Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche “Apprentissage et développement des capacités artistiques des Humains Anatomiquement Modernes : une approche multidisciplinaire » HAR2017-87739-P, porté par Olivia Rivero. L’auteur veut remercier les commentaires des rapporteurs qui ont contribué à améliorer la qualité du travail, ainsi qu’à É. Robert pour ses corrections du texte et ses suggestions.
1Depuis quelques années, l’étude de l’art paléolithique participe d’un renouvellement théorique et méthodologique, en s’appuyant sur l’application du cadre théorique des “chaînes opératoires”, formulé à partir des notions définies par A. Leroi-Gourhan (1964). Ce renouvellement a démarré avec les analyses de la technologie de la gravure menées par F. d’Errico (1994) et C. Fritz (1999), qui ont été poursuivies par plusieurs chercheurs (Tosello 2003 ; White 2006 ; Dupuy 2009 ; Farbstein 2011 ; Rivero 2015, entre autres).
2Ce cadre théorique et méthodologique a permis d’avancer sur de nombreux aspects liés à la connaissance des sociétés paléolithiques, et a mis en évidence l’existence de rapports à longue distance pendant certaines périodes, notamment au Magdalénien moyen. L’analyse technique de l’art paléolithique a également mis en relief un apprentissage des graveurs paléolithiques, ce qui a pu garantir la grande stabilité de l’activité graphique paléolithique, principalement vers la fin de la période, pendant le Magdalénien (Rivero 2011, 2016, 2018).
3L’apprentissage des graveurs tel qu’il a été démontré, au moins pendant le Magdalénien, permet d’avancer sur des questions relatives à l’individu (son âge, son degré d’expérience), ainsi qu’au groupe (mettant en évidence des rapports inter-groupes ou l’existence d’une spécialisation pour certains gisements, comme cela a été proposé pour le site d’Isturitz) (Rivero 2014). Ces travaux ont finalement conduit à proposer des hypothèses par rapport à la société, notamment sur l’existence d’une complexité sociale pendant le Paléolithique supérieur, comme nous allons le développer dans les pages suivantes.
4Ce travail est une synthèse des données que nous avons pu acquérir tant sur le plan archéologique qu’expérimental, concernant l’identification d’un apprentissage artistique au Paléolithique supérieur, ainsi qu’une réflexion sur les implications théoriques de cet apprentissage sur nos connaissances à propos de la structuration de la société pendant cette période.
5Pour l’étude technique de l’art paléolithique, nous avons développé une méthodologie qui se base fondamentalement sur l’étude de la gravure, puisque cette technique enregistre plus aisément que la peinture les indices révélateurs des gestes des artistes. Cette démarche, qui a été développée initialement par F. d’Errico (1994) et C. Fritz (1999), puis continuée par moi-même (2015), comporte deux axes : la reconstitution expérimentale des incisions sur supports lithiques et osseux, et l’observation microscopique des traits expérimentaux et archéologiques dans le but d’identifier les stigmates techniques.
6L’analyse microscopique a été développée à l’aide de plusieurs instruments, dont la loupe binoculaire (Leica MZ 16), le microscope numérique (Dino-Lite AD-7013MZT) et le Microscope Électronique à Balayage (Zeiss DSM 940).
7Nous avons développé un protocole expérimental large avec un groupe de 26 personnes, dont 11 femmes et 15 hommes. Le groupe présentait divers âges, latéralités (gauchers et droitiers) et degrés d’expérience.
8Les participants de l’expérimentation ont réalisé des gravures figuratives (des représentations de chevaux) sur plâtre ainsi que sur os (côte de bovidé) avec un burin dièdre. Tout le processus a été enregistré à l’aide de photographies et vidéos, dans le but d’analyser les gestes employés par les graveurs. En parallèle, les gravures réalisées ont été analysées à l’aide d’un microscope numérique. Les résultats de cette expérimentation ont été publiés récemment (Rivero et Garate 2020) et ont mis en évidence les gestes techniques qui révèlent l’expérience au moment de réaliser une gravure, ainsi que ceux indicateurs d’inexpérience.
