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Conclusion

Sandrine Costamagno, François Bon et Nicolas Valdeyron
Traduction(s) :
Conclusion [en]

Texte intégral

1L’ambition de cette rencontre était-elle une fausse-bonne question ? Était-il en effet à notre portée de chercher à identifier et à décrire des critères spécifiques qualifiant la fonction de « halte de chasse » parmi différents registres préhistoriques et ethno‑archéologiques – étalés pour les uns depuis le Paléolithique moyen jusqu’au Mésolithique, pour l’essentiel en Europe de l’Ouest et secondairement au Proche‑Orient et, pour les autres, s’invitant en Afrique et aux deux extrémités des Amériques ? À en juger par les difficultés que l’ensemble des participants et des auteurs ont rencontrées en essayant d’y répondre, c’est la conclusion à laquelle nous pourrions, de prime abord, aboutir. Mais voilà bien justement l’une des principales et, sans doute, du moins l’espérons nous, salutaires dimensions de cette rencontre : l’inconfort intellectuel dans lequel nous avons tous été plongés quand il s’est agi de déterminer la fonction de sites que l’on pourrait pourtant, a priori, considérer comme les plus simples, les plus banals, pour des populations de chasseurs-cueilleurs…

2En effet, comme cela a été rappelé en introduction de ce volume, la question de la fonction des sites occupe, depuis plus de 40 ans, une place déterminante en préhistoire, surgissant systématiquement, et à juste titre, lorsqu’il s’agit d’interpréter la variabilité de tel ou tel assemblage archéologique ou bien, a fortiori, de proposer tel ou tel modèle d’organisation territoriale. Bien sûr, depuis longtemps déjà, nous bénéficions de références ethnologiques ayant permis de concevoir les cadres théoriques de cette question, à commencer par les propositions fondatrices de Lewis Binford et sa classification des populations de chasseurs-cueilleurs, établissant un gradient de comportement entre, d’un côté, les foragers et, de l’autre, les collectors. Mais, quelles que soient les vertus manifestes de tels modèles et la valeur des multiples applications ayant fleuri en préhistoire depuis plusieurs décennies autour de ces notions, dans quelle mesure ce cadre théorique a-t-il réellement été converti en grille d’analyse méthodologique dans le champ de l’archéologie préhistorique ?

3Notre inconfort, le voilà : à mesure que les études et les réflexions ont convergé dans cette direction, que la fonction des sites et l’organisation territoriale des groupes humains sont devenues des questions de plus en plus pressantes, on a pris simultanément conscience de l’enjeu crucial de ces notions et de notre dénuement face à elles. Ainsi, derrière une simple et banale halte de chasse, se dissimulent des aspects très importants de l’organisation sociale d’un groupe humain, ne serait‑ce parce que, telle que théoriquement définie, elle permet de saisir l’identité sociale des acteurs de la chasse. En d’autres termes, il ne s’agit plus, et depuis longtemps, au travers de cette question de la fonction des sites, de chercher seulement à nourrir les chroniques préhistoriques par une compréhension plus fine de la diversité de leurs comportements techniques, mais bien de chercher à montrer dans quelle mesure nous pouvons appréhender l’organisation socio-économique de ces populations et en percevoir l’évolution.

