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Dossier thématique

Former le politique, créer des références paysagères citoyennes

Training Politicians, Creating Landscape References for the Citizen
Caroline Guittet et Nolwenn Invernizzi

Résumés

Avec l’évolution des politiques publiques paysagères depuis un siècle, la notion de paysage est imprégnée d’une forte dimension sociale. La supposée démocratisation de l’idée du paysage conduit aujourd’hui à s’interroger sur la mobilisation de la notion lors des contestations citoyennes face aux projets de territoire. En parallèle, avec l’essor des visuals studies et les nouveaux courants de pensée anglo-saxons, les images de paysage sont étudiées au prisme de leurs effets sur le politique et dans les politiques publiques. En s’appuyant sur trois études de cas en Bretagne, l’article montre que les représentations visuelles paysagères dans la mémoire collective, dans les politiques publiques ou encore dans les projets de paysage sont héritées des processus de mise en paysage de la fin du xixe siècle. L’hypothèse défendue ici est que la notion de paysage est peu saisie par le politique faute de référentiels visuels contemporains représentatifs de paysages-cadre de vie.

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Texte intégral

1En un siècle, la notion de paysage s’est enrichie avec un passage symbolique d’un paysage défini et géré par les classes dominantes – État et élites savantes – à un paysage défini par les habitant·e·s et géré par les collectivités locales selon les aspirations citoyennes. Les politiques publiques affichent la volonté de se préoccuper des paysages ordinaires qui s’apparentent au cadre de vie des populations, et plus uniquement se focaliser sur des paysages de l’exception.

2Cette démocratisation de l’idée de paysage en prise avec la demande sociale (Luginbühl, 2001) supposerait des processus de politisation plus importants aux échelles locales où les citoyen·ne·s en feraient un objet de lutte politique à l’encontre ou pour défendre des projets de territoire. La formation de ce politique aurait comme visée de « construire un commun » autour de la question paysagère à partir de représentations individuelles et sociales variables d’un groupe social à l’autre (Sgard et al., 2018). En effet, le politique est aujourd’hui considéré comme arrimé à des classes géosociales où les alliances entre groupes sociaux sont définies par la cohabitation choisie sur un territoire et non par leur position dans le système de production comme dans le passé avec la classe ouvrière (Latour, 2017).

3En majorité, lors des controverses territoriales (grand projet d’infrastructure de transport, projet éolien, etc.), le paysage est un argument parmi d’autres. Plusieurs recherches ont montré que la notion de paysage reste une nébuleuse pour les habitant·e·s et n’enveloppe pas les mêmes contours selon les groupes sociaux et selon les individus (Frémont, 1974 ; Luginbühl, 2001, 2012). En parallèle, avec les courants de pensée anglo-saxons sur les théories du paysage (Cosgrove, 1998 ; Mitchell, 2002 ; Olwig, 2007), et l’essor des cultures visuelles qui interroge les paradigmes occidentaux de l’histoire de l’art en s’intéressant au mass media et plus uniquement au genre pictural, au poids politique des images ni à l’analyse iconographique (Boidy, 2017), nous serions amenés à penser qu’un nouveau référentiel visuel serait apparu et étudié pour bousculer les stéréotypes paysagers. Malgré ladite « popularisation » contemporaine du paysage, nous allons le voir, les représentations visuelles utilisées dans les politiques publiques restent quasi inchangées depuis un siècle en convoquant une imagerie marquée par les processus de mise en paysage de la fin du xixe siècle, au travers notamment de la carte postale.

4Dans cette proposition, nous souhaitons interroger le lien entre l’image de paysage et le politique en posant l’hypothèse qu’une approche nourrie par les études visuelles sur le paysage est à construire pour former le politique à la fabrique d’un commun et pour créer des pratiques culturelles citoyennes. Cet article découle d’un travail collaboratif entre les deux autrices pour concevoir des indicateurs sur les représentations visuelles des paysages bretons à l’Observatoire de l’environnement en Bretagne en 2020.

5Dans un premier temps, nous détaillerons l’articulation entre le paysage, la politique, les politiques publiques et le politique, et les apports des visual studies pour montrer le poids de l’image paysagère dans les différentes formes politiques. Aussi, nous rappellerons en quoi les cartes postales de la fin du xixe et du début du xxe siècle sont imprégnées de codes culturels, sociaux et économiques pour répondre aux attentes des classes bourgeoises de l’époque.

6À partir de trois études de cas, nous verrons, ensuite, que les représentations paysagères actuelles sont issues de cet héritage culturel daté que ce soit pour les représentations contemporaines habitantes – avec les concours photos – que pour les documents institutionnels de connaissance – avec les atlas de paysage. Lors des projets de paysage avec l’exemple de la ville de Rennes, nous verrons que les politiques publiques exploitent aussi ces mêmes références visuelles.

7In fine, la création d’un référentiel paysager contemporain est un objet de mobilisation de la part de la recherche actuelle pour impliquer les citoyen·ne·s dans les politiques publiques et, donc, créer le politique en ouvrant la voie vers la création de nouvelles formes démocratiques. Pour aller plus loin, ce référentiel peut devenir un indicateur afin de suivre dans le temps les préoccupations sociales sur les paysages.

Articuler paysage, politique·s et visual studies

8Cette première partie vise à expliciter en quoi le paysage est devenu une notion saisissable par le politique à l’échelle locale et comment la circulation des images peut-elle instaurer des modèles paysagers qui perdurent dans le temps.

De sa spatialité à ses représentations, le paysage habité et imagé

9Il ne s’agit pas de discuter des différentes écoles de pensée interrogeant la notion de paysage mais de comprendre ses contours au regard des articulations proposées. Nous retiendrons deux définitions du paysage décortiquées par Jean-Marc Besse (2003).