9L’analyse microscopique effectuée sur les motifs créés au sein du programme expérimental ainsi que sur le matériel archéologique, nous a permis d’identifier des indices révélateurs des gestes des graveurs et qui sont le fruit de la chaîne opératoire employée au moment de réaliser un motif. Certains de ces indices sont des indicateurs d’un contrôle moteur plus ou moins maîtrisé de l’outil et du geste. Six de ces stigmates sont significatifs d’un manque de contrôle, six sont des indicateurs d’expérience (Rivero 2016).
10Dans le cas des indices d’inexpérience, il s’agit de : 1. la difficulté d’approfondir un seul sillon, 2. les sorties involontaires de l’outil, 3 et 4. les accrochages dans des traits incurvés ou rectilignes, 5. les dérapages et 6. les rectifications.
11Dans le cas des indices d’expérience, les stigmates identifiés sont : 1. la profondeur de l’incision, 2. l’utilisation de profils de trait différents (c’est-à-dire l’emploi de différentes parties actives de l’outil), 3. la précision du geste (à savoir la capacité de réaliser des séries de traits de taille millimétrique respectant la même distance entre eux et la même longueur d’incision), 4. l’utilisation de techniques complexes comme le relief différentiel, 5. la combinaison de techniques (perforation, découpage, façonnage...) et 6. la préparation préalable du support.
12Dans le cas des gravures expérimentales, l’analyse microscopique a été complétée avec la restitution tridimensionnelle des objets gravés, au moyen de la photogrammétrie numérique. Cette méthodologie, déjà fréquemment appliquée à l’analyse de l’art rupestre, a été également employée pour l’analyse tracéologique des gravures (Zotkina et Miklashevich 2016 ; Plisson et Zotkina, 2015).
13Dans notre travail, nous avons réalisé des modèles microphotogrammétriques au moyen des images numériques issues de l’observation avec le microscope numérique Dino-Lite AD-7013MZT. Les restitutions tridimensionnelles permettent d’obtenir le profil des tracés, ainsi que de mesurer sa profondeur, sa largeur et sa longueur.
14Les données issues de l’analyse des 52 motifs expérimentaux et des 280 objets gravés du Magdalénien franco-cantabrique (Rivero 2016), ont été codées dans une base de données (Livecode©) (fig. 1). La présence ou l’absence de ces stigmates et leur nombre sur les motifs analysés ont été quantifiés dans le but d’obtenir un « indice de qualité technique » relatif à chaque pièce analysée. Cet indice se trouve entre -10 et +10 selon le degré d’expérience de l’auteur, selon une série de valeurs attribuées à la présence/absence des indices répertoriés (tabl. 1).
Figure 1. Base de données Livecode © utilisée pour l’analyse technique des pièces archéologiques et expérimentales. L’indice de qualité technique (calificación) apparaît automatiquement une fois signalées la présence/absence des indices d’expérience ou d’inexpérience ainsi que leur fréquence (0 : absence, 1 : présence faible, 2 : présence forte).
Livecode database © used for the technical analysis of archaeological and experimental pieces. The technical quality index (qualification) appears automatically once the presence/absence of experience indices or inexperience and their frequency is reported (0: absence, 1: low presence, 2: high presence).
Tableau 1. Indicateurs d’expérience et d’inexpérience sur les motifs expérimentaux et archéologiques. Chaque indice a une valeur entre -2 et +2 en fonction de sa présence/absence dans la gravure analysée.
Indicators of experience and inexperience on experimental and archaeological depictions. Each index has a value between -2 and +2 depending on its presence/absence in the analyzed engraving.
15Pour l’analyse des données, nous avons réalisé des statistiques tant sur les données archéologiques (Rivero 2016) que sur les données expérimentales (Rivero et Garate 2020). Pour cela, nous avons développé des Analyses Factorielles des Correspondances (Benzécri et Benzécri 1980-1984), dans le but d’isoler les caractéristiques concernant la production des graveurs experts et non-experts aussi bien du point de vue des séquences gestuelles, dans le cas des motifs expérimentaux, que du point de vue des caractéristiques des supports, des thématiques et des sites analysés dans le cas des objets archéologiques.
