Au terme de cette présentation, il nous est agréable de remercier monsieur Pascal Longree d’avoir assuré la sauvegarde de la préforme, ainsi que madame Mireille Moons pour son accord d’étude de la pièce. Ces remerciements s’adressent également à Stéphane Madelaine pour avoir accepté très amicalement la relecture de cet article.
- 1 Le sujet traité ici est propre aux sites du Bassin aquitain, il n’inclut de ce fait pas les données (...)
1De morphologie remarquable et souvent interprétée par les premiers inventeurs comme d’énormes bifaces ou haches taillées, cette catégorie d’objets, à laquelle se rattache la pièce présentée, avait déjà fortement intrigué les amateurs de la fin du XIXe siècle et début du XXe. Aussi, à l’époque, l’utilisation supposée de ces objets taillés fut-elle amplement discutée et largement sur-interprétée (Tarel 1915 ; Paniagua 1920, …). Ce n’est qu’à partir des années soixante, avec l’avènement des études technologiques, que la question de leur fonction fut réexaminée de manière plus objective et que leur réelle identité fut établie (Kelley 1960 ; Combier 1962)1.
2Ces pièces qui, du point de vue technologique, correspondent à de grandes préformes de nucléus non débités, présentent un intérêt particulier en raison de leur rareté : à ce jour seule une quinzaine d’entre elles ont été identifiées et recensées (Morala 1999). Pourtant, malgré leur importance, plusieurs d’entre elles ont été égarées et ont aujourd’hui disparu. Seuls nous en restent leur signalement et descriptif accompagnés, dans le meilleur des cas, de photographies et/ou de dessins, datant de l’époque de la découverte et de la publication (Kelley op. cit.).
3Bien que sommaire, par chance, cette source d’information s’avère néanmoins satisfaisante pour permettre une assez bonne appréciation de leur état, de leur conformation générale et de leurs principaux traits techniques.
4Les quelques autres pièces, dont certaines ont fait l’objet de publications (Morala op. cit. ; Surmely et al. 2002) sont conservées dans quelques musées et établissements publics.
5Concernant les conditions de découvertes, certaines de ces préformes ont été trouvées de manière totalement fortuite lors de travaux agricoles et hors contexte archéologique, d’autres proviennent de fouilles anciennes et ne possèdent pas d’indication stratigraphique précise si ce n’est leur appartenance au Magdalénien. On peut parailleurs dire que dans les deux cas, la découverte de ces pièces, qui souvent nous sont parvenues dans un état exceptionnel de conservation, quasi intactes, est à mettre au compte de circonstances et/ou de conditions particulièrement favorables. Les premières, abandonnées et retrouvées isolément auraient, si elles étaient parvenues à destination sur le lieu d’exploitation prévu, dû être débitées et théoriquement produire le maximum de lames jusqu’à exhaustion. Les secondes, issues d’ensembles archéologiques, auraient logiquement dû également être exploitées comme d’autres le furent, à l’instar de certaines productions retrouvées dans plusieurs assemblages nord-aquitains de cette époque (La Madeleine, Laugerie-Basse, Le Soucy, Raymonden-Chancelade… : observations (AM) : séries MNP-Les Eyzies et MAAP-Périgueux).
6Quant aux raisons de l’abandon des unes et de la préservation des autres, épargnées d’une exploitation pourtant nécessairement programmée, elles nous sont totalement inconnues. Sans vouloir tomber dans la banalité on peut, au moins pour les secondes, avancer l’idée généralement retenue d’un choix conservatoire de ces objets en tant que stock ou réserve de matière pré-conditionnée en vue d’une exploitation ultérieure.
7Quoi qu’il en soit et quelles que soient les causes de leur inexploitation, l’apport d’informations fourni par ces pièces sur les phases qui précèdent le débitage proprement dit est un remarquable privilège pour la compréhension et la connaissance des étapes de préparation des nucléus et de la perception des intentions de débitage qu’ils suggèrent.
8En effet, ces préformes donnent donc l’opportunité de procéder, par l’observation directe sur des pièces entières, à l’analyse technique du schéma opératoire adopté pour leur réalisation. Cette étape est considérée comme quasi impossible à concevoir ou du moins (pour le type de débitage concerné) relativement plus complexe à appréhender, sur matériel archéologique fragmenté, par le biais des remontages mentaux, beaucoup plus théoriques et interprétatifs.
9Pour toutes ces raisons la pièce de Port d’Envaux, qui vient enrichir substantiellement les données déjà acquises, revêt nécessairement dans ce contexte un intérêt particulier, justifiant la présentation qui en est faite ici.
10La préforme a été trouvée à Port d’Envaux au sud-ouest de la commune de Saint-Vincent-de-Cosse en Dordogne, sur la rive droite à peu de distance de la rivière Dordogne qui coule en contrebas.
11Bien que restée inédite, la découverte, qui remonte aux années soixante-dix, avait été effectuée fortuitement par monsieur Pascal Longree lors de travaux d’arboriculture. Surpris par la présence et les dimensions de ce curieux objet enfoui à près de deux mètres dans le sol, l’artisan l’a conservé jusqu’à récemment et cédé depuis peu à madame Mireille Moons, journaliste belge résidant en Dordogne. Soupçonnant l’intérêt de cet objet, elle a fait part de son existence à l’un de nous (SM) et souhaité qu’il soit étudié puis versé au domaine public.
12Malgré sa mise au jour il y a une cinquantaine d’années et l’impossibilité de situer l’endroit précis de la découverte, les renseignements donnés par l’inventeur corrélés à la topographie du lieu permettent néanmoins de circonscrire la zone de provenance. Celle-ci devrait se situer grosso modo dans le secteur qu’occupent encore aujourd’hui les plantations de noyers qui se développent sur le sol alluvionnaire de la basse terrasse (FX) de la rivière, à l’altitude moyenne de 65 m NGF.
13D’après les travaux de recherche, les publications (e. a. Rigaud 1982), mais aussi les prospections menées localement sur le terrain, aucun indice archéologique n’atteste l’existence dans le voisinage d’un site avec lequel la pièce aurait pu avoir un lien direct. L’hypothèse retenue quant à sa présence sur le lieu de la découverte argumentée plus loin, sous-tend la possibilité d’un abandon de la préforme par son possesseur au cours d’une expédition.
14Ce total isolement de l’objet renforce l’idée, à présent acquise par les travaux portant sur la circulation des matières premières, que Port d’Envaux devait se situer sur un des itinéraires qu’empruntaient les communautés du Magdalénien lors de leurs déplacements plus ou moins lointains. Cet endroit ne constituerait donc qu’un simple lieu de passage sur lequel se serait produit l’évènement imprévu n’ayant pas permis à la préforme de parvenir à destination.