10Dans une vision culturaliste, le paysage est « une manière de voir élaborée par la culture (principalement moderne) » (Besse, 2003, p. 14). De la sorte, le paysage prend une multitude de formes tant géophysiques que représentationnelles : de la vue concrète d’un site à sa vue dans une série télévisée. Dans ce sens, et selon Mitchell (2002), le paysage serait alors un vaste réseau de codes culturels. Parce qu’il est représenté par le biais de nombreux médias (peintures, photographies, vidéos, littérature, affiches, cartes postales, etc.), il est rendu mobile.

« Il a ainsi, de tout temps, engendré des convoitises, des imaginaires géographiques impliquant des regards possessifs, impérialistes, cupides. » (Paquet, 2016.)

La diffusion de cette imagerie forge les représentations individuelles et sociales sur les paysages vécus, reconnus ou fantasmés, et ce sont ces représentations qui sont motrices dans les activités sociales (Besse, 2003).

11Dans cette logique, le paysage est aussi « une œuvre spatiale des sociétés dans l’histoire », c’est « un territoire produit par les sociétés humaines, selon des motifs qui sont à la fois économiques, politiques, et culturels » (Besse, 2003, p. 18). Ce résultat est issu de la manière de « voir ». Hervé Brunon (2008) parle de « fabrique culturelle » où le paysage est produit par un « processus culturel, dynamique de production d’espaces comme de valeurs et de pratiques ». Il reprend d’ailleurs Mitchell en interrogeant « ce que le paysage “fait” plutôt que ce qu’il “signifie” ».

12Le paysage est la résultante des actions sociopolitiques sur le territoire et le produit des valeurs et pratiques des différents groupes sociaux. Les images de paysage, images mentales et images iconiques, peuvent véhiculer une dimension sociale, politique, artistique et/ou encore historique. De la sorte, les représentations paysagères visuelles sont à questionner selon cette double acceptation et selon trois principes d’interprétation : pourquoi, pour qui et par qui la représentation a-t-elle été produite ? Quels sont les motifs représentés ? La diffusion de cette image a-t-elle impacté des groupes sociaux et de quelle manière ? La question de la représentation est fortement marquée par les différentes formes de politiques.

Formats du paysage selon le·la·les politique·s

13Le paysage se traduit de manière différente selon les formes politiques : la politique, les politiques publiques, le politique. Cette clarification est essentielle pour analyser les représentations paysagères au prisme des visual studies.

  • 1 L’exemple est issu de l’analyse des programmes électoraux de la ville de Rennes. Ce comparatif est (...)

14La politique « désigne l’ensemble des activités, des interactions et des relations sociales qui se développent et se structurent au sein de l’espace autonome de la lutte pour la conquête et l’exercice du pouvoir. La politique renvoie à la lutte concurrentielle pour la répartition du pouvoir » (Lefebvre, 2017, p. 14). Par exemple, lors de la campagne municipale à Rennes en 2020, la question paysagère n’est jamais traitée de manière frontale, elle est sous-jacente aux problématiques socio-environnementales (gestion de la nature en ville, limitation de l’artificialisation du sol, plan biodiversité, accès à la nature, etc.)1. La politique peut appuyer son discours sur les effets des politiques publiques.

15Les politiques publiques « renvoient à des formes d’action finalisée et leurs moyens visant à résoudre “un problème” ou à satisfaire des “demandes”. Il s’agit là de désigner l’action concrète des pouvoirs publics dans divers secteurs de l’action publique » (ibid.). Les politiques publiques sont donc un « processus social (et non pas seulement juridique) qui agit d’abord sur la production des formes de l’espace » (Dumont-Fillon, 2002, p. 5). Elles retranscrivent donc les aspirations de la société dans lesquelles elles sont produites et répondent au cadre réglementaire.

16Dans ce cadre, le paysage est défini selon la Convention européenne du paysage, définition reprise par la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (2016). Une politique française de protection est mise en place depuis le début du xxe siècle (parcs nationaux, parcs naturels régionaux, loi Littoral, Grands Sites de France, etc.). Une politique de gestion et d’aménagement des paysages se développe avec la formulation d’objectifs de qualité paysagère et, à l’appui, des outils comme la charte, le plan de paysage ou encore le schéma de cohérence territorial. Des outils de connaissance sont à disposition pour concevoir, suivre et évaluer la politique paysagère (atlas de paysage et observatoires photographiques du paysage). En trame de fond, la politique paysagère doit être la résultante de procédure de participation citoyenne (Convention d’Aarhus, 1998 ; loi relative à la solidarité et renouvellement urbains, 2000 ; ratification par la France de la Convention européenne du paysage, 2006, etc.).

17In fine, avec les lois de décentralisation dans les années 1980, la ratification de la Convention européenne du paysage et la montée en puissance de la démocratie participative, les collectivités territoriales sont invitées à intégrer la dimension paysagère dans les politiques publiques, et ce, sur tout type de paysage qu’il soit dégradé ou exceptionnel. Et tant que possible, les prises de décision pourraient traduire les aspirations des populations.

18La mise en œuvre d’actions territorialisées comme le projet de paysage peut traduire le politique. Ce dernier est « l’ensemble des représentations et des pratiques orientées par des divisions, potentiellement conflictuelles, du monde social, construites ainsi comme politique » (Leca, 1973 cité par Lefebvre, 2017, p. 15). Toute action sociale n’est pas politisée mais elle est politisable s’il y a un processus de politisation. Et c’est dans ce processus de politisation que nous pouvons analyser si le paysage fait politique. Selon Rémi Lefebvre (2017), on désigne par politisation « le processus par lequel des questions, des activités, des pratiques, des discours se trouvent dotés d’une signification politique et sont donc appropriés par les acteurs investis dans le champ politique » (ibid., p. 16). L’auteur présente trois conditions pour passer d’un fait social au politique : des connaissances sur le problème ; des normes sociales qui rendent une situation problématique et une mobilisation d’acteurs appartenant au corps politique (au sens commun de la cité).

