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La loi des séries

La loi des séries. Avant-propos

François Ripoll
p. 13-17

Texte intégral

  • 1 Une contribution relevant de ce domaine est en voie d’être publiée séparément sous une for (...)

1Le dossier « la loi des séries » est l’émanation d’une Journée d’Études de l’équipe interne CRATA (Culture, Représentations, Archéologie, Textes Anciens), composante de l’EA 4601 PLH (Patrimoine, Littérature, Histoire) de l’Université de Toulouse 2-Jean Jaurès, tenue le 21/10/2022 dans cette Université et organisée par F. Ripoll (directeur du CRATA). Le thème de cette journée se situe au croisement des axes 1 (« les textes et la langues ») et 2 (« l’objet dans tous ses états ») du CRATA, en réunissant, autour d’une problématique transversale, des communications relevant de la linguistique historique1, des études littéraires, de l’Histoire de l’Art et de l’archéologie, conformément à la nature et à l’esprit pluridisciplinaires de l’équipe.

  • 2 Voir en amont Perceau, 2002 ; Bellknap, 2004 ; Hunter, 2005 ; Valette, 2008.
  • 3 Eco, 2009.
  • 4 Milcent-Lawson, Lecolle et Michel, 2013 ; Ledentu et Loriol, 2020 ; Scheidegger-Lämmle et (...)

2La question des séries semble recouper à première vue un domaine de recherches particulièrement en vogue depuis une quinzaine d’année, dans les études littéraires en général, et anciennes en particulier, en liaison (en partie du moins2) avec le fameux essai d’Umberto Eco3 : celui des listes et des catalogues4 ; à tel point qu’à l’annonce de cette manifestation, des collègues ont immédiatement salué avec enthousiasme et comme une excellente idée ce qu’ils pensaient être une Journée sur les listes. Or au risque de les décevoir, les listes n’occupent qu’une part minoritaire dans ce dossier : c’est que la série et la liste ne sont pas tout à fait la même chose, même si les deux notions peuvent se recouper partiellement ; mais compte tenu de la popularité de la seconde notion dans le paysage scientifique actuel, il est commode de partir de leur mise en parallèle pour caractériser la première.

  • 5 Je m’inspire pour cette caractérisation globale de Loriol, 2020, p. 23-24, en dégageant ce (...)
  • 6 Cf. aussi l’exemple de l’encyclopédie chinoise donné par Loriol, 2020, p. 26-27.
  • 7 Voir Loriol, 2020, p. 27.

3De façon très sommaire, on peut les définir toutes deux comme des séquences d’éléments, au nombre de trois minimum, ordonnés de façon successive dans l’espace ou le temps et reliés par un principe d’unité5. Cependant, elles diffèrent fortement par leur nature même : la liste est une forme, la série est une structure. La liste est un objet textuel délimité et autonome, aux éléments contigus, et saisissable immédiatement par la vue. La série est une succession d’éléments de nature potentiellement très diverse (série de mots, d’images, d’objets…), qui admet la discontinuité, l’interruption, la reprise, et qui peut se reconstituer abstraitement par l’esprit en établissant des connexions mentales entre éléments épars. Que les séries ne soient pas forcément des listes est donc une évidence. Mais les listes ne sont pas non plus nécessairement des séries, même si cela est moins évident. Une liste peut être hétéroclite, partir dans tous les sens, et reposer sur une unité purement formelle, artificielle et non organique : on pense aux inventaires « à la Prévert6 ». La liste admet donc des tendances centrifuges. La série au contraire suppose un principe d’identité entre ses composantes, souvent en liaison avec l’existence d’un archétype : elle est foncièrement centripète. Il n’est pas moins vrai que beaucoup de listes sont en même temps des séries : par exemple, la « revue des héros » du chant VI de l’Énéide présente une énumération, sous une forme de type catalogique, de personnages reliés par un puissant facteur d’unité thématique, leur contribution à l’Histoire future de Rome, dans une perspective téléologique ; c’est le cas aussi des listes de dieux dans les formulaires de prières, où les noms invoqués obéissent à une logique générale et unitaire de complémentarité au regard de l’entreprise que l’on veut mener à bien7. Il en résulte que davantage de contributions portant sur des types de listes (pas n’importe lesquels toutefois) auraient pu éventuellement trouver place dans notre dossier ; mais il illustre bien, tel qu’il est, la non-coïncidence intrinsèque des deux notions, ainsi que l’inclusion potentielle de la forme-liste dans la thématique sérielle.