16Comme nous l’avons dit auparavant, les données issues de l’expérimentation concernent aussi bien les dynamiques gestuelles des graveurs que la production de motifs gravés.
17Notre expérimentation, réalisée auprès d’un nombre important d’individus, a rencontré une difficulté dès le début, à travers le manque de graveurs expérimentés. Seulement deux participants avaient plus de 10 ans d’expérience dans le travail de l’os et du bois de cervidé avec des burins, condition requise pour faire partie des « graveurs expérimentés ». Cette expérimentation a été établie à partir d’autres études sur l’apprentissage au Paléolithique, notamment pour la taille lithique (Geribàs et al. 2010 ; Bril et al., 2010 ; Nonaka et al., 2010 ; Roux et David, 2005).
18Malgré cet aspect, nous avons pu isoler des actions relatives à des graveurs non-experts et montrer des différences par rapport à celles des graveurs experts (Rivero et Garate 2020).
19Concernant le comportement des graveurs, les experts réalisent un petit nombre de mouvements, et soignent beaucoup le point de contact du burin avec l’objet, sans permettre des changements pendant le développement des incisions. Le burin reste stable dans la main, et les mouvements du bras et du poignet par minute sont très peu nombreux.
20L’orientation de l’outil est également très révélatrice du degré d’expérience, puisqu’elle a une grande influence sur le résultat final. Les graveurs experts utilisent la force du pouce, de l’index et du majeur, et inclinent le burin vers l’intérieur, ce qui permet de contrebalancer la force directionnelle et la force de poussée, et qui garantit une meilleure précision du geste (fig. 2 b, c).
Figure 2. Expérimentation correspondant à un graveur expert. a) Motif réalisé sur côte (cheval). b) Position du burin qui garantit un équilibre des forces exercées, dont la précision du geste. c) Graveur en train de réaliser la tâche commandée. d) Image au microscope du trait de la poitrine du cheval (20x). Nous pouvons observer que le graveur a obtenu un seul sillon. e) Mesure du profil du trait obtenue à partir du modèle microphotogrammétrique où on peut apprécier la profondeur de l’incision.
Experimentation corresponding to an expert engraver. a) Motif made on a rib (horse). b) Position of the chisel which guarantees a balance of the forces exerted, including the precision of the gesture. c) Engraver performing the task ordered. d) Microscopic image of the horse’s chest line (20x). We can observe that the engraver obtained a single groove. e) Measurement of the profile of the line obtained from the microphotogram model where the depth of the incision can be assessed.
21Concernant les résultats de l’analyse des motifs gravés, les graveurs experts obtenaient des incisions profondes avec un petit nombre d’erreurs tel que les sorties involontaires de l’outil, les accrochages et les difficultés d’approfondir un seul sillon (fig. 2 a, d, e).
22Par opposition, les graveurs non-experts réalisent plus de mouvements du bras et du poignet, changent très souvent la position du burin dans la main et le point de contact du burin avec la surface à entamer. L’orientation du burin est également différente, avec un angle de contact négatif (en angle droit), ce qui empêche ces graveurs d’appliquer correctement la pression, puisque la force de poussée est plus grande que la force directionnelle. La plupart des graveurs non-experts qui ont participé à notre programme expérimental montrent également une position incorrecte du burin dans la main (pris entre l’index et le pouce et soutenu par le majeur), ce qui implique une moindre efficacité dans la saisie et la force exercée (fig. 3 a et b).
Figure 3. a) Enregistrement des gestes d’une participante inexpérimentée. b) Détail de la saisie incorrecte du burin, entre le pouce, l’index et le majeur. c) et d) Détail des gravures réalisées. Il est facile d’identifier la difficulté d’approfondir un seul sillon, ainsi que les dérapages et sorties involontaires de l’outil. e) Profil des traits où on peut apprécier un manque général de profondeur et la juxtaposition des incisions. f) Modèle microphotogrammétrique d’une des figures réalisées par des intervenants inexpérimentés.
a) Recording of the actions of an inexperienced participant. b) Details of the incorrect entry of the chisel, between the thumb, index and middle fingers. c) and d) Details of the engravings made. It is easy to identify the difficulty of deepening a single groove, as well as unintentional skids and exits of the tool. e) Profile of features where a general lack of depth and juxtaposition of incisions can be assessed. f) Microphotogram model of one of the figures made by inexperienced speakers.