19Plusieurs exemples dans l’histoire du paysage français montrent la formation du politique. Prenons un exemple issu de l’ouvrage Le Paysage en Bretagne, enjeux et défis (2007) de Laurence Le Dû-Blayo. À la fin du xixe siècle, le littoral breton est convoité par l’élite parisienne pour sa nature salvatrice. Les rochers pittoresques sont appréciés pour leur beauté par ces touristes. Néanmoins, ils font l’objet d’extraction par les populations locales pour les besoins en matière de construction. Devant la menace de disparition des rochers du littoral des Côtes-d’Armor, le préfet, en 1900, constitue une commission départementale des sites pour inventorier les rochers menacés. Cette initiative sera soutenue par des hommes de lettres et des associations telles que l’association du Touring Club et la Société pour la protection de France. Après l’adoption de la loi de 1906 sur la protection des monuments naturels et des sites, le conseil municipal de l’île de Bréhat demande au ministre des Beaux-Arts de protéger entièrement l’île pour éviter toute extraction de rochers puisque sa beauté est appréciée par les étrangers. Elle sera le premier site classé officiellement en France le 13 juillet 1907. Cet exemple montre comment un fait social devient du politique grâce à un processus de politisation avec notamment une mobilisation de la classe dominante face à des usages locaux.

20Depuis une vingtaine d’années, les controverses récurrentes sur l’implantation de grands projets comme la Ligne à grande vitesse (LGV) Méditerranée, le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou encore les implantations éoliennes, ont montré que « le paysage se retrouve régulièrement au centre des débats contemporains » (Fortin et al., 2014). Le paysage est un argument supplémentaire, et articulé à la biodiversité ou au cadre de vie pour contrer le projet de territoire de grande envergure. Toutefois, il est rarement revendiqué en tant que tel hormis dans les discours issus de l’élite culturelle (Sgard et al., 2018). Il s’agit surtout de défendre un territoire habité constitué de ressources et qui fait l’objet d’un « rapport subjectif, affectif, sensible, tant individuel que collectif, au territoire » (ibid., p. 120).

21Dans les deux cas étudiés, la convocation du paysage est issue de groupes sociaux spécifiques ayant un capital culturel notoire sur la question. Les classes géosociales qui forment le politique ne construisent pas le commun à partir du paysage car les références peuvent être lacunaires dans un certain nombre de groupes sociaux. Imager le rapport sensible aux ressources du territoire revient pourtant à construire un référentiel commun sur les paysages.

Les visual studies, au-delà des arts du paysage

22Nées dans les années 1980-1990 dans des courants germaniques et anglo-saxons, les visual studies permettent aujourd’hui de repenser, à partir d’un spectre disciplinaire plus large, l’analyse des représentations paysagères culturelles. Au-delà de l’iconologie qui classe les œuvres en genre pictural instauré par Kenneth Clark en 1949, les visual studies se déclinent autour d’une variété de corpus (publicité, cinéma, images issues des réseaux sociaux, etc.) et peuvent révéler les logiques de domination contenues dans les messages visuels. En effet, la culture visuelle n’est pas un ensemble d’images « mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (définition issue de La Société du spectacle de Guy Debord en 1976 reprise par Boidy, 2017, p. 7). Maxime Boidy, dans son ouvrage Les Études visuelles, poursuit : « L’iconographie ne constitue pas une priorité. L’enjeu n’est pas dans l’imagerie elle-même, mais dans les formes sociales et politiques qu’elle visualise, qu’elle contribue à produire, et que l’on peut saisir à travers elle. » (ibid., p. 8).

23Avec les apports des travaux de Denis Cosgrove (1984) et William John Thomas Mitchell (2002), la représentation picturale paysagère n’est plus un mimétisme de la nature qui montre une nouvelle vision du monde postmédiévale mais une représentation symptomatique du pouvoir. D’abord, c’est une représentation créée par et pour les groupes dominants – propriétaires et dirigeants – pour se représenter eux-mêmes et représenter leurs propres relations à la nature. Ensuite, loin encore de la reproductibilité technique (Benjamin, 1991), ce sont ces modèles de la nature issus du pouvoir qui se diffusent et s’imposent en Occident et en Orient, ce sont ceux qui deviennent, pour Mitchell (2002), des modèles universalisants et qui participent au colonialisme. Ces notions de domination, de pouvoir mais aussi de capitalisme bouleversent la manière de penser l’histoire de l’art à partir des lectures iconographiques (héritage de la Renaissance italienne où les symboles sont conçus et compris par l’élite commanditaire). La lecture des corpus visuels devient tout autre avec une perspective sociopolitique. Dans sa série documentaire Ways of Seing (1972), John Berger va analyser l’œuvre de Mr and Mrs Andrews peint vers 1750 par Thomas Gainsborough, l’objectif étant de mettre en évidence les impensés académiques dans l’histoire de l’art traditionnel. Pour lui, le tableau représente la lutte des classes en insistant sur la façon ambiguë de représenter la nature : avec, au premier plan, la classe dominante, au second plan l’image d’un paysage rural travaillé par les paysans qui sont absents de la représentation.

24Au-delà des considérations esthétiques, le paysage est une affaire politique, les classes dominantes s’en saisissent pour affirmer leur pouvoir. Pour exemple, François Walter va s’employer à décortiquer l’affirmation de l’idée de la nation à partir des œuvres européennes du xviiie jusqu’au milieu du xxe siècle (Walter, 2004). Parce qu’il s’agit des représentations dominantes dans les échanges et la circulation, elles sont devenues des modèles universalisants (Mitchell, 2002).

25Au niveau régional, la mise en circulation de modèles paysagers construits pour la marchandisation du tourisme a imposé, comme nous allons le voir par la suite, des images ancrées dans les représentations habitantes. Nous nous appuyons ici sur les modèles dégagés par Nathalie Cadiou et Yves Luginbühl (1995) à partir d’une lecture historique des représentations du paysage en Normandie-Maine. Ces modèles sont toujours d’actualité et sont applicables à la région Bretagne.

  • 2 Deux autres modèles, le panorama et le modèle bucolique, sont aussi explicités par les auteur·rice· (...)
  • 3 Sont évoquées ici les émissions télévisuelles qui reprennent ces stéréotypes pour présenter les rég (...)