15Selon cette configuration le secteur de la découverte nous offre néanmoins certaines indications d’intérêt sur la fréquentation magdalénienne de cet espace périgordin. En particulier, deux possibilités de cheminement pouvant, soit, se prolonger au-delà en amont de la Dordogne vers le Haut-Quercy et la Corrèze, soit, après avoir traversé la rivière, se poursuivre sur la rive opposée vers le Bas-Quercy et peut-être atteindre ensuite des contrées plus lointaines.
16Pour cette dernière, suivant le contexte local nous observons que le lieu de la découverte fait face à deux vallons orientés au sud, l’Antinol et l’Embalay et, à faible distance, à un autre affluent gauche plus important, le Céou, qui pénètre profondément les formations du Crétacé puis du Jurassique également vers le sud en direction du Quercy.
17Cette zone, propice aux rétrécissements de la Dordogne et à l’existence de gués a peut-être pu favoriser à cet endroit le franchissement de la rivière, ce dont pourrait témoigner l’existence de plusieurs implantations préhistoriques (Le Flageolet, Grotte XVI) (Rigaud 1982 ; Kervazo, Texier 2009-2010) ou antiques (Coustaty, Allas-les-Mines, La Treille, …) (e. a. Carves 1886 ; Grimal 1949 ; Coupry 1957 ; Maurin 1964 ; Lacaille 1984), ainsi que les nombreux châteaux qui émaillent le secteur, dont celui des Milandes situé à seulement 1 000 m sur la rive opposée du cours d’eau.
18Comme nous le verrons par la suite, sachant que la préforme de Port d’Envaux, à l’instar de plusieurs autres de la quinzaine connue, a été confectionnée dans un silex de la région de Bergerac, et selon les indications de déplacements paléolithiques actuellement connues (e. a. Morala 1989, 2021 ; Simonnet 1982, 2007 ; Lacombe 2005), il n’est pas exclu que d’autres nucléus préformés aient pu poursuivre ces itinéraires vers des sites plus éloignés. Ce que laisse présumer les grandes lames de ce même silex retrouvées dans la vallée de l’Aveyron, de l’Aude ou dans les Pyrénées centrales.
19Le support sélectionné pour la réalisation de la préforme est un fragment cortical de dalle ou de gros rognon oblong assez plat de 40 cm de long (fig. 1). Il présente à chaque extrémité le reste d’une ancienne surface diaclasique formant avec l’axe d’allongement un angle de 70° pour l’une et de 90° pour l’autre.
Figure 1. Préforme de nucléus de Port d’Envaux (Saint-Vincent-de-Cosse, Dordogne) : faces latérales et profil antérieur (Clichés et DAO - André Morala).
Preform of a nucleus from Port d’Envaux (Saint-Vincent-de-Cosse, Dordogne): lateral faces and anterior profile (Photos and CAD - André Morala).
20Cette longueur et nécessairement les pans de fracturation n’ont subi aucune modification lors de l’aménagement et sont restés intacts du début jusqu’à la fin du façonnage.
21La mise en forme a donc préservé le maximum de longueur du support initial, mais elle a surtout conservé intactes durant l’aménagement les surfaces des futurs plans de frappe du nucléus.
22Moins évidente à estimer la largeur de la matrice devait, après mise en forme, se situer entre 20 et 25 cm, suite à l’installation des crêtes elle est aujourd’hui de 13 cm. Quant à son épaisseur, sur l’indication de plages sous-corticales encore visibles sur les deux grandes faces de la préforme, elle ne devait pas, cortex compris, excéder 10 cm avant façonnage et ensuite 5,5 cm seulement.
23Comme souvent sur ce type de pièce, le tailleur a tiré parti au maximum des propriétés qualitatives et morphologiques du nodule. L’ajustement et la précision des enlèvements témoignent également ici de la rigueur et de la dextérité du tailleur.
24Sous son aspect actuel, du point de vue archéologique, l’état général de la pièce peut être considéré comme satisfaisant même si, lors de la découverte, l’un de ses bords (crête antérieure) a été endommagé par l’engin mécanique qui l’a extrait, mais fort heureusement sans nuire à son analyse. Tout au plus, cet accident nous prive de son poids exact qui, selon l’actuel de 2772 grammes devait avoisiner à l’époque les 3000/3300 g.
25Le matériau utilisé est un silex de qualité dit « du Bergeracois » formé dans ce secteur, désormais parfaitement caractérisé au niveau stratigraphique et pétrographique comme provenant des formations marines du Campanien supérieur 4-5 altérées au Tertiaire (Paléocène-Eocène) (e. a. Platel, Gourdon-Platel 2012 ; Fernandes et al. 2012, 2019 ; Morala 2017).
26Sa texture est homogène et moyennement grenue (wakestone). L’observation macroscopique n’indique pas de micro-organismes caractéristiques de cet étage excepté un possible fragment d’Orbitoïdes média qu’accompagnent de rares bioclastes altérés.
27La couleur acquise du silex est beige clair uniforme à très légèrement brune. Cette teinte s’accentue en limite sous corticale et prend, sur une plage préservée de la zone de condensation, une coloration blanc-laiteux. La pièce ne montre pas de modification superficielle marquée, excepté un très léger voile de patine et un état de surface sensiblement plus mat que celui de la partie accidentée, nécessairement plus frais.
28Par ailleurs, les surfaces diaclasées situées aux extrémités de la matrice comportent toutes deux un lustre blanchâtre inframillimétrique qui atteste de la segmentation très ancienne du support tabulaire en contexte géologique et du séjour prolongé des fragments dans cet environnement.
29Remarquons enfin que ces gîtes à silex sont distants de 45 km du lieu de découverte de la préforme et qu’ils ont également été utilisés pour la confection de plusieurs des autres préformes qui ont été évoquées (Morala 1999).
30En dépit de la fracture accidentelle signalée, qui affecte le bord distal gauche de la pièce, sa lisibilité reste néanmoins convenable et du fait de sa symétrie probable permet par déduction une analyse satisfaisante (fig. 2).
Figure 2. Préforme de nucléus de Port d’Envaux (Saint-Vincent-de-Cosse, Dordogne) : Faces latérales, profil antérieur et sections (Dessin et DAO - André Morala).
Preform of the Port d’Envaux nucleus (Saint-Vincent-de-Cosse, Dordogne): Lateral faces, anterior profile and sections (Drawing and CAD - André Morala).
