Introduction

1Jusqu’à une date récente, le Paléolithique supérieur ancien était absent de la partie méditerranéenne des Pyrénées françaises. Cette situation était inexplicable, d’autant qu’il existait, connus de longue date, des sites attribuables à ces chrono-cultures à la fois au nord de la chaîne pyrénéenne, dans le Narbonnais (grotte de La Crouzade) (Sacchi 1976, 1986), également au sud dans le Gironnais (grotte de L’Arbreda et du Reclau Viver) (Fullola et Soler 2003/2004 ; Fullola et al. 2007), enfin à l’ouest dans la zone centrale des Pyrénées (grottes de La Tuto de Camalhot, du Portel, d’Enlène-Trois Frères et sites de plein air de Sers, de Tauaa) (Foucher 2012) (fig. 1). En 2008, la découverte d’un premier jalon signe la présence gravettienne dans cette zone des Pyrénées, comblant ponctuellement le vide chrono-culturel évoqué plus haut. Il s’agissait du Jas d’en Biel 1 qui fut attribué à un moment récent du cycle gravettien (Baills et al. 2008).

2Depuis cette date, des prospections systématiques dans ce micro-territoire ont permis de découvrir plusieurs autres sites de plein air relevant du Gravettien. C’est le cas, dans l’environnement immédiat du Jas d’en Biel 1, à 300 m de distance, du Jas d’en Biel 2, également rattachable au Gravettien supérieur (Baills 2022).

3Plus récemment, la présence gravettienne a été, à nouveau, identifiée, toujours en plein air, dans le gisement du Ravin d’en Saman 1 et 2 à moins de 3 km des deux sites du Jas d’en Biel. Son industrie rappelle celles de ces deux sites (Baills 2021).

5Tous ces sites s’inscrivent dans un environnement naturel caractéristique qui est celui du piémont nord des Pyrénées Orientales. Il est constitué par le massif calcaire des Corbières qui est une zone collinaire dont la moyenne altitudinale se situe entre 500 et 600 m. Elle peut ponctuellement dépasser 1000 m, comme c’est le cas au Pech de Bugarach qui avec 1230 m constitue le point culminant du massif (fig. 2A médaillon).

6Vers l’ouest, les hauteurs s’abaissent progressivement en direction du rivage de la Méditerranée où elle se terminent par un littoral sablonneux jalonné de dépressions lagunaires de formation holocénique : étangs de Leucate et de Sigean (Aloïsi et al. 1978). Le faible pendage et le modelé de ces reliefs ont limité l’érosion permettant ainsi une conservation in situ des surfaces dans leur ancien état de dépôt. Dans ce paysage de collines et de gorges encaissées, les axes de pénétration nord-sud sont rares et, de ce fait, importants en termes de circulation des hommes et des animaux. Le passage dans lequel se situent les gisements du Ravin d’en Saman 4 et 5 permet de rejoindre la plaine du Roussillon au sud à partir des espaces du Narbonnais au nord. Cette voie naturelle de circulation, qui court sur les moindres altitudes, est de nos jours empruntée par la route D611. Au sortir de la dépression de Paziols au nord, elle emprunte la rive gauche du Ravin d’en Saman-Cabrils pour accéder, au terme d’une légère montée, au sommet du col del Bouix à 208 m d’altitude (fig. 2A). Ce point constitue la ligne de partage des eaux des nombreux torrents intermittents de la zone qui s’écoulent de part et d’autre. Ce point haut franchi, la route descend régulièrement en empruntant ensuite le lit du Ruisseau del Fenoll. Elle débouche finalement, légèrement en amont du village d’Estagel, dans une zone, à 86 m d’altitude, qui permet l’accès à la plaine du Roussillon. Dans les années 80, Jean Abelanet prospecta la partie sud-ouest de cette zone qui correspond aux terrasses de ce ruisseau où il repéra plusieurs sites, dont la Font d’en Marc (Abelanet 1989/1990).