4L’ethnologie, une fois encore, nous montre la voie… tout en démontrant (cruellement !) nos insuffisances. Ainsi par exemple, les modèles proposés par différents auteurs et notamment Alain Testart, nous convaincraient volontiers que, derrière le degré de technicité des armes employées par tel ou tel groupe humain, s’expriment avant tout leurs choix et orientations du point de vue de la sociologie de la chasse. En d’autres termes, si une chasse menée à l’arc permet, mieux que la sagaie, et elle-même mieux que l’épieu, de conduire une expédition solitaire plutôt qu’une battue collective, nous voici bien au cœur de l’organisation sociale des groupes. Dès lors, en vertu des propositions couramment émises sur l’équipement de chasse et son évolution depuis le Paléolithique moyen jusqu’au Mésolithique, il serait tentant de voir dans cette évolution la lente mise en place de la figure du chasseur, silhouette armée d’une sagaie puis d’un arc se détachant d’un groupe compact hérissé d’épieux. Réciproquement, en contexte ethnologique, le choix de tel ou tel gibier, depuis le piégeage de petits animaux inoffensifs jusqu’à la battue nécessairement collective de quelque grosse bête féroce, a également permis de proposer des modèles en matière de sociologie de la chasse. Mais, dès lors, une fois revenus en Préhistoire, sommes-nous capable de lire cette transformation des comportements du point de vue non seulement des équipements et des gibiers, mais aussi des sites et de leur complémentarité ? En d’autres termes, la « halte de chasse » matérialisant l’expédition plus ou moins solitaire d’un petit groupe de chasseurs, partis à quelques distances de son camp résidentiel afin d’acquérir des ressources destinées à y être ramenées, telle qu’elle est illustrée dans le modèle collector, parvenons-nous à en cerner la présence dans le registre archéologique ? Cette question est d’autant plus complexe que, comme cela a été souligné par plusieurs intervenants (Legoupil ; Rendu et al. ; Marchand et al. ; Fontana), la « halte de chasse » peut être le lieu d’activités distinctes selon qu’elle prend place avant, pendant ou après la chasse : « préparer les armes, guetter le gibier, l’abattre, le découper pour le transport ou sa conservation » (Marchand et al.) sont autant d’actions qui peuvent être réalisées conjointement ou non sur une halte de chasse, parfois d’ailleurs sans laisser de traces ou bien peu.

5Des discussions ayant animé cette rencontre, comme de plusieurs des contributions réunies dans ce volume, il ressort donc que la question de la « halte de chasse » pose avant tout un problème d’ordre sociologique. Et que c’est cette dimension qui doit dicter la nature des critères archéologiques que nous devons chercher à mobiliser. En d’autres termes, un lieu donné ne vaut en tant que « halte » que si nous parvenons à démontrer sa complémentarité par rapport à d’autres sites à caractère « résidentiel ». Et c’est bien la complémentarité tout à la fois technologique, économique et sociale de ces différents lieux que nous devons appréhender. C’est cette perspective qui a nourri notre effort collectif pour parvenir à dégager certains critères de définition de ce que peut être une « halte de chasse » (HC), par contraste avec un « camp résidentiel » (CR). Avec la précaution suivante : si une halte est donc entendue comme un lieu ponctuellement occupé par quelques chasseurs partis en expédition acquérir un gibier destiné à être ramené vers un camp résidentiel, de telle sorte que la première (HC) est donc par définition complémentaire du second (CR), ce dernier peut, en revanche, selon les modèles d’organisation socio-économique, fonctionner de façon autonome ; dans le modèle foragers, il n’existe théoriquement que des camps résidentiels (tout du moins parmi les occupations archéologiquement visibles…).

  • Sur la récurrence des occupations : ce critère ne semble pas en mesure de distinguer une HC d’un CR, dès lors que les conditions sitologiques (topographie, orientation, conformation du site, accessibilité des ressources…) ayant dicté l’installation de l’un ou de l’autre à un endroit donné ont pu jouer à plusieurs reprises.

  • Sur l’aménagement de l’espace : on est en droit d’attendre un faible investissement dans le cas d’une halte (par exemple : pas de construction d’abri nécessitant l’acquisition et le transport de matériaux lourds et/ou sur de longues distances) ; on ne peut en revanche renverser cet argument pour définir ce que serait un CR : si un fort investissement ne plaide pas en faveur d’une halte, un faible investissement n’exclut pas qu’il puisse s’agir d’un camp résidentiel.

