Présentation

1Le texte qui suit est la retranscription de la discussion finale du colloque, dont l’enregistrement est disponible à l’adresse https://www.youtube.com/​watch?v=OEj3ZJwze6c&t=52s

2Celle-ci, qui s’est déroulée le vendredi 11 octobre 2019, faisait suite aux interventions de trois « grands témoins » invités : Jean-Paul Demoule, Jean-François Dortier et Rémi Labrusse. Cette retranscription a volontairement conservé, pour l’essentiel, le style oral, avec ses lourdeurs et ses hésitations, afin de rester au plus près de l’original. Les membres du public qui ont pris la parole ont été nommés à chaque fois qu’ils ont pu être identifiés.

3Christophe Darmangeat
Nous allons essayer de mettre à profit le temps qui nous reste pour avoir une discussion collective qui tentera, dans la mesure du possible, de dégager les points qui feront la synthèse de nos échanges. Nous pourrons, me semble-t-il, revenir sur un certain nombre de questions de fond – les concepts d’inégalité, de domination, de richesse, de hiérarchie, etc. Sans aller, en effet, jusqu’à dire que plus nous en parlons, moins nous nous comprenons, en tout cas il faut en parler beaucoup pour être certain de commencer à se comprendre, car tout le monde ne met manifestement pas les mêmes choses sous les mêmes mots.

4Je suggérerais aussi volontiers qu’on revienne sur les interventions d’hier après-midi, où nous avons vu à la fois les questions de spécialisation, d’expertise, mais aussi de signification des images, et où nous n’avons peut-être pas assez – en tout cas, à mon goût – discuté du lien (éventuel, réel, probable avec les inégalités de richesse, ce qui est le cœur de notre sujet.

5Il me semble qu’il y a donc différentes pistes – j’aurais une ou deux réactions strictement personnelles à propos des interventions qui ont eu lieu tout à l’heure. Sans vouloir le lancer indûment dans la fosse aux lions contre son gré, je sais que Bruno Boulestin voulait dire quelque chose…

6Bruno Boulestin
Le premier point est effectivement celui des définitions. Même entre nous, ce n’était pas très clair : nous aurions dû commencer par un colloque « définitions », et après nous aurions fait un colloque « richesse », mais ce n’était pas très simple ! Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de mots : « hiérarchie », « richesse » (évidemment), « inégalité »… Jean-François Dortier a lancé « domination », « stratification »… cela fait beaucoup de choses.

7Il peut certes y avoir débat, mais je pense pour commencer que nous serons tous plus ou moins d’accord que la domination, sous une forme ou sous une autre, est quelque chose qui existe depuis la nuit des temps. Nous n’allons pas refaire l’histoire de « biologie contre culture », mais chez l’animal, déjà, il y a de la domination : le mâle alpha est bien dominant, même si après on peut évidemment discuter du contenu précis de cette appréciation. La domination, elle est partout : il y a de la domination des anciens sur les plus jeunes, des hommes sur les femmes — rarement le contraire —, etc.

8Après, la stratification, on voit à peu près ce que c’est : c’est une société divisée en couches, même si ce ne sont pas des classes au sens des sociétés de classes. Jean-François Dortier a peut-être raison, le changement intervient peut-être au moment où l’on passe à des sociétés où l’on commence à trouver des nobles, des gens du commun, et puis des esclaves ou quelque chose d’équivalent. C’est une question de termes. Toujours est-il que des inégalités et des hiérarchies, il y en a de toutes sortes.

9Le prestige a différentes formes : il y a le prestige du chasseur, il y a le prestige de l’aîné, etc. Dans les sociétés étudiées par Clastres, c’est le prestige de celui qui a de la tchatche, qui parle, qui arrange les affaires, qui raconte sa vie. Il y a la magie, la religion, dont on a parlé quelques fois. Il y a plusieurs formes de prestige, donc, mais toutes n’aboutissent pas à un contrôle de certains hommes sur d’autres hommes, au fait que des hommes ne soient plus libres et deviennent complètement dépendants.

10C’est là que la richesse semble rentrer en compte. C’est bien ce qu’Alain Testart nous a toujours dit : le changement se fait entre son monde I et son monde II ; c’est bien au moment où la richesse intervient, sous une forme ou sous une autre, que l’on va dépasser cet état qui existe depuis la nuit des temps, avec déjà de la domination et de la différenciation… Il y a déjà de la différenciation chez les chasseurs-cueilleurs nomades. Par exemple, en Australie, il y a des inégalités, c’est évident : il y a des inégalités parce que tout le monde n’est pas initié, que tout le monde n’a pas le droit de voir les churinga et autres objets sacrés, etc. Mais il n’y a pas d’esclavage, il n’y a pas d’hommes qui contrôlent d’autres hommes. Dès qu’on sort de l’opposition homme-femme et de l’opposition vieux-jeunes, on n’a plus de contrôle. C’est ce que la richesse va faire : elle va introduire un nouveau contrôle en plus de ceux-là.

11Après, il y a une question de terminologie, dont on peut débattre. Mais je pense que ce changement, tel qu’il paraît se faire, c’est bien parce qu’à un moment, on introduit de la richesse, une richesse qui va servir, si l’on reprend la définition de Testart, à payer des prestations sociales, c’est-à-dire le prix de la fiancée, le wergeld, et puis à faire de l’ostentation : quand il en reste, on « pète les thunes ».

12Ensuite, il y a la question du pouvoir politique, qui est encore autre chose. Le pouvoir politique, c’est celui de commander, c’est le pouvoir direct sur les hommes. C’est le pouvoir d’ordonner et d’être obéi — autrement dit, de sanctionner celui qui refuse d’obtempérer. Mais, par exemple, sur la côte nord-ouest de l'Amérique ce n’est pas du tout cela : il n’y a pas de pouvoir politique. Les populations ont une hiérarchie qui est une hiérarchie d’honneurs ou de prestige, ils ont une stratification. C’est la richesse qui permet cela, et qui va entraîner cette stratification. Certains hommes vont avoir un pouvoir sur d’autres par l’intermédiaire de la richesse. Ce n’est pas qu’ils ont le droit de commander — aux esclaves si, évidemment, mais ils n’ont pas le pouvoir de commander aux hommes libres —, mais la richesse est un outil qui leur permet de faire faire un certain nombre de choses à un certain nombre de gens.

13Ce que je dis est un peu grossier, c’est du débroussaillage, et c’est pour que l’on rebondisse dessus, mais je pense qu’il faut essayer de bien situer les termes du débat, voir où l’on se place et ce que l’on discute, parce qu’effectivement il me semble que l’objet de ce colloque, c’était bien sûr les inégalités au Paléolithique, notamment supérieur, mais c’était avant tout celui des inégalités de richesse. On a utilisé plusieurs voies, par exemple celle de la sédentarité, mais qui n’ont pas l’air de mener très loin ; celle du stockage non plus. Alors on revient à la richesse.

14À partir de là, l’autre gros morceau, après les problèmes de définition, c’est celui que tu as exposé, et là je pense qu’il y a un autre débat à faire. Je vois deux grandes questions (ça part un peu dans tous les sens, mais c’est pour lancer l’affaire). D’abord, il y a toute cette discussion autour de la parure. Y a-t-il des choses, après ces deux jours, qui ressortent comme étant de la richesse ? Peut-on dire « ça, c’est de la richesse », « ça, peut-être », « ça, pas du tout », ou « on ne sait pas » ? Ensuite, une question qui est largement différente, c’est la spécialisation, notamment du côté artistique, mais qui vaut aussi pour les tailleurs de cailloux ou pour les chasseurs (il y a de bons chasseurs et de mauvais chasseurs…). Comment pourrait-on l’articuler avec le reste ? Moi, je suis complètement convaincu par la spécialisation, qu’il y a une formation, un apprentissage. On ne dessine pas un bison à Lascaux du jour au lendemain, encore moins à Chauvet. Oui, mais alors, comment articule-t-on cela avec les inégalités ?

15Voilà, pour moi ce sont ces trois choses-là qu’il faut discuter. D’abord, la terminologie : est-on d’accord ? Ensuite, y a-t-il des choses que l’on peut voir en termes de richesse ? Et, troisième point, comment peut-on articuler apprentissage, formation, spécialisation… avec hiérarchie, domination, etc. ?