Zones ocrées = restitution théorique de la partie manquante
Zones grisées = surfaces de fracture
CA = Crête antérieure, CP = Crête postérieure, 1 à 3 = Sections transversales
BD = Bord droit, BG = Bord gauche
31De morphologie hémi-ellipsoïdale, la préforme a fait l’objet d’un traitement bifacial sur la quasi-totalité de sa surface, à l’exception de ses deux extrémités, appelées à jouer le rôle de plan de frappe. Nous reviendrons par ailleurs plus loin sur cette remarque qui revêt un intérêt dépassant le simple détail technique.
32Comme toutes les pièces de ce type, prêtes (ou pratiquement prêtes) à être débitées, elle bénéficie de crêtes aménagées sur le bord des deux grandes faces, l’une antérieure (CA), l’autre postérieure (CP).
33Du fait de l’épaisseur modérée du support brut, le profil qui s’inscrit dans une tranche relativement réduite de matière reste régulier, parfaitement axial et rectiligne pour la crête antérieure et légèrement déporté latéralement bien qu’également absolument droit, pour la postérieure.
34Les sections transversales présentent peu ou prou la même délinéation, plus ou moins losangique ou lenticulaire et plus ou moins symétrique selon leur localisation sur la pièce. En gros, elles soulignent juste une dissymétrie existant entre les deux faces, l’une étant plus bombée, l’autre plus plane.
35Bien que partiellement observable, les négatifs des premiers enlèvements ayant été largement effacés par les suivants, il est très probable qu’au moins à son stade d’initialisation, pour réaliser l’abattage de bords plus ou moins abrupts et permettre l’amorçage du décorticage/épannelage qui a suivi, la mise en forme de la pièce ait nécessité l’usage du percuteur dur. La face A (FA) a donc reçu les premiers impacts préparant le plan de frappe des enlèvements qui se développeront ensuite sur la face B (FB), (fig. 2).
36Cette opération de décorticage total à partir des deux bords latéraux (droit et gauche = BD et BG) de la matrice a été réalisée dans un premier temps sur l’une des deux faces du nodule (Face B).
37S’il n’est pas possible de préciser la chronologie des enlèvements procédant de cette étape, simultanée sur un bord puis sur l’autre ou alternative sur les deux (BD et BG), il a néanmoins été constaté que les derniers éclats détachés sur cette face B l’ont été depuis le bord gauche (BG). À partir de ce stade, sauf de manière très ponctuelle, toutes les opérations réalisées par percussion directe le seront au percuteur organique tendre.
38Ensuite, le façonnage de la face B s’est poursuivi par l’enlèvement successif, toujours à partir des deux bords (BD et BG) de plusieurs grands éclats couvrants n’excédant guère l’axe de la pièce et particulièrement incisifs côté bulbaire. Par ce choix d’éclats morphologiquement profilés plus épais en partie proximale que distale, conférant à cette face de la préforme un bombement latéral relativement marqué, le tailleur a opté pour une préservation maximale de matière vers le centre de la pièce, optimisant ainsi la future production laminaire.
39À l’issue de cette phase d’aménagement, la face B (ou flanc B) a acquis une surface très cintrée totalement régularisée par les enlèvements opposés provenant des deux bords.
40De contour ovalaire symétrique la pièce conservera à peu près cette forme jusqu’à la fin de la phase de décorticage de la face A, à la suite de quoi elle subira une modification importante de l’un de ses bords lui donnant sa forme hémi-ellipsoïdale définitive
- 2 Dans le sens d’un enlèvement du cortex (décorticage) plus ou moins incisif nécessitant quelques rep (...)
41Contrairement au façonnage de la première face examinée (FB), qui a développé une séquence d’épannelage plus ou moins successive ou intégrée (mixte) de la phase de décorticage2, celui de la face A (FA) décrit à présent paraît lors de cette opération avoir été moins incisif.
42Bénéficiant des plans de frappes créés lors de la phase précédente en périphérie des deux bords (BD et BG), le traitement de cette seconde surface (FA) paraît s’être déroulé sans difficulté. Le décorticage ayant eu seulement à intégrer la mise en place d’un cintre très modéré. Très adroitement le tailleur a mené cette opération en mettant à profit la parfaite réaction au choc du matériau et l’excellente diffusion des ondes de percussion de sa zone sous corticale. Particulièrement bien dosés ces enlèvements ont parfaitement régularisé cette surface de convexité transversale très atténuée comparativement à celle de l’autre face.
43Dès lors, la préforme dont les deux flancs (FA et FB) sont à présent finalisés apparaît sous une configuration bifaciale ovalaire d’une certaine largeur restant encore à modifier et d’épaisseur correspondant désormais à celle que nous lui connaissons aujourd’hui.
44Prolongeant les réalisations menées, les deux phases opératoires suivantes seront décisives dans la préformation finale du nucléus.
45Conformément au schéma technique adopté, la préforme de Port d’Envaux est pourvue de crêtes bifaciales opposées disposées en bordure des deux grandes faces : l’une antérieure ou tabulaire (CA), destinée à initialiser la table laminaire et la production future, l’autre postérieure (CP) affectée aux éventuels entretiens des flancs.
46Pour ce qui relève de leur installation, même si la logique pencherait pour une antériorité de finalisation de celle située à l’avant du nucléus (CA), l’absence d’indices de diachronie d’enlèvements aux deux extrémités de la matrice nous prive de savoir laquelle a précédé l’autre quant à leur mise en place.
47Conçue comme arête guide destinée à amorcer le débitage (après aménagement du plan de frappe) elle sera détachée sous forme d’une lame à crête (ou crête tabulaire) créant ainsi les nervures longitudinales conductrices des futurs produits laminaires.
48Exécutée sur la tranche avant de la préforme (CA), elle a fait l’objet après la phase de mise en forme du volume d’une régularisation bilatérale destinée à lui donner, d’une part, la délinéation axiale la plus droite possible et, d’autre part, une convexité latérale régulière.
49Ces opérations menées alternativement sur les deux bords ont été réalisées par quelques séries de petits enlèvements adjacents rasants, plus ou moins continus sur le bord droit (BD) de la face B (FB), ou plus ponctuellement ajustés pour l’ablation d’irrégularités de contours sur le bord gauche (BG) de la face A (FA). Puis, pour parfaire la finition, une fine retouche de régularisation a été apportée sur le bord droit (BD) de la face B (FB).
