apparues les inégalités, laissant au second plan deux questions de premier ordre. La première est : comment les indices archéologiques dont on dispose pour la Préhistoire permettent-ils d’approcher les modes de fonctionnement des sociétés ? Quels sont les avantages et les limites des différents indices utilisés pour détecter les inégalités ? La seconde question concerne la validité de notre logiciel de pensée sociale, qui oppose sociétés égalitaires et sociétés inégalitaires.

5Les premiers indices de différences de richesse notables au Paléolithique ont été détectés suite à la fouille de sépultures contenant du mobilier funéraire avec, par exemple, le cas étudié et ré-étudié de Sungir en Russie datant d’environ 30 000 BP (White 1999 ; Flannery, Marcus 2014 p. 13). L’exemple le plus souvent avancé est celui de la tombe d’un homme inhumé avec quelques 25 bracelets en ivoire de mammouth, un diadème ou une coiffe en dents de renard, 3 000 perles d’ivoire sculptées et polies. À quelques mètres de cette inhumation a été exhumée une tombe quasiment identique, avec deux immatures d’environ dix et douze ans accompagnés d’un mobilier exceptionnel en ivoire, notamment pour chacun un peu plus de 5 000 perles aussi fines que celles trouvées dans la tombe de l’adulte, et de nombreux objets techniques, dont plusieurs javelines et « lances » en ivoire de mammouth. D’après J.-M. Geneste (comm. pers.), la longueur et la rectitude de ces dernières impliqueraient une opération technique exceptionnelle soulevant la question de l’investissement social à travers l’économie et la technique.

6D’âge gravettien, le « jeune prince » des Arene Candide en Italie est le nom donné à un adolescent masculin enterré avec une tenue « rituelle », une lame en silex d’origine lointaine et une coiffe ornée de coquillages perforés et de dents de cerf (Sergi et al. 1974 ; Pettitt et al. 2003). À Saint-Germain-la-Rivière, la fouille d’une sépulture féminine datée à 15 570 ± 200 BP a également révélé des dents perforées interprétées comme de probables éléments de parure, incluant de nombreuses canines de jeunes cerfs mâles, qui sont très rares dans ce contexte chrono-régional. Plusieurs indices font dire aux auteurs (Vanhaeren, d’Errico 2003) que ces dents ont été acquises par échange sur longue distance et qu’elles devaient représenter des objets de prestige. Plus récent mais plus étonnant encore, la tombe de l’enfant de La Madeleine fouillée à Tursac en Dordogne, publiée par Marian Vanhaeren et Francesco d’Errico (2001), a permis de constater que ce dernier portait un habit brodé de dentales tronçonnées en tubes de différentes longueurs. D’après les auteurs, les objets de parure ont été spécialement conçus pour l’enfant, ce qui pourrait constituer « l’indice d’une stratification sociale à base héréditaire ».

7L’interprétation de ces dépôts funéraires est l’objet de peu de controverse (voir néanmoins Henry-Gambier et Boulestin, ce volume, qui discutent le fait que l’on puisse parler de richesses pour ces tombes), alors même qu’elle soulève deux réalités paradoxales. Personne ne conteste le fait que d’importantes différences de richesse puissent démontrer des différences de statut entre défunts. Néanmoins, (1) les inégalités de richesse ne transcrivent ni nécessairement ni proportionnellement les inégalités sociales et, a fortiori, la stratification sociale ; (2) les inégalités dans la mort ne sont pas toujours le reflet de celles dans la vie. Dans ce cas, comment « mesure » -t-on les inégalités au Paléolithique ?