16Jean-François Dortier
Sur cette question de définition : je suis l’auteur d’un Dictionnaire des sciences humaines et d’un Dictionnaire des sciences sociales, donc je suis très sensible aux questions de définition, mais je sais que les définitions cachent souvent autre chose, c’est-à-dire des modèles théoriques. Donc, il y a un premier pas, effectivement, qui est important, c’est de se mettre d’accord sur les mots qu’on emploie, parce qu’ils sont toujours polysémiques, et c’est déjà une source de confusions. Mais il faut aller plus loin que les simples définitions. Même si on s’est mis d’accord sur les mots, il faut encore aller derrière pour voir les modèles théoriques qu’ils cachent. Par exemple, j’ai effectivement employé de façon rapide et indistincte des mots comme hiérarchie, domination, hiérarchie de prestige, et autres. Si on allait dans le domaine de l’éthologie, on parlerait de hiérarchie et de dominance. On dira : « Mais ce sont les éthologues, ils parlent des mâles dominants et autres choses ». Si l’on va chez les éthologues, les spécialistes des mondes animaux, eux aussi ont des querelles de modèles. Donc, entre nous déjà, mettons-nous d’accord pour dire : « Nous sommes en train de discuter le passage à un type d’inégalités ». Moi je considère que les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont déjà inégalitaires parce que dans ces sociétés, même celles dont l’économie ne repose pas sur le stockage, il y a déjà du pouvoir, de la domination (j’insiste) et du contrôle sur les autres hommes. Chez les Aborigènes, par exemple, les hommes contrôlent les femmes. Les aînés contrôlent les jeunes, et il y a déjà des classes d’âge, des rituels extrêmement rigoureux qui tracent les frontières entre les groupes ; chaque groupe a des devoirs et des droits.

17La question de la stratification, c’est pareil, c’est un mot où l’on peut mettre tout ce qu’on veut. Il y a des sociétés qui sont stratifiées en ordres, mais il ne faut pas croire qu’il n’y a pas de stratification extrêmement rigoureuse dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs – j’insiste : y compris celles qui sont hors stockage ; je parle des Papous, des Aborigènes, des Inuits, des Pygmées, des Bushmen, des sociétés amérindiennes. Elles sont toutes extrêmement stratifiées au sens où je l’entends – donc, je précise : ce ne sont pas des groupes indistincts où il n’y a que des individus. Entre eux, il y a des frontières, des marques de différence, des frontières très étroites entre les hommes et les femmes, entre les classes d’âge, même si selon les sociétés, évidemment, ce ne sont pas les mêmes.

18Après, une fois qu’on s’est mis d’accord là-dessus, est-ce que le passage aux sociétés, disons, post-néolithiques, de la protohistoire, celles où apparaissent des classes aristocratiques et qui, peut-être, comme le suggère Emmanuel, existeraient déjà dans la Préhistoire, est lié aux richesses ? S’il est vrai qu’il y a déjà des sociétés où il y a de la domination humaine hors des richesses, ce que je pense, on peut démontrer – c’est pour cela que j’ai appelé cela la ressource essentielle – le moyen d’acquérir un pouvoir, un statut supérieur, c’est la maîtrise des ressources. Et la richesse est souvent une conséquence, un privilège qui vient après-coup, plutôt que la source première. Par exemple, les armes. Une arme nouvelle, ce n’est pas une richesse, ce n’est pas un bien matériel au sens où l’entendait Alain Testart, c’est-à-dire un stockage de biens pour l’avenir. Une nouvelle arme, c’est une richesse, une richesse précieuse, un bien qu’on garde pour soi parce qu’il exerce un pouvoir sur les autres. Une nouvelle ressource, comme le silex, pour fabriquer des armes ou des outils, c’est un bien précieux. Je le disais, les femmes, ce sont des biens précieux aussi. Et d’ailleurs, Alain Testart le dit souvent, le contrôle que les dominants ont sur leurs alliés c’est : « c’est moi qui t’achète ta femme ». Grâce au moyen de contrôle qu’est le contrôle sur les femmes, je peux avoir des alliés parce que c’est moi qui vais payer pour toi le prix de la fiancée.

20Emmanuelle Honoré
Je voudrais aussi rebondir sur cette question de la richesse, parce que j’ai l’impression – je vais le caricaturer un peu – que Bruno donne une première voie en disant que le colloque a pour point de départ la définition de Testart, c’était ce qui était voulu par Emmanuel et Christophe, de la richesse comme indice ou facteur d’inégalités. J’ai l’impression que Bruno lance le débat avec une vision de la richesse comme facteur d’inégalités et que, dites-moi si je me trompe, Jean-François donne une autre vision, selon laquelle la richesse découle des inégalités.

21Je vois une troisième voie, une autre idée. On a un peu débattu de cela le premier jour : la rigidité des structures sociales serait le marqueur des sociétés inégalitaires où, finalement, un ordre ne peut pas facilement être renversé. Dans cette perspective, j’avais parlé des sociétés à double morphologie, ou de la coexistence de signes d’égalité et d’inégalités au sein d’une même société, qui rendait nos classifications en « sociétés égalitaires versus sociétés inégalitaires » assez inopérante.

22Je suis d’accord avec tout le monde sur le fait que la richesse est un critère qui est certes très matérialiste, très positiviste. Cela pose donc un certain nombre de questions, car réduire la vie sociale à la vie matérielle, c’est quand même un raccourci assez problématique, mais qu’en tant qu’archéologue, c’est ce que l’on est un peu forcé de faire tous les jours, puisqu’on ne travaille que sur des données positives. C’est pour cela aussi qu’on ne parle que de l’émergence des inégalités et pas de l’égalité, puisqu’on la définit de manière négative sur le plan archéologique.

23Je vais essayer de revenir à ma première idée avant d’avoir fait toutes ces parenthèses : cette rigidité de la structure. Je vois plutôt la richesse comme un facteur de cristallisation des rigidités sociales et de la morphologie sociale, donc comme difficulté de renverser un ordre ou une domination. On voit que tout le monde commence à être un peu d’accord sur cette idée qu’il y a de la domination dans tous les groupes, qu’ils soient des groupes de primates non-humains ou humains, ou d’autres espèces animales. Mais la question est, de mon point de vue, est-ce que ces systèmes de domination sont relativement fixes ou peuvent évoluer ? Donc, une troisième voie pourrait être la richesse comme facteur de rigidification des structures.

24Bruno Boulestin
Tu soulèves un point important. Depuis Testart et son livre de 1982 [Les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités], on a une espèce d’équation « stockage = richesse = inégalités ». C’est une corrélation qui semble marcher. Il y a des contre-exemples, chez quelques-uns cela ne fonctionne pas comme cela, mais dans une immense majorité des sociétés, c’est ce qu’il semble se passer. Mais on a une corrélation, pas une causalité. Et on ne sait pas comment cela démarre, pourquoi, et dans quel sens cela se passe. Moi, je suis très durkheimien, pour expliquer un fait social, il faut un fait social, et je suis assez d’accord sur le fait qu’il y a des sociétés qui ont glissé plus facilement vers la hiérarchie et qu’il y en a d’autres — c’est peut-être un peu clastrien de le dire comme cela, mais enfin… — qui peuvent résister à la hiérarchisation. Je pense qu’il faut que la société soit prête : il y a aussi cette dimension-là. Tu as parfaitement raison, il n’y a pas que des facteurs matériels, je pense que l’équation n’est pas forcément automatique. Ce qu’on constate, c’est une corrélation, pas une causalité, et je pense qu’il nous manque des mécanismes.

25Après, pour répondre à Jean-François, je suis complètement d’accord avec toi, mais je pense que justement le changement se fait au moment où la domination ne concerne plus uniquement les plus jeunes et les femmes. C’est-à-dire que l’on sort de cela, qui existe effectivement partout, et ce que l’on va avoir après, par exemple les esclaves, ce ne sont pas forcément des jeunes et des femmes.

26Christophe Darmangeat
L’idée que dans l’histoire des sociétés, et je dis bien des sociétés, des structures sociales, on puisse faire procéder la richesse de la violence, de la domination, etc., me semble absolument et profondément fausse. C’est une idée qu’on trouve souvent, et qui me semble venir assez spontanément parce qu’on a tendance à raisonner à l’échelle, disons, individuelle – les économistes diraient « micro ». On sait que dans toute société qui ressemble un peu à la nôtre, dès que quelqu’un a les moyens d’imposer quelque chose par la force, il va piller, exiger un tribut, etc. Et on en déduit tout naturellement que l’usage ou le monopole de la force est la cause de l’inégalité de richesse. Mais ce qui est vrai à l’échelle des individus dans le cadre de sociétés qui ont déjà institué la richesse n’est pas vrai pour expliquer pourquoi les sociétés, elles, ont instauré la richesse.

27J’en prends comme contre-exemple mes Australiens préférés, qui sont des gens armés en permanence, qui savent dominer les femmes, qui savent se taper sur la figure entre hommes, et – c’est ce sur quoi j’ai travaillé depuis quelque temps – qui se tapent fort. Donc, l’idée que les gens sans richesse sont gentils, pacifiques, qu’ils ne se font jamais la guerre, pour eux en tout cas, est fausse. Ces gens-là sont capables de se massacrer. Or, ils ne font jamais de prisonniers. Ils ne prennent jamais d’esclaves. Ils n’essaient jamais d’imposer un tribut. Ils ne pillent rien. Pourquoi ? Si l’on dit : « la richesse naît de l’exercice de la violence », on ne peut pas l’expliquer.

