Je souhaite remercier Emmanuel Guy et Christophe Darmangeat, organisateurs du colloque « Une aristocratie à l’âge de pierre », du 9 au 11 octobre 2019, Les Eyzies, ainsi que les différentes personnes ayant participé à ces rencontres. Je remercie également Patrick Paillet, Damien Pesesse et Charles Stépanoff pour leur relecture et leurs remarques qui m’ont aidé à améliorer cet article. Merci enfin à Peggy Bonnet-Jacquement pour son implication dans l’édition de ce texte.

Introduction

1Peu de temps après la sortie du livre « Ce que l’art préhistorique dit de nos origines » écrit par E. Guy (2017), nous avons soutenu une thèse (Birouste 2018) pouvant faire écho, à de nombreux égards, à la démarche développée dans cet ouvrage - tout en divergeant très nettement quant à certaines interprétations. L’argumentaire stimulant et innovant d’E. Guy n’a malheureusement pas pu être discuté dans notre mémoire, en raison de la quasi-contemporanéité de nos travaux. Nos recherches se concentraient sur le seul Magdalénien moyen dans le Sud-Ouest de la France ; mais, comme l’ouvrage d’E. Guy, elles mobilisaient des catégories de vestiges très diverses (la figuration dans l’art pariétal et mobilier, les techniques de boucherie, le traitement des corps humains morts, la parure corporelle, etc.), elles faisaient très largement appel à l’ethnologie, et enfin elles tentaient de prendre au sérieux les implications des « modes de représentation », en considérant que les manières de montrer permettent parfois d’accéder à des données d’ordre anthropologique. Cette question des modes de représentation, constitue à la fois une orientation commune dans nos travaux, et matérialise le mieux la divergence de nos interprétations. Le présent article nous donne l’occasion d’expliciter ce point de dissonance qui se concentre autour de la question du style dit « naturaliste » des représentations de l’art magdalénien, et qui fait l’objet du septième chapitre de « Ce que l’art préhistorique dit de nos origines » (Guy 2017).

1 | Naturalisme esthétique et naturalisme ontologique

3Le « naturalisme » peut désigner un type de savoirs et de pratiques scientifiques (incarné par les botanistes, les zoologues, les géologues, etc.), un courant littéraire né au 19^e siècle, ou encore un terme employé en histoire de l’art. Dans le Vocabulaire d’esthétique d’E. Souriau (1990 p. 1055), le « naturalisme » est défini comme une « observation de la réalité, par opposition à l’imaginaire idéalisé ou surtout conventionnel ». C’est généralement dans ce sens lié à l’esthétique que le terme est employé par les préhistoriens qui qualifient régulièrement l’art paléolithique, et plus particulièrement l’art magdalénien, de naturaliste. Pour J. Clottes, par exemple, « l’art paléolithique est fondamentalement naturaliste ; ses auteurs ont dessiné les animaux qu’ils voyaient tous les jours, s’attachant aux détails caractéristiques de cette faune variée » (Clottes 1998 p. 442). Pour Bégouën et collaborateurs (2009 p. 365), « il faut rappeler que l’art du Magdalénien, particulièrement entre 15000 et 12000 BP, se distingue de celui des périodes précédentes par une quête intense d’imitation de la Nature ; l’artiste magdalénien est littéralement transcendé par le naturalisme. Jamais auparavant, on n’avait attaché tant d’attention à la reproduction fidèle du sujet entier. Tous les dessins ne suivent pas cette règle, mais une foule d’exemples atteste sa prééminence. ». Lorsqu’E. Guy fait référence au naturalisme dans son ouvrage, c’est dans ce même sens, « comme un synonyme de "réalisme" », pour désigner « un art figuratif soucieux d’imiter la nature » (E. Guy 2017 p. 14).