50Malgré la dégradation lors de la découverte d’une partie de la pièce, la symétrie supposée de cette extrémité permet de reconstituer sa forme générale théorique. Par déduction il est possible de restituer assez objectivement la forme initiale de cette crête, qui souligne un arc longitudinal continu relativement marqué, allant d’une extrémité à l’autre de la pièce, soit d’un plan de frappe potentiel à l’autre, comme l’indique le tracé ocré de la figure 2.
51Nous avons par ailleurs observé archéologiquement que, même si au cours de la séquence de débitage laminaire et du recul progressif de la table, cette convexité de la carène s’atténue graduellement, elle se maintient néanmoins durant une bonne partie de la production. Cette particularité est une des principales caractéristiques de ce type de débitage.
52Une autre de ces spécificités est celle du cintre que forme l’angle de la crête à la rencontre des deux faces. Particulièrement faible, de seulement 60, cet angle reste constant sur toute la longueur (parties intacte et interprétée) de la pièce. Ceci implique, une future table laminaire étroite avec cintre prononcé et, par conséquent, une progression frontale très resserrée s’écartant peu de son axe médian, faiblement débordante, excluant, du moins dans la première moitié de son épaisseur, une exploitation enveloppante et a fortiori envahissante.
53Cette étroitesse de table laminaire, qu’induit l’angle de la crête et la faible épaisseur de la matrice, est totalement conforme avec le type de débitage obtenu par cette méthode. En effet, les différentes particularités soulignées, comme celles à venir, indiquent qu’il s’agit là d’un mode de production spécifique, par ailleurs déjà distingué (Morala 1999), parfaitement distinct de tous ceux développés durant le Paléolithique supérieur (Morala 1992).
54La finalité de ce processus étant nécessairement dictée par le choix de critères morphométriques définis au niveau de la production sollicitée : lames plutôt longues, étroites, peu épaisses et courbes.
55Les préformes sont souvent exploitées de manière unidirectionnelle à partir de l’une des deux extrémités du nucléus à l’image de quelques-unes des pièces préformées découvertes présentant une amorce de débitage ou un début de production comme, notamment, sur les nucléus n° 2 et n° 5 de Montgaudier (Duport 1967 ; Duport et Bouvier 1968). Elles peuvent cependant, bien que plus rarement, également l’être à partir de deux plans de frappe, à l’instar des nucléus n° 3 et n° 4 du même site. Bien que ce dernier cas puisse aussi être une possibilité d’entretien ou de rectification de la surface laminaire lors de la survenue de problèmes techniques (notamment de rebroussement), dans la majorité des cas il s’agit de débitages diamétralement opposés relativement autonomes.
56Nous verrons cependant ultérieurement que la flexibilité de ce mode opératoire offre une certaine modularité optionnelle des produits permettant, au cours de la séquence de débitage, d’adapter la production aux caractéristiques morphométriques et donc aux objectifs laminaires définis.
57Cette seconde crête qui se place à l’opposé de la précédente (CP) donc à l’arrière du nucléus Face A, BD ; Face B, BG présente une position légèrement latéralisée par rapport à la médiane de la matrice. Nous avons vu antérieurement que sa délinéation axiale était parfaitement droite sur toute sa longueur. Mais, contrairement à la précédente fortement marquée en plan par sa convexité, celle-ci est absolument rectiligne.
58La mise en place de cette crête dorsale a été menée en toute simplicité par le tailleur sur une seule face par abattage du bord (Face A-BD, Face B-BG), d’où en résulte sa position légèrement excentrée. Cette opération est particulièrement visible sur la face A où les négatifs des grands enlèvements de mise en forme du bord droit (BD) sont largement recoupés par ceux qui se prolongent ensuite sur le bord gauche (BG) de la face B. Parfaitement soignée cette retouche de régularisation a été appliquée sur toute la longueur de la crête.
59Concernant cette finition, nous nous interrogeons sur l’éventualité d’une utilisation ponctuelle de la percussion indirecte, comme nous avons déjà pu l’observer dans la série d’Usine Henry à Creysse (Morala op. cit.) pour la préparation alternante croisée d’une lame à crête à deux versants retouchés. Ou encore pour une série d’enlèvements parallèles contigus sur la crête antérieure de la préforme de Porchères. Ce type d’aménagement impliquant des impacts ponctuels extrêmement réduits et très rapprochés et une précision extrême que seul le punch permettrait d’obtenir.
60Autre détail supplémentaire, nous avons vu que l’angle de la crête antérieure formé par la jonction des deux faces était de 60°, celui de la crête postérieure est parfaitement identique et reste également constant sur toute sa longueur.
61Du point de vue fonctionnel, l’utilisation tout à fait facultative de cette crête postérieure offre cependant l’opportunité d’une intervention sur les flancs depuis le dos. Son rôle essentiel étant de pallier les risques de débordements latéraux pouvant se produire sur la table laminaire, en rétablissant les convexités nécessaires au bon déroulement opératoire.
62Autre option complémentaire offrant sensiblement les mêmes possibilités de réfection, celle de l’installation d’un plan de frappe très oblique dans la suite de la crête postérieure. Elle permet d’accéder depuis ses deux bords aux mêmes zones à rectifier et ainsi d’atteindre les mêmes objectifs.
63Après cet examen des différentes phases de traitement de la préforme et des objectifs de production, nous aborderons à présent la question du plan de frappe.
64Même si c’est par défaut, et précisément du fait de l’absence de préparation de cette partie essentielle du nucléus, il est indispensable de tenter d’en comprendre les raisons.
65Lors de sa découverte, alors que la préforme est quasiment prête au débitage, seul le plan de frappe n’a fait l’objet d’aucun aménagement. Ses extrémités distales, correspondant aux parties originelles du nucléus sont soigneusement restées intactes, telles qu’elles étaient lors de l’acquisition du nodule par le tailleur.
66Durant son transport, soit déjà pendant 45 km, entre Bergerac et Port d’Envaux son lieu d’abandon, la pièce n’a donc pas reçu les derniers aménagements qui auraient permis son exploitation. Aussi, compte tenu de cela, si son voyage ne s’était pas interrompu, il ne semble pas y avoir de raison que la préforme n’ait pas été maintenue en l’état jusqu’à sa destination finale où la production laminaire aurait été assurée. Destination plus ou moins lointaine, sachant que certaines lames de normes correspondantes provenant de Bergerac ont été transportées (voire débitées) jusque dans les Pyrénées notamment à Enlène, au Mas d’Azil, au Tuc d’Audoubert, à Labastide… (e. a. Bégouën 1933 ; Simonnet 1982, 2007 ; Bégouën et al. 2019).