  • 8 Voir Balty et Cazes, 2005, p. 11-69.

4Mais la série n’est pas seulement une structure abstraite fondée sur des caractéristiques de récurrence et d’identité : elle présente aussi des potentialités affectives, en termes d’esthétique de la réception. Certes, la notion de série inspire a priori des sentiments ambivalents. Dans l’imaginaire collectif moderne, elle peut être soit connotée négativement (la « production en série », souvent synonyme de banalité et de standardisation), soit au contraire être valorisée et porteuse de prestige (notion de « série limitée », phénomène de collection…). Mais indépendamment de facteurs contextuels spécifiques, on ne peut nier que la structure sérielle procure en elle-même une forme de plaisir intellectuel, qui se laisse assez bien appréhender en considérant ce qui en est l’exemple le plus marquant dans le monde contemporain : les séries télévisées (mais les trilogies théâtrales antiques pourraient aussi constituer un point de référence). À partir de là, on peut dégager un triple « plaisir de la série ». Premièrement, le plaisir de la reconnaissance : celui de revoir des ingrédients ou des personnages récurrents, avec des jeux d’identité et de variations, mais toujours sur ce fond rassurant que constitue le retour du même. Deuxièmement, le plaisir de l’attente : du fait que les séries se déploient généralement en diachronie, dès lors que l’une d’elles semble se dessiner, on a envie de voir les éléments suivants, de comparer avec les précédents, d’évaluer la part de permanence et d’évolution, le degré plus ou moins égal de réussite. La série stimule le désir. Troisièmement, le plaisir de la saisie totalisante. La possibilité d’avoir rétrospectivement une vue d’ensemble ou une possession complète de la série procure une impression de cohérence intellectuelle et de maîtrise de la pluralité qui est à la base de la démarche du collectionneur, soucieux de réunir entre ses mains des séries complètes. À tel point que l’on peut chercher à reconstituer a posteriori un « effet de série » à partir d’éléments de provenance diverse, parfois en occultant cette disparité initiale au profit de la constitution d’une cohérence recomposée éminemment satisfaisante pour l’œil et pour l’esprit, comme l’illustre la démarche des Antiquaires qui sont à l’origine de la série de bustes constituant la « galerie des empereurs » du Musée Saint Raymond de Toulouse8. Cette sensation de dominer d’un coup d’œil un monde divers et multiple est en quelque sorte le couronnement des possibilités offertes par la structure sérielle.

5Les contributions présentées dans ce dossier ne prétendent pas épuiser toutes les problématiques et toutes les perspectives contenues dans la notion de série, mais constituent autant d’études de cas que l’on peut rattacher à certaines d’entre elles. Notre parcours nous conduira à aborder en premier lieu des effets de série à l’intérieur de textes de structure énumérative, puis des objets produits en série, avant de revenir aux textes pour envisager de façon plus élargie et plus abstraite des séries thématiques récurrentes à l’intérieur d’œuvres littéraires.

6Au confluent de la liste et de la série l’enquête de P. Robiano porte sur une énumération de quatorze noms de Géants figurant dans le dialogue l’Héroïque de Philostrate. Après avoir mis en relief les facteurs d’unité qui font de cette énumération une véritable série, l’auteur met l’accent sur les jeux de variations qui introduisent de la variété sur ce fond d’identité : diversité de nature (tous ne sont pas des Géants stricto sensu), de sources d’information à leur sujet, de conditions de découverte. L’investigation s’élargit ensuite à une « poétique de la série » fondée notamment sur des jeux d’allusivité intra- et intertextuelle qui relient le passage à l’ensemble du corpus de Philostrate ainsi qu’à des détails autobiographiques et à des références à Platon, Pausanias et Hérodote. La structure sérielle de trouve ainsi investie d’une valeur programmatique de l’esthétique de la poïkilia dont se réclame l’auteur, et que l’effet de répétition-variation avec agencement complexe permet de faire ressortir de façon concentrée.