4Le terme « naturalisme » peut également être associé à l’anthropologie sociale du « tournant ontologique » (Holbraad et Petersen 2017). Pour Ph. Descola, qui en est un des représentants principaux, le naturalisme est l’un des quatre « modes d’identification » distincts qu’il recense dans le monde, en plus de l’analogisme, du totémisme et de l’animisme (Descola 2005). Ces modes d’identification font référence aux différentes manières que peuvent employer les humains pour composer le monde, et pour penser les rapports entre les êtres. Dans cette définition ontologique, le naturalisme constitue le régime dans lequel les êtres se distinguent par leur intériorité et se rapprochent par leur « physicalité ». C’est le rapport au monde caractéristique de l’Occident moderne. L’humain seul est postulé avoir une intériorité, et c’est l’âme, la conscience réflexive, la maîtrise des symboles, la subjectivité ou le langage, qui le distinguent des non-humains. Par ailleurs, chaque humain se distingue des autres par son intériorité propre. En revanche, la part physique des humains se rapporte à la « Nature » (Ibid.). Car en effet, le régime naturaliste suppose l’emploi de la notion de Nature, qui se rapporte ici, comme classiquement dans l’Occident moderne, à tout ce qui est extérieur à l’intériorité humaine (Charbonnier 2015). Dans la perspective du « tournant ontologique », il est fondamental de considérer que la cosmologie moderne est simplement un « cas particulier au sein d’une grammaire générale des cosmologies » (Descola 2005 p. 131). Il est ainsi souligné que dans la plupart des contextes ethnographiques la notion de Nature n’existe pas, et que c’est donc avec d’autres outils conceptuels que l’on y construit les rapports au monde (Ibid.).

5Des connexions pourraient exister entre le « naturalisme » globalisant de Ph. Descola et le « naturalisme » évoqué par les préhistoriens. Il semble tout d’abord évident que lorsque le « naturalisme esthétique » est défini comme une « observation de la réalité » (Souriau 1990 p. 1055), il peut tout de même être abordé par l’angle ontologique, puisque l’observation de la réalité est un découpage effectué par chacun, mais pour partie réalisé selon des modalités instaurées collectivement. Dans l’idée de Ph. Descola (2005, 2010, 2021), les différents modes d’identification sont précisément supposés influencer l’expérience que nous avons des choses, nos perceptions, nos jugements - et donc notre observation de la réalité. Maintenant, si l’on considère que l’art magdalénien se définit comme une « quête intense d’imitation de la Nature » (Begouën et al. 2009 p. 365), alors on attribue un emploi fondamental de l’abstraction qu’est la Nature aux Paléolithiques, et leur naturalisme ontologique devient implicite. Dans ce cas, un glissement s’opère, et il ne s’agit alors plus uniquement d’un naturalisme esthétique.

6Dans la mesure où le Magdalénien, et plus que tout le Magdalénien moyen, est supposé être le moment de l’art paléolithique qui est le plus « naturaliste » (Breuil 1952 ; Leroi-Gourhan 1965 ; Begouën et al. 2009 ; Fritz 2010), nous proposons d’en examiner brièvement les caractéristiques, de manière à mieux comprendre ce qui se joue autour de cette question.

2 | Les images magdaléniennes : un « naturalisme esthétique » restreint et morcelé

2.1 | Quelques précisions concernant le naturalisme stylistique de l’art paléolithique

7Des auteurs ayant récemment proposé des approches globales de l’art du Paléolithique récent d’Europe (Clottes et Lewis-Williams 2001 ; Testart 2012, 2016) s’accordent sur certains points que nous pouvons énumérer brièvement : c’est un art qui montre une relative unité dans son ensemble et qui est assez peu narratif. On y trouve des signes géométriques fréquents et la figuration porte majoritairement sur de grands herbivores, notamment le cheval et le bison. Les humains sont représentés en nombre moindre et « sont peu naturalistes, contrairement aux animaux » (Clottes et Lewis-Williams 2001 p. 49-50). L’animal montre souvent une grande précision figurative, mais il est représenté sans son milieu (Testart 2012, 2016). La végétation, le paysage, les scènes sont très rares et leur identification est peu consensuelle entre les différents spécialistes. Il n’existe pas de références systématiques à des rapports de taille, des échelles, des orientations ou des lignes représentant le sol qui pourraient renseigner un contexte. Les animaux donnent finalement l’impression d’être des « morceaux de réalité arrachés à leur contexte et juxtaposés sans liaison entre eux » (Ibid. p. 57).