67Partant de ce constat, nous nous sommes souvenus que nous avions déjà fait la même observation concernant le traitement d’autres pièces bien que, pour les raisons déjà évoquées (ancienneté des découvertes, absence d’illustrations, …) nous n’ayons, à regret, pu vérifier sous cet angle que quelques pièces.
68Cependant c’est néanmoins le cas de plusieurs préformes que nous avions recensées. Toutes exemptes de débitage, elles associent une mise en forme bifaciale totale et une ou deux surfaces naturelles aux extrémités : Les Marseilles (MEF + surf. nat. / 2 extr.), Porchères (MEF + surf. nat. / 2 extr.), Moulin de Madone (MEF + surf. nat. /1 extr.), Pierrefitte (MEF + surf. nat. /1 extr.) (Morala 1999 ; Surmely et al. 2002).
69À l’issue de cet examen il est apparu clairement, que cette analogie de traitement de pièces du même technocomplexe, même statut et menées à un état technique parfaitement identique, n’avait rien de fortuit. Nous voyons là l’évidence d’un mode ou d’une méthode opératoire de conditionnement des préformes particulier préalable à leur transport, induisant par ailleurs leur exploitation différée.
70Quant à l’hypothèse que les parties non préparées auraient pu être conservées pour protéger les extrémités contre d’éventuels chocs lors du déplacement, elle ne peut être retenue car, compte tenu du poids, de l’encombrement et des distances, les pièces qui ne pouvaient être maintenues en mains durant tout le trajet étaient nécessairement transportées dans un contenant de peau en assurant de fait la protection.
71Ainsi, au-delà de ces traits purement matériels identifiant les choix méthodologiques, nous pensons qu’un autre aspect sous-jacent mérite réflexion. Étant donné que techniquement rien n’empêchait le tailleur d’installer un plan de frappe, qui de toute façon n’aurait en rien nui au transport de la pièce, la raison de cette absence de traitement des extrémités est nécessairement d’un tout autre ordre et à rechercher ailleurs.
72Aussi, il nous paraît très vraisemblable que les faits observés, qui en l’occurrence se situent à l’interface des sphères techno-économique et culturelle, puissent trouver une signification seconde dans le registre des pratiques et coutumes traditionnelles. Terrain sur lequel le lithicien s’aventure parfois lorsque les faits s’avèrent manifestes et convaincants.
73De la sorte, bien que d’ordre matériel (domaine du signifiant) nous pensons qu’à titre symbolique (domaine du signifié) ces traits aient pu recouvrir, selon les valeurs présumées de l’époque, le sens de « conformité» ou de « garantie » du produit et, qu’en conséquence, ils puissent supporter le qualificatif de « prêt à l’emploi », à être débité.
74Ainsi à titre d’exemple nous suivrons sur cette même thématique quelques réflexions issues de travaux de sociologie et d’ethnologie portant sur le sujet et donnant sens au propos : « Le trait commun à toutes ses formes dans une société donnée est la présence du symbolique, c’est-à-dire d’une relation spécifique, celle qui unit le signifiant au signifié » (Durkheim 1987). « … chaque société met en œuvre en propre un « capital symbolique » à l’instar de son « capital économique » (Bourdieu 1971). « Le signifiant correspond à la réalité perçue du signe et le signifié, à l’image mentale associée à cette réalité. »…, » Le symbole ne dépend pas d’une activité purement individuelle. Il baigne dans un milieu social, même s’il émerge d’une conscience individuelle. Les objets matériels sont appropriés non plus uniquement dans leur matérialité, mais aussi en tant que signes. » (Dupont 2006).
75Durant le Paléolithique supérieur d’une manière générale et à quelques exceptions près le besoin de produire de grands supports laminaires n’a pas été une constante. Même si parfois, à l’image de l’Aurignacien ancien, certaines installations implantées sur des biefs à silex ont pu favoriser l’obtention de grandes, voire de très grandes lames, comme à Barbas (Guichard et Guichard 1983 ; Ortega et al. 2006) ou à Champarel (Tixier 1991 ; Chadelle 2000), celles-ci restent néanmoins exceptionnelles et ne dépassent que rarement 25 cm.
76Pourtant dans le Nord-aquitain à certaines périodes, la production de lames pouvant atteindre les 30 cm a été recherchée. C’est notamment le cas dans les assemblages du Gravettien récent et/ou final, de Laugerie-Haute (Bordes 1978), Pataud (Clay 1995), Corbiac (Bordes 1968, 1970) et Rabier (Guichard et Guichard 1966 ; Morala 1990 ; Lorin 2000), où ces produits constituent une part très substantielle de l’équipement (outillage lato sensu). Ces deux derniers sites, qui développent ou associent des activités d’atelier à forte composante laminaire, ont permis d’observer de manière détaillée les productions qui caractérisent ces industries.
77À ces schémas techniques s’adjoint nécessairement celui du Magdalénien moyen/supérieur représenté par les séries de plusieurs sites, notamment ceux d’Usine-Henry (Guichard 1961 ; Morala 1992) et de Villazette (Boëda, Henry 1993 ; Henry 1998). S’y rapportent entre autres également les grandes lames isolées de Raymonden-Chancelade, du Soucy, de Laugerie-Basse, de la Madeleine… (Bündgen 2002 ; Morala 2014) et nécessairement celles, déjà évoquées, des sites éloignés, des Pyrénées, du Bas-Quercy… (e. a. Bégouën 1933 ; Bégouën et al. 2019 ; Simonnet 1982, 2007 ; Lacombe 2005 ; Morala op. cit.). Et dont, pour ces dernières, la présence isolée nous paraît devoir être interprétée comme objets de prouesse, voire votifs et donc à consonance symbolique, plutôt que sous l’aspect purement matériel, économique ou fonctionnel.
78L’approche comparative interculturelle des technologies mises en œuvre aux différentes périodes, menée régionalement par l’un de nous (Morala 1990, 1992, 2014, ...), a cependant conduit selon cette orientation à la discrimination de modes opératoires de production spécifiques. Cette démarche, forcément méthodique, a permis notamment le rapprochement culturel de préformes pour lesquelles il avait pourtant été souligné que « les contextes de découverte n’étaient pas assurés et l’hypothèse d’un rattachement au Magdalénien apparaissait comme une hypothèse de travail » (Angevin, Langlais 2009 p. 232 ; Langlais 2020 p. 105).
79Parmi les diverses méthodes distinguées, celle relevant de la production laminaire magdalénienne dont il est question ici a fait l’objet d’un examen particulier. Nous en résumons ici les principales caractéristiques qui, d’un point de vue général au niveau de la production laminaire, apparaît comme un système technique original et novateur.