28Il s’est bien passé quelque chose à un moment donné. Quand tu disais « l’arme est une richesse », non ! L’arme est un outil – cela aussi, c’est un deuxième aspect. C’est une richesse si elle coûte cher, mais là, c’est autre chose. Dans le cadre d’une société où l’on recherche à accumuler des biens parce qu’ils donnent une puissance sociale, l’arme va être un outil, le pouvoir va être un outil, etc. Et puis après, il y a évidemment des spirales qui font qu’il est difficile de s’y retrouver : plus vous avez de richesse, plus vous avez de pouvoir, et plus vous avez de pouvoir, plus vous avez de richesse, et après on ne sait plus par quel bout le prendre.

29Je me demande si tout cela n’a pas un rapport avec toute cette anthropologie dite anarchiste, une tradition qui considère que l’émergence du pouvoir est la clé de tout, la grande ligne de partage des eaux des sociétés, et que c’est de la présence du pouvoir qu’auraient découlé les inégalités, y compris de richesse. Cela me semble tout à fait faux – confronté aux faits. La différence de richesse s’est installée avant, et elle a été le socle sur lequel les inégalités de pouvoir, les hiérarchies de pouvoir, se sont édifiées. Dans certains cas, d’ailleurs, elles ne se sont pas édifiées : Bruno, tu rappelais le cas de la Côte Nord-ouest. Il y a de fait une inégalité de pouvoir entre les riches et les pauvres, mais c’est une inégalité de fait. Les riches contrôlent indirectement les pauvres. Et puis, il y a des endroits où c’est devenu une inégalité de droit.

30Jean-Marc Pétillon
Je voulais revenir un cran en arrière, sur l’intervention de Bruno. Tu as parlé de cette corrélation « stockage – richesse – inégalités ». Là, à mon avis, tu as sauté une étape importante qui est « sédentarité – stockage - richesse – inégalités » ou plutôt « stockage – sédentarité - richesse – inégalités ». C’est cette corrélation que, dans son bouquin, Testart observait sans vraiment l’expliquer ; mais, d’une certaine manière, l’idée de biens W introduite par Christophe permet d’aller un cran plus loin. Ce qui permet l’accumulation de biens matériels, leur captation, etc., c’est d’abord la sédentarité. Mais si tu veux être sédentaire, sauf conditions exceptionnelles, à un moment donné il faut stocker, parce que sinon la sédentarité n’est pas possible. Je suis d’accord avec toi sur le fait que c’est un peu la question de l’œuf et de la poule, mais s’il y a une causalité, c’est plutôt dans ce sens-là. Ce n’est pas mécanique et ce n’est pas dans tous les cas, mais il faut réfléchir dans cette direction-là. Sur la sédentarité et l’accumulation de biens matériels, je pense que la sédentarité « ouvre la possibilité de… ». Ça ne veut pas dire quelle est réalisée, ni qu’elle débouche sur autre chose.

31Et pour en revenir au cas qui nous occupait au début, celui du Paléolithique supérieur européen : cette question du stockage, c’est justement celle que Sandrine Costamagno et moi avons posée ; quitte à se dire qu’on est peut-être malheureusement dans une de ces situations où la réponse à la question « étaient-ils stockeurs ou non ? » est quelque chose comme « eh bien sans doute… un peu ! » Mais est-ce beaucoup, est-ce systématique, est-ce que leur cycle annuel est vraiment fondé là-dessus, sans doute que non. Et on est peut-être face à des sociétés qui sont dans l’entre-deux, avec des variations qui font que c’est difficile d’avoir une conclusion tranchée.

32Sandrine Costamagno
Il existe des populations actuelles, en tout cas subactuelles, de stockeurs, mais qui ne font pas du stockage à large échelle. Donc ce n’est pas tant la question du stockage dont il faut discuter mais de la constitution de surplus alimentaires. À quel moment bascule-t-on vers un surplus qui fait qu’il y a accumulation de richesse potentiellement synonyme de pouvoir ? En tant qu’archéozoologue, centrée davantage sur l’environnement et le biotope, et je pense que Laure sera du même avis, il me semble que l’environnement et les ressources disponibles jouent un rôle essentiel dans la possibilité ou non d’accumuler de grandes quantités de nourriture. Il faudrait aller plus loin que le premier inventaire dressé par Alain Testart mais il est clair que les chasseurs-cueilleurs stockeurs sédentaires se développent dans des environnements bien particuliers. Ce sont systématiquement des environnements proches de milieux aquatiques caractérisés par de fortes fluctuations saisonnières. Si on regarde la Côte Nord-Ouest américaine, ces sociétés vivent au bord de l’eau et surtout, c’est un littoral très découpé qui fait que peut-être…

33Christophe Darmangeat :
Il me semble qu’il cite le cas des Natoufiens qui eux, ne sont pas aquatiques, sauf erreur.

34Sandrine Costamagno :
Je parle exclusivement des cas actuels, ou subactuels. Au Proche-Orient, on n’est pas dans le même type d’environnement. Et contrairement à ce que l’on perçoit pour le Paléolithique européen, le régime alimentaire ne repose pas sur les ressources carnées. Ces deux contextes ne sont donc pas comparables. En tant qu’archéologue, il est essentiel de tenir compte des données archéologiques parce que sinon, on peut dire tout et n’importe quoi. Pour la question du stockage à large échelle, il est donc primordial de tenir compte du contexte environnemental mais aussi des indices archéologiques permettant de révéler l’existence ou non d’un stockage des ressources alimentaires. Cela me semble vraiment important.

35Laure Fontana
Deux choses. Pour rebondir sur ce qu’a dit Sandrine par rapport aux environnements : bien sûr, ce sont des environnements qu’on essaye de décrire, qui permettent aux chasseurs-collecteurs de pouvoir être, dans certains contextes, sédentaires – en tout cas, d’avoir une mobilité réduite. Ils ne sont pas « particuliers ». Ce sont des environnements parmi d’autres dans l’histoire, il faut les prendre en compte, et cela me fait rebondir sur ce que tu dis, Christophe, et par rapport à ce qu’a déjà dit Charles plusieurs fois, et on va sûrement le répéter aujourd’hui : pourquoi s’escrime-t-on à trouver une corrélation unique et à dire : « la richesse différentielle, en tout cas, c’est avant le pouvoir et pas après le pouvoir », la corrélation entre ça et ça, avec ce qu’a dit Charles et ce qu’on a montré aussi sur les paléo-environnements, on voit quand même – on veut faire de l’Histoire et plus de la Préhistoire, alors allons-y, on va se projeter dans une perspective vraiment historique – on ne va pas commencer à discuter de structures dans le temps long, ce n’est pas le sujet ici – mais pourquoi devrait-on absolument définir des modèles ? Tes Australiens t’intéressent, ils te plaisent beaucoup, ils te permettent de mettre en évidence une structure et un fonctionnement qui n’est sûrement pas universel. Il y a une multiplicité de corrélations de faits, on est là pour ouvrir. Après, quand on aura fait l’inventaire, alors allons-y, depuis -7 millions d’années, voire avant, jusqu’à aujourd’hui, sur toute la planète, là on pourra discuter. Mais on le disait hier, une présomption plus une présomption plus une présomption, cela ne fait pas une démonstration scientifique.

36Inconnu
Bonjour, moi je suis du clan des sémioticiens en visite chez vous, et je vais revenir en arrière sur le problème des définitions, enfin, d’une définition. Je vous prie d’être indulgent vis-à-vis de ma méconnaissance totale de l’archéologie et de la préhistoire mais, comme disait Christophe, je vous lis, et je viens vous écouter.

37Le problème de définition, c’est la richesse. Vous partez d’une définition de contenu, comme on dit dans mon jargon, insuffisante. En vous écoutant, ce qui me vient spontanément à l’esprit par rapport à ma discipline, quand vous dites « richesse », j’entends « moyens de subsistance matériels ». Pourquoi cela ? Parce que, comme Christophe vient de le dire pour les armes, toute richesse se rapporte à une fonctionnalité – mais « fonctionnalité », c’est déjà trop court ; je pense à ce qu’a dit le Pr Demoule sur les structures et le fonctionnalisme. Donc, je dirais plutôt que toute richesse doit être rapportée à une subsistance de l’homme, comme dirait Polanyi, c’est-à-dire à un moyen de persister dans la réalité du groupe collectif, de ne pas disparaître en tant que groupe humain. Donc, effectivement, l’arme peut être une richesse ou non, mais c’est un moyen de persister en tant que collectif.

38De même, vous l’avez tous dit, et je l’ai lu partout, les femmes sont des moyens, par définition, dans une perspective de continuité, c’est-à-dire qu’il y a un collectif humain qui doit persister. De quelle manière ? Il peut y avoir des richesses au sens qualitatif, de grande variété, qui peuvent être les moyens de subsistance alimentaires, mais ce sont d’abord les femmes et l’alimentaire ensuite, ou la femme réalisant par elle-même les deux fonctions, puisqu’elle va allaiter.