7Le site du Ravin d’en Saman 4 et 5 occupe une terrasse en fond de vallée à une altitude comprise entre 147 m et 153 m. Il se positionne à la confluence de deux ruisseaux épisodiques qui sont le Ruisseau de Cabrils et celui d’en Saman. Ces cours d’eaux à régime méditerranéen prennent leur source sur la pente nord du Col del Bouix à 208 m d’altitude. Leurs lits actuels coulent entre 8 m et 9 m en contrebas du site. La totalité des lieux jouit d’une exposition à l’est, donc d’un ensoleillement maximal. La zone de prélèvements des artéfacts lithiques se présente sous la forme d’une parcelle de forme globalement subrectangulaire de 240 m de long par 67 m de large et d’une superficie de 1,6 hectare. Les coordonnées sexagésimales du point central du site sont : E02°44’06,59’’-N42°50’05,89’’. Il impacte les parcelles AI 173 et AL 2 du cadastre communal de Tautavel.

8Les artéfacts ont été prélevés à la surface d’une formation légère à matrice argileuse, quasiment exempte de tout bloc. La répartition uniforme du mobilier, sur l’ensemble des parcelles, ne permet pas de pointer de concentration remarquable. Cette situation est certainement à porter au crédit de l’activité viticole qui a sévi, de longue date, sur les lieux. Certes le profil de ces parcelles relativement plat exclut l’hypothèse de terrassements importants anciens, elles ont cependant été exposées à des remaniements de surface imputables aux travaux agricoles courants qui ont pu mobiliser les artéfacts.

Matériaux et méthode

9Le site a été, à l’origine, identifié suite à la découverte de plusieurs artéfacts (n.393) dans la partie sud-ouest de la parcelle correspondant au lot AI173. Dans ces circonstances, cette zone fut baptisée Ravin d’en Saman 4. Suite à l’extension des prospections aux espaces voisins qui livrèrent un lot plus réduit de pièces lithiques (n.33) dans la parcelle adjacente AL2, ce second emplacement fut appelé Ravin d’en Saman 5.

10Des observations de terrain ultérieures précises montrèrent que les deux locus ne constituaient qu’un seul et même site. Il existe en effet une déclivité de 3 mètres de différentiel altimétrique qui démontre qu’un ravinement modeste a pu provoquer des déplacements entraînant certaines pièces depuis la parcelle haute AI173 vers celle plus basse AL2. Au vu de ces observations, il nous a semblé logique de cumuler et de traiter conjointement les séries lithiques des deux sites.

11Dans cette contribution, l’ensemble du site est ainsi dénommé Ravin d’en Saman 4 et 5.

12La série RS4-RS5 compte 426 pièces lithiques (tabl. 1).

13Un numéro individuel a été attribué à chacune des pièces. Ce dispositif a facilité leur enregistrement dans une base de données et a permis, dans un second temps, un traitement statistique des variables. Les débris et cassons informes ont été organisés suivant leur plus grande dimension, en 3 classes allant de 5 mm à plus de 21 mm. Pour chacun des autres artéfacts, une fiche individuelle d’enregistrement associe des items qualitatifs et quantitatifs. La base de données ainsi constituée a autorisé des requêtes croisées qui constituent le support statistique de la présente étude. Les 7 nucléus entiers ont fait l’objet d’une lecture technologique appuyée d’un schéma diacritique (Inizan et al. 1995 ; Dauvois 1976). D’un autre côté, l’approche technologique du débitage a été menée en croisant des observations issues de séries lithiques préhistoriques, de l’archéologie expérimentale et de données ethno-archéologiques (Perlès 1991 ; Pelegrin et Roche 2017). Les outils, quant à eux, ont été dénommés en utilisant comme référentiel la liste des types d’outils lithiques du Paléolithique supérieur (Sonneville-Bordes et Perrot 1953) (tabl. 2).

Résultats

14L’économie de la matière première du site du Ravin d’en Saman 4 et 5 est très proche de celle du Ravin d’en Saman 1 et 2, son voisin géographique à 500 m. La fraction représentée par le silex y est largement dominante (98 %). L’approvisionnement s’est fait principalement sur les gîtes oligo-miocènes du Bassin de Narbonne-Sigean et parmi eux sur le gîte de Roquefort-les-Corbières, à 30 km environ au nord du site (Grégoire 2000 ; Foucher 2013). Les artéfacts présentent, en règle générale, une patine blanchâtre qui occulte la couleur naturelle du matériau. Cette dernière ne devient visible que sur les plans de fracture. Ces silex, brun, miel ou gris plus ou moins calcédonieux, souvent totalement patinés en contexte archéologique, sont caractérisés par des textures wackestone à mudstone composées de restes de charophytes et d’ostracodes pour le faciès miocène et d’hématites et d’oxydes de fer pour le faciès oligocène (Grégoire et al. 2006).