  • Sur la nature du gibier et de la chasse : une HC se doit d’être définie, pour chaque épisode de chasse, par une faible diversité du spectre faunique, sans pour autant qu’il s’agisse obligatoirement d’une chasse spécialisée à proprement parler ; on ne peut en revanche là encore renverser ce critère, un CR pouvant très bien correspondre à l’exploitation d’un seul et même taxon. Le caractère saisonnier de la chasse est un critère qu’il ne faut pas négliger. Une halte de chasse étant de courte durée, le gibier est nécessairement chassé durant un court laps de temps. Cette caractéristique n’est bien évidemment pas exclusive des HC et peut être parfois difficile à appréhender dans des HC occupées de façon récurrente. Un meilleur critère de distinction réside dans l’exploitation du gibier : les vestiges rencontrés dans une HC doivent obligatoirement traduire l’emport d’une partie de la carcasse et, réciproquement, en signaler une faible consommation – la difficulté résultant néanmoins dans la distinction de ce qui relève d’une consommation sur place et d’une préparation des carcasses en vue de leur transport ; réciproquement, un CR doit correspondre à une plus intense consommation in situ, sans pour autant exclure l’absence complète d’un emport limité. La taille du gibier chassé et le nombre d’animaux abattus sont des facteurs à prendre en compte. La masse de ressources disponibles peut en effet contraindre à un déplacement à proximité du lieu d’abattage de tout ou partie du groupe, excluant de fait une HC.

  • Sur les activités liées au traitement de la carcasse : sans doute est-ce là que résident les meilleurs arguments, dès lors que l’on s’attend à ce qu’une HC recèle des pratiques bouchères destinées surtout à préparer les portions de carcasses à emporter (ceci pouvant concerner la viande, mais aussi le prélèvement de la peau ou de certains os) ; en revanche, on ne s’attend pas à trouver d’autres phases de traitement, comme l’ensemble de la préparation des peaux ou de la transformation des matières dures animales. En d’autres termes, toute action entraînant un séjour de longue durée (séchage et traitement des peaux demeurant le meilleur exemple) est exclue d’une HC ; elle trouvera bien davantage (mais pas de façon obligatoire) sa place dans un CR.

  • Sur les activités liées à la confection de l’équipement : là encore, les activités de longue durée sont exclues d’une HC et l’on ne s’attend donc pas à y rencontrer d’abondantes activités de taille de la pierre ni de transformation des matières dures animales. Toutefois, il est nécessaire de prendre en compte le contexte géologique des lieux : si la HC est implantée à proximité immédiate de ressources minérales, ceci peut expliquer une activité de taille de la pierre plus importante que si les gîtes de matières premières sont plus éloignés. Dans un CR, on est en revanche en droit d’attendre une place plus importante des activités liées au renouvellement des équipements, notamment domestiques mais, là encore, cette situation n’est pas un critère absolu, surtout si le CR est implanté à longue distance des gîtes de matières premières, ce qui a pu entraîner le transport de la majeure partie des équipements déjà confectionnés. Dans un même ordre d’idée, toute trace d’apprentissage, par exemple de la taille de la pierre, paraît être exclu d’une HC, mais sa présence n’est évidemment pas obligatoire dans un CR.

  • Sur les activités liées à la consommation de l’équipement : on ne doit guère rencontrer de traces d’une réelle consommation de l’équipement dans une HC, hormis quelques vestiges ténus de réfection d’armes et / ou de couteaux de boucherie. Ces critères doivent naturellement être pondérés en fonction de la nature des équipements et de leur durée de vie présumée. Réciproquement, le réaffutage d’outils liés à l’exécution d’activités coûteuses en temps, comme le traitement des peaux sèches, exige une durée d’installation incompatible avec une HC. La présence de nombreux grattoirs ou de racloirs (pour peu que l’on puisse prouver leur implication dans le traitement de peaux sèches), sous la forme d’outils comme a fortiori d’éclats de retouche, est donc un critère propre à distinguer un CR d’une HC.

  • Sur les activités à caractère rituel ou symbolique : rien n’exclut qu’une HC possède des vestiges d’activités symboliques, comme par exemple des traces pariétales si nous sommes en contexte d’abri. Mais, là encore, tout est question du degré d’investissement et du temps demandé : le transport de matériaux (colorants, etc.) et l’investissement temporel impliqué par certaines techniques excluent leur mise en œuvre durant une occupation de type HC. De la même façon, une sépulture n’est pas proprement exclue d’une HC (il a bien dû arriver des accidents de chasse et rien n’interdit que la victime soit inhumée dans un tel lieu). Ce sera le cas par contre si celle-ci est accompagnée d’un mobilier très abondant, non directement impliqué dans les activités cynégétiques et / ou pondéreux. Un cas semble toutefois parfaitement exclu d’une HC : celui correspondant à l’inhumation de jeunes enfants. Dans un même ordre d’idée, la présence de dents déciduales, si elle est logique bien que naturellement pas systématique dans un CR, paraît a priori tout à fait exclue d’une HC.