8Le constat varie relativement peu lorsque l’on se focalise plus particulièrement sur le Magdalénien dans la mesure où la grande majorité des sites ornés paléolithiques de la zone franco-cantabrique se rattache à ce contexte. Comme dans l’art paléolithique de manière générale, la figuration, tous supports confondus, se porte majoritairement sur la représentation de grands herbivores (Vialou 1986 ; Sauvet et Wlodarczyk 2001 ; Ruiz-Redondo 2016). L’art magdalénien pourrait néanmoins constituer un moment d’élargissement du spectre des espèces figurées au sein du bestiaire de l’art du Paléolithique récent - notamment si l’on prend en compte l’art mobilier orné de motifs figuratifs qui se développe largement à cette période.

9Pour le Magdalénien, la figure humaine est, comme pour l’ensemble de l’art du Paléolithique récent, moins fréquente que celle des (autres) animaux (Tosello et Fritz 2005) et ne montre pas la même fidélité figurative. Les humains sont généralement déformés dans le sens du non-réalisme ou de l’abstraction, et traités de manière plus ou moins synthétique, schématique ou grotesque (Fuentes 2013). Les modalités de ces distorsions varient dans le temps et l’espace, mais le type dominant dans la figuration des humains pour le Magdalénien semble être une approche plutôt réaliste et simplifiée de la construction de l’image, avec l’ajout de très peu de détails (Ibid.).

10L’art (gravé, peint, dessiné, sculpté) du Magdalénien, notamment dans la phase du Magdalénien moyen, se démarque par sa forte tendance réaliste caractérisée par le degré de complétude et le détail des figurations d’animaux (Breuil 1952 ; Leroi-Gourhan 1965 ; Bégouën et al. 2009 ; Fritz 2010 ; Bourdier 2010). Le dynamisme, les précisions anatomiques, le modelé, les proportions, les procédés perspectifs, les volumes y sont particulièrement investis. Certains détails (représentation du pelage, des cornes, etc.) tendent néanmoins à la normalisation et semblent relever de codes graphiques culturels (Bégoüen et al. 2009 ; Fritz 2010 ; Bourdier 2010 ; Ruiz-Redondo 2016).

12Cette grande précision dans la figuration de certains animaux s’associe à l’absence, ou la très grande rareté, de scènes et de contextes - comme dans l’ensemble du Paléolithique récent. E. Guy évoque à ce sujet l’idée de « paradoxe paléolithique » soutenue par A. Leroi-Gourhan, qui pointe une « contradiction entre un art si volontairement naturaliste et si peu narratif » (Guy 2017 p. 173). Cette étrange combinaison est évidemment prégnante pour le Magdalénien moyen plus que pour tout autre période, en raison du plus grand « naturalisme » des animaux figurés.

13En prenant en compte les quelques données rassemblées ici, il faut donc se rendre à l’évidence que c’est uniquement à la condition de se limiter aux représentations d’animaux isolés que l’on peut dire que l’art du Paléolithique récent, et a fortiori l’art du Magdalénien, sont naturalistes. Si un naturalisme stylistique peut être évoqué à leur égard, celui-ci est toujours restreint et morcelé (fig. 1).

2.2 | Bref historique des interprétations du « naturalisme » magdalénien

14Cette étonnante caractéristique de l’art magdalénien qui fait cohabiter la précision dans l’exécution d’individus animaux et l’absence de scènes, est depuis longtemps reconnue par les préhistoriens, et différentes explications ont pu être avancées à ce propos dans l’histoire de la discipline.