39Donc, on a les deux moyens de subsistance, la femme, la nourriture, et après les armes – on ne va pas rentrer, ce serait trop long, dans les définitions des hiérarchies ou des stratifications. Juste deux mots pour ouvrir la piste : le sémioticien peut dire qu’il y a des définitions qui relèvent de la narrativité du faire, c’est-à-dire de l’action, et là on dira que la domination c’est un « pouvoir faire », et il y a des définitions qui vont relever plutôt de l’état, c’est-à-dire ici la stratification et le pouvoir politique, c’est plutôt un « pouvoir être ». Donc, là, c’est la définition classique de la narrativité : l’Histoire raconte-t-elle une action, un « faire », ou raconte-t-elle un état ? Et donc là, les mots vont se recoller selon ce qu’on a raconté.

40Charles Stépanoff
D’un point de vue d’anthropologie sociale, ce que j’aimerais dire, c’est que la comparaison entre archéologie et ethnographie ne doit pas servir uniquement à essayer de trouver des modèles mécanistes pour dire : « quand on a tel type de situation environnementale et technique, on va avoir tel type d’organisation sociale ». Un des intérêts du « tournant ontologique » de l’anthropologie ces dernières décennies, c’était d’essayer d’ouvrir le champ des possibles, au niveau conceptuel, en essayant de nous aider à penser autrement qu’avec nos propres concepts. Justement, je trouve qu’on est trop enfermés dans des concepts de l’Occident moderne. C’est très difficile de penser autrement ; notre langage vient du latin, quand on parle de domination, il est intéressant de se demander d’où vient la notion de domination ? Le dominum chez les Romains, ça n’a pas toujours existé, c’est un type de relations. Et la « domination masculine », quand on dit qu’elle est universelle, on projette un modèle romain sur des formes de relations entre les genres qui peuvent être tout à fait différentes de ce que l’on conçoit.

41Je suis d’accord avec ce que vous disiez : toutes les sociétés sont inégalitaires. Il y a des inégalités de naissance, de force physique, des inégalités d’âge, inévitablement, les différences entre les sexes qui, partout, se convertissent en valence différentielle, comme l’a montré Françoise Héritier, mais qui peuvent être interprétées de façons extrêmement différentes. Chez les Inuit par exemple, les catégories de genre ne sont pas déterminées à vie ; on peut en changer. Il y a des hommes qui deviennent des femmes, des femmes qui deviennent des hommes. Souvent, ce sont des chamanes, d’ailleurs, et ce pouvoir extraordinaire attribué à des individus qui sont capables de traverser les catégories est quelque chose de récurrent. C’est une certaine vision de la catégorie sociale et, finalement même, de la catégorie en général, de l’appartenance catégorielle. C’est la même chose pour l’appartenance aux espèces – dans ces sociétés, on peut aussi changer d’espèce. Ces sociétés complètement préoccupées par les phénomènes de métamorphose, en permanence, donc qui ont finalement une organisation des concepts assez différente de la nôtre. Et nous, on est bloqué dans les schémas dualistes ; on se demande : « est-ce que c’est égalitaire ou pas égalitaire ? ».

42Va-t-on réussir à avoir une description empirique fine, intéressante, des milliers de sociétés qui se sont succédé depuis le Paléolithique supérieur ? Je ne crois pas. On a besoin d’affiner nos concepts. Je trouve que la différence entre hétérarchie et hiérarchie nous permet de creuser un petit peu cela, parce cela nous ouvre sur la possibilité que les hommes ont de concevoir de façon différente leurs inégalités.

43Dans toutes les sociétés, on remarque des différences de force entre les gens, de capacité, d’habileté, à jouer avec un ballon, par exemple. Dans notre société, être footballeur donne accès à des richesses extraordinaires. Dans d’autres sociétés, pas du tout. Inversement, dans énormément de sociétés, majoritaires si l’on compte, le fait de savoir bien rêver, c’est quelque chose de fondamental, et c’est la source de hiérarchies qui peuvent être extrêmement puissantes. Dans notre société, pas du tout ! On n’en a rien à faire de ce à quoi les gens rêvent la nuit ; cela ne va pas créer une différenciation sociale. Donc, derrière cela, on voit l’étendue des possibilités des façons de classer les gens, de les classer dans des catégories plus ou moins hermétiques, de les faire circuler. C’est pour cela que j’aimerais insister sur l’aspect conceptuel, idéologique, qui est derrière cela.

44Quand on parle d’inégalités, il faut se poser la question : sont-elles durables ou pas ? Sont-elles transmissibles ou pas ? Et tout cela mobilise des théories sociales. Chacune de ces sociétés s’organise par des choix, très souvent, qui sont fondés sur des théories sociales. On voit – je pense au Grand Nord, à tout l’Arctique – dans des écosystèmes tout à fait identiques, une diversité extraordinaire de sociétés, loin des côtes, dans la toundra. Des sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentaires dans lesquelles la richesse a un rôle social et vous permet d’accéder à du pouvoir ; et chez les voisins, non. Ils le savent, ils savent qu’il y a ces possibilités, mais ils font les choix, ils conçoivent différemment les rapports entre les personnes et entre les personnes et l’environnement. Un changement massif des économies de subsistance a eu lieu presque sous nos yeux : aux xviii^e – xix^e siècles, ces sociétés de chasseurs-cueilleurs ont adopté le pastoralisme. Aujourd’hui, on a des pasteurs dans tout le nord de l’Eurasie, des Lapons au détroit de Behring. Le changement s’est opéré à peu près au même moment, mais avec des conséquences complètement différentes. Des différences de richesses sont apparues ; il n’en reste pas moins que dans toute la partie occidentale, ces richesses donnent accès à du pouvoir et à des relations sociales différentes par le fait qu’elles sont utilisables comme prix de la fiancée, et dans toute la partie orientale, ce n’est pas le cas. Donc là, je mets en garde contre les mécanismes de type environnementaux et économiques.

45Maurice Fhima
Je voudrais simplement revenir sur cette notion de richesse, parce que j’ai tout de même toujours l’impression que ce n’est pas clair. La richesse, c’est ce qui permet d’acquérir des biens fondamentaux, en particulier, les femmes. On n’achète pas les femmes, ce n’est pas vrai, on achète des droits sur les femmes. La preuve, c’est que si vous payez un prix de la fiancée – donc, avec de la richesse – pour acquérir une femme, si vous commencez à lui taper dessus, ses frères et ses cousins vont venir vous taper dessus aussi. Donc on n’acquiert pas du tout une femme en tant que bien, on acquiert des droits. Dès le début, il y a cette notion de droits. Mais, surtout, je pense que l’idée d’une richesse composée de biens utiles est complètement fausse. En Asie du Sud-Est, pour le prix de la fiancée, on trouve des fusils rouillés, des vieux canons qui ne fonctionnent pas… La richesse, c’est autre chose que simplement des biens utiles. Ce n’est même pas quelque chose qui se consomme.

46Et en plus, je pense que c’est une erreur de dire que la richesse consiste uniquement en biens matériels. Il y a dans la richesse des biens immatériels, par exemple sur la Côte Nord-Ouest, vous avez des noms, vous avez des emblèmes, vous avez des choses comme cela qui entrent dans la richesse. Et ça, c’est embêtant pour un archéologue, parce que où va-t-il retrouver le nom ? L’emblème, peut-être, oui… Mais le nom, ce n’est pas évident ! Donc, même cette simple notion de richesse, qui a l’air tellement évidente, comme disait Christophe, parce que dans nos sociétés elle est évidente, eh bien elle n’est pas évidente du tout. Donc, commençons à prendre ces précautions, c’est ce qu’a fait Alain Testart, il a beaucoup insisté là-dessus.

47Jean-François Dortier
Christophe dit quelque chose de très clair, de très net, et je le prends pour une attaque personnelle [sourire], donc il faut que j’y réponde. Est-il vrai que la violence serait aux sources des richesses ? Ça, tu nous dis, c’est une idée fausse. Exemple : les Aborigènes. Au passage, ce n’est pas une intuition personnelle. J’ai cité Ibn Khaldoun, il y a plein d’autres modèles, je vais en citer un autre qui le montre. Mais tout à l’heure, j’ai précisé que les conflits autour des biens (matériels ou prestigieux) peuvent aboutir à trois cas de figure. Premier cas de figure, massacre et fuite. On veut s’approprier une carrière de silex, un point d’eau, un puits chez les Aborigènes… On pourrait massacrer et prendre possession. Deuxième cas : domination. Troisième cas : alliance et clans.

48Les sociétés aborigènes sont des sociétés claniques, où chaque groupe occupe un territoire. Il se lie avec un deuxième groupe, dans le cas que raconte Lévi-Strauss, tu vas me dire si c’est vrai ou si c’est faux, où il y a justement un partage du territoire et des femmes. Le groupe A donne des femmes au groupe B, et puis, il y a le gardien du territoire, il y a des alliances aussi sur le territoire. C’est lié aussi à cette question de la sédentarité. À ma connaissance, chez les chasseurs-cueilleurs, il n’y a pas de groupes véritablement nomades au sens où on l’entendait autrefois, c’est-à-dire des groupes errants sur un territoire qui serait un petit peu à tout le monde et où chacun trouve une bonne place. Non : tous les groupes connus sont territoriaux. On peut se déplacer de façon saisonnière ou pas, mais que ce soit en Amazonie, en Australie, chez les Inuits, on a des territoires et on est jaloux de son territoire. Il y a des frontières qui ne doivent pas être franchies par des étrangers. Les amis peuvent venir, ils doivent être invités… Donc tout cela est très structuré.