6On le voit bien, aucun des critères listés précédemment n’est univoque et seule une convergence de signatures archéologiques permet réellement de proposer une définition de la « halte de chasse » :

  • Faible investissement dans l’aménagement de l’espace, absence de transport sur de longues distances de matériaux pondéreux ;

  • Chasse saisonnière (mais possibilité de plusieurs saisons pour les HC réoccupées) ;

  • Faible diversité du spectre faunique ;

  • Peu d’individus abattus, surtout s’il s’agit d’un gibier de grande taille ;

  • Absence d’opérations en aval de la chaîne opératoire d’exploitation de l’animal (tannage de peaux sèches, production d’objets en matière dure animale) ;

  • Consommation sur place limitée et emport d’une part conséquente des ressources disponibles ;

  • Activités de taille limitées sauf si la HC est implantée à proximité de gîtes de matière première ; consommation réduite de l’équipement sauf, éventuellement, celui impliqué dans la chasse ;

  • Pratiques rituelles ou symboliques possibles, mais avec degré d’investissement faible dans l’acquisition et le transport des éléments qui leur sont liés ;

  • Toute signature témoignant de la présence de jeunes enfants sur le site (sépulture infantile, dent de lait, trace d’apprentissage) exclut l’hypothèse d’une halte de chasse.

7Si nous revenons à présent sur les exemples décrits durant cette rencontre, et qui ont servi de points d’appui aux réflexions évoquées précédemment (c’est-à‑dire à la fois d’exemples et de contre-exemples…), trois cas de figure se font jour : les exemples ethnoarchéologiques sur lesquels nous reviendrons en fin de discussion, les études mettant conjointement en avant les registres faunique et industriel et, enfin, celles ne mobilisant que les industries, le plus souvent alors principalement lithiques. Intéressons-nous en premier lieu à ces dernières. À Chaloignes (Marchand et al. a) et à Pont-Glas (Marchand et al. b), en contextes respectivement azilien et mésolithique, mais également dans la plupart des sites belloisiens du Bassin parisien (Bodu et al.), en l’absence de vestiges fauniques, la fonction des sites est discutée sur la base du degré d’investissement dans l’aménagement de l’habitat, du fractionnement dans l’espace des chaînes opératoires de production lithique et de l’abondance relative des armatures vis-à-vis des outils liés à la boucherie et, plus généralement, au traitement des carcasses (ceci pouvant inclure le travail des peaux). À Chaloignes, l’absence d’aménagement pourrait évoquer des occupations de courte durée tandis que l’absence de remontage entre les divers locus permet de privilégier l’hypothèse de petites occupations de groupes distincts plutôt que celle d’un campement aux aires d’activités complémentaires. Dans le locus 1, l’abondance des armatures, confectionnées sur place et dont certaines portent des fractures d’origine cynégétique, ainsi que la présence d’instruments liés au travail du bois, pourraient témoigner d’une halte en amont, en lien avec la confection des flèches (et pas seulement des pointes), mais aussi en aval de la chasse. Néanmoins, la mise en évidence d’un travail de peaux en cours de séchage soulève des interrogations quant à la durée de cette seconde phase, qui ne semble pas bien cadrer avec l’hypothèse d’une halte telle qu’elle a été précédemment définie. À Pont-Glas, la large prépondérance des armatures et leur fort taux d’utilisation témoigneraient de courts séjours en lien avec des activités cynégétiques (confection et réfection des armes), cette station qualifiée de logistique pouvant avoir été occupée à plusieurs reprises par des groupes de chasseurs partis en expédition à distance de leur camp résidentiel et de leur aire d’approvisionnement usuelle. Mais s’agit-il pourtant, à proprement parler, d’une halte de chasse ?