23Pour les graveurs inexpérimentés, nous avons pu constater la présence de gravures à contours « multiples », fruit de ces difficultés d’approfondissement d’un seul sillon (fig. 3 c et d). Les dérapages ainsi que les accrochages sont également très fréquents. Ces erreurs sont le fruit du grand nombre de mouvements (changements de position du burin dans la main et du point de contact du burin avec le support), réalisés par ces graveurs. Le résultat se traduit par des motifs avec juxtaposition de traits peu profonds (fig. 3 e et f).
24Les « indices de qualité technique » des gravures réalisées dans le cadre de ce programme expérimental montrent que la production des graveurs inexpérimentés se trouve entre -8 et -2, tandis que celles des graveurs expérimentés ont un indice de 0. Comme nous allons le voir, par rapport à la production artistique du Magdalénien, ces indices équivalent tous à des artistes non-experts. Cela veut dire que nous ne retrouvons pas, à l’heure actuelle, des graveurs avec un degré d’expertise similaire à celui constaté dans le registre archéologique.
25Nous avons étudié un corpus de 280 objets du Magdalénien franco-cantabrique (sites d’Isturitz, Pyrénées-Atlantiques ; le Mas d’Azil, Ariège ; La Garma, Cantabrie et Las Caldas, Asturies), dont les principaux résultats ont déjà été publiés (2015, 2016) (fig. 4).
Figure 4. Principaux gisements du Magdalénien moyen dont les objets archéologiques ont été analysés du point de vue de la technologie de la gravure.
Main sites of the Middle Magdalenian, whose archaeological objects have been analysed from the point of view of engraving technology
26L’analyse du corpus étudié nous a permis de différencier, en fonction de la présence des stigmates techniques et d’un nombre plus ou moins élevé d’erreurs d’exécution, des différences dans le degré d’expérience des graveurs, et d’établir un « indice de qualité technique » pour chaque œuvre étudiée.
27Nous avons obtenu une valeur moyenne pour chaque site étudié, révélant qu’il existe des différences entre les productions artistiques au niveau de la qualité technique selon les différents sites (fig. 5). Pour Isturitz, l’hypothèse d’un site de production artistique a été proposée en raison de son abondance d’art mobilier, sa production en série d’objets d’art (contours découpés et rondelles au Magdalénien moyen) ainsi que son très haut « indice de qualité technique » (Rivero 2014).
Figure 5. Valeurs moyennes des sites analysés par rapport aux « indices de qualité technique » des objets étudiés (n= 280).
Mean values of the sites analysed in relation to the «technical quality indices» of the objects studied (n= 280).
28En parallèle, l’Analyse Factorielle des Correspondances a montré l’existence de deux groupes différenciés d’objets. Les premiers, qui montrent des indices plus bas (entre -6 et 4), sont associés à des supports indéterminés tant osseux que lithiques. Ce type de supports peu élaborés est prédominant dans le gisement de Las Caldas (Asturies) (fig. 6).
Figure 6. Deux pièces à indices de qualité technique négatifs. a). Las Caldas : diaphyse gravée d’une figure de cheval 1198. Indice -6. b). Détail des dérapages et sorties involontaires de l’outil au niveau de la patte arrière (10x). c) Isturitz : diaphyse gravée d’une tête de biche MAN 84658. Indice -6. d) Détail des rectifications et accrochages dans les traits incurvés au niveau de l’œil de la figure (20x).
Two pieces with negative technical quality indices. a). Las Caldas: engraved diaphysis of a horse figure 1198. Index -6. b). Details of unintentional skids and tool exits at the rear leg (10x). c) Isturitz: MAN 84658 doe head engraved diaphysis. Index -6. d) Details of the corrections and hitchs in the curved lines at the eye level of the figure (20x).