49Donc, dans les sociétés claniques, effectivement, on ne domine pas, c’est-à-dire on ne cherche pas à prendre possession de l’autre et à mettre en place des systèmes d’esclavage, à part pour l’inclure dans son groupe avec les femmes, avec les jeunes, etc. Donc, avec les autres groupes, on n’est pas en situation de domination, on est en situation d’alliance. Alliance et conflit.

50Alors, dans un modèle très simple, qui a été proposé par Brian Hayden – il a publié un article dans Sciences Humaines : il appelle cela le « modèle mafieux », ou modèle clientéliste. C’est un bon exemple de chasseurs-cueilleurs. Les membres d’un cartel Medellin ne sont pas des stockeurs, ils ne capitalisent pas l’argent. Ils s’en servent comme tous les chasseurs-cueilleurs, ce sont des économies de prédation, ils vont chercher des biens, ils les revendent, comme les Vikings. Et puis, ils font du bling-bling, ils dépensent beaucoup pour le prestige, ils ont leurs petits alliés à qui ils distribuent. Ils font leur potlatch. C’est un système assez intéressant à regarder parce qu’il n’est pas stockeur, il est très sédentaire, il y a des territoires, des alliances. De temps en temps, les alliances se brisent, cela fait des conflits, de temps en temps il y a un capo di capo qui vient et qui est là pour gérer le groupe. On l’élit et parfois il doit rester en équilibre comme dans tous les systèmes claniques où on élit un roi qui est le primus inter pares, il ne domine pas les autres. Et puis parfois, le primus inter pares réussit à faire une alliance et à écraser les autres. Et là, il y a plein de systèmes de domination qui peuvent se mettre en place.

51Alors, effectivement, je suis d’accord, ce ne sont pas les biens en question… le bling-bling des caïds de quartier existe à la Préhistoire : il y a plein de choses qui peuvent avoir de la valeur. Et puis un dernier point, Laure Fontana : ce n’est pas possible de dire à Christophe, pour commencer – là, je vais le défendre – « tes Aborigènes c’est une chose, nous c’est autre chose, chacun dans son terrain ». Non, on a besoin de modèles. Donc, il faut aller chercher des modèles dans tous les exemples ethnographiques connus pour essayer d’enrichir notre expérience sur le terrain. Deuxièmement, dire ensuite « quand on aura tout étudié, quand on aura fait 7 millions d’années, plein de modèles… ». Qui le fait, justement ? Des gens comme Testart le faisaient, très peu de gens le font, et c’est une mission aujourd’hui justement d’essayer de construire des modèles.

52Laure Fontana
Je suis d’accord avec vous, donc je me suis mal exprimée. On peut construire des modèles, cela peut faire partie, cela doit faire partie de nos tâches. Mais entre construire des modèles et essayer de définir des choses, en tout cas trouver des récurrences puis des structures, alors qu’on voit en anthropologie la diversité des situations… À partir de la diversité des situations ou alors, en amont, on peut construire des modèles. Mais ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas s’accrocher à tester des modèles. Juste un petit exemple : pendant très longtemps, que ce soit pour Binford ou pour Marcel Mauss, avec ces histoires de mobilité logistique, mobilité résidentielle – je ne regarde même pas la chronologie et de quand cela date, parce qu’en fait c’est un processus – ça n’a rien à voir avec l’histoire de la Préhistoire, on s’accroche comme cela, comme dit Charles, à des définitions binaires ou à des modèles qu’on veut absolument construire, et au bout de trente ans, vous avez des préhistoriens qui vous disent : « Oui, mais au Natoufien, cela fait trente ans que j’essaie de tester cela, la description de Mauss, cette espèce d’habitat, bon eh bien je crois que je vais laisser tomber. En fait, cela ne fonctionne pas ». Il avait toutes les données dans les mains pour tester 50 000 modèles, pour essayer des choses, ce que je veux dire simplement c’est qu’il ne faut pas s’enfermer dans les modèles. Cela peut vous paraître une évidence, mais ce qu’on entend depuis hier, ce n’est pas tout à fait cela, donc c’est important.

53La deuxième chose, et ensuite je passe la parole à mon voisin, c’est sur la question des définitions. Alors, je vais vous répondre : non, monsieur Dortier [sourires], plus personne ne croit depuis au moins trente ans que les nomades sont des errants. Le nomadisme, pour les gens qui font de l’anthropologie, il faut tout de même les prendre au sérieux, a été défini et bien défini maintenant. Mais effectivement, là où je suis d’accord avec vous, et c’est pour cela que j’ai expliqué hier que je le faisais rarement, ce problème de définitions et d’emploi des mots (nomade, sédentaire, spécialisation…), cela nous enferme dans des systèmes binaires. Et parfois, c’est aussi le problème des modèles, cela nous empêche à mon avis de nous concentrer sur la première question, qui n’est pas « comment va-t-on définir les termes qu’on va employer ? », mais si d’abord on commençait par essayer de comprendre, de mettre au point des critères pour essayer de comprendre « comment cela fonctionne-t-il ? ». Voir la complexité, c’est ce que vous avez dit, du fonctionnement, voir que beaucoup de choses ne sont pas binaires, et une fois qu’on comprendra comment cela fonctionne, alors là on peut peut-être revenir sur le vocabulaire et sur nos mots.

54Inconnu
Je voulais aussi réagir sur les propos de monsieur Dortier, et rebondir sur des questions un peu plus générales rapidement. Vous avez émis la thèse de sociétés qui auraient toujours été inégalitaires, vous avez parlé de la domination de l’homme sur la femme, et vous avez parlé de votre propre expérience, apparemment pour justifier le capitalisme dans lequel on se trouve. J’ai trouvé cela un petit peu déplacé, pour plusieurs raisons. La première raison, c’est que cela ne reposait pas sur un raisonnement scientifique. La deuxième raison est qu’il y a d’assez graves implications politiques à dire qu’il y a toujours eu des inégalités, parce que cela justifierait le fait qu’il y ait des inégalités aujourd’hui – je vois cela comme ça en tout cas. Et la dernière, c’est ce que vous avez dit à la fin : je pense, en tout cas, que le fait que selon vous cela n’impliquait que vous, ne justifie pas non plus de le dire.

55Pour répondre concrètement sur cette thèse que les sociétés auraient toujours été inégalitaires, je voudrais reprendre ce qu’avait dit monsieur Darmangeat le premier jour. Il avait fait remarquer que la Préhistoire est quelque chose d’extrêmement long, sur un très vaste territoire, je pense qu’on ne peut pas la considérer comme quelque chose d’homogène et on ne peut pas commencer à appliquer comme cela des règles générales : il faut détailler un peu.

56Pour réagir sur des questions un peu plus générales, je pose la question de savoir si l’on doit continuer à essayer de relater une réalité préhistorique ? On semble s’être mis d’accord sur le fait qu’on n’arrive pas à raconter l’histoire de la Préhistoire. Finalement, est-ce qu’on pose les bonnes questions ? Ne devrait-on pas commencer à admettre qu’on construit la Préhistoire ? Certes, sur des faits, de manière très sérieuse, mais on la construit. Là, je pose la question aussi : doit-on admettre cela, ou a-t-on une volonté de transposer notre modernité à la Préhistoire ?

57Jean-François Dortier
Je réponds, puisque je suis impliqué directement. Premièrement, « ce n’est pas scientifique parce que je me raconte ». Oui et non. Je pense réellement, mais je ne suis pas le seul, les historiens et les préhistoriens l’admettent aujourd’hui, on lit le passé avec les lumières du présent, ce que disait aussi Rémi Labrusse. Les historiens de la Révolution française le disent, les ethnologues le disent, tous les scientifiques le disent. Donc, il faut avoir une lucidité, une réflexivité sur ce que l’on est, d’où viennent ses propres modèles, pour les appliquer. Après, il ne faut pas tomber dans le piège de ses modèles. Mais je ne pense pas qu’il y aurait une sorte d’objectivité à refuser de les utiliser. Et là je le crois, je crois que la naissance des inégalités, la renaissance des inégalités, du pouvoir, ce n’est pas une histoire des origines. C’est une histoire qui se recrée en permanence. À la différence de l’histoire de la vie : quand vous étudiez l’histoire de la vie, c’est apparu une fois, et ensuite il y a le développement. Quand on parle de l’histoire des inégalités et du pouvoir, on peut imaginer que c’est apparu une première fois, puis ensuite, si aujourd’hui il y a des inégalités, c’est à cause de la première fois. Alors que des États, il en est apparu en permanence dans l’Histoire. Des sociétés de l’Âge de Bronze avec des seigneurs de guerre qui s’affrontent, cela existe aujourd’hui dans les États faillis. J’ai cité à dessein le modèle des mafieux, et à dessein le modèle du petit Big Man de la tribu, évidemment je me moque un peu de moi-même, pas simplement pour me mettre en scène, mais parce que je pense que réellement, on peut y trouver des sources pour comprendre, y compris le passé. Ça, c’est la première chose.