26Tout d’abord le modèle pittoresque se met en place en France aux xviiie et xixe siècles. « L’iconographie précède ou accompagne les descriptions et les voyages des scientifiques et des littéraires » (Berlan-Darqué et Kalaora, 1991, p. 186). Les forêts, les prairies, les rivages, les châteaux, les églises, motifs récurrents comme en témoignent les peintures de l’école de Barbizon, sont les symboles « de nouvelles pratiques sociales » de l’élite tels la chasse à cheval, le pique-nique, la promenade, etc. (Cadiou et Luginbühl, 1995). Le modèle du sublime se traduit par « une sorte de fascination mêlée de répulsion » (Roger, 1997, p. 120). Il se manifeste dans les peintures romantiques et fait référence à la conquête de l’humain sur les grands espaces de nature comme le paysage littoral. Enfin le modèle paysager régional se traduit par « l’assimilation et la réduction de la diversité des caractères d’un territoire à quelques images aisément reproductibles » (Cadiou et Luginbühl, 1995, p. 23). Les sources de cette imagerie réductrice émanent des textes géographiques caractérisant les paysages régionaux écrits par la société savante. Ces trois modèles2, entre autres, résultent d’une vision sociétale spécifique relative à la sphère artistique, à la société savante et à la promotion du tourisme balnéaire. Ils seront largement véhiculés par les cartes postales du début du xxe jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale avec plus d’une centaine d’éditeurs de sujets bretons (Éveillard, 1999). Les modèles correspondent aux attentes des classes bourgeoises de l’époque car l’enjeu tient aussi, pour les éditeurs, dans la commercialisation de la carte postale. L’âge d’or de son industrie est relativement court dans le temps, pourtant ces images stéréotypées seront largement diffusées par la suite dans les « médias du spectacle du paysage3 » (Lacoste, 1977, p. 5) et participent aujourd’hui à l’identité régionale. Loin de représenter les paysages – cadres de vie contemporains –, ces modèles sont cependant dominants dans les politiques paysagères et dans les représentations habitantes.

Quelle imagerie pour quelles formes politiques ?

27Cette partie analyse l’impact des représentations paysagères relatives à l’âge d’or de la carte postale dans les représentations contemporaines en prenant l’exemple de la Bretagne. Après une analyse détaillée du corpus breton, nous verrons comment les modèles persistent dans les représentations citoyennes et les politiques paysagères au détriment d’une imagerie de paysage-cadre de vie.

L’imagerie stéréotypée depuis la carte postale

28La carte postale diffuse en masse des photographies de paysage à la fin du xixe siècle. Cette profusion est accentuée par le développement du tourisme et du chemin de fer pendant le xxe siècle. Un corpus de ces images de paysage de grande ampleur est disponible sur le site Cartolis4, plateforme du musée de la carte postale Le Carton voyageur, situé à Baud (56). L’Observatoire de l’environnement en Bretagne a souhaité analyser ces données afin de construire des référentiels visuels de paysage à travers le temps.

  • 5 La plupart des cartes postales sont datées de manière approximative, une étude par année ne peut êt (...)

29Une méthodologie d’analyse a été conçue avec le groupe de travail sur les indicateurs, en deux étapes (Joliet et al., 2004 ; Béringuier et Saadi, 2010 ; Blouin-Gourbilière, 2011). Tout d’abord, une analyse quantitative à partir de la géolocalisation par commune a été réalisée sur 50 650 cartes postales. Puis une analyse qualitative est effectuée sur 8 100 cartes postales en identifiant le contenu de chaque représentation. Les données présentées recoupent principalement le xxe siècle, avec une prédilection pour les années 1900-19205.

30La première analyse rend compte des parties du territoire qui sont imagées ou non. En effet, la répartition des 50 650 cartes postales est très hétérogène avec une frange littorale surreprésentée : 73 % des cartes postales concernent des communes littorales contre 27 % l’intérieur des terres. Force est de constater que la Bretagne se définit d’abord par sa côte littorale et sa capitale alors qu’elle est une région principalement agricole, ce qui est peu visible sur les cartes postales (figure 1). Le modèle paysager régional, en synthétisant la Bretagne au littoral, est emblématique ici.

Figure 1. Répartition des cartes postales anciennes en Bretagne

Figure 1. Répartition des cartes postales anciennes en Bretagne

Cette carte montre les inégalités spatiales en matière de représentations paysagères. La frange littorale est le territoire le plus représenté sur les cartes postales anciennes.

  • 6 Ce choix est discutable, d’autres catégories pourront être traitées dans le temps. Aussi, Le Carton (...)

31L’analyse qualitative, quant à elle, repose sur la catégorie « nature » de la plateforme Cartolis afin d’affiner le corpus et de le réduire à 8 100 cartes postales6. L’étude repose sur la mise en place d’une grille d’analyse pour les paysages bretons (tableaux 1 et 2). Elle comprend trois étapes :

  • catégorie : si ce qui est représenté se trouve dans une commune littorale ou à l’intérieur des terres ;

  • thème paysager : élément visuel large défini en s’appuyant sur le principal sujet présenté (prise en compte du sujet et non de tout ce qui est visible sur la représentation) ;

  • motif paysage : « élément emblématique qui se greffe dans la structure du paysage et lui confère son identité » pour les populations (Joliet et al., 2004, p. 7). « Il s’agit d’identifier les éléments représentés, en prenant en compte le sujet de la photographie et non chacun des éléments faisant partie d’une composition. Les motifs visuels peuvent être de différents ordres : naturel (mer, fleuve), bâti (maison, immeuble), infrastructure (pont, rail), etc. » (Bertho et al., 2014, p. 12.)