15Il en va autrement d’un très petit lot de pièces dont les couleurs nous ont paru « inhabituelles » dans la palette des silex provenant des gîtes couramment utilisés par les paléolithiques de cette région précédemment évoqués. On pense, en particulier, à une grande lame dont la couleur caramel (code couleur Munsell 5YR 5/6) nous a interpellés (fig. 6 n° 1-2 ; fig. 8 n° 1). Il s’agit d’un silex fin et homogène, d’une taillabilité qui nous a paru très bonne. Sa présence « extraordinaire » dans le corpus nous a amenés à envisager une origine allochtone (Bergeracois ?). Au plan macroscopique, au moins deux types de silex ayant cet aspect existent dans le sud de la France et peuvent être confrontés au silex de cette lame. Le plus proche géographiquement (150 km vers le nord-est) serait à rechercher dans les galets des dépôts villafranchiens des Costières du Gard, dont la texture, la couleur et la granulométrie seraient compatibles avec celle de la lame. Un second candidat plus éloigné pourrait être le silex bergeracois affleurant à près de 350 km de l’occupation du Ravin d’en Saman, dans les niveaux campaniens de la plateforme crétacée nord-aquitaine.

16Une simple observation de la lame à la loupe binoculaire a permis d’écarter l’hypothèse d’une origine des Costières du Gard. En effet, le silex qui y affleure sous forme de galet a subi une évolution post-génétique (Fernandes et al. 2012) importante qui se manifeste par la disparition des témoins de son organisation sédimentaire initiale, signature des conditions et de son âge de formation (Grégoire et Bazile 2005).

17Au contraire, la lame en silex caramel du Ravin d’en Saman montre une matrice homogène composée de nombreux clastes (pellets, quartz détritiques et fragments micro-paléontologiques) relativement bien triés (fig. 3 a, b, c) qui évoque le faciès packstone pelletoïde à grains sub-angulaires typique du silex bergeracois (fig. 3 d) (Fernandes et al. 2012 ; Caux 2015).

18Une autre pièce se démarque également du lot de silex tertiaire régional et a attiré notre attention. Il s’agit d’une lame corticale aménagée en grattoir (fig. 6 n° 3 et 8 n° 2), taillée dans un silex recouvert d’une patine de type « graphique » qui évoque le silex « Grain de mil » (Simonnet 1982 ; Simonnet et al. 2007) et dont la couleur originelle brun-gris (code couleur Munsell GLEY1 4/5GY) est encore visible dans la zone sous-corticale. Le cortex est clair, carbonaté et légèrement vacuolaire. La patine grise met en évidence les inclusions contenues dans le matériau. Son aspect macroscopique évoque un faciès marin packstone à grainstone qui n’est pas compatible avec celui des silex tertiaires lacustres les plus utilisés dans la région. Une observation à la loupe binoculaire révèle alors une texture packstone pelletoïde avec plus de 50 % de grains hétérométriques dont des fragments de bryozoaires, de rares quartz détritiques et de rares foraminifères, critères qui pourraient rentrer dans le champ de variabilité du silex Grain de Mil décrit par S. Caux (2015) même si le mode des grains semble plus faible que celui tenu pour caractéristique du Grain de Mil (250-500 µm). Il peut toutefois être comparé avec d’autres silex à grain de la plateforme crétacée nord-aquitaine et pourrait éventuellement avoir des similitudes avec le faciès de Gavaudun aux grains plus fins et moins bien triés que le Grain de Mil (Caux 2015). Une analyse en lame mince semble ici nécessaire pour procéder à une détermination plus fine à partir de ces premières hypothèses. Si le faciès Grain de Mil était confirmé, le grattoir du Ravin d’en Saman évoquerait plutôt un faciès de pente c’est-à-dire le « type Sainte » affleurant au nord-est de l’anticlinal de Jonzac (Caux 2015 ; Caux et Bordes 2016) à près de 450 km au nord-est de son lieu d’abandon. Quoi qu’il en soit, il est possible de dire à ce stade de l’étude, que le silex du grattoir n’est pas local et qu’il est sans doute à rechercher dans les formations crétacées d’Aquitaine car aucun faciès semblable ne peut être présent dans les bassins tertiaires du pourtour du Golfe du Lion ou de la moitié est des Pyrénées ni n’est actuellement connu dans les formations mésozoïques entre Massif Central et piémonts alpins.