29Par contre, les indices de qualité technique hauts (au-delà de 4 jusqu’à 10) sont associés à des objets sur os ou bois de cervidé, ainsi qu’aux gisements d’Isturitz et Mas d’Azil (fig. 7).
Figure 7. a) Isturitz, contour découpé MAN 84782. Indice technique : 7. b) Détail de l’œil, où on peut apprécier l’absence d’erreurs d’exécution (10x).
Isturitz, contour découpé MAN 84782. Technical index: 7. b) Detail of the eye, where we can appreciate the absence of execution errors (10x).
30Ces résultats montrent, d’une part, des différences dans la production artistique des sites, fruit des degrés variables d’expérience des graveurs. D’autre part, ils révèlent un choix dans la matière utilisée par les graveurs en fonction de leur maîtrise. Ce choix montre que les graveurs qui ont des difficultés techniques réalisent leurs décors sur des objets probablement rejetés (fragments de diaphyse). Ils font partie des supports d’entraînement à l’apprentissage des techniques de la gravure.
31Par ailleurs, l’analyse formelle de la production artistique au Magdalénien moyen (Rivero et Sauvet 2014 ; Sauvet et Rivero 2016) nous montre une production très normative. Les artistes suivent des codes graphiques très stables tout au long de la période. Ces analyses révèlent que, dans le cas des représentations de chevaux et de bisons, la codification formelle est réglée et associée à certaines régions et périodes. C’est le cas par exemple des chevaux avec des détails réalisés au moyen de hachures et de nombreux détourages internes, qui sont majoritairement caractéristiques du Magdalénien moyen pyrénéen, tandis que les chevaux à crinière double linéaire sont rattachés au Magdalénien supérieur aquitain. Au-delà de ces informations, qui montrent que la production artistique est également normée au niveau de la forme, les analyses réalisées montrent que ces types régionaux sont partagés en degrés divers selon les gisements pyrénéens, cantabriques et aquitains. Ainsi, les études réalisées signalent que les rapports entre la Région Cantabrique, les Pyrénées et la Dordogne pendant cette période étaient très étroits (Sauvet et al. 2014), révélant l’existence de réseaux d’échanges actifs entre gisements éloignés de plus de 500 km, comme c’est le cas d’Isturitz et de Las Caldas, par exemple.
32Les données archéologiques montrent très clairement qu’il existe différents degrés d’expérience entre les graveurs au Paléolithique. Ces degrés d’expérience peuvent se résumer en deux groupes bien différenciés (avec des catégories intermédiaires de classification plus difficile).
33Un groupe de graveurs non-experts se caractérise par une production sommaire avec des erreurs d’exécution. Ces graveurs réalisent des motifs sur des pièces rejetées, particulièrement sur des supports osseux sans fonction apparente. L’expérimentation a montré que les mêmes erreurs réalisées par les graveurs non-experts au Paléolithique peuvent être retrouvées actuellement, fruit de chaînes gestuelles incorrectes.
34Par opposition, nous retrouvons des graveurs experts, qui réalisent leurs œuvres sur des supports très élaborés en os (lissoirs, contours découpés, rondelles) et en bois de cervidé (propulseurs, bâtons percés). L’expérimentation a montré qu’entre ces deux catégories, il doit exister une large période d’apprentissage (minimum 10 ans). Également, nous avons pu constater la difficulté de retrouver à l’heure actuelle des artistes du même niveau que ceux qui existaient au Paléolithique supérieur, période où les artistes maîtrisaient beaucoup plus efficacement la gravure.
35Liées à l’existence de cet apprentissage technique de la gravure nous retrouvons d’autres données qui permettent de proposer des hypothèses concernant la société paléolithique. Comme nous l’avons dit auparavant, pendant le Magdalénien moyen, certains gisements ont pu fonctionner comme des sites de production artistique (Isturitz). Dans cette cavité, l’abondance d’art mobilier a été mise en rapport avec l’hypothèse d’un lieu de rassemblement saisonnier (Conkey 1992). Nous avons proposé une hypothèse complémentaire (Rivero 2014) ; ce site aurait été un centre de production artistique, puisque nous retrouvons des productions en série, très homogènes, et manufacturées sur place, montrant un haut « indice de qualité technique ». Ces trois caractéristiques montrent que la production artistique dans ce gisement n’est pas le fruit d’un rassemblement de groupes différents, sinon qu’elle a été produite dans la cavité.