7On quitte le domaine des listes-séries pour aborder la question de la production sérielle d’artefacts à travers deux communications relevant de l’Histoire de l’Art, celles d’E. Galbois et de L. Sageaux. La première, centrée sur les figurines de terre cuite moulée de l’Égypte gréco-romaine, s’attache en premier lieu aux procédés de fabrication, en l’occurrence la technique du moulage intégral, véritable révolution technique introduite au début de l’époque ptolémaïque, qui a permis une production de masse en accord avec les nouveaux modes de piété personnelle sur fond de syncrétisme gréco-égyptien. Après avoir détaillé le processus de fabrication fondé sur l’usage de moules bivalves et ses conséquences pratiques (augmentation de la production, duplication des moules), mais aussi ses limites techniques amenant à la constitution de « séries limitées » en raison de la fragilité de certains matériaux, E. Galbois étudie la prolifération des terres cuites à l’époque romaine en liaison avec la pratique du surmoulage, qui consiste à fabriquer plusieurs moules à partir d’une même figurine : un procédé dont la conséquence est une baisse de la qualité et un rétrécissement des artefacts ; ce qui amène à évoquer une perte de compétence des artisans, compte tenu de l’absence de qualification spécifique des mouleurs. Pour autant, ce déclin qualitatif n’a pas entraîné une baisse de la demande dans la mesure où la valeur religieuse et magique des objets et leur faible coût l’emportaient sur les considérations esthétiques. On voit par là qu’une production en série répondant à un besoin social et culturel précis peut s’affranchir de la réussite individuelle des éléments qui la composent sans forcément perdre son audience.

8La contribution de L. Sageaux prend pour objet un autre type de production sérielle : l’art glyptique (gemmes et verres moulés) d’époque romaine, sous l’angle des séries iconographiques. Elle commence par une étude des parentés thématiques entre gemmes gravées et empreintes de sceaux d’une part et séries monétaires d’autre part, qui suggère une porosité entre les deux au niveau des ateliers de fabrication ; du point de vue iconographique, le type monétaire apparaît dans bien des cas comme l’origine de la série glyptique, comme l’illustre l’étude de la Tyché d’Antioche : les monnaies fournissent ainsi des éléments de datation pour les artefacts glyptiques sous forme de terminus post quem. Une étude serrée d’un autre cas, celui de l’Artémis d’Éphèse, permet d’affiner encore la datation des intailles à travers les variations dans les représentations. L. Sageaux se penche ensuite sur la fabrication des verres moulés à l’imitation de pierres précieuses, en vogue au iiie s. ap. J.-C. Après avoir détaillé le procédé de fabrication des moules, elle s’attache à l’identification de séries de verres moulés issus d’un même moule, ou du moins, d’une même matrice, tout en soulevant le problème de contrefaçons probablement à l’origine de la destruction de moules expliquant le faible nombre conservé. Cette communication met donc en lumière, notamment, les interactions génétiques entre séries thématiquement voisines.

9Pour clore le dossier, deux études littéraires envisagent la notion de série sous l’aspect de thèmes ou de motifs récurrents, aux occurrences parfois assez éloignées les unes des autres à l’intérieur d’une même œuvre, mais dont le rapprochement, suscité par des indices textuels, apporte un éclairage sur le projet d’ensemble. F. Racine dégage de la masse foisonnante des Métamorphoses d’Ovide une galerie de dieux-fleuves (Pénée, Inachus, Achéloüs) dont il explore les fonctions métalittéraires. Caractérisé par leur hybridité (entre dieu et élément, entre humain et animal), les dieux-fleuves sont par excellence des figures du brouillage des frontières et de l’identité fluctuante. Non seulement sujets, mais aussi agents de métamorphoses, ils peuvent être aussi des vecteurs d’immortalité (cas du Numicius). Mais surtout, le principal d’entre eux, Achéloüs, s’affirme comme narrateur de métamorphoses dans le cadre d’une esthétique de la sinuosité digressive et de l’expansion verbale où l’on peut voir, à un niveau métapoétique, une antithèse délibérée du Tibre virgilien au cours rectiligne. Il n’est pas jusqu’à l’échec pratique du dieu-fleuve face à Hercule qui n’invite à y voir une sorte d’avatar d’Ovide lui-même, dont on connaît l’affinité avec certaines figures de vaincus dans les Métamorphoses (on pense à Arachné). La mise en relation des occurrences de cette figure fluvio-divine permet donc de reconstituer une cohérence globale.