19D’autres roches, autres que le silex, ont été débitées par les préhistoriques. Il s’agit du quartz et du jaspe, représentant moins de 1 % chacun. Le premier correspond à des galets inclus dans la terrasse même du site, le second provient des affleurements de Villefranche-de-Conflent, à 35 km au nord-est du site mais se rencontre aisément dans les alluvions de la Têt, lieu où il a pu être prélevé par les tailleurs, à plus proche distance du site.

20Ce tableau de l’économie des matières premières taillées au Ravin d’en Saman 4 et 5 s’accorde bien avec celui dressé lors d’études antérieures menées sur les sites voisins du Paléolithique supérieur (Jas d’en Biel 1, Jas d’en Biel 2, Ravin d’en Saman 1 et 2, grotte des Conques). Il se caractérise par une forte présence du silex oligo-miocène du bassin de Narbonne-Sigean, supérieur à 90 %, complétée par le jaspe et le quartz dont le cumul ne va pas au-delà de 10 %.

21Dans le cas du Ravin d’en Saman 4 et 5, ce déséquilibre se trouve exacerbé dans la mesure où le silex représente 98 % de l’effectif et quartz et jaspe seulement 2 %. D’un autre côté, le site s’originalise par une possible intégration de silex allochtone dans le corpus lithique.

22Quelques pièces (6/426) montrent des stigmates de contact avec le feu, se présentant sous la forme de cupules thermiques et/ou de changement de couleur en superficie. Ces altérations nous semblent anciennes. Ces rares caractéristiques orientent vers un contact accidentel avec la chaleur plutôt que vers une stratégie de chauffe intentionnelle.

23Les débris représentent 30,8 % de l’effectif total (tabl. 1). On constate que la classe comprise entre 5 et 10 mm est la moins représentée (4,7 %). On peut expliquer ce déficit par les conditions inhérentes à la prospection de surface. Ces dernières sont, en effet, dépendantes de l’état naturel des sols des zones parcourues, mais également du calendrier des pratiques viticoles locales. Prenant en compte ces données, les prospections ont été répétées et minutieuses comme l’indique l’importante fraction des débris issue de la classe comprise entre 11 et 20 mm.

24Les lames et lamelles, de par leur morphologie, sont considérées comme des produits fragiles. Nous prenons en compte que leur position à faible profondeur les a nécessairement exposées à des phénomènes taphonomiques liés à l’activité viticole. Cependant l’observation des fractures, souvent patinées, oriente plutôt vers des accidents anciens. Leur lecture technologique n’a pu, de ce fait, être réalisée que sur un nombre réduit de spécimens (16/117). Les parties proximales qui sont souvent absentes rendent la lecture typologique des talons impossible (57/117). On pourrait avancer que ce déficit soit le résultat d’une activité humaine, cependant rien ne permet de l’affirmer. Lorsqu’ils sont présents, les talons sont de type réduit (30/117).

25Les éclats, par contre, sont des pièces plus résistantes à la fracturation, ce qui explique que 82/108 ont autorisé une lecture de la partie proximale. Comme pour les lames et lamelles, les talons réduits sont les plus nombreux (29/108).

26Concernant la lecture de l’onde sur la face inférieure des produits, on observe qu’elle est plus souvent visible et marquée sur les éclats (64/108) que sur les lames et lamelles (42/117).

27D’autres stigmates liés à la percussion, comme les lancettes, les esquillements bulbaires et la convexité du bulbe, sont peu marqués. Ils orientent plutôt vers une percussion lancée tangentielle au percuteur tendre, végétal ou minéral (Briard et Prost 2015).

28Les nucléus sont numériquement peu nombreux (n.21), souvent réduits à l’état de fragments typologiquement inclassables. Il existe, malgré tout, quelques spécimens interprétables. Parmi ceux-ci, on remarque un nucléus à éclats débité suivant une méthode discoïde (fig. 5 n° 1). Deux autres nucléus ont visé l’obtention de supports allongés. Le premier présente une exploitation unidirectionnelle de la face la plus large d’un bloc (fig. 5 n° 2). Une autre séquence, orthogonale par rapport à la première, a concerné la face postérieure. Les lamelles obtenues ont une longueur maximale de 34 mm. L’autre nucléus a permis d’obtenir des lames. Il présente un débitage unidirectionnel semi-tournant réalisé sur éclat épais. Il a subi l’action du feu (fig. 5 n° 3).