Proxies et mesures économiques des inégalités au Paléolithique

8Une tendance qui se veut plus « scientifique » a consisté à utiliser des « proxies », définis comme des indicateurs permettant de quantifier empiriquement un phénomène. Des auteurs – majoritairement dans le monde anglo-saxon, mais pas seulement – ont développé des outils chiffrés pour la mesure économique des inégalités au Paléolithique. Le coefficient de Gini, outil statistique développé par le sociologue italien Corrado Gini, a été appliqué à des sociétés du passé dans un but de comparaison. Ce coefficient égale zéro quand l’égalité de richesse est totale, et il égale 1 quand toutes les richesses sont concentrées par un seul foyer. Les interprétations qui ont découlé de ces tentatives reposent souvent sur l’idée implicite d’une équivalence entre inégalités de richesse et inégalités sociales, qui est largement discutable (voir Darmangeat, ce volume, et Henry-Gambier et Boulestin, ce volume). On trouve la plus large collection d’études de cas dans le volume Ten thousand years of inequality (Kohler, Smith 2018), regroupant les contributions d’auteurs suite à une session tenue au congrès SAA 2016 à Orlando en Floride, sous le titre de « Deep inequality ». Les proxies utilisés sont variés, adaptés aux contextes archéologiques : taille des habitations, stockage, mobilier. Les chasseurs-collecteurs ont un Gini médian de 0,17. La mobilité réduirait l’accumulation de richesses et sa transmission. Les horticulteurs (qui pratiquent l’agriculture à petite échelle et faible intensité) ont un Gini médian de 0,27. Quant aux sociétés d’agriculteurs, elles ont un Gini médian de 0,35. Une série de facteurs explicatifs, comme l’utilisation d’animaux de trait par exemple, est avancée en soutien des résultats, rejoignant la thèse développée par Tim Kohler et ses collègues (Kohler et al. 2017) pour expliquer les disparités entre des inégalités de richesse très fortes en Europe et en Asie, contrairement à celles, plus faibles, des sociétés d’Amérique.

9Les sociétés du Paléolithique se retrouvent ainsi intégrées à un ensemble de recherches interdisciplinaires au-delà de l’archéologie. Elles ont été convoquées à plusieurs reprises dans les recherches de l’économiste américain Samuel Bowles sur les origines des inégalités de richesse (Bowles et al. 2010). Ian Morris, historien britannique en poste à Stanford, a également appliqué la méthode dans son ouvrage Foragers, farmers and fossil fuels (2015). Toujours dans une perspective comparatiste, Morris calcule un équivalent de revenu journalier de base en dollars américains pour différentes sociétés. Selon lui, les chasseurs-collecteurs du LGM (dernier maximum glaciaire) n’étaient pas de gros consommateurs et auraient vécu avec 1,10 USD par jour par personne, et un coefficient de Gini de 0,25. En comparaison, les sociétés agraires vivraient avec l’équivalent de 1,50 à 2,20 USD. L’absurdité de ce comparatisme poussé à l’extrême a conduit David Graeber et David Wengrow (2018) à publier une critique acerbe de ce « revenu paléolithique », indiquant que tout ce que les chasseurs-collecteurs obtenaient plus ou moins gratuitement a un coût très élevé dans notre société - citant pour exemples les « frais de camping le long de la Dordogne, les cours du soir en peinture sur roche, les manteaux de fourrure ».