15Avant même que l’art pariétal ne soit reconnu, E. Lartet et H. Christy (1864) décrivent un art ludique d’ornementation sur des objets aujourd’hui attribués au Magdalénien, consistant à imiter très précisément des animaux, mais sans préoccupations esthétiques ou métaphysiques complexes. Cette théorie dite de « l’art pour l’art » connaît un grand succès et domine les interprétations des préhistoriens de la fin du 19^e siècle (Richard 1992, 2008 ; Groenen 1994 ; Coye 1998). S’inscrivant dans ce courant, E. Piette (1874) souligne la fidélité des représentations d’animaux rencontrés pendant la chasse, mais insiste sur l’incapacité des artistes de cette période à produire des scènes composées. De manière analogue pour G. de Mortillet, « si les artistes magdaléniens savaient parfaitement représenter des animaux isolés, ils étaient tout à fait gauches et maladroits pour les grouper et en faire des tableaux » (Mortillet 1885 p. 417). Pour ces auteurs, l’imitation fidèle mais sans réflexion des objets naturels, ainsi que l’inaptitude à organiser des scènes, trouvent une explication dans le schéma évolutionniste alors dominant et constituent des preuves supplémentaires du stade archaïque et du sous-développement cognitif des populations préhistoriques.

16L’authenticité de l’art pariétal est progressivement reconnue au début du 20^e siècle et conduit à un renouvellement des problématiques de la discipline, plaçant l’idée de magie au cœur des interprétations de l’art (Richard 1992, 2008 ; Groenen 1994 ; Coye 1998). Dans ce nouveau paradigme, les figurations animalières dans les grottes sont supposées être des traces laissées lors de rituels d’envoûtements utilitaires destinés à reproduire le gibier (Reinach 1903), à favoriser la chasse (Bégouën 1939 ; Breuil 1952) et à détruire les animaux dangereux (Ibid.). La précision dans la représentation des animaux est alors imputée à la croyance que l’efficacité de l’envoûtement pourrait dépendre de la ressemblance plus ou moins importante de l’effigie à son modèle (Bégouën 1939 p. 209). L’absence apparente d’organisation des figures, quant à elle, résulterait simplement d’une accumulation involontaire due à la répétition des cérémonies visant des animaux différents.

18Toutefois, si les animaux se rapportaient essentiellement à une valeur symbolique à travers l’espèce animale qu’ils représentaient, il reste difficile de comprendre pourquoi ils ont pu si souvent être dépeints avec de nombreux détails permettant de reconnaître l’âge, le sexe, et l’attitude (Clottes et Lewis-Williams 1996 p. 88). Cette question se pose notamment avec plus d’insistance après l’abandon du schéma d’évolution stylistique d’A. Leroi-Gourhan par la communauté des préhistoriens suite à la découverte de la grotte Chauvet-Pont d’Arc en 1994 - puisque cette découverte révèle qu’une grande précision dans la figuration des animaux s’observe dès les débuts du Paléolithique récent. Alors, pour J. Clottes et D. Lewis-Williams, par exemple, « les animaux sont individualisés avec des détails précis : ce ne sont pas des symboles stéréotypés mais des animaux vus » (Clottes et Lewis-Williams 1997 p. 39).

3 | Le style magdalénien : la preuve d’un naturalisme ontologique ?

21Finalement, c’est lorsque la notion de Nature est mobilisée que l’interprétation ontologique devient indéniable : « il nous semble que le naturalisme artistique paléolithique porte viscéralement en lui les germes de ce rapport d’appropriation du milieu naturel propre à la mentalité occidentale. Car qu’est-ce que l’imitation de la nature, si ce n’est la volonté de la posséder ? » (Guy 2017 p. 311). Pour vouloir « posséder » la Nature, il est évidemment indispensable de croire à son existence, et de se penser, au moins en partie, extérieur à elle (en l’opposant à la notion de Société) : cela suppose donc un naturalisme ontologique au sens de Descola (2005) pour les populations paléolithiques. L’emploi de la notion de Nature ne semble d’ailleurs pas innocent ou irréfléchi de la part d’E. Guy, dans la mesure où l’auteur cite Ph. Descola à plusieurs reprises dans son ouvrage, et la volonté de domination qu’il décrit est particulièrement caractéristique de l’Occident moderne. Pour E. Guy, il ne fait en définitive pas de doute que le naturalisme esthétique qui s’observe dans l’art magdalénien traduit par la même occasion un naturalisme ontologique. Ainsi, à l’instar des scientifiques des 18^e et 19^e siècles, les populations du Magdalénien auraient voulu consigner le monde de manière objective, le rendre saisissable pour le capturer et se l’approprier.