58Par contre, le fait de dire : « mais si vous dites cela, ce n’est pas bien, parce que cela va justifier les inégalités d’aujourd’hui », ça, ce n’est pas scientifique. Ça, c’est de l’idéologie. C’est commencer par dire : « Il y a des choses qu’on ne peut pas dire parce que c’est moralement injustifiable ». Au passage, je crois effectivement que les inégalités sont universelles, je ne connais pas de société égalitaire, je crois que le pouvoir est universel, pas simplement dans les sociétés humaines, aussi dans les sociétés animales, en tout cas de mammifères – on pourrait en discuter. Cela dit, il y a des tas de nouveautés dans l’Histoire. L’État, ce n’est pas quelque chose qui est de tout temps. Il y a eu des phases de construction de l’État, il y a plein d’histoires d’États, des phases violentes et des phases pacifiques. On a inventé l’État-providence, on a inventé la justice, on a inventé la Sécurité sociale, et ça on ne le trouve pas dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. C’est ce qui nous permet aussi de pouvoir vivre en commun, sans avoir des armes entre nous. Ça, ce sont des nouveautés historiques. Donc, le fait de regarder le passé avec lucidité – mais je ne prétends pas représenter la scientificité – ne constitue pas une justification pour le capital d’aujourd’hui.

59Christophe Darmangeat
Je voudrais dialoguer en particulier avec Laure.

60Soit on part du principe (mais ce n’est peut-être pas ce que tu as dit, du coup…) qu’il n’y a aucune régularité, que les sociétés humaines font ce qu’elles veulent, comme elles veulent, qu’elles font des choix culturels – le mot de « choix » est souvent employé, et je pense que lui aussi, est glissant. Les sociétés font des choix culturels, elles s’organisent de différentes façons, et comme l’imagination humaine, pour le coup nous sommes bien d’accord, ne manque pas de ressources, eh bien on trouve des choses étonnantes partout. Et qu’à partir de là, une fois qu’on a dit cela, on a dit à peu près tout ce que l’on pouvait dire, et tout ce que l’on peut faire, c’est prendre les sociétés une par une, essayer de les comprendre et de percevoir leur singularité. Et puis, une fois qu’on a fait cela, on a atteint le bout du bout de la science, il faut fermer la boutique et surtout ne pas s’aventurer plus loin.

61Moi, je m’inscris dans une longue tradition qui pense qu’il faut absolument avoir plus d’ambition et qu’il y a des régularités. Il y a des contraintes, il y a des tendances, appelez cela comme vous voulez, mais les sociétés humaines ne se baladent pas librement dans un éther, elles sont contraintes par leur environnement, par leur histoire, par les sociétés d’à côté, par tout un tas de choses qui leur arrivent sans qu’elles le veulent, parce que là aussi, pour rebondir sur l’anthropologie anarchiste et clastrienne, ces sociétés qui prendraient des décisions pour ne pas qu’il arrive ceci ou cela, oui, sans doute, cela existe ; mais il arrive aussi des tas de choses aux sociétés qu’elles ne voulaient pas, et où elles ont pris des décisions pour éviter telle conséquence et c’est par une voie inattendue que cette conséquence est arrivée tout de même.

62Alors du coup, que fait-on quand on fait de la science ? On cherche empiriquement les régularités. Malheureusement, il n’y en a jamais qui fonctionnent à 100 %. Mais il y en a quand même qui fonctionnent à 50 %, 60 %, 70 %, etc. Par exemple, il y a une régularité qui fonctionne assez mal entre agriculture et inégalités – mais pas si mal que cela, et c’est bien pour cela que pendant 200 ans on a dit qu’elle fonctionne. Et à un moment donné, on voit qu’elle fonctionne, mais pas si bien que cela : les amazoniens ont l’agriculture mais pas d’inégalités de richesse, et la Côte Nord-Ouest les inégalités de richesse mais pas d’agriculture, etc. Et donc, on dit : « Eh bien, c’est le stockage ». Le stockage, cela fonctionne mieux que l’agriculture, mais cela ne fonctionne pas parfaitement, on est bien d’accord. Et on se dit à chaque fois : « Qu’est-ce qui explique que dans certains cas, cela ne fonctionne pas ? ».

63Ce qui me fait réagir, c’est quand on a dit : « on cherche le facteur unique ». Non, on ne cherche pas le facteur unique. Mais manifestement, il y a des facteurs qui fonctionnent mieux que d’autres. Et donc, on se dit que le stockage, c’est tout de même une bonne approche pour les inégalités. Alors, ce n’est pas une approche parfaite – et là, il y a un type qui dit « et si on essayait les biens W ? », mais à la fin de sa phrase, il dit « oui, mais je ne suis même pas sûr que cela fonctionne vraiment… »

64Alors, évidemment, on a des modèles, des schémas de pensée. On fait tous de la science, on sait très bien que le modèle n’est jamais aussi bon que la réalité, surtout quand la réalité est salement compliquée. Avoir un modèle, c’est tout de même mieux que de ne rien avoir, et en même temps, oui, il ne faut pas se crisper dessus, rester vigilant sur les cas qui ne marchent pas pour essayer d’avoir un meilleur modèle.

65Quitte à être trop long, pendant que je tiens le micro – et après, promis, je le lâche – en quelques mots, qu’est-ce que je retiens des discussions que nous avons eues durant ces deux jours ? Je pense que tout au long du Paléolithique supérieur, on a des indices, des choses qui pourraient – pourraient ! – plus ou moins raisonnablement pointer vers l’existence d’inégalités de richesse. Contrairement à Emmanuel Guy, le côté figuratif, naturaliste, réaliste (je ne sais pas comment il faut le dire) de l’art paléolithique ne me semble pas être l’indice le plus convaincant de cela. Par contre, la parure, il y a quelques éléments où on se dit : « ah, tiens, il y a peut-être un petit quelque chose ». Je ne suis pas sûr qu’on puisse distinguer cela, comme disent les ingénieurs du son, du bruit blanc. C’est-à-dire : s’agit-il réellement d’indices d’inégalités, ou d’inégalités naissantes – parce que là aussi, on sait qu’il y a des situations intermédiaires – ou s’agit-il juste de choses qu’on a un peu tendance à surinterpréter, parce que de toutes façons, on est dans un signal tellement faible qu’on se jette sur la moindre petite variation ? Je n’en sais rien, et je ne suis pas sûr qu’on ait les moyens de le savoir. Donc, ce que j’aurais tendance à retenir de cela, c’est qu’il est possible que durant le Paléolithique, il y ait eu des « décollages » - il est possible que ! – en direction de l’inégalité. Manifestement, ces décollages ne sont pas allés assez haut, n’ont pas duré suffisamment longtemps, ou bien ne se sont pas étendus suffisamment dans l’espace pour qu’on en ait des signes probants.

66On a cité le cas, je voudrais y revenir, d’un article qui est paru il y a peu, à propos d’un individu qui a été trouvé sur la Côte Nord-Ouest avec 350 000 perles de pierres dans sa tombe, estimées à 35 000 heures de travail. Peut-être que l’estimation est fausse, mais bon ! Le tout, 1000 ou 1500 ans avant la date présumée de l’émergence des inégalités de richesse dans la région. L’auteur de l’article dit que quand même, à ce niveau-là, cela fleure bon la richesse – 35 000 heures de travail dans la tombe de quelqu’un… Mais cela n’a duré que 500 ans, cela s’est effondré et cela n’a redécollé que plus tard. Donc, je crois qu’il ne faut vraiment pas exclure que durant le Paléolithique supérieur, il y ait eu des choses comme cela, mais ne pas l’exclure, ce n’est pas l’affirmer. On a des signaux dont on ne sait pas s’ils sont du bruit blanc ou un petit quelque chose. C’est évidemment une conclusion personnelle, qu’on n’est pas obligé de partager !

67Emmanuel Guy
Je trouve tout de même très amusant et parlant le fait qu’on attende la fin du colloque pour mettre sur la table pas mal de questionnements sur ce qui a été le point de départ de tout cela, à savoir le postulat de Testart : la relation qu’il établit clairement entre le stockage, la production de richesses, à travers le stockage, et les inégalités. Je crains, cher Jean-Jacques Cleyet-Merle, qu’on soit obligé de faire une deuxième édition sous peu, parce que là il y a une espèce de marche arrière, de rétropédalage, très intéressant, et sur lequel il va falloir qu’on s’explique.

68Pour le reste, moi je suis plutôt du côté de Christophe, c’est-à-dire que ce modèle, tel qu’il a été défini, marche dans un certain nombre de cas, suffisamment convaincants. Il y a un facteur que Testart lui-même avait décrit, qui est le facteur climatique. C’est le fait qu’encore une fois, l’impulsion du stockage n’était pas forcément la même pour tous, et que le fait de vivre dans un régime saisonnier marqué n’était pas du tout absent de ce type de comportement de subsistance.