8Francois Bachellerie et ses collaborateurs, à l’aide d’un argumentaire très proche, arrivent à des conclusions similaires pour de petites occupations en grotte châtelperroniennes, proposant que l’existence de ces dernières différencie un tel contexte de celui de l’Aurignacien, où aucune halte de chasse ne serait connue, tout du moins dans la région concernée par leur étude, les Pyrénées. Mais, comme ils l’évoquent à juste titre dans leur contribution, la visibilité relative des armatures selon les industries est un facteur limitant lorsque ces dernières sont seules mobilisables : comment en effet mettre en évidence dans certains cas cette prégnance de la chasse sur un site donné ? Ne doit-on pas s’étonner que la plupart des contextes du Paléolithique supérieur recelant des sites jugés spécialisés dans la chasse sont ceux où ont été développés des armes confectionnés à l’aide de pointes lithiques (exemple : Châtelperronien) et non ceux comportant des pointes osseuses et / ou des armatures composites latérales, sous la forme de lamelles (exemple : Aurignacien) ? Si le modèle « pointe lithique » est peut-être plus volontiers adapté à un mode d’organisation de la chasse intégrant l’existence d’expéditions logistiques et donc de haltes, la question de la signature archéologique de ces différents types d’équipement doit aussi être interrogée. Surtout si l’on ajoute à cette question celle de la taphonomie des assemblages. Si cet écueil est partiellement évité sur des sites de plein air comme il en existe dans le Bassin parisien (Bodu et al.), du fait d’un enregistrement sédimentaire exceptionnel permettant de préserver des « instantanés » d’occupations, dans le cas de palimpsestes, ce qui est souvent le cas des occupations en grottes et abris évoquées précédemment, cette signature archéologique devient vite indéchiffrable.

9Parmi les sites pour lesquels sont conjointement mobilisables données fauniques et données industrielles, il faut distinguer ceux pour lesquels la faune n’a pas fait l’objet d’étude proprement archéozoologique. La plupart des sites gravettiens discutés par Aurélien Simonet entrent dans cette catégorie et c’est donc sensiblement sur les mêmes critères que précédemment que peut être convoquée la figure de la halte de chasse. Dans ce cadre, et compte tenu de cette limite, peu de sites discutés sont de bons candidats. À la Carane-3, malgré la faiblesse du matériel lithique, la diversité des spectres fauniques renvoie à plusieurs épisodes de chasse qui, s’ils sont intervenus au cours d’une même occupation, cadrent mal a priori avec une halte de chasse. Le second exemple, Amalda, a longtemps été considéré comme une halte de chasse spécialisée dans les ongulés de montagne mais, si l’abondance des armatures et la faiblesse de la production lithique vont dans ce sens, les récentes études taphonomiques menées sur le matériel osseux ont révélé que l’isard et, dans une moindre mesure, le bouquetin n’avaient pas une origine anthropique. L’étude archéozoologique en cours devrait apporter des éléments de réponse intéressants aux interprétations proposées principalement à l’aide des seules industries.

10À l’exception de l’ensemble moustérien de Payre (Daujeard et al.) et des occupations mésolithiques des Fieux (Valdeyron et al.) qui se caractérisent par des spectres diversifiés, tous les autres exemples discutés dans les actes de cette rencontre font référence à des spectres relativement spécialisés. À Payre, la production et la consommation sur place de l’industrie lithique renvoient à un site résidentiel, ce que viennent confirmer les vestiges fauniques qui témoignent d’un apport sur le site des parties les plus riches et d’une consommation sur place des ressources alimentaires ainsi disponibles. D’après les micro-usures dentaires des proies, la grotte aurait été occupée de façon récurrente durant des laps de temps courts et les auteurs évoquent un « campement de courte durée » (Daujeard et al.). L’exemple des Fieux est très intéressant puisque la production orientée principalement vers le débitage de lamelles souvent façonnées en armatures rappelle les haltes de chasse précédemment décrites, mais les vestiges fauniques, qui ne renvoient pas à une gestion de type logistique, viennent quelque peu contredire cette hypothèse. Le tableau de chasse diversifié, la transformation et la consommation des ressources alimentaires, l’absence d’emport, le travail sur place d’objets en matière dure animale, un registre d’activités beaucoup plus large qu’attendu révélé par l’analyse fonctionnelle, sont autant d’arguments qui plaident en faveur d’un campement temporaire résidentiel de chasseur-cueilleurs et non à proprement parler d’une halte de chasse (Valdeyron et al.).