22Assimiler les modalités de représentation du Magdalénien à une « imitation de la Nature » (Guy 2017 p. 311 ; Begouën et al. 2009 p. 365) paraît toutefois un peu abusif lorsque l’on prend la mesure de ce que ces modalités évitent et de ce qu’elles donnent à voir. Pour Ph. Descola, certaines manières de produire des images sont caractéristiques de certains modes d’identification (Descola 2005, 2010, 2021). D’après lui, des indices de figuration naturaliste apparaissent dès le 15^e siècle dans la peinture du nord de l’Europe et chez les artistes et théoriciens du Quattrocento - et donc avant la naissance du naturalisme européen sous son aspect normatif et propositionnel au 17^e siècle (Descola 2021). Cette figuration naturaliste vise à montrer, d’une part l’intériorité distinctive de chaque humain, et d’autre part la continuité physique des choses dans un espace conçu comme homogène. Le naturalisme ontologique peut ainsi s’observer dans les tentatives de dépeindre « l’âme » des personnes - leur intériorité - à l’aide de portraits. Il peut également s’observer dans la peinture de paysage qui se développe à la même période, souhaitant montrer « la Nature » à l’aide de la perspective et d’un point de vue unique qui suggèrent l’objectivité de l’espace (Ibid.). Or, comme nous l’avons déjà évoqué, il existe très peu de scènes dont l’identification soit consensuelle, pas de contexte clairement discernable, et pas de point de vue objectif dans l’art pariétal du Magdalénien. On y observe fréquemment des représentations très précises d’individus animaux, mais qui paraissent déconnectés les uns des autres. Il ne semble donc pas exister de liens de type naturaliste entre eux. Il n’existe pas de preuves qu’une Nature homogène était envisagée par les auteurs de ces images. Ce qui est donné à voir ressemble bien davantage à une multiplicité de points de vue, qui paraît incompatible avec le mode d’identification naturaliste (Birouste 2018). Certaines compositions magdaléniennes semblent ainsi se rapprocher de la « multiplication non euclidienne de points de vue » des dessins d’un chamane yanomami que B. Albert recueille à la fin des années 1970 dans le nord de l’Amazonie brésilienne (Albert 2012). À propos de ces dessins, Ph. Descola (2021, p. 172) précise que certains êtres sont « représentés de profil, d’autres de face, d’autres encore du dessus - et sans jamais que puisse prévaloir un seul point de vue, même pas celui du dessinateur ». Pour l’auteur, il est d’ailleurs tentant de rapprocher ces compositions du polyperspectivisme qu’E. Viveiros de Castro (1998, 2009) considère comme l’un des traits caractéristiques des ontologies animistes. De surcroît, nous avons également mentionné que les représentations d’humains, bien que présentes, sont toujours minoritaires dans l’art magdalénien. Les humains sont parfois animalisés, et sont le plus souvent présentés comme appartenant à un archétype sans distinctions individuelles. L’investissement dans l’imitation est généralement bien plus poussé en ce qui concerne les animaux. D’ailleurs, l’intérêt pour les particularités individuelles des animaux, pour leurs attitudes et pour leur intentionnalité pousse à considérer que les portraits d’animaux sont en réalité bien plus fréquents que les portraits d’humains dans l’art magdalénien (Birouste 2020a, 2020b). Or, un intérêt porté à l’intériorité des animaux serait clairement contradictoire avec un naturalisme ontologique. Pour ces multiples raisons, le naturalisme esthétique restreint et morcelé de l’art du Magdalénien ne semble pas pouvoir constituer la preuve du naturalisme ontologique des auteurs de cet art. Le naturalisme esthétique qui est observable dans ce contexte est d’ailleurs mutilé à tel point que le choix d’un autre terme semblerait utile pour définir de telles manifestations graphiques. Le terme de « mimétisme », moins chargé ontologiquement, nous semble ainsi préférable pour décrire la volonté d’imitation qui se limite ici à certains êtres dépeints dans certaines situations.