Tableau 1. Présentation des deux premiers niveaux d’analyse des représentations sur les paysages bretons

Tableau 1. Présentation des deux premiers niveaux d’analyse des représentations sur les paysages bretons

Tableau 2. Présentation des deuxième et troisième niveaux d’analyse des représentations sur les paysages bretons

Tableau 2. Présentation des deuxième et troisième niveaux d’analyse des représentations sur les paysages bretons

Définition du motif en fonction du thème paysager ; en italique ce qui concerne seulement la catégorie « littoral ».

32Les motifs paysagers les plus représentés sont la plage (23 % des cartes postales) symbolisant les stations balnéaires pour une promotion territoriale. Par la suite, le rocher (12 % des cartes postales) et la falaise (7 %) illustrent une Bretagne plus naturelle et sauvage et donnent à voir l’esthétique du romantisme.

33De nombreux motifs paysagers de la région sont très peu représentés comme ceux du bocage, de la lande, ou encore de la zone humide. Ces motifs, qui n’étaient pas représentés ni véhiculés par les cartes postales, font néanmoins leur apparition depuis les années 1980, avec la montée en puissance des valeurs écologiques. Pour exemple, les landes sont au cœur des enjeux environnementaux et elles sont intégrées dans les politiques de sauvegarde du patrimoine naturel et paysager (espaces naturels sensibles, réserves naturelles, etc.).

34La mise en tourisme des paysages, et donc la promotion de certains motifs, corrobore les représentations d’une société à un temps donné. Pourtant, elles sont restées ancrées dans la mémoire collective. À l’occasion des vingt ans de la loi Paysage, le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie organise le concours photographique intitulé « Mon paysage au quotidien » de 2013 à 2014 à destination des Français·es. Au total, 7 377 photographies imagent les paysages français. L’analyse des clichés montre une reprise des modèles paysagers issus de l’imagerie touristique de l’âge d’or de la carte postale (Bertho et al., 2014) :

  • 7 Propos de Raphaële Bertho extraits du site Territoire des images, consulté le 29 avril 2021 à l’adr (...)

« Les clichés sont en effet empreints de pittoresque pour les territoires ruraux, de sublime pour les littoraux ou la montagne. Des archétypes visuels qui s’accompagnent de la valorisation d’une posture romantique : le paysage fait l’objet d’une contemplation solitaire. On remarque ainsi la persistance de représentations paysagères héritées du xixe siècle7. »

35Trente et un clichés concernent la ville de Rennes et plus particulièrement son cœur : les lieux de détente (canal Saint-Martin, jardin du Thabor) et le patrimoine bâti du cœur historique (église, place, etc.). Les participant·e·s, qui donnent à voir la ville hors centre-ville, réalisent des photographies depuis leur fenêtre, panorama sur la ville. Autre exemple, dans les communes rurales du Finistère, sur 26 photographies, 19 se focalisent sur le littoral. Quant aux clichés de l’arrière-pays, les contributeur·rice·s présentent des sites chargés d’histoire (forêt d’Huelgoat, le mont Saint-Michel et son réservoir à Brasparts, Pont-Aven surnommé « la cité des peintres »).

36Outre l’injonction liée au concours photographique où chaque participant·e souhaite proposer une « belle photo » et un « beau paysage », les motifs paysagers représentés sur les cartes postales sont devenus dominants dans la construction de l’imaginaire collectif. Aujourd’hui, un siècle après la démocratisation des cartes postales photographiques, observons comment les motifs représentés ont évolué dans la connaissance institutionnelle et du projet de paysage.

Une imagerie qui perdure dans la connaissance institutionnelle

37Les représentations paysagères visuelles sont un outil mobilisable dans différents documents de la connaissance institutionnelle, tels que les atlas de paysage. Ces derniers sont des documents de connaissance ayant pour objectif d’identifier, de caractériser et de qualifier tous les paysages de leur aire d’étude. Ils sont constitués de trois parties, dont la première « Comprendre les paysages » qui vise notamment à faire un état des lieux des représentations culturelles et sociales.

38En s’intéressant de plus près aux cinquante-quatre atlas accessibles en ligne en France en avril 2020, on constate que cette partie n’est finalement que peu exploitable. Seulement huit atlas ont analysé en détail les représentations sur la base des ressources disponibles. Un intérêt particulier est porté pour la géolocalisation contrairement aux contenus des représentations qui sont rarement analysés. De plus, les atlas se concentrent souvent seulement sur les cartes postales de la fin du xixe et début du xxe siècle.

39Ce faible intérêt pour l’analyse des représentations visuelles du paysage-cadre de vie contemporain peut s’expliquer par différentes raisons. Actuellement, il n’y a pas de base de données structurée exploitable même si des données existent (sur Instagram par exemple). Les bureaux d’études missionnés pour la conception des atlas n’ont pas toujours une compétence sociologique. Enfin, il s’agit de la première génération des atlas de paysage à partir des années 1990 où la méthode était mise à l’épreuve et où l’implication citoyenne était moins prégnante. In fine, les études visuelles et sociologiques sur les représentations habitantes, pouvant alimenter le politique, restent encore anecdotiques.

L’imagerie d’un mythe dans le projet de paysage : l’exemple de Rennes

40Prenons l’exemple de la ville de Rennes à partir d’un projet de paysage. On constate que la mise en valeur paysagère de la ville de Rennes s’appuie, quant à elle, principalement sur le patrimoine architectural et naturel (Agence TER, 2015). L’analyse montre qu’au xxe siècle, l’accent était porté sur les espaces verts urbains tandis qu’aujourd’hui, les cours d’eau sont largement représentés. Le projet visant à valoriser la vallée de la Vilaine, initié par Rennes Métropole en 2013, montre cette dynamique paysagère en faveur des cours d’eau. Ce projet d’aménagement a pour but de reconnecter les habitants avec la Vilaine et sa vallée. Il s’appuie sur des représentations culturelles anciennes montrant qu’historiquement un lien existait avec la Vilaine dès le Moyen Âge (transport de marchandises, etc.) avant qu’elle soit considérée comme « laide » et « inutile » (Guyard, 2018). En effet, « le paysage offre cette particularité d’inviter l’image comme média, support et produit de la négociation » (Sgard et al., 2010, p. 8). La justification du projet passe par des images de cartes postales, qui restent toujours les mêmes et qui n’évoluent pas. Les représentations paysagères anciennes sont exploitées comme argument légitimant l’action, « comme argument de promotion, de marketing, voire de justification a posteriori d’un projet qui poursuit un objectif autre » (ibid., p. 3).