80De dimensions remarquables dépassant largement les 25 cm, les préformes de nucléus peuvent atteindre 40 cm, voire 53 cm pour la plus grande connue, celle de Porchères (Gironde). Longueur qui nécessairement se réduira de manière progressive au fur et à mesure de l’exploitation et des ravivages successifs du ou des plans de frappe. La largeur par contre, conformément à l’étroitesse de la future table de débitage et des lames qui y seront produites, est relativement réduite.
81La morphologie initiale des préformes, généralement en amande lors du traitement bifacial du volume, évolue fréquemment vers la forme hémi-ellipsoïdale. Quel que soit son allongement, c’est peu ou prou la configuration la plus souvent retenue.
82Cette silhouette est délimitée par deux bordures latérales, l’une marquée par une forte convexité, l’autre de conformation plus variable.
83La première, faisant office de crête antérieure (ou tabulaire) du futur nucléus, présente systématiquement une préparation bifaciale soignée se prolongeant sur les flancs. Sa position fréquemment axiale et très rectiligne permet d’assurer lors du détachement de la lame guide (lame à crête) une progression idéale et l’installation adéquate de la future table laminaire.
84C’est cependant sur l’étroitesse de l’angle de cette crête, autour de 60 à 70° et de la faible épaisseur des nucléus, que repose la définition de progression frontale de ce mode de débitage, très resserrée sur une surface de débitage relativement étroite. C’est ce qu’illustre parfaitement les grands nucléus débités de Montgaudier (n° 3, 4 et 5).
85Néanmoins, les critères sans doute les plus pertinents et constants de ce mode opératoire sont ceux liés à la convexité du profil de la crête et en particulier ceux qui entourent sa délinéation.
86En effet, comme nous l’avons vu précédemment, si cette courbure qu’induit le galbe de la crête sur la table laminaire peut s’infléchir au cours du débitage, celle-ci reste cependant régulière durant une bonne partie de l’exploitation. Et, par voie de conséquence, cette forme se maintient également de manière relativement constante sur les lames dont le profil arqué est représentatif de ce type de production.
87Comme pour la crête antérieure, nous examinerons à présent les caractéristiques générales de la bordure opposée correspondant à la partie dorsale de la préforme.
88Nous avons vu que, dans le meilleur des cas, la fonction de cette partie pouvait permettre d’assurer depuis l’arrière du nucléus le maintien du cintre des flancs et la symétrie de la table laminaire.
89Contrairement à la zone antérieure, celle-ci ne montre pas de constance morphologique quant à sa préparation. Deux options techniques sont retenues pour pallier les éventuelles nécessités de maintenance de la table laminaire.
90Selon la morphologie naturelle de la matrice et en fonction des possibilités de rectification (facilités/difficultés du fait de bords abrupts), le tailleur a aménagé avec une certaine variabilité adaptative soit une crête postéro-axiale (par traitement bifacial comme pour l’antérieure), soit deux crêtes postéro-latérales parallèles de part et d’autre d’un replat dorsal.
91Dans le premier cas, le processus d’enlèvement des éclats de maintenance sur les flancs du nucléus depuis le dos ne pose aucun problème du fait d’une bonne angulation de la crête axiale.
92Dans le deuxième cas (fig. 3), à cause de l’ouverture importante des angles (90° et au-delà) les deux crêtes postéro-latérales (A) sont inopérantes pour assurer directement la maintenance des flancs. Cependant leur fonction se situe ailleurs, celle d’avoir permis de créer le méplat à l’arrière de la préforme (B).
Figure 3. Schéma de lecture : 1 : face latérale gauche. 2 : face postérieure. 3 : face antérieure. 4 : face latérale droite. A : crêtes postéro-latérales. B : surface plano-dorsale. C : plan de frappe allongé. D : plans de frappe latéraux. E : surfaces de cintrage des flancs. F : table laminaire. G : mise en forme initiale des flancs.
Reading diagram: 1: left lateral surface. 2: posterior side. 3: anterior side. 4: right lateral surface. A: postero-lateral ridges. B: plano-dorsal surface. C: elongated striking surface. D: lateral striking surfaces. E: sidewall bending surfaces. F: laminar table. G: initial shaping of the blanks.
93Cette présence, qui pourrait apparaître comme un handicap pour la suite des opérations ne constitue pas une difficulté technique, bien au contraire, puisqu’il s’agit là d’une autre option équivalant à la précédente (celle de la crête postéro-axiale). En effet, cette partie dorsale sera rapidement investie dès l’ouverture du plan de frappe par l’enlèvement d’une tablette d’avivage allongée (C), ayant pour guides les deux crêtes (A), se prolongeant sur le dos. Suite à cet aménagement d’une nouvelle surface permettant l’utilisation de deux nouveaux plans de frappe latéraux (D), le contrôle de la table laminaire par les flancs peut donc ainsi s’exercer (E).
94Comme le montre clairement la documentation archéologique des sites nord-aquitains donnée précédemment en exemple, ce schéma opératoire a été régulièrement utilisé. Il l’a aussi largement été dans d’autres zones en marge du Bassin aquitain, comme à La Roche-Posay dans la Vienne sur le gisement magdalénien de plein air du Verlet (Foucher et al. 1996). La série qui en provient et qui, en l’occurrence, a livré plusieurs grandes préformes et nucléus de très grandes dimensions, contient une riche industrie montrant une grande similarité de préparation des nucléus et les mêmes objectifs de production que ceux représentés ici.
95Poursuivant notre descriptif du processus opératoire, de la même manière, en ce qui concerne l’aménagement des plans de frappe évoqués antérieurement en raison de leur absence sur bon nombre de préformes, les données fournies s’appuient sur les observations effectuées sur le mobilier archéologique correspondant.
96Si d’après les nucléus mais aussi la morphologie générale des préformes, l’exploitation paraît le plus souvent orientée vers la production unidirectionnelle à partir d’un plan de frappe préférentiel, l’option de l’ouverture d’un second plan opposé est également observée.
97Ainsi, succédant aux grosses tablettes d’ouverture de ce ou de ces plans de frappe, les surfaces de percussion font l’objet d’un aménagement classique, par l’enlèvement d’éclats de dimensions variables selon leurs fonctions, perpendiculairement à la table laminaire, s’agissant d’avivages des surfaces d’impacts ou bien de préparations des futurs talons de supports.
98Pour les premiers, leurs dimensions dépendront des besoins de la remise en état du plan de frappe, mais elles seront nécessairement réduites du fait des faibles largeurs de la matrice et l’amplitude du front de débitage.