10C’est une démarche à certains égards analogue que suit F. Ripoll dans son étude du motif des ruines au sein de l’Énéide. Partant des trois occurrences, très proches dans le détail, d’ecphraseis ruiniformes réparties entre les chants II et VIII, l’auteur montre comment elles forment une variation ternaire sur un même motif sous la forme d’une sorte de triangle fondé sur des effets de correspondances deux à deux : la ruine de Troie et celle de la grotte de Cacus se font écho comme deux destructions violentes de cités parjures ; les vestiges de la demeure du monstre sur l’Aventin et ceux des antiques citadelles de Saturne et Janus sur le Capitole évoquent, dans une perspective cyclique, des étapes d’un passé révolu préludant à l’avènement de temps nouveaux ; l’Ilioupersis et la ruine des cités capitolines symbolisent les mondes anciens dont le sacrifice est nécessaire à l’avènement d’une cité nouvelle, la Rome du Palatin. Dans tous les cas, le lecteur est invité à dépasser, sans pour autant l’annuler, l’impression mélancolique suscitée par les visions de ruines pour acquiescer à une forme de nécessité morale ou historique. La série ruiniforme est orientée en fonction de la perspective téléologique de l’œuvre. Cette enquête sur les effets de séries intratextuelles, notamment (mais pas exclusivement) de type ternaire, serait encore à approfondir dans l’Énéide.

11Ces quelques exemples d’approches diversifiées à partir d’objets d’études eux-mêmes très divers illustrent la fécondité des problématiques liées à la structure sérielle, dont on espère qu’elles inspireront d’autres travaux et manifestations dans la même perspective.

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Bibliographie

Balty, J.-Ch. et Cazes, D., 2005, Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane). I. les portraits romains. I. 1. Époque julio-claudienne, Toulouse.

Belknap, R. E., 2004, The List. The Uses and Pleasures of Cataloguing, New Haven.

Eco, U., 2009, Vertige de la liste, Paris.

Hunter, R., 2005, The Hesiodic Catalogue of Women : Constructions and Reconstructions, Cambridge.

Ledentu, P. et Loriol, R. (éd.), 2020, Penser en listes dans les mondes grec et romain, Bordeaux.

Loriol, R., 2020, La liste comme forme-savoir. Ou comment lire une liste antique ?, dans Ledentu et Loriol (éd.), p. 15-48.

Milcent-Lawson, S., Lecolle, M. et Michel, R. (éd.), 2013, Liste et effet-liste en littérature, Paris.

Perceau, S., 2002, La parole vive : communiquer en catalogue dans l’épopée homérique, Louvain-Paris.

Scheidegger-Lämmle, C. et Wesselmann, K., 2021, Lists and Catalogues in Ancient Literature and Beyond. Towards a Poetics of Enumeration, Berlin.

Valette, E. (éd.), 2008, L’énonciation en catalogue, Textuel, 56.

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Notes

1 Une contribution relevant de ce domaine est en voie d’être publiée séparément sous une forme remaniée.

2 Voir en amont Perceau, 2002 ; Bellknap, 2004 ; Hunter, 2005 ; Valette, 2008.

3 Eco, 2009.

4 Milcent-Lawson, Lecolle et Michel, 2013 ; Ledentu et Loriol, 2020 ; Scheidegger-Lämmle et Wesselmann, 2021.

5 Je m’inspire pour cette caractérisation globale de Loriol, 2020, p. 23-24, en dégageant ce qui me paraît être commun à la liste et à la série. La question de la contiguïté des deux notions est effleurée par le même auteur à la p. 22 de son article liminaire.

6 Cf. aussi l’exemple de l’encyclopédie chinoise donné par Loriol, 2020, p. 26-27.

7 Voir Loriol, 2020, p. 27.

8 Voir Balty et Cazes, 2005, p. 11-69.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Ripoll, « La loi des séries. Avant-propos »Pallas, 124 | 2024, 13-17.

Référence électronique

François Ripoll, « La loi des séries. Avant-propos »Pallas [En ligne], 124 | 2024, mis en ligne le 25 avril 2024, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/pallas/29022 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1221e

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Auteur

François Ripoll

Professeur de latin
Université Toulouse Jean Jaurès
PLH-CRATA

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