10La principale lacune de la méthode est que le coefficient de Gini est, dans les faits, difficilement applicable aux chasseurs-collecteurs. Il n’y a aucune transposition évidente des critères retenus : les fameux « proxies » sont loin d’être des invariants culturels. Et l’investissement matériel que chaque groupe fait dans un domaine ou un autre relève de symboliques sociales et de systèmes de valeurs qui nous échappent en grande partie. Le graphique publié par Tim Kohler et ses collègues (Kohler et al. 2007) parle de lui-même : les études de cas s’étalent de 9200 avant notre ère à aujourd’hui, et n'incluent en réalité pas un seul site, pas une seule société de chasseurs-collecteurs. En effet, Jerf el-Ahmar en Syrie est un site de groupes sédentarisés qui présentent les premières attestations de cultures de plantes domestiquées (Stordeur, Willcox 2009 ; Stordeur 2015). Le principal critère retenu semble être la taille de l’habitat. Or, ce critère ne pourrait être utilisé que sur un très petit nombre de sites pour le Paléolithique. Plusieurs exceptions se trouvent parmi les habitats en ossements de mammouth, dans la grande plaine russe (Ukraine, Russie, République Tchèque, Pologne). Sur le site de Gontsy, en Ukraine, où les couches de lœss ont assuré la conservation exceptionnelle de niveaux datés d’environ 15 000/14 000 BP (Iakovleva et al. 2012), des cabanes circulaires ou ovales de dimensions et de facture variables ont été exhumées : certaines sont faites de crânes de mammouth. La question est posée quant aux liens potentiels entre différences architecturales et différences de rang ou de statut. En effet, un autre site avec un habitat paléolithique exceptionnellement préservé comme Zaraysk (Russie) ne montre aucune différence parmi les structures, alors que dans le même temps la culture matérielle sur ce même site – avec notamment une exceptionnelle sculpture de bison dite « naturaliste » (Amirkhanov, Lev 2002) – pourrait être un argument pour arguer de l’émergence d’un artisanat d’art spécialisé reflétant potentiellement l’existence d’une classe privilégiée. Ces disparités montrent bien l’impossibilité de définir des critères matériels « universels » reflétant des différences de rang ou de statut.

Le développement des inégalités : des témoignages économiques pour un phénomène social ?

11Parmi les témoignages « architecturaux » pouvant possiblement constituer des indices de sociétés inégalitaires au Paléolithique, il faudrait alors également citer les mégalithes. Et l’exemple le plus marquant est celui de Göbekli Tepe daté du X^e millénaire avant notre ère environ, à la frontière entre Turquie et Syrie, avec ses « temples de pierre » (Schmidt 2012). D’après les fouilleurs, il s’agit d’un site de chasseurs-collecteurs avec néanmoins des attestations de domestication du chien. Mais l’attribution de Göbekli Tepe à des sociétés paléolithiques est plus que discutable, les derniers travaux de L. Dietrich (2019) laissant plutôt présager d’une attribution à des chasseurs-collecteurs sédentarisés ou à des tout premiers agriculteurs. La fouille a permis de mettre au jour vingt enceintes mégalithiques surélevées, composées de piliers en pierre ornés de sculptures d’animaux. L’interprétation qui fait consensus est celle d’un lieu de rencontre entre groupes. Pour Klaus Schmidt (2012), qui a fouillé le site de 1994 à 2014, les enceintes « symbolisent des assemblées humaines, et les pierres levées, disposées en cercle, représentent des personnages stylisés » : seraient-ce les représentations de chefs ? Joris Peters et Klaus Schmidt (2004) soulignent à plusieurs reprises l’existence d’une hiérarchie architecturale, qui transcrirait, au travers des êtres représentés sur les piliers, un ordre hiérarchique du monde. La symbolique participerait d’une appropriation de pouvoirs par certains. Cette proposition s’inscrit dans un contexte de recherches plus large qui pose l’hypothèse de l’émergence d’inégalités avant le PPNA au nord du Levant (Schmidt 2012 ; Benz, Bauer 2013 ; Özdoğan 2014). Au moment de l’émergence de l’agriculture, vers 8000 BCE, le site de Göbekli Tepe est volontairement enfoui sous des mètres cubes de terre. Dans un rayon de 200 km, tous les sites avec des monuments comparables sont également enterrés. Cet évènement ne corrobore pas le scénario d’un accroissement des inégalités sociales, mais plutôt celui d’une redistribution des cartes.