99Quant à la seconde, concernant la préparation des talons des futures lames, elle sera réalisée par petits enlèvements ponctuels et/ou égrisage d’une corniche soigneusement préparée et entretenue. L’observation révèle aussi que, comme ailleurs, bien que non exclusifs car assez souvent conservés lisses, voire facettés, les talons en éperon sont également d’usage pour le détachement de certaines grandes lames (e. a. Morala 1992 ; Surmely et al. 2002 ; Langlais 2020). Et, de manière logique, si l’emploi du percuteur organique est généralement requis pour le débitage laminaire proprement dit, son utilisation apparaît ici absolument nécessaire sur ce type de préparation.
100Quant à l’angle de chasse des lames (intersection talon et dos du support), d’une manière régulière sur le débitage adopté ici, il s’inscrit entre 65 et 75° soit en moyenne autour de 70°.
101Autre élément d’intérêt, celui de la différentiation culturelle. Nous avons vu que certaines catégories de préformes et de nucléus attribuées au Magdalénien moyen/supérieur se distinguaient au niveau dimensionnel de celles de bien d’autres cultures du Paléolithique supérieur. Quoique, sous cet aspect seul, elles se rapprochent de certaines autres formes de l’Aurignacien ancien ou du Gravettien récent-final.
102Cependant, si pour l’une comme pour l’autre de ces deux cultures, le caractère de longueur peut apparaître comme élément de rapprochement, au-delà de cette simple convergence de grandeur, les autres critères, qui définissent culturellement les différents schémas techniques et modes opératoires représentés, les éloignent radicalement les unes des autres.
103Effectivement, tant par les intentions de production que par les modes d’exploitation et de gestion qu’ils révèlent, ces autres critères nous renseignent, si ce n’est sur la fonction et l’usage précis de la production (qui peut être menée par le biais de la tracéologie), du moins sur le caractère des besoins exprimés et donc des processus mis en œuvre.
104Ainsi, à l’instar des grandes lames de l’Aurignacien et du Gravettien, la production est orientée vers l’obtention de supports robustes, pas ou peu arqués, larges et suffisamment épais supportant la réalisation de la retouche scalariforme pour les premiers et écailleuse pour les seconds (supports de « lames aurignaciennes » pour les uns et lames « protomagdaléniennes » pour les autres).
105Compte tenu que la finalité de la production laminaire est la réponse aux besoins qu’induit la fonction, et que celle-ci est généralement différente d’une culture à l’autre, la distinction culturelle s’opère automatiquement au niveau des nucléus qui, de ce fait, en sont la meilleure expression.
106Pour terminer, nous avons réservé ici, plutôt que dans le chapitre précédent, l’examen de la table laminaire car celle-ci a fait l’objet d’une attention particulière en raison de ce qui nous est apparu comme étant la principale particularité de ce système de production, et dont le principe est soutenu archéologiquement par la documentation issue de plusieurs sites (Usine Henry, le Soucy, Raymonden-Chancelade, Laugerie-Basse, …).
107Nous avons vu, qu’outre bien sûr l’aspect dimensionnel et celui de la question des plans de frappe réservés des préformes, la spécificité majeure de ce procédé était celle de la morphologie de la crête antérieure dont le profil dessine une courbe continue relativement marquée rejoignant les deux extrémités. Nous ajouterons que toutes les préformes considérées de cette époque présentent de manière récurrente ce caractère distinctif.
108Concernant le schéma d’exploitation, conformément aux modèles classiques, l’initialisation de la production s’effectue par l’enlèvement de la crête antérieure dont la courbure longitudinale laissera son empreinte sur la table laminaire, qui la transmettra elle-même ensuite aux lames qui suivront.
109Cette opération de détachement de la lame à crête créera latéralement les nervures guides des deux lames sous-jacentes qui seront débitées après (lames sous-crête), ouvrant ainsi la surface de production et amorçant son exploitation laminaire.
110Le débitage qui suit montre un rythme séquentiel de production, opérant frontalement sur une table laminaire étroite (fortement cintrée) par de courts enchaînements de lames juxtaposées ou alternées selon le choix du tailleur. Cette production apparaît sous la forme caractéristique de lames relativement normalisées, étroites peu épaisses, de profil arqué, à nervures parallèles et dont la longueur présente une certaine variabilité.
111À cette production qui s’avère parfaitement normée manque une autre dimension à laquelle nous nous sommes intéressés, celle de la flexibilité du procédé, de ses aptitudes et de ses potentialités. Bien que la méthode le permette, nous ne croyons pas qu’il y ait eu dans les objectifs de débitage la volonté d’une production exclusive de longs supports. Du moins nous n’en avons pas le témoignage.
112En revanche, nous voyons plutôt dans ce procédé l’expression d’un système adaptable, relativement souple, permettant par le jeu des convexités de la carène et du cintre de la table, une certaine modularité de la longueur des produits.
113Par sa configuration à fortes convexités, la morphologie de la table laminaire se prête parfaitement à cette réalisation. Son exécution et la planification dimensionnelle des lames pouvant s’opérer par le détachement des supports, selon un subtil équilibre entre l’angle de la table laminaire et l’orientation du plan de frappe et un dosage contrôlé de l’impact porté tangentiellement par le percuteur (nécessairement organique).
114Par ce type de contrôle de longueur, en particulier sur les lames à crête, nous n’excluons pas non plus, ponctuellement, l’éventualité d’un aménagement particulier au niveau de la crête permettant d’interrompre la progression du front de fracture.
115Nous n’écartons pas non plus la possibilité d’une normalisation de la longueur des produits par l’utilisation du plan de frappe opposé permettant, par l’enlèvement de lames intercalées et le jeu des convexités sur le contrôle des nervures, de prédéterminer la morphologie et les dimensions des supports.
116Cette modularité morphométrique optionnelle des produits révèle donc un champ d’observation et de réflexion particulier dépassant le simple aspect technique du procédé. Procédé, qui, comme nous l’avons vu précédemment et l’aborderons également en conclusion, ouvre au registre du culturel, à ses règles, à ses traditions.
117De développement maintenant reconnu à la charnière du Magdalénien moyen/récent et de la première moitié du supérieur (MMR-MSA), ce procédé de production laminaire est conforme dans ses grandes lignes à celui distingué sur le site de l’Usine Henry à Creysse en Dordogne (Guichard 1961 ; Morala 1992). Depuis, les travaux menés sur les assemblages régionaux ont enrichi notablement les connaissances sur le sujet à l’échelle du bassin Aquitain (e. a . Braëm 2003 ; Bündgen 2002 ; Henry 1998 ; Langlais 2007, 2020 ; Morala 1999, 2000 ; Pétillon 2006 ; Taylor 2009). Approches qui par ailleurs ont également contribué à donner à ce concept laminaire un cadre chrono-culturel concret.