69Alors, je suis d’accord avec Christophe jusqu’à un certain point. Ce sont de vieilles discussions entre nous, et je n’ai absolument pas l’intention de le convaincre, mais je reste sur ma position, qui est que du point de vue artistique, il y a quelque chose d’extrêmement singulier et troublant dans ce désir d’imitation qui caractérise 25 millénaires de production artistique, et plus largement encore dans la question même de savoir comment cette tradition artistique, quel intérêt suprême cette tradition artistique, donc symbolique, donc rituelle a pu perdurer 25 millénaires, sans écriture. Il y a là une question fondamentale. Je pense que ce qui rebute Christophe, l’argument qu’il m’assène à chaque fois, c’est celui de dire « mais en Australie – ou ailleurs, mais en l’occurrence en Australie – il existe des ritualistes dont le savoir est extrêmement complexe et élaboré », que je ne remets pas du tout en question. Ce que je dis simplement, c’est que le naturalisme, appelons cela entre nous pour faire court le réalisme, n’est pas une condition du rituel. Et c’est même exactement le contraire, puisque on voit que très majoritairement, dans l’art des chasseurs-cueilleurs, on a des formes artistiques qui échappent totalement à cette préoccupation de l’imitation, du réalisme, etc. Et donc, j’en déduis que pour acquérir ce savoir, on n’est pas exactement sur le même plan que celui de l’apprentissage d’un ritualiste alors même que sa fonction est obligatoire pour la société (je connais peu de sociétés qui se dispensent de pratiques rituelles). Je pense qu’il y a donc là quelque chose qui marque une nuance, qui est : pourquoi donc ces paléolithiques se sont-ils donnés autant de mal, autant de peine, autant de difficultés comme l’a montré hier Olivia, pour acquérir tous ces savoirs ? Moi, je n’ai pas d’autre réponse, et c’est celle que j’ai développée dans mon livre et exposée ici, je ne vois pas d’autre intérêt que d’ordre socio-économique, politique. Cela fait de moi quelqu’un de désillusionné, voire de cynique, mais de manière pragmatique, c’est la première explication qui me vient. On a débattu pendant trois jours ; à titre personnel j’ai trouvé cela absolument passionnant. Évidemment, je ne vais pas sortir du colloque en me disant : « victoire, un grand pas pour la science a été franchi ». Pas du tout ! Au contraire, je pense que ce n’est que le début d’une discussion, mais voilà, en tout cas, il est clair qu’il y a beaucoup de choses à dire autour de tout cela.

70Bruno Boulestin
Puisqu’on en parle un peu, c’est très bien, je voulais donner mon point de vue sur les questions artistiques, et après dire quelque chose de plus général.

71Justement, ce qui m’embête, c’est la profondeur temporelle. Un phénomène qui dure 15 ou 20 000 ans, une tradition artistique (avec des variantes) qui dure si longtemps, je ne vois pas d’autre explication qu’un fond mythique ou religieux puissant qui sert de moteur. Tu as fait la comparaison avec l’Australie. L’Australie, c’est intéressant. C’est grand comme l’Europe, donc on peut comparer. En Australie, il y a 500, 600, 700 tribus, je ne sais pas combien exactement, mais c’est de cet ordre, avec des traditions différentes et des mythes qui peuvent être différents, mais qui ont tous un fond commun. C’est le fameuxdreamtime, qui est adapté d’une façon ou d’une autre. Moi, cela me paraît être le seul moteur possible. C’est-à-dire que derrière cet art paléolithique, il y a quelque chose de mythologique, de religieux. Alors, je ne sais pas quoi, évidemment. Mais en tout cas je ne vois pas comment un système, comment dire, politique — ce n’est peut-être pas le bon mot, mais enfin on se comprend — pourrait expliquer le maintien sur une telle durée. Je ne vois pas comment.

72Du coup, cela me permet de faire une transition — je pourrais dire exactement la même chose que Christophe, je suis d’accord à 100 % avec lui. On raisonne sur un temps long (bis repetita) et on a des micro-fenêtres sur ce temps. Et je pense qu’il faut éviter deux choses. D’abord, il faut éviter de généraliser, c’est évident. Ce n’est pas parce que ça se passe à un endroit à un moment que cela vaut pour ailleurs. Et puis, je crois qu’il ne faut absolument pas imaginer une évolution linéaire des sociétés. Ça, c’est un point important qu’on a parfois tendance à oublier. Ce matin, avec Maurice, nous parlions d’autres choses, de Sumba et de Leach. Leach, les systèmes birmans qu’il décrit varient sur cinquante ans. On passe vraiment d’un modèle, on ne va pas dire hétérarchique, mais faiblement hiérarchisé, à des systèmes hiérarchiques marqués, des royautés. Il y a des alternances, ça peut aller, ça peut venir. On peut donc très bien avoir une fenêtre à un moment avec quelque chose d’un peu curieux — Sungir, au hasard —, mais cela ne veut pas dire que 50 ans plus tard, c’était la même chose. Et ce n’est surtout pas linéaire à mon avis. Mais, c’est très compliqué de savoir.

73Je pense avant tout qu’il ne faut fermer aucune possibilité. C’est peut-être plus cela qui est important, et pour moi c’est le point positif du bouquin d’Emmanuel. Il n’est pas tellement convaincant du côté de l’art — je n’ai pas dit que ce n’était pas bien, mais je ne suis pas d’accord —, mais il est très stimulant. Parce que, sans vouloir être désagréable avec mes collègues préhistoriens, il y a une certaine inertie depuis longtemps. Je n’accuse personne, c’est plutôt une tendance générale — Catherine me regarde avec un air mauvais ! Il y a des schémas très classiques, pour toutes les périodes et pour tout le monde, et on a des espèces de poncifs : au Paléolithique ils sont égalitaires, ils ne font pas la guerre, etc. Tout cela, ce sont des questions qui doivent se reposer à la lumière de nos nouvelles connaissances. Et cela fait fondamentalement partie de la science que de remettre périodiquement sur la table les connaissances, de dire « là on fait table rase, on reprend, on discute ». Moi, je trouve que c’est très sain au moins d’en débattre. On n’a pas la réponse, on ne l’aura pas tout de suite, mais je trouve qu’il est très sain de poser la question.

74Catherine Cretin
Ce n’est pas pour répondre à Bruno que je voudrais prendre la parole, mais par rapport à ce qu’a dit Emmanuel, sur cette durée – longévité de l’art paléolithique. Je pense que si cela a duré, c’est parce que c’était efficace. On oublie une chose, c’est que c’était des images. Et l’image transcende les difficultés de communication. Il y a une perception directe, accessible à tous : à un enfant, à un adulte, quelle que soit la langue. C’est peut-être aussi une raison du choix naturaliste, parce qu’il n’y a pas de codification. Évidemment, derrière, il y a des tas de choses. Mais au niveau de la perception première, on voit, on reconnaît ce qui est représenté. Je n’y ai pas assez réfléchi, mais je pense que c’est un aspect qui est très important. Voilà : cela fonctionne, c’est efficace, c’est direct. C’est aussi pour cela qu’aujourd’hui, tout le monde a son avis sur l’interprétation de l’art pariétal préhistorique. Cela n’efface pas tous les autres aspects, ça n’empêche pas, mais c’est quand même quelque chose à prendre en compte.

75Emmanuel Guy
Il ne faut pas se méprendre – je réponds à vos deux remarques – quand j’évoque une hypothétique stratégie, des intentions politiques ou économico-politiques dans la production d’images, Elles sont évidemment associées à la dimension sacrée ou religieuse ou rituelle. Jean-Paul Demoule a rappelé tout à l’heure quelque chose de tout à fait indispensable qui, d’ailleurs, est le point de départ de ma réflexion sur la question qui est que, effectivement, la manière pour une élite de justifier, de légitimer son pouvoir, sa souveraineté, passe par le surnaturel et par la production d’images, par de l’ostentation et tout ce qui vient avec. Mais évidemment, le rituel, le sacré, tout cela est totalement imbriqué dans les deux systèmes.

76Par ailleurs, je n’exclus pas du tout que quelque chose de plus ouvert, de plus démocratique, de plus partagé, ait pu se maintenir sur une telle durée et effectivement, Bruno, tu as tout à fait raison, l’Australie en est un exemple qui perdure même encore aujourd’hui. Donc, c’est dire la capacité de résistance et la performance du système. Ceci étant, je ne vais pas refaire tous les exposés, revenir dans le détail de toutes les discussions qu’on a eues, mais c’est vrai que je continue à percevoir – peut-être de manière abusive – quelque chose d’énigmatique dans, encore une fois, l’investissement accordé, le goût, le plaisir, l’intérêt porté sur la question de l’imitation, qui fait justement que l’art paléolithique n’est pas l’art aborigène australien. C’est sur ce point-là qu’il y a une énorme différence. Encore une fois, c’est là où on arrive aux limites de ce que l’on peut dire, mais je reste sur cette position.