12Plus récemment, suivant la même idée, des indices autres que la richesse matérielle ont été retenus comme témoins d’inégalités au Paléolithique. L’art est vu par Brian Hayden comme la manifestation de l’existence de sociétés secrètes composées d’individus qui détiennent un pouvoir spirituel sur les autres, et qui en tirent aussi des bénéfices matériels (Hayden 2018). L’intercession avec les esprits est le monopole d’une caste et le développement des inégalités va de pair avec l’émergence de personnalités « AAA » : avides, agressifs, accumulateurs (Hayden 2013 p. 50). La richesse matérielle n’est que le corollaire d’un phénomène social. La principale limite de ce schéma est qu’il laisse peu ou pas d’indice(s) directement observable(s) sur le plan archéologique. Selon Kent Flannery et Joyce Marcus (2014), les inégalités se sont ancrées dans les sociétés lorsque des membres d’un groupe au talent ou à la renommée inhabituelle - guerriers, guérisseurs et autres experts - ont obtenu le droit de transmettre le statut à leurs descendants. De nombreux auteurs, qu’ils soient partisans des thèses plutôt économiques ou plutôt sociales sur la naissance des inégalités, se rejoignent sur le fait que la transmission du statut par hérédité est une caractéristique des sociétés inégalitaires (cf. supra). Elle est pourtant loin d’être suffisante ou invariable pour définir des sociétés comme inégalitaires, comme le montre l’exemple des sociétés inégalitaires de la côte nord-ouest américaine, dans lesquelles le statut n’est pas héréditaire.

Revoir nos modèles d’organisation sociale

Quels liens entre différences de richesse et inégalités sociales ?

14En tirant des chiffres des conclusions sur l’organisation sociale, nous oublions de questionner le rapport entre inégalités de richesse et inégalités sociales, ainsi que leur contribution respective à la complexification sociale. Avant même que n’intervienne une série de filtres déformants propres à l’archéologie (taphonomie, conservation, hypothèses de recherche, localisation des recherches, etc.), le degré de matérialisation des inégalités ne reflète pas nécessairement le degré d’inégalités dans une société. Par ailleurs, la tendance positiviste focalisée sur les chiffres et largement exprimée dans la littérature archéologique, bien qu’elle paraisse donner une caution scientifique au discours, tend à occulter la complexité même du phénomène de différenciation sociale et de « tissage » des interactions qui s’est opéré à de multiples niveaux, bien loin de concerner uniquement une stratification des « moins puissants » aux « plus puissants » qui serait fondée uniquement sur un pouvoir économique. Nos reconstructions partent trop souvent du principe que les témoins de la vie matérielle transcrivent littéralement le fonctionnement social d’une société. Pourtant, nous sommes tous d’accord sur le fait que la culture matérielle laissée par une société n’est pas la transcription exacte des structures sociales. Nous touchons là à une des limites fondamentales de notre discipline, éminemment matérialiste – limite qui affecte amplement la Préhistoire.

15C’est pour pallier les limites des proxies archéologiques que nous sommes nombreux à convoquer les exemples ethnologiques dans l’écriture des scénarios d’apparition des inégalités sociales. Prenons l’exemple de l’ouvrage de Kent Flannery et Joyce Marcus, The Creation of Inequality (2014), qui propose un de ces récits. Leur scénario est fondé sur l’observation des mécanismes de groupe chez des chasseurs-collecteurs comme les Hadza de Tanzanie ou les indiens Nambikwara d’Amazonie étudiés par Claude Lévi-Strauss (1948). Ces sociétés sont prises pour exemple vivant de sociétés du passé, mais on oublie qu’un élément essentiel les distingue des Gravettiens, des Solutréens ou des Magdaléniens. Comme le rappellent David Graeber et David Wengrow (2018), ils sont en contact répété voire permanent avec des groupes d’agriculteurs, des sociétés hiérarchisées et inégalitaires : ce ne sont pas des « fossiles vivants ». Ces influences réciproques modifient indubitablement le scénario du changement social. Aussi, le salut de l’archéologie ne réside pas entièrement dans l’apport de l’ethnographie.