29Enfin deux nucléus ont été gérés à partir de la tranche d’éclats corticaux épais (fig. 5 n^os 4 et 5). Leur débitage visait l’obtention de lamelles dont la morphologie se rapproche de celle d’une chute de burin.

30La faible concavité des contre-bulbes et l’aspect peu marqué des points d’impact à la liaison du plan de frappe et de la table vont dans le sens d’une technique de percussion lancée tangentielle avec percuteur tendre, végétal ou minéral. Ce constat rejoint celui posé sur les supports débités (cf. supra).

31Parmi les produits bruts issus du débitage, le groupe des éclats et celui des lames/lamelles présentent des fréquences approchantes (27 % et 24,9 %). Certains éclats montrent des plages corticales résiduelles partielles (8 %). Il existe également des éclats d’entame qui ont initié la mise en forme du bloc initial (0,5 %). Comme remarqué sur les produits obtenus, l’abattage de la corniche a souvent été pratiqué par les tailleurs, un nombre d’éclats caractéristiques témoigne de la maîtrise de ce geste technique. Les parties proximales des produits qui portent les stigmates caractéristiques en témoignent (fig. 4 n^os 3, 6, 13, 25 ; fig. 5 n^os 7, 8 ; fig. 7 n^os 2, 3, 14, 19 ; fig. 8 n° 4).

32Concernant les produits allongés, il existe une partition nette entre deux classes : celle des lames de grand module (fig. 6 n^os 1-2, 3 ; fig. 7 n^os 17, 18) et celle des lamelles fines et rectilignes (fig. 4 n^os 1-27 ; fig. 7 n^os 3, 4 ; fig. 8 n° 6).

33Il est évident que les nucléus découverts lors des prospections ne peuvent être, de par leurs dimensions réduites, à l’origine de la production des grandes lames.

34Dans cette situation, on peut avancer que les grandes lames ont été débitées dans un locus différent du site du Ravin d’en Saman 4 et 5 lui-même, ou introduites, déjà débitées, sur le site. A contrario, les lamelles retrouvées in situ seraient, dans ce cas de figure, extraites à partir des nucléus à lamelles découverts sur place.

35On peut également penser que les grandes lames et lamelles pourraient appartenir à des moments différents d’une seule et même chaîne opératoire. Ces moments n’étant pas intercalés puisqu’aucun des nucléus ne porte les indices nets d’une méthode de débitage intercalant lames et lamelles. Les nucléus de la série seraient alors les derniers témoins d’une unique chaîne opératoire. Cette dernière aurait débuté par un débitage de grandes lames, suivi d’un autre de lamelles. Reste que, dans le cas de cette seconde hypothèse, on peut se poser la question de la quasi-absence d’éclats de préparation ou d’entretien liés à la première chaîne (2,8 %). Ceci validerait l’idée d’un débitage réalisé sur un autre site plus ou moins lointain.

36Les outils représentent 11 % de la série lithique (47/426), ce qui correspond à la fréquence ordinaire des outils dans les autres sites du Paléolithique supérieur ancien de la zone. C’est, par exemple, le cas du site le plus proche qui est celui du Ravin d’en Saman 1 et 2 (500 m) où les outils sont présents à hauteur de 10 % (o.c. Baills). Les grattoirs forment un groupe numériquement important (17 %). Parmi eux, les formes carénées et épaisses dominent le lot (fig. 6 n^os 5, 9, 10), mais il existe également des spécimens plus minces sur éclat (fig. 6 n^os 4, 15) ou sur lame (fig. 6 n° 3). Les burins sont moins nombreux (9 %) et présentent des formes diverses : sur cassure (fig. 6 n° 13 ; fig. 8 n° 5), plan (fig. 6 n° 16) ou dièdre (fig. 6 n° 12) (tabl. 2).

37Les lames et les lamelles retouchées sur un bord sont nombreuses (15 %). Il s’agit souvent de pièces dont la retouche n’affecte qu’un seul bord (fig. 5 n^os 6, 7, fig. 7 n^os 14, 17, 18). Certains spécimens montrent une retouche ordinaire continue de bonne facture. Il existe enfin un groupe hétérogène qui rassemble des outils atypiques sur lamelle pouvant présenter un dos marginal inverse (fig. 4 n° 28), un dos simple (fig. 4 n° 29). Parmi celui-ci, il existe également des éclats retouchés (15 %) (fig. 5 n° 8, 10, 11 ; fig. 7 n° 12). Il est clair que certains ont pu relever d’impacts causés par des outils agricoles et seraient, dans ce cas de figure, à considérer comme des pseudo-outils.