41Dans le même temps, un collectif d’artistes et de paysagistes a travaillé sur la création de visuels contemporains. Mioshe, par exemple, a créé La grande traversée à l’occasion du projet de valorisation de la vallée de la Vilaine lancé en 2013 : on y voit des êtres androgynes à cheval, des instants de convivialité, des tentes, des groupes en train de jardiner, pique-niquer… un paysage futur fantasmé. De 2018 à 2019, une exposition « Vilaine, une histoire d’eaux » présente les usages d’antan de la Vilaine (lavandière, baignade, pêche, transport fluvial et plaisance) à l’écomusée de la ville de Rennes. Là encore, les représentations passées sont mises en scène. Par exemple, on trouve dans le communiqué de presse : 1 vue aérienne, 4 images contemporaines, 2 dessins du xvie et du xviiie siècle, 12 cartes postales de 1890 à 1920 et 3 photographies des années 19608. Il est précisé qu’il s’agissait d’« une belle occasion de redécouvrir et de renouer le lien qu’entretenaient les habitants du pays de Rennes avec la Vilaine », car aujourd’hui les usages des habitant.e.s sont avant tout récréatifs (promenade et sport nautique) et le fleuve est devenu un réservoir à vélos et à Caddie volés.

Figure 2. Les représentations visuelles de la Vilaine : des usages d’antan aux usages futurs

Figure 2. Les représentations visuelles de la Vilaine : des usages d’antan aux usages futurs

À gauche : l’exposition « Vilaine, une histoire d’eaux » présente les usages passés relatifs au fleuve ; à droite : l’artiste Mioshe, met en images des possibles usages à venir. Un pan de l’histoire contemporaine du fleuve est invisibilisé.

Sources : Musée de Bretagne, image extraite du site : http://www.collections.musee-bretagne.fr/​ark:/83011/​FLMo14913, consulté le 5 mai 2021 (gauche) ; Mioshe (droite).

42Par ces illustrations est recréée l’histoire de la Vilaine à la fois nostalgique, en mettant en avant les usages d’autrefois, et désirée en projetant un futur. Le recouvrement de la Vilaine par les politiques publiques, les usages non souhaités, etc., sont évacués de l’imagerie, un pan de l’histoire contemporaine est laissé de côté. Notamment à travers les projets de paysage, ce marketing territorial explicite ou implicite donne à voir et à valoriser certaines formes paysagères invisibilisant d’autres formes comme celles relatives à l’agriculture (Bonard et Felli, 2008 ; Brochot, 2013 ; Alaux et al., 2015). In fine, l’utilisation de références passées et de références artistiques contemporaines légitime les actions publiques et met en perspective un récit collectif imaginaire rassurant face à un avenir imprévisible (Favre, 2005).

Former le politique, créer des références visuelles

43La recherche actuelle en sciences sociales met en place des recherches-actions pour créer du politique. Dans ce cadre, une imagerie quotidienne se développe. Aujourd’hui un référentiel d’images est à construire pour appuyer les arguments politiques.

L’imagerie dans la recherche-action : moteur de la formation du politique

44Une diversité de recherches-actions en sciences sociales vise à questionner la médiation par le paysage. Un pan de la recherche concerne des projets d’animation du territoire afin de mobiliser les acteurs locaux (élus locaux, professionnels et habitants) dans des visées d’intervention et d’action publique : l’atelier des paysages en vallée de l’Ance (Pernet, 2009) ; les paysages-ateliers dans l’Observatoire Homme Milieu (OHM) Pyrénées Haut-Vicdessos (Davasse et al., 2012), les ateliers à Villandry (Davodeau et al., 2015), etc. L’histoire sociale des paysages est un socle partageable pour engager la médiation entre les acteurs. Rémi Bercovitz (2015) appuie sa thèse, par exemple, sur la reconstitution du paysage fluvial de la Sèvre niortaise comme préalable à la médiation dans un contexte de restauration écologique.

45D’autres recherches-actions créent de nouveaux corpus habitants à partir de la démarche des Observatoires photographiques du paysage (OPP). À l’initiative d’une institution volontaire (conseil départemental, syndicat mixte, association, etc.), l’Observatoire est le fruit des réflexions d’un comité de pilotage composé d’élus, de services déconcentrés de l’État, de professionnel·le·s et d’associations. Il sélectionne les problématiques paysagères actuelles et à venir sur le territoire. Un photographe artiste (ou non) a pour mission d’imager ces problématiques par des photographies du territoire. Les mêmes points de vue sont ensuite rephotographiés selon des intervalles de temps réguliers et selon un protocole de reconduction rigoureux.

  • 9 Ce programme de recherche questionne les représentations de la nature et des paysages dans les peti (...)

46Dans le cadre de la thèse de géographie de Claire Blouin-Gourbilière (2013) en collaboration avec le Parc naturel régional (PNR) de la Brenne, un Observatoire photographique du paysage a été façonné grâce à la mobilisation des habitant·e·s, élu·e·s locaux·cales et professionnel·le·s du Parc. En effet, le concours photo et l’organisation de rencontres (sorties terrain, soirées d’échange, etc.) ont permis de mobiliser les habitant·e·s afin qu’ils puissent contribuer à la conception de l’outil. Ces actions affichaient comme objectif celui de revisiter l’identité du PNR et de sensibiliser les acteur·rice·s du territoire à ses évolutions. Dans le même sens, en partenariat avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) REPPAVAL9, le syndicat mixte du bassin de la Sélune s’est inspiré de cette démarche pour lancer l’Observatoire photographique participatif du paysage du bassin de la Sélune en 2013. L’objectif de cet Observatoire est de suivre les transformations paysagères en lien avec l’opération de restauration de la Sélune avec les citoyen·ne·s.