Sociétés égalitaires vs. sociétés inégalitaires

16Au-delà des questions d’ordre méthodologique sur les indices de l’inégalité, c’est plus largement notre vision des types d’organisation sociale qui doit être interrogée et renouvelée. La majeure partie de la littérature archéologique dévolue à la question des inégalités repose sur un modèle évolutionniste implicite, cherchant à positionner le curseur sur une ligne artificielle qui conduirait de l’égalité la plus parfaite vers les inégalités poussées à leur maximum. À une extrémité se trouveraient les petits groupes de chasseurs-collecteurs à l’organisation égalitaire et, à l’autre, les sociétés dites hiérarchisées, caractérisées par un degré élevé d’inégalités. Pour le caricaturer à peine, ainsi se trouverait défini le degré de « complexité » d’une société (Cohen 1985). Il existe toujours un consensus partagé selon lequel les premières sociétés de chasseurs-collecteurs auraient vécu selon des modes d’organisation égalitaires et les inégalités sociales auraient émergé progressivement au cours de l’histoire de l’homme, et plus exactement au cours de la Préhistoire (fig. 1). Sur cette ligne invisible mais bien présente, la démarcation entre sociétés égalitaires et sociétés inégalitaires telle que définie par les anthropologues (Woodburn 1982) n’a jamais été l’objet de débat au sein de la communauté archéologique.

17Dès lors qu’un archéologue détecte des signes d’inégalité, ces derniers sont l’indice suffisant et nécessaire pour décréter l’émergence de sociétés inégalitaires. Aussi les débats se concentrent-ils principalement sur le « où » et le « quand » de l’apparition des inégalités. Chaque chercheur est tenté de voir dans sa période de spécialisation les signes décisifs menant à l’émergence ou au développement des sociétés inégalitaires (Price, Feinman 2010 p. 2 ; pour exemples de cette tendance, voir Jeunesse 1996 ; Van de Velde 1990). Tout se passe comme si le bénéfice des recherches récentes se résumait à avoir repoussé la frontière entre sociétés égalitaires et sociétés inégalitaires un peu plus loin dans le temps, la déplaçant du tournant de la néolithisation au Paléolithique récent. Et tout se passe comme si le défi actuel consistait logiquement à en chercher les signes potentiels au début du Paléolithique récent, voire au Paléolithique moyen. Cette quête n’est pas vaine car elle nuance la vision simpliste du chasseur-cueilleur préhistorique vivant à l’état de grâce sociale au Paléolithique. Mais en parallèle de cette course à l’ancienneté, ne faut-il pas remettre en cause le modèle qui la sous-tend ?

Au-delà des modèles binaires

18S’appuyant sur le comparatisme, Alain Testart a été l’initiateur de nombre de débats sur la différenciation sociale et l’émergence des sociétés dites inégalitaires. Centrale dès les débuts de sa recherche (1982 ; 1985) et le plus souvent liée au stockage, la question a été abordée en filigrane dans l’ensemble de son œuvre. Le point commun de l’archéologie et de l’anthropologie sociale face au vertige de l’histoire et à la nécessité d’organiser et de classer les événements est l’énorme besoin d’empirisme. Pour remédier au caractère figé et monolithique des tentatives de classification sociale, plusieurs chercheurs ont tenté des adaptations, avec un impact mitigé sur le reste de la littérature archéologique. Brian Hayden a proposé la création d’une sorte de « transcatégorie » : celle des « sociétés transégalitaires », désignant des groupes qui combinent des caractéristiques des sociétés égalitaires (absence de formes institutionnalisées de pouvoir, absence de centralisation politique) avec d’autres traditionnellement associées aux sociétés inégalitaires (distribution des pouvoirs au-delà du cercle de la parenté ou de la sphère locale) (Hayden 2013). Si la proposition de Bryan Hayden offre une issue pour sortir du dualisme en investissant la zone grise entre sociétés égalitaires et sociétés inégalitaires, elle consiste nonobstant en une adaptation du modèle évolutionniste.