11Le Crôt du Charnier à Solutré pour le cheval et dans une moindre mesure le renne (Aurignacien ; Bayle et al.), Mauran et la Quina pour le bison (Moustérien ; Rendu et al.) ou Umm el Tlel pour le dromadaire (Moustérien ; Griggo et al.), correspondent à des emplacements stratégiques pour la chasse. Sur les trois premiers, le fractionnement de la chaîne opératoire évoque des occupations de courte durée dédiée à l’exploitation des carcasses de gros ongulés qui ont souvent fait l’objet d’un traitement intensif. À Mauran comme à la Quina, l’abattage de plusieurs individus au cours d’un épisode de chasse est envisagé. Le rabattage des troupeaux nécessitant la participation d’un nombre d’individus relativement important, il est fort probable que tous les membres du groupe (voire de plusieurs) y aient pris part, excluant une segmentation sociale. Si la préparation des carcasses a pu aussi mobiliser tous les membres du groupe, l’emport de certaines ressources probablement vers des lieux plus propices à des installations humaines plus pérennes témoigne néanmoins d’une complémentarité avec d’autres sites. C’est également ce qui est envisagé dans le gisement moustérien des Pradelles pour les carcasses de rennes qui, après avoir fait l’objet d’une boucherie secondaire, auraient été emportées ailleurs sous forme de produits finis (Rendu et al.). Le faible degré de résolution de ces sites moustériens (Mauran, La Quina, Les Pradelles) est néanmoins problématique puisqu’une grande partie de l’argumentaire repose sur le nombre important d’animaux abattus relativement à la faible durée présumée des occupations d’après l’industrie lithique. Or, dans un même ordre d’idées (abondance des vestiges fauniques / faiblesse numérique des équipements), Solutré apparaît davantage comme un « camp de chasse » que comme une halte à proprement parler, Gregory Bayle et ses collaboratrices évoquant la présence potentielle de l’ensemble des membres d’un groupe aurignacien « afin de participer à toutes les activités impliquées par le traitement des gibiers capturés ». Cependant, il est vrai que, à Solutré, un critère essentiel fait défaut : l’emport d’une partie des ressources vers un autre site n’est pas attesté. En définitive, Umm el Tlell (Griggo et al.) est probablement, parmi les sites discutés, l’archétype le plus abouti de la « halte de chasse » telle que nous l’avons définie. Tout porte à croire que l’occupation concernée ici, en l’occurrence moustérienne, a correspondu au temps nécessaire à l’abattage de quelques dromadaires et à la préparation des carcasses afin d’en faciliter le transport. Le site localisé à proximité d’un lac a pu servir de poste d’affût fréquenté seulement par quelques chasseurs, la capture de ces animaux en un tel lieu ne nécessitant pas forcément le concours d’un nombre important de personnes, tandis que l’emport d’une partie du produit de cette chasse confirme son caractère complémentaire avec un camp résidentiel implanté ailleurs.

12Balma Guilanya (Martinez-Moreno et Mora Torcal) ou Grotta del Clusantin (Peresani et al.) sont tous deux des sites épipaléolithiques de montagne spécialisés dans l’acquisition de proies inféodées à ce biotope particulier, le bouquetin pour le premier, la marmotte pour le second. Pour autant, pour les deux sites, il n’est nullement question d’expéditions logistiques mais c’est bien tout le groupe qui se déplacerait saisonnièrement en montagne afin d’exploiter les proies recherchées, certaines ressources – fourrure pour les marmottes, denrées alimentaires pour le bouquetin – pouvant être emportées ailleurs. Ces sites, spécialisés dans des activités d’approvisionnement et d’exploitation d’animaux montagnards couplées à une fonction résidentielle, sont également décrits par Federica Fontana dans le nord de la péninsule italienne au Mésolithique. Dans ce secteur, la plupart des stations de moyenne montagne témoigne d’occupations de courte durée, liées à des activités de chasse pouvant donc prendre place dans de « petits » camps résidentiels d’altitude occupés seulement pendant la bonne saison (sans qu’il soit possible à l’heure actuelle de préciser la structure sociale des groupes et donc de formuler l’hypothèse « halte de chasse »), tandis que la mauvaise saison correspondrait à des installation en plaine, dans de « grands » camps résidentiels.