36Un autre site qui fournit des informations sur l’apprentissage et la production d’œuvres d’art est la grotte de La Garma (Cantabrie). Ce gisement exceptionnel en raison de la conservation intacte du sol archéologique depuis le Magdalénien moyen nous permet d’analyser la distribution des objets in situ depuis la fermeture de l’entrée (Arias et al. 2011). L’analyse de l’art mobilier de la Zone IV de la cavité nous montre des différences très remarquables entre la production d’objets ornés sur os et le décor des plaquettes. Ces dernières, provenant du site, sont majoritairement ornées par des graveurs inexpérimentés, tandis que dans le cas des objets en os, il s’agit d’une production très élaborée réalisée par des artistes très expérimentés (objets d’industrie osseuse, objets de parure). Nous n’avons pas retrouvé à l’heure actuelle d’art mobilier sur os réalisé par des graveurs inexpérimentés.
37Ces données montrent que la fonction des objets a sûrement dû jouer un rôle dans l’élaboration du décor. On dispose déjà de nombreux indices démontrant que les objets d’art mobilier sur supports osseux utilitaires sont généralement plus élaborés techniquement que ceux sur support lithique, dont l’élaboration reste plus sommaire, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit toujours des œuvres de graveurs inexpérimentés. Ce constat, mis en évidence pour l’art mobilier magdalénien de Limeuil et La Madeleine (Tosello 2003), est également valable pour l’art mobilier des sites cantabriques de La Garma et Las Caldas.
38Les données présentées plaident en faveur de l’existence d’un apprentissage reconnu socialement, où les graveurs non-experts « s’entrainent » sur des matériaux peu élaborés et n’ont pas d’accès à certaines matières premières ou types de supports, tandis que des objets avec une plus grande valeur fonctionnelle sont ornés par des graveurs expérimentés. Cette reconnaissance sociale nous amène à nous questionner sur le possible « statut » des artistes au Paléolithique supérieur.
39La production artistique du Magdalénien atteint des sommets, sur le plan quantitatif comme sur le plan qualitatif. De ce point de vue, nous pouvons considérer que cela révèle l’existence d’un régime socio-économique particulièrement puissant, une économie que nous pourrions nommer « artistique » et qui entraîne le développement de tout un système d’apprentissage et de transmission des connaissances, ainsi que l’existence d’un statut de graveurs, dont une partie de la production artistique serait consacrée à la réalisation d’œuvres « en série ».
40Pour essayer d’expliquer ces facteurs socio-économiques et culturels, il faut se pencher sur le difficile problème de la complexité sociale des groupes de chasseurs-cueilleurs, un débat particulièrement actif dans les dernières décennies, dès lors que la conception des groupes de chasseurs-cueilleurs comme sociétés « simples » (Lee et DeVore, 1968) a été dépassée à la lumière de plusieurs recherches anthropologiques (Arnold, 1993 ; Price et Brown, 1985 ; Testart, 1982 ; Sassaman, 2004). De fait, divers stades de complexité existent en fonction du degré d’appropriation du territoire, de l’organisation logistique, de la sédentarisation, etc. (Rowley-Conwy, 2001, 2004).
41Ce débat a porté particulièrement sur la discrimination des causes de la complexité sociale, en prenant en compte des facteurs très divers comme l’économie, la démographie, la territorialité, la technologie, entre autres.