38Les outils du fond commun sont présents sous la forme de racloirs (fig. 5 n° 9 ; fig. 6 n° 8), d’encoches ou denticulés (fig. 6 n° 6 ; fig. 7 n° 5, 7), de becs-perçoirs (fig. 5 n° 12 ; fig. 6 n° 7) et de pointe (fig. 6 n^os 11, 14).

39La découverte d’une pointe de la Font-Robert reste le fait le plus intéressant de la série lithique du Ravin d’en Saman 4 et 5 (fig. 7 n° 6). Il s’agit d’un spécimen qui répond aux caractéristiques morphologiques de ce fossile directeur. Il est façonné sur un support laminaire épais d’une longueur actuelle de 36,5 mm. Comme pour de nombreux prototypes de ce type de pointe, l’épaisseur maximale de la pièce se situe au niveau du pédoncule (7 mm) renforçant ainsi sa robustesse. La longueur du pédoncule est de 16 mm. Le limbe, d’une longueur de 20,5 mm et de 4 mm d’épaisseur, est façonné par une retouche ordinaire directe, le pédoncule est bien dégagé par une retouche profonde directe abrupte (fig. 8 n° 3). Le limbe est légèrement amputé de sa zone apicale par une fracture normale (Roche et Tixier 1982 ; Fischer et al. 1984). L’exemplaire du Ravin d’en Saman 4 et 5 correspond à la définition qu’en ont donnée Demars et Laurent (1992). Contre toute attente, la pointe est façonnée dans un silex tertiaire du bassin de Narbonne-Sigean, comme la majeure partie de l’ensemble lithique du site.

Discussion

40L’assemblage lithique du Ravin d’en Saman 4 et 5 partage un certain nombre de similitudes avec son proche voisin, le Ravin d’en Saman 1 et 2. Hormis quelques pièces atypiques comme certains grattoirs épais ou lamelles à retouche marginale, le restant de la série est clairement d’obédience gravettienne. Pour preuve, les nombreuses lamelles minces rectilignes, les pièces à dos abrupt, les grandes lames et, bien-sûr, la pointe de la Font-Robert, cette dernière évoquant une phase plutôt ancienne ou moyenne du Gravettien de l’Europe occidentale.

41Cet assemblage complexe amène la réflexion suivante :

• la série serait représentative d’une unique occupation à placer lors d’une phase ancienne du Gravettien occidental au sein de laquelle quelques éléments aurignaciens auraient perduré au titre de récurrence.

42Dès son identification, en 1908, dans le site éponyme, la pointe de la Font-Robert a été reconnue comme une pièce originale susceptible de constituer un bon fossile directeur (Bardon et Bouyssonie 1908). Ce diagnostic s’appuyait sur une morphologie aisément reconnaissable et une présence « éphémère », entre 28000 et 23000 BP., parmi les cultures du Paléolithique supérieur français (Otte et Caspar 1987 p. 73).

43Plus tard, la fouille du grand abri de La Ferrassie (Dordogne) a confirmé la position chrono-culturelle des pointes de la Font-Robert en faisant de celles-ci le marqueur original du Périgordien Va (Delporte 1984). De nos jours, à y regarder de plus près, on constate que le statut typologique et chrono-culturel des pointes de la Font-Robert n’est plus aussi solidement affirmé. Ainsi dans le registre de la typologie, parmi le groupe des pointes de la Font-Robert, on remarque l’existence de spécimens emmanchés qui renvoient à diverses utilisations, différentes de celle de projectile. Il est clair que certains prototypes, de par leurs fortes dimensions, n’ont pu être des armatures de projectile. Ils ont été assimilés, faute de mieux, à des couteaux ou des hachoirs (Otte et Caspar op. cit.). 