13Partons en plaine, justement. Le Bassin parisien offre, pour différents épisodes du Tardiglaciaire (Magdalénien, Azilien, Belloisien), un contexte particulièrement propice afin d’interroger notre capacité à cerner cette question de la fonction des sites et de leur complémentarité éventuelle (Bodu et al.). Mais, de fait, si cette région détient plusieurs très beaux exemples de véritables camps résidentiels, grâce à l’analyse combinée de l’organisation des habitats, de la diversité des activités qu’ils recèlent, des témoignages d’apprentissage signant la présence de groupes familiaux au complet (Étiolles, Pincevent, Verberie…), l’existence de « haltes de chasse » semble en revanche se dérober. Cela signifie t-il qu’elles n’existent tout simplement pas, comme cela est peut-être en effet le cas dans le Magdalénien, ou bien que nous ne sommes pas en mesure de les identifier, comme cela pourrait être davantage le fait de l’Azilien, en particulier pour sa phase récente (d’après l’exemple du Closeau) ? L’avenir le dira sans doute, ainsi que cela est proposé pour le Belloisien. Sa définition nécessite en effet de parvenir à mieux confronter les données obtenues sur de nombreuses occupations spécialisées avec celles de camps résidentiels, malheureusement trop rares pour l’instant. Si les premières détiennent des activités centrées autour de la boucherie mais aussi et surtout de la production lithique, et ne peuvent donc être seulement considérées comme des haltes de chasse, il s’agit bien, certainement, d’occupations complémentaires des seconds.

14Les trois contributions mêlant archéologie et ethnologie sont venues compléter de manière particulièrement éclairante celles strictement archéologiques : rien de très nouveau de ce point de vue là, bien entendu, mais la capacité heuristique de ces approches croisées mérite, une fois de plus, d’être soulignée. La Terre de Feu, où les Selk’nam, ne maîtrisant pas les techniques de stockage, pratiquaient une chasse presque journalière des guanacos, illustre non seulement la complexité des situations observées mais aussi la difficulté à en isoler les signatures archéologiques, quand bien même les données ethnohistoriques rendent bien compte de cette diversité (Legoupil). Individuelle ou collective, cette chasse, pratiquée dans le cadre d’une mobilité résidentielle à haute fréquence de déplacements, ne laissait que peu de traces : ici, seule la halte finale, celle du lieu d’abattage, a quelques chances d’être conservée. De fait, la comparaison entre les deux registres montre un décalage net entre ce qui peut‑être attendu, à partir des sources ethnohistoriques, et ce qui est retrouvé par l’archéologie, à ce jour encore peu significatif et assez monocorde. À l’autre extrémité du continent, la confrontation entre les données issues de ces deux mêmes registres – éventuellement complétées par les éclairages fournis par les communautés autochtones occupant les terres ancestrales – nous amène, pour les chasseurs-cueilleurs du Canada oriental, sensiblement au même constat : ici aussi, la variabilité et la complexité des situations observées ou rapportées ne trouvent qu’un écho très atténué dans les données recueillies sur le terrain (Burke). Et les pièges existent, nombreux, notamment en ce qui concerne le lien entre activités de chasse et variations de morphologie sociale, encore compliquée par de forts contrastes saisonniers : tel groupe, appliquant pendant une partie de l’année une mobilité résidentielle – et se déplaçant alors en tant que groupe de chasse – peut très bien, à un autre moment, opter pour une gestion logistique de son territoire et connaître, dès lors, des moments de segmentation intense liés éventuellement à la chasse, mais pas uniquement. En témoignerait une multitude de petits sites, qui ne sont donc pas tous des haltes de chasse, mais dont la reconnaissance se révèle essentielle pour la bonne compréhension des modes de vie de ces populations. Leur intérêt potentiel pesant peu de poids face aux intérêts financiers ou économiques, ces petits sites, jugés « non significatifs » par les aménageurs, sont malheureusement souvent sacrifiés pour des questions budgétaires, et ne sont donc pas fouillés. Plus théorique, la troisième contribution (Fougère) propose une réflexion très stimulante s’intéressant, à partir d’exemples ethnographiques, aux variations de morphologies sociales et d’activités économiques afin d’identifier, sur la durée d’un cycle annuel, des catégories d’installation. Le recours à différents exemples ethnographiques permet l’identification de trois types d’installations caractérisées chacune par des états sociologiques particuliers. Appliqué dans un second temps au Magdalénien du Bassin parisien, le modèle y confirme l’hypothèse d’une mobilité de type résidentiel.