77Maurice Fhima
C’est simplement pour revenir sur le livre d’Emmanuel, qui donne une interprétation différente – très différente – de celle de Testart, en se basant à peu près sur les mêmes images. Et on parle systématiquement de « l’art paléolithique ». Or, dans l’exposé que tu as fait hier, et c’était déjà évident dans ton livre, ce qui est frappant, c’est qu’il y a une évolution dans l’art ! Donc, pourquoi n’y aurait-il pas une évolution dans les sociétés ? À aucun moment, on n’a parlé de cela. C’est évident qu’on voit des animaux qui n’ont pas de sabots, qui flottent, au début, et là, cela correspond presque bien à l’interprétation d’Alain Testart, alors que vers la fin, on voit des animaux beaucoup plus individualisés, précis… il y a une évolution. Et cette évolution dans l’art, l’évolution des styles, je ne vois pas pourquoi elle ne correspondrait pas à une évolution sociale. C’est-à-dire qu’effectivement, on passe peut-être, je ne sais pas comment, de l’interprétation de Testart à ton interprétation. Je ne voudrais pas relancer tout le débat, mais d’une société égalitaire à une société inégalitaire.

78Christophe Petit
En étant un peu décalé, car n’étant pas strictement préhistorien, ce qui ressort pour moi de ces journées, où j’ai appris beaucoup de choses, de la confrontation entre des anthropologues et des archéologues, c’est les modèles de Testart, qu’on peut encore trouver limités, qui sont basés sur la richesse matérielle, et donc le stockage. Ce qui ressort, c’est que le stockage, on ne le voit pas, donc il y a plein de choses qu’on ne voit pas. Alors, ou ça n’existe pas, ce qui est une première possibilité, ou l’on n’arrive pas à le mettre en évidence. Au bout d’un moment, quand on n’arrive pas à le mettre en évidence, c’est que cela n’existe pas ; il n’y a pas vraiment de stockage sur les sites. Il n’y a pas une très grande différence de richesse – d’accord, il y a deux ou trois trucs hors normes, mais on ne voit pas d’inégalités majeures, et j’aime bien l’approche de Christophe qui dit : « cela peut être uniquement ponctuel dans le temps et dans l’espace ».

79Mais ce que je n’ai toujours pas vu dans ce colloque, c’est la relation entre tout cela et l’art. Ce n’est pas facile de faire le lien. Autrement, nous aurions tous essayé d’écrire ce livre ! Ce que je vois, c’est quand même qu’il y a un art qui dure 20 000 ans. Donc là, les fluctuations climatiques courtes, tout ça… balayé ! Nickel. Ce n’est pas le climat qui explique cela ; tant mieux. On voit une certaine évolution dans le style, mais il y a quand même un art préhistorique. Et là, je trouve intéressant d’intégrer les données de Charles. Pas pour que l’ethnologie explique les données archéologiques. Ça, je n’y crois pas. Ça ouvre des possibles et cela permet d’élargir les modèles à utiliser. Mais Charles propose d’autres modèles. Alors, il faut chercher le chamane. Il y en a qui s’y sont essayés… Mais il faut chercher des choses qui permettent d’expliquer des modèles actuels, par exemple. Qu’est-ce qu’un archéologue ferait avec Charles Stépanoff pour démontrer que c’est ce type de chamanisme et pas tel autre ? Il va donc falloir réfléchir à quelles méthodes. Alors, évidemment, on ne va pas réinventer le nombre de silex, mais l’interprétation peut encore resservir la soupe et réutiliser les données, de Cartailhac à maintenant. Mais il faut quand même changer les modèles, c’est-à-dire qu’il faut chercher autre chose. Parce qu’autrement on va rester sur : la richesse, le stockage, et ainsi de suite… et ça ne me paraît pas simple, comme ça. Mais que l’on propose d’autres modèles anthropologiques qui permettraient peut-être des différences – je préfère le mot de différences à celui d’inégalités. Je pense que c’est comme cela qu’il faut voir les modèles. J’ai déjà dit ce que je pensais de modèles environnementaux, ça ne sert pas à grand-chose pour répondre à ces questions-là. Mais je voudrais redonner la parole à Charles pour savoir ce qu’il pourrait proposer à des archéologues pour démontrer, sur des périodes actuelles mais aussi sur des populations qui vivent dans des conditions froides, ce qu’il faudrait chercher. Parce que si c’est tout le chamanisme qui explique la différenciation des sociétés actuelles dans le Grand Nord, est-ce cela qu’il faut essayer de tester ? Parce qu’il faut tester les modèles ; il faut changer les modèles. On ne va pas rester avec le modèle de Testart.

80Charles Stépanoff
Je ne défends pas une interprétation chamanique de l’art préhistorique. Ça a été déjà fait, et cela a suscité des controverses terribles et un peu irrationnelles. Il faudrait rouvrir ce dossier, mais de façon plus sereine. Par contre, j’aimerais défendre une autre vision de Testart aussi, sur l’art paléolithique notamment. Une chose qu’il dit au début, qui est importante, dans le livre Art et religion, c’est que finalement, c’est un art qui n’a pas d’équivalent, et c’est pour cela qu’on a du mal à l’interpréter. Si on avait un équivalent, on pourrait dire « c’est comme ça ». Dans cette configuration où on a des chasseurs-cueilleurs qui font un art naturaliste, on n’a pas de point de comparaison. Peut-être dans 25 000 ans ! Donc, c’est pour cela qu’on est face à une énigme : un art naturaliste qui est très proche de nous, sur ce plan-là, mais en même temps qui n’est pas du tout narratif… L’art du Levant [espagnol] est plus proche de nous par sa narrativité. Donc c’est extrêmement paradoxal. Cela défie l’interprétation et on est face à une altérité qu’il faut aussi respecter en tant que telle, avec son énigme, certainement… insondable. En tout cas, cela nous rend modestes, je trouve.

81Et puis il y a un autre Testart non marxiste, là c’est plus par rapport à Christophe. Oui, dans les classements des mondes, la richesse est importante, mais toute sa réflexion sur l’État, sur le pouvoir, la servitude volontaire, la notion de dépendance, qui est centrale, ce n’est pas seulement économique. Il y a aussi le fait que les gens sont volontaires dans la servitude. Et là, se posent des questions plus classiques, plus à la Dumont, de la hiérarchie, du fondement religieux de la hiérarchie…

82Christophe Darmangeat
Juste dix secondes ! En effet, ce n’est pas seulement économique. Mais il n’y a d’État que dans le monde de la richesse. Et pas réciproquement. Donc…

83Charles Stépanoff
On parlait d’affinités, ce que fait Scott aussi par rapport à l’État.

84Emmanuel Guy
Hugues ?

85Hugues Plisson
Je vais dire des banalités…

86Emmanuel Guy
Mais c’est très bien !

87Christophe Darmangeat
Je propose une banalité consensuelle, histoire que nous nous quittions tous sur un bon souvenir.

88Hugues Plisson
Bon, très bien ! En fait là, c’est le premier round, et il va y avoir un deuxième round parce que finalement, dans la proposition d’Emmanuel, « art qui tend vers le réalisme = hiérarchie », on a débattu essentiellement d’un des côtés de la proposition, qui est pour synthétiser, grosso modo, l’influence de la richesse dans le rapport entre le faire et l’être, c’est-à-dire comment on négocie les dominances, ou comment on les rigidifie. On a exploré, sur le plan archéologique, quels étaient les différents registres qui pouvaient aller ou pas dans le sens de sa proposition (stockage, inhumation, type de ressources, saisonnalité, etc.) mais finalement on est resté en marge de l’autre versant qui est celui de l’art, des représentations, de la façon dont elles se développent sur une période très longue. Puis au bout du compte, il y a un consensus – puisqu’on n’en a pas parlé, c’est un consensus implicite – sur le contenu. Finalement, le débat a porté essentiellement sur la forme. Et sur un phénomène d’accélération, puisque ce qui a été pointé et discuté, la tendance vers une représentation très naturaliste et donc un surinvestissement, spécialisation, etc., la singularité des individus, qu’on reconnaît, c’est à la fin et c’est après le dernier maximum glaciaire. C’est grosso modo dans le Magdalénien, qui correspond, sur le plan génétique, à des remplacements de populations. Donc je crois que maintenant, il faudrait débattre plus particulièrement – le prochain chapitre sera sur cette uniformité qui a été évoquée, mais qui n’est pas si uniforme que cela dans le domaine de l’art, et maintenant explorer, voir dans quel contexte cela s’inscrit plus précisément, parce qu’il n’est pas si uniforme que cela. On a évoqué le site de Kalgutinskyï Rudnik, donc l’expression la plus orientale de l’art paléolithique, dont on peut discuter. Il y a dans l’Oural la grotte de Shulgan-Tash (Kapova) qui, elle, est absolument incontestable. On est après le dernier maximum glaciaire, mais on est sur des codes de représentation qui font plutôt référence au style gravetto-solutréen (c’est-à-dire plus ancien, en Europe occidentale), moins naturaliste, plus figé, plus normé. Donc voilà, je crois que maintenant, c’est l’autre aspect qu’il va falloir avec délectation explorer, savourer, parce qu’il y a une richesse qui nous attend, qui va être passionnante.