42Une des causes le plus souvent envisagée pour interpréter les changements socio-économiques est l’augmentation démographique (Keeley 1988). Le calcul démographique pour la période a été fait à partir des évaluations de la biomasse et de la densité des gisements (Demars 1996 ; Delpech 1999 ; Bocquet-Appel et al., 2005). Ces études signalent une augmentation progressive de population dès l’Aurignacien et en particulier à la fin du Paléolithique, explication suffisante pour justifier l’abondance de gisements au Magdalénien et la diversité de son registre archéologique. D’autre part, il ne faut pas oublier qu’une partie du registre archéologique est perdue à cause des variations du niveau de la mer, de sorte qu’un nombre non négligeable de gisements côtiers sont actuellement perdus (Pétillon 2016). Or, ces gisements étaient sans doute les plus favorables à la sédentarisation (Rowley-Conwy 2004). À l’appui de ces éléments, dans le cas du Magdalénien cantabrique et pyrénéen, nous pouvons inférer que le nombre de sites était plus élevé, sans que nous puissions prendre en considération la possible fonction des gisements côtiers.
43L’augmentation démographique serait liée, selon certains auteurs, à l’exploitation saisonnière « massive » des animaux migratoires comme le renne, qui aurait eu lieu dans la région pyrénéenne (Strauss 1995), et par conséquent, au stockage des réserves alimentaires, une des principales manifestations de la complexité sociale (Rowley-Conwy 2004).
44Ces arguments, qui s’appuient sur les théories adaptatives de S. Binford (1968), considèrent la chasse des grands troupeaux migratoires comme la base de l’élaboration culturelle du Paléolithique supérieur, mais ce point a été réfuté par A. Gilman (1984), qui a signalé que la dépendance des hommes aux animaux migratoires, très fluctuante tout au long du Paléolithique supérieur, n’est pas en rapport avec le degré d’élaboration culturelle des sociétés de chasseurs-cueilleurs.
45Dans le cas du Magdalénien pyrénéen, l’hypothèse d’un développement culturel lié à l’exploitation en masse du renne a été récemment démentie par des études sur l’approvisionnement et la gestion des ressources liées à la faune, tout en minimisant les différences avec d’autres régions où l’on ne connaît pas une spécialisation sur une seule espèce, comme c’est le cas de la Région Cantabrique tout au long du Magdalénien (Costamagno et Mateos 2007).
46L’élaboration culturelle des sociétés de la fin du Paléolithique pourrait également être liée à une sédentarisation progressive des groupes et à un début de hiérarchisation sociale (Testart 1982 ; Vanhaeren et d’Errico 2007), aspects qui sont en rapport avec l’augmentation démographique et l’existence de stockage alimentaire, selon le modèle établi par T. Price et D. Brown pour déterminer la complexité sociale (1985).
47Nous pouvons signaler une série de facteurs qui peuvent faciliter une lecture sociale des données archéologiques. Ceux qui ont été proposés par R. White (1996) se basent sur la quantification démographique, le degré et la nature des échanges, le degré de différenciation interne (tant sur le plan individuel [Arnold 1993] que stylistique et sur celui de la population), et le degré d’intégration locale qui permet à une société de partager une cosmologie, un style artistique, un dialecte, une technologie, etc.
48Pour aller dans ce sens, nous pouvons envisager une série d’hypothèses fondées sur les données du Magdalénien.
49Du point de vue démographique, et comme cela a été déjà signalé à plusieurs reprises, au cours du Paléolithique supérieur et spécialement vers la fin de la période, on observe une augmentation démographique qui semble liée à une intensification des contacts à longue distance (Fritz et al. 2007), ce qui a amené de nombreux auteurs à souligner l’homogénéité culturelle du Magdalénien entre la Région Cantabrique, les Pyrénées et la Dordogne (Sieveking 1976 ; Fortea 1989 ; Sauvet et al. 2014). Dans les gisements étudiés, malgré le fait que nous n’avons que peu d’estimation de population (Jones et al. 2021), on peut signaler des différences au niveau de la taille des sites (une très grande cavité comme Isturitz face à une très petite (Las Caldas) et la saisonnalité (occupation annuelle pour Isturitz, saisonnière pour Las Caldas). Ces données peuvent être en rapport avec les différences signalées dans les productions artistiques respectives des deux sites.
50D’autre part, certains auteurs ont proposé des distinctions internes, au niveau des individus, notamment en ce qui concerne la parure (Vanhaeren et d’Errico 2007), même s’il est assez risqué de conclure à des inégalités sociales à partir d’une seule sépulture.