44On a attribué aux pièces pédonculées, en particulier à la pointe de la Font-Robert, une forte charge culturelle dans la mesure où elle associait techniquement deux chaînes opératoires distinctes impliquant une maîtrise technique à la fois de la pierre et du bois. On a considéré ce type de pointe à fixation complexe comme le témoin d’échanges culturels, qui serait exempt de tout phénomène de convergence. Une telle approche a permis la délimitation d’un espace défini sur la base de la présence des pointes de la Font-Robert mettant en évidence deux concentrations principales. L’une est centrée sur l’Europe du Nord-Ouest, principalement en Belgique, mais également en Allemagne et Grande-Bretagne. L’autre correspond au Sud-Ouest français en Dordogne, Corrèze, Charentes et Gironde (fig. 9).

45Ce tableau ne fait cependant pas consensus. Certains, par exemple, ont pu douter de la validation chronologique de la pointe de la Font-Robert, lui préférant une interprétation fonctionnelle qui pourrait résulter d’activités spécifiques inféodées à des environnements particuliers. Une telle hypothèse, étayée par un corpus de datations ₁₄C et une révision critique des stratigraphies, amènerait à rajeunir le faciès à pointes de la Font-Robert qui relèverait d’un moment plus récent, peut-être à placer au début du Gravettien supérieur (Rigaud 2008, 2011).

46D’autres ont préféré maintenir l’existence d’un faciès original à pointes de la Font-Robert (Fontirobertien) qui correspondrait à un Gravettien ancien contemporain du faciès à fléchettes (Djindjian et Bosselin 1994). D’autres enfin constatent que « la position chronologique des pointes de la Font-Robert dans l’archéo-séquence du Gravettien ne trouve toujours pas de jalon probant » (Pesesse 2011).

47Dans un tel contexte, on peut se poser la question de la portée réelle de la découverte d’une pointe de la Font-Robert dans le site du Ravin d’en Saman 4 et 5 ?

48De par sa silhouette globale, plutôt légère et élancée, notre prototype s’accorde bien avec l’idée que l’on peut se faire d’une armature. Son intégration, dans un corpus gravettien, confirme son appartenance chrono-culturelle. Il est intéressant de confronter les séries lithiques du Ravin d’en Saman (RS1-RS2 et RS4-RS5) avec celles voisines trouvées au Jas d’en Biel (JB1 et JB2). En 2008, lors de la parution du Jas d’en Biel 1, nous avions proposé que son industrie pouvait relever d’un stade plutôt récent du Gravettien du Sud de la France. Le Jas d’en Biel 2 (Baills 2022) appartiendrait au même moment.

49Les industries des deux sites du Ravin d’en Saman (RS1-RS2 et RS4-RS5) nous paraissent relever de phases plus anciennes et la découverte d’une pointe de la Font-Robert viendrait confirmer ce diagnostic.

50La pointe, elle-même, façonnée dans un silex de la région de Narbonne-Sigean, à une trentaine de kilomètres au nord du site, n’apporte pas vraiment d’information quant à une possible filiation avec une région d’origine du groupe culturel, si ce n’est que le Gravettien sensu lato a été reconnu à La Crouzade (Sacchi 1986), site proche des gîtes d’où provient le silex de la pointe. Toutefois, la présence dans la série lithique d’une lame en silex bergeracois et d’un grattoir sur lame en silex crétacé, possiblement originaire de la plateforme nord-aquitaine, pourrait indiquer un lien entre le groupe du Ravin d’en Saman et l’un des deux principaux foyers de Gravettien à pointe de la Font-Robert, celui du Sud-Ouest de la France (fig. 9). Par ailleurs, en l’état des connaissances, la diffusion du silex bergeracois au cours du Gravettien est attestée jusqu’au site est-pyrénéen de La Tuto de Camalho (Fernandes et al. 2012), distant du Ravin d’en Saman de quelques dizaines de kilomètres seulement et dès la période aurignacienne, jusqu’à Régismont-le-Haut dans l’Hérault (Bon 2002).

Conclusion

51Malgré la faiblesse de l’effectif de sa série lithique (n. 426), le Ravin d’en Saman 4 et 5 constitue un apport majeur dans la connaissance du Gravettien de la zone méditerranéenne des Pyrénées. Jusqu’à ce jour, en effet, cette chrono-culture, lato sensu, n’avait été reconnue que dans ses phases récentes, comme ce fut le cas dans les deux sites du Jas d’en Biel 1 et 2 (Baills et al. 2008 et 2022). 

52Lors de l’étude du site du Ravin d’en Saman 1 et 2, nous avions déjà observé une composante gravettienne dont on pouvait penser qu’elle renvoyait à un moment plutôt ancien du Gravettien de l’Est pyrénéen (Baills 2021).