15Bien que très différentes les unes des autres, ces trois communications ont donc en commun de montrer l’incroyable richesse du dialogue né de la rencontre entre archéologie et ethnologie et, par contraste, de souligner cruellement les manques et les vides d’une préhistoire qui, par définition, ne peut accéder à cette échelle de résolution. On peut le regretter, bien entendu. On doit surtout l’intégrer, comme une donnée irréfragable, afin de ne pas tomber dans la facilité interprétative ou la convocation sans prudence de modèles dont on oublie parfois qu’ils ne sont, justement, que des modèles. Si cette réunion a permis ne serait-ce que de le rappeler fermement, une fois encore, nous considérerons qu’elle a, au moins en partie, atteint son but. Toutefois, nous espérons qu’elle a pu concourir à en atteindre un autre, plus positif. Car, si nous devons en effet demeurer très prudents à l’égard de ces modèles, c’est aussi et surtout parce qu’il est indispensable de les convertir dans le registre archéologique sous la forme d’une grille d’analyse adaptée. C’est ce que nous avons tenté de faire collectivement dans cette rencontre. Bien sur, cette grille d’analyse revient à formuler l’existence d’un modèle qui, bien qu’archéologiquement défini cette fois, n’en est pas moins théorique et naturellement critiquable. Voilà bien son rôle désormais : être critiqué, comme cela est d’ailleurs d’ores et déjà en marche dans les contributions rappelées précédemment, mais sur des bases que nous espérons un peu plus solides, car davantage archéologiquement fondées. Et voici donc le sort que nous espérons désormais connaître pour ces « haltes de chasse », objet principal de nos interrogations, et qui nous apparaissent aujourd’hui sans doute plus clairement, au terme de discussions conduisant à formuler la définition proposée plus haut. Cette définition, nécessairement restrictive, en appelle d’autres, qui placeront, espérons-le, la halte de chasse au sein d’un système complexe que seule une perception globale des territoires et des sites, considérés selon une triple approche de complémentarité fonctionnelle, de mobilité saisonnière et de variations des morphologies sociales, permettra, au cas par cas, de comprendre et d’interpréter.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sandrine Costamagno, François Bon et Nicolas Valdeyron, « Conclusion »Palethnologie [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 13 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/palethnologie/7983 ; DOI : https://doi.org/10.4000/palethnologie.7983

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Auteurs

Sandrine Costamagno

CNRS - UMR 5608 – TRACES, Université Toulouse II - Le Mirail, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9, FRANCE
costamag[at]univ-tlse2.fr

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François Bon

CNRS - UMR 5608 – TRACES, Université Toulouse II - Le Mirail, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9, FRANCE
bon[at]univ-tlse2.fr
Honorary Research Fellow School of Geography Archaeology and Environmental Studies, University of the Witwatersrand, Johannesburg, SOUTH AFRICA

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Nicolas Valdeyron

CNRS - UMR 5608 – TRACES, Université Toulouse II - Le Mirail, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9, FRANCE
valdeyro[at]univ-tlse2.fr

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