47Le point commun de l’ensemble de ces initiatives est de récolter des savoirs paysagers qualifiés aussi de « connaissances ordinaires » (a contrario de la connaissance scientifique) ou de savoirs invisibles (Walliser, 2015). Nous pouvons faire l’hypothèse que la recherche souhaite réhabiliter les savoirs habitants – en construisant de nouveaux référentiels visuels – et former le politique en puisant dans ses ressources pour se mobiliser face à des enjeux territoriaux. Il s’agit d’un engagement (militant) certain de la part des chercheurs de faire corps avec la société. La création de référentiels visuels habitants permettrait au politique d’avoir accès à l’information paysagère et d’élaborer plus aisément un commun sur les paysages.

Référencer le passé, construire le présent avec quel corpus ?

48S’informer en qualité de citoyen·ne·s sur les paysages de son territoire revient aujourd’hui à consulter l’atlas de paysage départemental ou régional, le portail Géoportail, des ouvrages artistiques par exemple. Actuellement, peu de bases de données référencent les paysages actuels. Or, créer, référencer et faire circuler leurs images permettrait une meilleure mobilisation de la notion de paysage par le politique.

49L’Observatoire de l’environnement en Bretagne (OEB) travaille dans ce sens, depuis 2018 à la création d’une base de données paysagère accessible à tou·te·s. L’objectif est double : outiller les politiques publiques pour une démarche paysagère à l’échelle locale et (in)former les citoyen·ne·s sur les évolutions matérielles et immatérielles des paysages bretons. Un des projets phares est l’animation et l’administration de la Plateforme des observatoires photographiques du paysage en Bretagne (POPP-Breizh10) (Guittet et Le Dû-Blayo, 2015 ; Le Dû-Blayo et Guittet, 2016). Avec dix-sept OPP impliqués11, la plateforme donne accès à plus de mille séries photographiques12 de paysages du quotidien. La dimension participative de l’outil (observatoires participatifs, commentaires en ligne, intégration de témoignages sonores) apporte une vision habitante des paysages. Par exemple, 48 universités du temps libre (UTL) locales se sont fédérées pour concevoir un OPP à l’échelle de la Bretagne où chaque habitant·e suit, au moyen de photographies reconduites dans le temps, un projet de territoire sur sa commune (projet d’aménagement, évolution du bâti, suivi du patrimoine maritime, etc.). Autre exemple, le conseil départemental d’Ille-et-Vilaine et la direction départementale de la Terre et de la Mer portent un OPP pour imager et suivre les unités de paysage de l’Atlas des paysages d’Ille-et-Vilaine13, et avec la collaboration de l’artiste photographe Guillaume Bonnel. Aujourd’hui, l’artiste est missionné par les commanditaires afin de produire un livre sur l’OPP d’Ille-et-Vilaine. Il fait appel, entre autres, aux participant·e·s de l’UTL afin de récolter leurs savoirs sur les paysages. Une matière se coconstruit ici avec une variété de classes géosociales représentées14.

Figure 3. La POPP-Breizh et l’accès aux séries photographiques

Figure 3. La POPP-Breizh et l’accès aux séries photographiques

La plateforme des Observatoires photographiques du paysage en Bretagne donne accès à l’ensemble des séries photographiques sur les paysages quotidiens en Bretagne. Par exemple, on peut y trouver le suivi du muret anti-cru à Pontivy réalisé par l’UTL.

Sources : http://popp-breizh.fr/​public/​popp (haut) : Léon Pellier (bas).

  • 15 Une dizaine d’institutions participent au groupe de travail sur les indicateurs (DREAL Bretagne, Ob (...)

50Depuis 2019, l’OEB coordonne un groupe de travail15 sur la question des indicateurs de paysage. Un indicateur est une synthèse de données qualitatives ou quantitatives et il est considéré comme tel lorsqu’il est répété dans le temps (Otto, 1978 ; MCPFE, 1998). Au côté de la POPP-Breizh et de son réseau, l’objectif est de poursuivre l’archivage des représentations paysagères visuelles dans l’optique de développer des indicateurs sur l’évolution des représentations sociales des paysages au travers de l’image.

  • 16 Ce travail cartographique est accompagné d’un article numérique qui explicite l’évolution des valeu (...)

51Dans un premier temps, les 8 100 cartes postales étudiées en amont sont géoréférencées par motif paysager pour chacune des communes bretonnes. L’accès aux données et à leurs analyses16 permet de comprendre l’impact des stéréotypes paysagers dans les représentations individuelles et sociales actuelles.

52Dans un deuxième temps, un projet de thèse est en cours de construction pour élaborer une enquête régionale sur les représentations paysagères auprès des habitant·e·s. Le projet se veut collaboratif en ce sens où l’enquête et les méthodes sont coconstruites avec les acteur·rice·s du territoire qui deviennent également des relais pour mobiliser les populations. Cette étude a pour objectif aussi de développer un référentiel des paysages-cadres de vie avec les personnes enquêtées. Par ailleurs, cette enquête a pour vocation d’être reconduite dans le futur afin de mesurer les évolutions des représentations sociétales.

53Images du passé ancrées dans la mémoire sociale, séries photographiques des paysages en évolution et photographies habitantes des paysages contemporains sont autant de corpus qui participent à la création de nouveaux référentiels visuels pour renouveler l’idée de paysage. Le défi, ici, sera de déterminer si les nouveaux référentiels seront mobilisés par le·s politique·s et de cerner les canaux de diffusion.

Conclusion

54L’idée de paysage, aujourd’hui, ne peut pas être considérée comme un objet de lutte politique à part entière. À travers l’histoire des images, les paysages et leurs motifs sont devenus stéréotypés depuis plus d’un siècle. Ils restent dominants dans l’imaginaire collectif et dans les documents de connaissance paysagère. Les pouvoirs publics s’emparent de ce registre pour créer un lien historique et culturel dans les projets de paysage. Ceux-ci contribuent à la création de mythes contemporains renversant « la culture en nature, ou du moins, le social, le culturel, l’idéologique, l’historique en “naturel” » (Barthes, 1971-1993, p. 1183).