53La composition typologique de la série du Ravin d’en Saman 4 et 5 donne du crédit à cette observation dans la mesure où l’on y remarque l’association d’outils renvoyant à des moments anciens du Gravettien. La présence de pièces à dos et de la pointe de la Font-Robert va dans ce sens, en donnant à cette série sa connotation gravettienne.

54La découverte d’une pointe de la Font-Robert apporte deux renseignements qu’il faut ici souligner :

• Elle témoigne, dans la zone est-pyrénéenne, d’une présence gravettienne ancienne qui avait déjà été proposée à partir de quelques maigres indices, malheureusement issus de fouilles anciennes. C’est le cas, par exemple, des fléchettes de la grotte audoise de La Crouzade (Gruissan) comme l’avait, avec raison, remarqué D. Sacchi (op. cit. p. 57). 

• Elle permet d’actualiser et de compléter la carte de répartition des pointes de la Font-Robert dans leur contexte de l’Europe de l’Ouest (Fig. 9). En effet, à ce jour, le prototype du Ravin d’en Saman 4 et 5 signe la présence la plus méridionale de cet artéfact. L’exemplaire découvert dans la couche 21 de la grotte Paglicci (Foggia, Italie), bien que présentant un emmanchement, ne peut être considéré comme une authentique pointe de la Font-Robert (Palma di Cesnola 2001).

55On pourrait avancer, à la suite de M. Otte et J.-P. Caspar, que ces pointes témoignent « de processus élaborés utilisés dans la fabrication d’objets aussi spécialisés, rendent bien compte, par leurs limites de répartition chronologique et spatiale, de contacts inter-culturels » (op. cit. p. 65). Suivant ce modèle, la pointe du Ravin d’en Saman 4 et 5 matérialiserait des relations entre des groupes gravettiens, spatialement éloignés et disjoints comme le montre leur répartition européenne (fig. 9).

56De par sa position géographique, l’extrémité orientale des Pyrénées se trouve dans une zone de confluence culturelle où interfèrent des influences venues du monde aquitano-périgordien, via le seuil de Naurouze, mais également des plaines du Nord de l’Europe, en empruntant le couloir rhodanien, puis en longeant le littoral méditerranéen.

57Vers le nord-ouest, en direction du groupe périgordin, le site le plus proche est l’abri des Battuts (Penne, Tarn), à 165 km à vol d’oiseau. En direction du nord-est, en longeant le rivage méditerranéen, on trouve la grotte de La Salpêtrière (Remoulins, Gard) qui s’ouvre à un peu plus de 200 km de là (fig. 9). Dans ces conditions il est difficile de préciser lequel des deux centres a pu établir des relations avec le site du Ravin d’en Saman. Toutefois, les apports d’au moins un matériau et peut être d’un second à confirmer, depuis la plateforme crétacée nord-aquitaine, plaideraient plutôt en faveur d’une influence aquitano-périgordine.

58A. Morala avait, en 1989, signalé l’existence d’une voie de communication d’axe N-O/S-E qui relierait l’Ouest du Périgord à la zone méditerranéenne (op. cit. p. 12). Des relations inter-groupes au Paléolithique supérieur ont été également identifiées à partir des coquillages entrant dans la composition des parures retrouvées. Elles formalisent l’existence de ce même axe reliant la Méditerranée à l’Atlantique (Taborin 1994). Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que les matières premières lithiques aient suivi le même courant en sens opposé !

59On le sait aujourd’hui, les deux versants du col del Bouix, qui culminent modestement à 208 m d’altitude, ont été le lieu de nombreuses fréquentations préhistoriques au cours du Paléolithique supérieur. Les prospections systématiques, menées au cours des années 2010-2020, ont permis de localiser plusieurs sites de plein air qui partagent certaines caractéristiques concernant leur implantation. Il s’agit essentiellement de la légèreté du sol, de la protection au vent dominant, de l’orientation au soleil et de l’accessibilité aisée à l’eau. Ces paramètres ont clairement joué un rôle déterminant dans les choix opérés par les chasseurs-cueilleurs du Pléistocène supérieur de ce territoire. Les recherches futures devront prendre en compte ces diverses dimensions pour tenter de dresser, à terme, une paléo-géographie humaine de la vallée de Saman-Cabrils.