19Allant plus loin, l’anthropologue Gary Feinman et ses collègues ont montré que hiérarchie et égalité peuvent coexister dans des modèles d’organisation sociale dans le Sud-Ouest américain sous la forme des organisations politiques des Pueblo préhistoriques (Feinman et al. 2000). Dans ces groupes, la coexistence et l’imbrication d’innombrables formes de hiérarchie auraient résulté dans le fait qu’aucune fraction de la société ne domine les autres : ainsi se créerait un équilibre des pouvoirs qui, même s’ils sont de différentes natures, sont répartis dans l’ensemble de la communauté. Avant même d’évoquer les concepts de hiérarchie ou d’hétérarchie (Ames 2007), l’équivalence entre égalitarisme et absence de domination est loin d’être une évidence. Une des thèses développées par Christopher Boehm (1999) suite à ses études sur les primates non-humains est que l’égalitarisme repose sur la domination (voire la tyrannie) des plus faibles. Ces derniers allieraient leurs forces pour dominer le plus fort. Les exemples dont il émaille son ouvrage sont aux antipodes de l’image d’Épinal des sociétés égalitaires altruistes et généreuses. Le maintien de l’égalité a un prix : on brime, on exclut ou on exécute les têtes qui dépassent. On a pour habitude de lire que les inégalités sont une construction sociale et non un état naturel (Smith, Choi 2007 ; Darmangeat 2013). Mais des exemples montrent que l’égalitarisme n’a potentiellement rien non plus d’un état naturel ou inné des sociétés : il se construit et s’entretient.

20Dans une étude de cas sur un site d’art rupestre du Sahara égyptien, Wadi Sūra II, daté vers 6500 BCE, et son corpus exceptionnel de près de 8 000 figures peintes par des chasseurs-collecteurs, j’ai fait l’hypothèse qu’une même société pouvait exprimer des signes d’égalité et des signes d’inégalité en fonction de son agenda social (Honoré 2020). L’accent est mis sur les signes d’égalité dans les représentations de groupe en train de pratiquer des activités de type festif ou rituel. L’accent est mis sur les signes d’inégalité dans les représentations de groupe en contexte domestique ou en train de pratiquer des activités de subsistance. L’expression de signes d’égalité ou d’inégalité dépend de l’agenda social du groupe plus que d’un niveau global d’égalité ou inégalité sociale. Aussi, je fais l’hypothèse que le groupe de chasseurs-collecteurs qui a réalisé ces peintures combine à la fois schéma égalitaire et schéma inégalitaire. Il existe des moments de la vie sociale où la cohésion est vitale ; le groupe fonctionne alors sur un principe d’égalité entre les membres. À l’inverse, les activités du groupe nécessitent ou favorisent parfois une affirmation individuelle qui participe de la construction de rapports sociaux. Sur le modèle du concept de la « relativité des structures sociales » développé par Evans-Pritchard, par lequel il signifie que « [la] position [d’un individu] dans un système est relative au fonctionnement du système dans des situations changeantes » (1940 p. 266), j’ai développé l’idée de nature malléable des organisations sociales. Cette dernière explique les apparentes contradictions dans la vie sociale d’un groupe. Selon les « temps de la vie sociale », les relations entre individus peuvent varier.