4 | La subjectivité animale à prendre en compte dans la figuration : une hypothèse

23Le peu de conformité des modalités de représentation magdalénienne avec une figuration de type naturaliste, au sens ontologique, peut nous laisser perplexe face à la volonté d’imitation que nous y observons pourtant. Cette impression d’un « paradoxe » pourrait découler de l’illusion de contempler une pensée naturaliste mise en images, alors même que l’intention pourrait avoir été tout à fait autre. Nous proposons d’explorer ici l’hypothèse d’un animisme ontologique qui serait sous-jacent à l’art magdalénien. Ce mode d’identification pourrait possiblement contribuer à expliquer d’une toute autre manière la tendance au mimétisme de certaines représentations magdaléniennes, à travers l’intention de dépeindre des subjectivités animales. Nous proposons cette interprétation en étant conscient qu’il n’existe que peu d’exemples dans les sources ethno-historiques (parvenues jusqu’à nous) d’un mimétisme figuratif animiste qui aurait été aussi intense que celui que nous identifions pour le Magdalénien moyen - l’art rupestre des San d’Afrique du Sud est tout de même un exemple àsignaler de figuration mimétique très poussée qui semble se rattacher à un animisme ontologique (Dowson 2007) (fig. 2). Il nous semble que les modalités de figurations des animaux dans le contexte du Magdalénien moyen pourraient se rapporter à une manière peu usitée, mais néanmoins cohérente, de concrétiser une pensée animique dans des images - ceci, plutôt que renvoyer à une représentation objective de la Nature qui préfigurerait les conceptions naturalistes de l’Occident moderne (Guy 2017).

4.1 | Rencontres entre des êtres singuliers

24Pour comprendre les images magdaléniennes, il convient de prendre en compte non seulement le but esthétique de celles-ci dans leur contexte, mais aussi leur « puissance d’agir », leur agency, au sens d’A. Gell (1998). Car en effet, la plupart des images produites par des humains à travers le monde, et notamment hors de l’Occident moderne, ont eu pour fonction de faire advenir la présence d’un absent (une divinité, un esprit, un site, un mort, un animal) plutôt que satisfaire à l’idéal du Beau (Descola 2021). Dans les dispositifs pariétaux magdaléniens, des figurations peuvent se superposer jusqu’à l’invisibilité, être étonnamment légèrement gravées dans la roche, ou être volontairement dissimulées à l’aide des reliefs. Les images ne semblent donc pas toujours destinées à être regardées et admirées malgré leurs qualités parfois exceptionnelles. Il a ainsi été proposé que l’intention principale dans la production de certains de ces graphismes pouvait être d’inscrire la représentation sur le support (Lorblanchet 2010), suggérant un pouvoir des images au-delà de leur seule dimension esthétique. On peut donc se demander si des images d’animaux pouvaient être, au moins dans certains cas, imbues d’une puissance d’agir dans ce contexte. Certains dispositifs impliquant des images d’animaux semblent, par exemple, renvoyer à des interactions entre individualités (humaines et animales).

25Ainsi, dans les grottes ornées attribuées au Magdalénien, les figurations singularisées s’inscrivent parfois dans des dispositifs pariétaux contraignants qui impliquent un rapport privilégié avec un seul observateur possible, en raison de l’étroitesse des lieux par exemple, ou parce qu’une technique d’anamorphose est impliquée (Birouste 2018, 2020a, 2020b). Ces occurrences sont fréquentes, mais loin d’être systématiques. Ce type de dispositif induit toutefois une rencontre qui pourrait être prévue entre deux individus : un individu animal figuré et un seul observateur possible.

26Les grandes collections de pierres gravées et sculptées du Magdalénien donnent communément à voir des représentations d’individus animaux - le plus souvent un seul par objet (Bégouën et Clottes 1990 ; Tosello 2003 ; Sauvet 2004). De nombreuses manipulations humaines sont attestées sur ces petits objets : les pierres gravées sont fréquemment brûlées, fracturées, recouvertes de traits parasites, etc. (Tosello 2003). Ces objets pourraient ainsi constituer un autre dispositif matériel de mise en relation entre des individus animaux (figurés) et des humains. Ces dispositifs donnent par ailleurs parfois l’impression d’être des rituels collectifs dans lesquels de nombreuses personnes étaient amenées à exécuter une figure animale personnelle. Il faut en effet souligner la taille importante lorsque l’on prend en compte la taille importante de certains ensembles, l’hétérogénéité des niveaux d’élaboration, et la vraisemblable réalisation sur place des gravures (Sauvet 2004).