118Ainsi, dérivant nécessairement d’un schéma plus classique de la première moitié du Magdalénien moyen (MMA) (Langlais op. cit., Sécher et al. 2018, …), le procédé se développe au cours du Magdalénien moyen récent (MMR), période de forts mouvements et de croisements de populations favorisant les échanges, comme l’indiquent notamment la diffusion de produits à moyennes et à longues distances (250 km voire plus).
119Peut-être moins normés, les produits laminaires de la première partie de ce continuum technique, à l’image des grandes lames pyrénéennes en silex de Bergerac attribuées au Magdalénien moyen récent (MMR) (ex. Enlène : 13400 ± 120 BP (Gif 5 770) : Clottes, 1983), sont issus d’ateliers tels que celui de Villazette à Creysse (daté de 13680 ± 120 BP (GifA94591) : Boëda, in Langlais 2020 p. 105).
120Vers le début du Magdalénien supérieur (MSA) ces lames sont progressivement remplacées par les productions normalisées provenant d’autres ateliers bergeracois comme Usine Henry, Gabastou…, (non datés mais avec burins bec de perroquet). Ces sites de production attestent de la continuité du processus, durant au moins la première moitié du Magdalénien supérieur. Corrélativement, dans de nombreux habitats leurs équipements associent débitage normalisé et outillages lithiques et osseux caractéristiques de la période (dont les harpons), notamment au Soucy, la Madeleine, Raymonden-Chancelade, Laugerie-Basse, Lestruques…, voire à Montgaudier, abri Paillon (daté de 13 320 ± 360 BP : BM-1916 (Dujardin 2013) ou encore au Morin en Gironde dans le niveau B (daté de 12870 ± 60 BP soit 15086-15738 BP cal (OxA-26666) : Barshay-Szmidt et al. 2016).
121Ces éléments traduisent une expression marquée de ce concept laminaire qui se met en place et se développe au cours de la première partie du Tardiglaciaire. Ensuite, progressivement, le phénomène périclitera et s’éteindra comme observé à la Madeleine (fouilles J.-M. Bouvier) vers le niveau 24 (Morala 2014).
122L’opportunité qui nous a été donnée de pouvoir étudier la pièce de Port d’Envaux nous a également permis d’examiner les différents aspects qui entourent la problématique de cette catégorie d’objets ainsi que le concept technique duquel elle procède.
123Il reste cependant, hors du domaine descriptif, un point particulier qui a été juste esquissé précédemment et que nous aborderons à présent sous forme de conclusion, celui touchant à l’argumentation et à l’interprétation de certaines observations.
124En effet au cours de ce travail plusieurs questions se sont posées concernant les préformes, et les explications « logiques » qui leur ont été apportées ouvrent à un espace de réflexion inhabituel dans ce type de démarche, mais qu’il nous a paru intéressant d’examiner.
125L’attention portée à la production laminaire d’une part et aux préformes et nucléus d’autre part, nous a conduit à nous interroger sur la nécessité et/ou l’utilité de réaliser de tels grands éléments, mais aussi sur les motifs de leurs déplacements sur de grandes distances.
126La première réponse venant à l’esprit, souvent la plus fréquemment avancée, est d’ordre économique. C’est-à-dire celle d’une anticipation des besoins d’approvisionnement ou de constitution de stock de matière première, permettant d’alimenter des zones où les matériaux sont déficitaires ou de moindre qualité, ou encore de dimensions réduites. Cependant, cet argument qui pourrait se justifier en d’autres lieux, moments et circonstances, ici ne tient pas.
127En effet, la raison purement économique comme motif de ravitaillement de lieux pauvres en ressources minérales ne peut être retenue, puisque les grandes préformes et nucléus ont circulé et existent aussi (hors ateliers de production) dans des secteurs où la matière est présente, voire abondante et de qualité (Laugerie-Basse, Raymonden-Chancelade, Lestruques, Montgaudier,…).
128De ce fait, les raisons de l’exportation de ces pièces ne se justifient pas non plus ou pas uniquement par l’absence ou la rareté de ressources dans ces lieux.
129Quel pouvait donc bien être l’intérêt de déplacer sur de longues distances (plusieurs dizaines voire centaines de km) des pièces lourdes et encombrantes (de 4 à 5 kg voire plus), plutôt que des petits nucléus et faisceaux de lames, plus légers et permettant lors du transport l’équilibrage des charges.
130En raison de ces contraintes, les motifs du déplacement de telles pièces sont à rechercher ailleurs.
131Il y a en effet nécessairement derrière ce comportement une exigence, celle de vouloir et pouvoir produire tous types de supports laminaires où que ce soit, puisque, dans le cas contraire, il aurait été plus simple de les transporter déjà débités.
132Aussi, l’explication la plus rationnelle pouvant être apportée à cette question de présence de pièces loin de leur lieu de conception aurait pu être la possibilité de disposer à tout moment et quel que soit le lieu, du large éventail laminaire qu’offrait le procédé décrit précédemment (tant par sa modularité que son contrôle de la production) permettant de couvrir la totalité des besoins relatifs à l’équipement minéral.
133Au-delà de ce constat, les objectifs comme la finalité de l’exportation des préformes peuvent être envisagés sous deux aspects différents. Soit les pièces après avoir effectué le déplacement auraient été débitées par l’individu ayant assuré le transport, soit cet individu les aurait remises à un destinataire (don, échange…) qui en aurait lui-même assuré l’exploitation.
134Si derrière ces deux images figure une illustration plausible de l’exploitation laminaire ayant pu ou dû être faite des préformes hors zone de production, la deuxième possibilité nous renvoie au point particulier que nous avons déjà traité. Celui concernant les plans de frappe volontairement non aménagés dans un but peut-être conventionnel, laissant au destinataire, vraisemblablement comme « témoin de garantie », la faveur et le soin de réaliser lui-même cette préparation.
135Mais s’entrouvre ici un domaine de l’argumentaire déjà fortement ancré dans le fait culturel que nous ne dépasserons pas.
136Ainsi, sous les traits singuliers de ce remarquable objet qu’il nous a été donné d’étudier ici s’est ouvert tout un espace d’observation et de réflexion inattendu nous conduisant à élargir notre champ d’investigation hors du cadre habituel de réflexion, dans un domaine inaccoutumé de l’analyse lithique, mais qu’il nous a paru intéressant de parcourir, tant pour son originalité que pour les orientations suggérées.