21Cette idée d’une organisation flexible selon les temps de la vie sociale n’est pas nouvelle. En 1904-1905, Marcel Mauss publie une étude sur le fonctionnement social des Inuits qui constitue encore un exemple remarquable de transdisciplinarité – alliant anthropologie, sociologie, écologie et géographie humaine (Mauss 1904-1905). Mauss décrit de façon détaillée comment les Inuits alternent fonctionnement égalitaire et fonctionnement inégalitaire selon les saisons et les activités. Leur organisation sociale est fonction du milieu, des ressources environnementales et des tâches effectuées par le groupe. En été, saison de la chasse au caribou et la pêche de poissons d’eau douce, ils vivent en petites bandes dispersées sous la domination tyrannique d’un patriarche ; la propriété privée est très marquée. En hiver, saison de la chasse au phoque et au morse, ils vivent assemblés en larges groupes dans de grandes maisons, prônant la vie collective, l’égalité, l’altruisme, et le partage des richesses (et des femmes !). Les liens entre l’organisation sociale, le substrat matériel et l’environnement physique sont ici plus subtils qu’un simple déterminisme écologique. Avant Marcel Mauss, Franz Boas dans son étude sur L’organisation sociale des Kwakiutl (1920) note que l’organisation sociale kwagul (les Kwakiutl ou Kwakwaka’wakw du sud) est fonction de la saisonnalité très marquée sur la côte pacifique du Canada où ils vivent. À la saison estivale, les activités sont réalisées au sein de petits groupes de parenté à organisation hiérarchique mais, en matière de prélèvements de richesses, « la différence entre nobles et gens du commun est relative » (Mauzé 1989 p. 176). À la saison hivernale marquée par les pluies, d’octobre à avril, sont réalisées de grandes fêtes avec des repas communautaires (potlatch), au cours desquelles les positions hiérarchiques se légitiment et se renforcent par la démonstration de richesse et de pouvoir faite au travers des contributions et redistributions. C’est lors de cette saison où s’opère un partage inéquitable que « la différence est absolue » (Mauzé 1989 p. 176). La distribution des richesses comme l’organisation sociale diffèrent radicalement selon l’agenda social du groupe. Si le courant d’études en morphologie sociale dont l’étude de Mauss marque l’apogée est laissé à l’abandon depuis Halbwachs (Boudes 2011), l’on pourrait néanmoins être tenté de voir des affinités avec les Frames of Reference de Lewis Binford (2001). Les « cadres de références » corrèlent les données sur la vie sociale et matérielle de 340 groupes de chasseurs-collecteurs avec les paramètres environnementaux. Mises en ligne sur le serveur de la Maison de l’archéologie et de l’ethnologie René-Ginouvès (Audouze 2013), ces données constituent une somme d’informations laissée relativement à l’écart (peut-être trop ?) de nos débats actuels sur les inégalités au Paléolithique.

Quelques remarques pour conclure

22Pour décloisonner le débat du « où » et « quand » sont apparues les inégalités sociales, il est à notre portée de questionner les présupposés et raccourcis sur lesquels il repose. Le colloque des Eyzies a permis de discuter des définitions que l’on donne aux concepts-clés du débat et de battre en brèche des équivalences implicites qui sont parfois commodes mais conduisent à des simplifications (Pétillon 2020). Même à suivre le modèle d’évolutionnisme social, il faut considérer que les sociétés humaines ne sont pas nécessairement égalitaires par défaut et sur tous les plans. L’ethnographie montre qu’il existe des formes de domination dans des sociétés vues comme égalitaires – comme de la même façon, il peut exister des « asymétries » sans coercition (Smith, Choi 2007 p. 118). Prises dans leur sens le plus large (« différences » qui fondent une hiérarchie), les inégalités résident dans l’essence du monde. Il existe des inégalités partout, mais elles ne sont pas nécessairement le fondement de sociétés inégalitaires. En archéologie, et a fortiori pour le Paléolithique où les vestiges constituent une très petite part du monde matériel qui était celui des hommes que nous étudions, l’absence de preuves d’inégalités ne constitue pas une preuve de fonctionnement égalitaire. Par ailleurs, l’état d’égalité n’est pas un acquis : les sociétés égalitaires mettent en place des stratégies de maintien dont certaines peuvent avoir une implication matérielle – et donc être potentiellement détectables par l’archéologie. Par ailleurs, le changement des organisations sociales ne suit pas une flèche continue et unidirectionnelle : il a sans doute existé plusieurs moments de bouleversement des équilibres et de changement des marqueurs de statut dans notre histoire. Au-delà de la question des indices, essentielle pour l’archéologue, celle des modèles nécessite d’être posée. De la même façon que la dichotomie entre égalitarisme et hiérarchies a été battue en brèche (McGuire, Saitta 1996), l’idée que les sociétés doivent être égalitaires ou inégalitaires doit être abandonnée. Les deux modes de fonctionnement (égalitaire et inégalitaire) peuvent coexister et servir des buts complémentaires. La vie sociale n’est pas une combinaison rigide et monolithique. Les cadres que nous élaborons pour décrire et classer les sociétés nécessitent de prendre en compte la nature malléable des organisations sociales. Et si le monde ne se divisait pas en deux catégories ?