27De nombreux objets de parure, et des « outils-parure » (Taborin 2004), du Magdalénien sont ornés d’un seul animal particularisé. C’est le cas, par exemple, des propulseurs décorés de motifs figuratifs et des « contours découpés » en forme de tête de cheval qui sont manipulés, portés ou transportés individuellement par des humains. Ces objets suggèrent, eux aussi, une association entre des individus animaux et des individus humains. En ce qui concerne les propulseurs, c’est également un outil qui est précisément employé dans une action qui relie des individus humains et animaux : la chasse (Birouste 2020c). Comme prolongement de cette dernière remarque, il faudrait aussi signaler les cas de réemploi de fragments de pointes de sagaies (a priori cassées à l’usage) en tant que parure corporelle (Alvarez-Fernandez et al. 2021). Ces objets pourraient refléter un intérêt pour la rencontre entre un chasseur et un animal chassé (J-M. Pétillon, intervention orale lors du colloque « Une aristocratie à l’âge de pierre », du 9 au 11 octobre 2019, Les Eyzies).

4.2 | Des singularités réelles et/ou imaginées

30Les animaux individualisés dans la figuration magdalénienne pourraient être des animaux réellement croisés par les Paléolithiques, comme les animaux traqués que les chasseurs savent décrire en détail, mais ils pourraient également être des animaux imaginés. Ces deux possibilités se combinent par exemple dans les relations interindividuelles que des Athapascans entretiennent avec des animaux. Chaque humain peut tisser des liens avec un individu animal qu’il a pu rencontrer en forêt et/ou voir en rêve - donc, un animal singularisé, qui est réel et/ou imaginaire (Smith 1998 ; Guédon 2005). La précision qui s’observe dans les représentations d’animaux pour le Magdalénien n’empêche en rien qu’il s’agisse d’animaux imaginés. Nous connaissons dans la publicité ou dans la bande dessinée des quantités de personnages « humains » à la fois réalistes et imaginés. L’illustrateur recherche dans ce cas la vraisemblance et la singularité reconnaissable d’un personnage, sans que ce dessin n’ait besoin de renvoyer à un humain réel. Dessiner un humain singularisé permet de lui attribuer une subjectivité, de le rendre crédible « en tant que personne », en se basant sur le postulat (naturaliste) qui fait de chaque humain un être doté d’une intériorité distinctive. De manière analogue, mais cette fois en contexte animiste, dessiner un animal singularisé devrait également permettre de lui attribuer une subjectivité, si celle-ci est présupposée de manière implicite. On pourrait alors facilement dépeindre des « individus animaux théoriques », des animaux réalistes en tant que personnes, vraisemblables mais artificiels, simplement en leur attribuant des détails distinctifs. Cela nécessiterait simplement de bien connaître les variabilités physiques individuelles au sein des espèces animales que l’on souhaite représenter et donc d’avoir des relations de proximité avec ces animaux - ce qui semble être une évidence dans le cas d’une société de chasseurs.

31Nous rejoignons ici le débat précédemment évoqué construisant une dichotomie entre des « animaux symboles » véhiculant une information synthétique, ou des « animaux réels » car représentés de manière réaliste. Il nous semble que cette opposition n’a pas lieu d’être. En fait, rien n’empêche, par exemple, que des portraits soient investis d’un pouvoir symbolique. E. Guy évoque judicieusement les "portraits du Fayoum" à ce sujet (Guy 2017 p. 278). Ce sont des portraits à l’image de personnes humaines singularisées, mais qui font l’objet de conventions stylistiques importantes, et qui sont à relier à un usage symbolique. Il nous semble qu’un même mécanisme pourrait s’observer en contexte animiste à propos, par exemple, de portraits de chevaux singularisés (réels et/ou imaginaires), mais présentant des contraintes formelles importantes, comme cela semble être le cas pour les « contours découpés » représentant des chevaux dans le Magdalénien.