51D’autre part, les analyses des caractéristiques techniques du registre artistique montrent une possible différenciation dans le travail, puisqu’il semble que certains graveurs étaient spécialisés dans la production d’objets. Dans cet ordre d’idées on peut également signaler, comme nous l’avons vu auparavant, que certains sites comme Isturitz semblent avoir occupé une fonction particulière (sites d’agrégation et lieux « de production artistique »).
52Tous ces aspects nous amènent à envisager l’hypothèse d’une augmentation de la complexité sociale à partir du Magdalénien, fruit en partie d’une intensification des relations à longue distance (et un passage du simple niveau d’échanges à celui de contacts directs), ce qui peut être considéré comme la conséquence de réseaux d’organisation sociale au niveau suprarégional. En ce sens, nous pourrions considérer que, dans un modèle d’évolution des sociétés simples vers des sociétés complexes, les groupes de chasseurs-cueilleurs de la région cantabrique et des Pyrénées pendant cette période se trouveraient au moins dans le type 2 de la classification de P. Rowley-Conwy (2001, 2004), à savoir des sociétés ayant des capacités d’organisation logistique, un certain stockage alimentaire, mais sans défense des territoires, même si quelques auteurs (Layton 1987) plaident pour une démarcation territoriale émergente en fonction des sites d’art pariétal.
53Outre ces facteurs, nous pourrions considérer que les systèmes d’apprentissage et de transmission des codes constatés pour l’industrie lithique (Pigeot 1988 ; Mesoudi et Aoki 2015 ; Klaric (Ed.) 2018) et pour l’art mobilier (Rivero 2011, 2016) confirment une certaine organisation sociale en Europe occidentale (principalement la Cantabrie, les Pyrénées et l’Aquitaine).
54D’autre part, certains changements que l’on constate au niveau thématique dans l’art pariétal, comme la prééminence du bison dans la région cantabrique et les Pyrénées à cette période (par opposition à la période antérieure) (Sauvet et Wlodarczyk 2000-2001), ou l’introduction du thème de l’anthropomorphe masculin (Bourrillon 2009) peuvent indiquer que des transformations au niveau symbolique et idéologique étaient concomitantes des transformations de type socio-économique.
55Finalement, le rôle prééminent que semblent jouer certains sites au cours de cette période apparaît également comme une conséquence de l’augmentation de la complexité sociale.
56Pour conclure, nous pouvons considérer qu’il existe, à partir du Magdalénien, une série d’indices de changements au niveau socio-économique et symbolique, qui semblent liés à une augmentation de la complexité sociale des groupes de chasseurs-cueilleurs de la corniche cantabrique et des Pyrénées, et qui reflètent, en tout état de cause, la mise en place d’un système d’organisation sociale au niveau suprarégional pendant cette période.
57Ce travail a mis l’accent sur la production artistique analysée du point de vue de la technologie de la gravure. L’évidence de graveurs avec divers stades d’apprentissage pendant le Magdalénien, ainsi que des accès différents aux types de support, permet de proposer des hypothèses relatives à une différenciation des artistes, qui peut être liée à d’autres indices d’une complexité sociale initiale à la fin du Paléolithique supérieur.
58Ces indices doivent, néanmoins, être mis en rapport avec d’autres évidences, comme l’analyse de la technologie de l’art pariétal ainsi que son rapport avec l’art mobilier, dans le but d’identifier le rôle des artistes pendant cette période ainsi que le degré de contrôle social sur la production artistique.
59Les données présentées permettent d’avancer que pendant le Magdalénien la production artistique était très réglée, ainsi que l’apprentissage des artistes. L’importance de la production d’œuvres d’art, aussi bien mobilier que pariétal, reste évidente quand on compare la quantité d’œuvres attribuées au Magdalénien par rapport à d’autres périodes. Cette évidence nous amène à nous questionner sur l’importance des artistes, et leur possible statut différencié au sein de ces sociétés.
60Reste, néanmoins, à déterminer si ce statut différencié comportait des différences économiques ou s’il s’agissait d’implications plutôt symboliques, voire religieuses. Des nouvelles analyses doivent être menées dans le but d’approfondir ces questions.
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