32Ainsi, la figuration d’animaux singularisés suppose une relation étroite avec des individus animaux, mais n’implique pas que les images représentent des modèles ayant effectivement vécus. Par ailleurs, les portraits d’individus, qu’ils se rapportent à des modèles réels ou simplement vraisemblables, peuvent faire l’objet de codifications graphiques culturelles sans que cela n’entrave leur singularité.

33En définitive, la figuration mimétique appliquée à des animaux isolés, pourrait se rapporter à deux postures ontologiques différentes, et même diamétralement opposées. Dans un régime ontologique naturaliste qui postule que seuls les humains sont pourvus d’une intériorité, les corps animaux pourraient être dépeints de manière précise dans l’intention d’imiter la « Nature », de la capturer (fig. 3). Il est à préciser qu’une figuration en contexte naturaliste qui souhaiterait, pour une raison ou une autre, prêter une intériorité humaine à certains animaux, tendrait vraisemblablement vers l’humanisation du corps plutôt que vers le mimétisme du corps animal - comme le montre bien l’illustration pour la jeunesse dans le monde occidental moderne. Dans l’animisme ontologique, en revanche, une intériorité de type humain est attribuable à d’autres êtres que les seuls humains. Il ne semble dès lors pas indispensable d’humaniser le corps des animaux pour qu’une subjectivité leur soit accordée. En contexte animiste, l’anthropomorphisme n’est pas nécessaire à la personnification (Hallowell 1960). Les corps animaux peuvent y être dépeints avec une grande précision, avec cette fois, un objectif tout à fait différent qui pourrait être de donner à voir leur subjectivité propre et leur singularité (fig. 2). Les images du Magdalénien nous semblent mieux s’accorder à ce dernier cas de figure (fig. 1).

Conclusion

34Le qualificatif de « naturaliste » appliqué à l’art magdalénien est exagéré lorsqu’il est employé pour caractériser des cas où un naturalisme esthétique se restreint à la figuration mimétique de certains animaux qui paraissent séparés les uns des autres. Cette seule caractéristique est parfois interprétée comme étant une « imitation de la Nature », imputant dès lors un naturalisme ontologique aux Paléolithiques - puisque l’emploi courant de cette abstraction se limite au domaine de la pensée naturaliste.

35Les modalités de représentation du Magdalénien ne présentent pourtant que très peu des caractéristiques qui seraient attendues d’une figuration traduisant un naturalisme ontologique, et certains aspects paraissent même très peu probables dans un tel régime : l’impression d’une multiplicité des points de vue et l’investissement dans des portraits d’animaux plutôt que d’humains, notamment. La notion de Nature étant indiscernable et vraisemblablement contrecarrée dans l’art magdalénien, il faudrait dès lors comprendre le « naturalisme magdalénien » comme étant « un naturalisme sans l’idée de Nature » - révélant le caractère ambigu d’une telle expression, que nous remplaçons volontiers par le terme de « mimétisme ».

36De notre point de vue, une figuration mimétique mais morcelée, restreinte à certains êtres isolés, comme l’est celle du Magdalénien, ne traduit donc pas de manière évidente une volonté de domination de « la Nature » et une volonté de hiérarchiser les humains entre eux, comme le suggère E. Guy (2017) en s’appuyant sur le modèle de l’Occident moderne. De telles modalités de représentation pourraient aussi être à comprendre dans une perspective ontologique alternative au naturalisme, et relevant possiblement de l’animisme. La figuration mimétique, souvent observable dans le contexte magdalénien, pourrait jouer un rôle dans la capacité des images à acquérir une certaine autonomie, à faire advenir autre chose qu’elles-mêmes, devenant alors des agents de la vie sociale avec lesquels il est possible d’entrer en relation, comme avec des animaux. Cette volonté d’établir des relations avec des agents mimétiques pourrait s’inscrire dans une ontologie qui placerait les rencontres interindividuelles entre humains et animaux au premier plan.