55Ces images – qui sont devenues mentales – sont peu en prise avec la réalité territoriale et sont difficiles à convoquer par le politique car empreintes de codes sociaux et culturels. Pourtant le pouvoir social des images (Maresca, 2009 ; Allouche, 2017) peut contribuer à une meilleure transmission de l’idée de paysage si de nouveaux référentiels visuels habitants peuvent circuler et devenir légitimes en tant que références. Les recherches-actions mises en place ainsi que les travaux menés par l’OEB participent d’une éducation populaire, soit de « l’ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui œuvrent à la transformation sociale et politique, travaillent à l’émancipation des individus et du peuple et augmentent leur puissance démocratique d’agir » (Maurel, 2010, p. 82).

56Pour devenir référence, et c’est ici tout l’enjeu des visual studies, les images doivent être ensuite analysées au regard de leurs canaux de diffusion et de leurs effets sur le politique.

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Notes

1 L’exemple est issu de l’analyse des programmes électoraux de la ville de Rennes. Ce comparatif est accessible à l’adresse suivante (consultée le 17 janvier 2021) : https://www.municipales-rennes.fr/

2 Deux autres modèles, le panorama et le modèle bucolique, sont aussi explicités par les auteur·rice·s mais ils ne sont pas convoqués ici.

3 Sont évoquées ici les émissions télévisuelles qui reprennent ces stéréotypes pour présenter les régions françaises.

4 https://www.cartolis.org/

5 La plupart des cartes postales sont datées de manière approximative, une étude par année ne peut être envisagée.

6 Ce choix est discutable, d’autres catégories pourront être traitées dans le temps. Aussi, Le Carton voyageur reçoit des dons de collections privées pouvant fausser la représentativité de certaines communes par le grand nombre de cartes postales de celles-ci.

7 Propos de Raphaële Bertho extraits du site Territoire des images, consulté le 29 avril 2021 à l’adresse suivante : https://territoiredesimages.wordpress.com/2015/07/12/mon-paysage-au-quotidien-une-pratique-ordinaire/

8 Le catalogue est disponible à l’adresse suivante, consulté le 24 avril 2021 : https://docplayer.fr/106087418-Vilaine-une-histoire-d-eaux-dossier-de-presse-ecomusee-du-pays-de-rennes-1-er-decembre-er-septembre-2019-exposition.html

9 Ce programme de recherche questionne les représentations de la nature et des paysages dans les petites vallées de l’Ouest de la France face aux projets de restauration écologique (2014-2018). Il est piloté par Marie-Anne Germaine, maîtresse de conférences en géographie humaine et environnement à l’université Paris Nanterre.

10 Pour consulter cette plateforme : http://popp-breizh.fr

11 Pour en savoir plus sur les OPP en Bretagne : https://bretagne-environnement.fr/retour-experiences-methodes-opp-bretagne-article.

12 Un ensemble de photographies reconduites dans le temps du même paysage constitue une série photographique.

13 Pour en savoir plus sur cet Atlas : https://paysages.ille-et-vilaine.fr/

14 Les classes géosociales sont variées de par la diversité des lieux de vie (milieu urbain, périurbain et rural), de par une hétérogénéité des professions (agriculteur·e, agronome, etc.) et par une mutiplicité des origines sociales.

15 Une dizaine d’institutions participent au groupe de travail sur les indicateurs (DREAL Bretagne, Observatoire de l’environnement, laboratoire de recherche, syndicats mixtes, agglomération, parcs naturels régionaux, agence d’urbanisme, etc.). Pour en savoir plus sur le projet : https://bretagne-environnement.fr/des-indicateurs-de-paysage-en-bretagne-projet, consulté le 4 mai 2021.

16 Ce travail cartographique est accompagné d’un article numérique qui explicite l’évolution des valeurs paysagères en Bretagne en s’appuyant sur l’analyse du corpus. Pour accéder à l’article sur l’évolution des valeurs paysagères en Bretagne : https://bretagne-environnement.fr/evolution-valeurs-paysageres-cartes-postales-bretagne-article

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Répartition des cartes postales anciennes en Bretagne
Légende Cette carte montre les inégalités spatiales en matière de représentations paysagères. La frange littorale est le territoire le plus représenté sur les cartes postales anciennes.
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/19764/img-1.png
Fichier image/png, 433k
Titre Tableau 1. Présentation des deux premiers niveaux d’analyse des représentations sur les paysages bretons
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/19764/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 143k
Titre Tableau 2. Présentation des deuxième et troisième niveaux d’analyse des représentations sur les paysages bretons
Légende Définition du motif en fonction du thème paysager ; en italique ce qui concerne seulement la catégorie « littoral ».
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/19764/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 171k
Titre Figure 2. Les représentations visuelles de la Vilaine : des usages d’antan aux usages futurs
Légende À gauche : l’exposition « Vilaine, une histoire d’eaux » présente les usages passés relatifs au fleuve ; à droite : l’artiste Mioshe, met en images des possibles usages à venir. Un pan de l’histoire contemporaine du fleuve est invisibilisé.
Crédits Sources : Musée de Bretagne, image extraite du site : http://www.collections.musee-bretagne.fr/​ark:/83011/​FLMo14913, consulté le 5 mai 2021 (gauche) ; Mioshe (droite).
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/19764/img-4.png
Fichier image/png, 329k
Titre Figure 3. La POPP-Breizh et l’accès aux séries photographiques
Légende La plateforme des Observatoires photographiques du paysage en Bretagne donne accès à l’ensemble des séries photographiques sur les paysages quotidiens en Bretagne. Par exemple, on peut y trouver le suivi du muret anti-cru à Pontivy réalisé par l’UTL.
Crédits Sources : http://popp-breizh.fr/​public/​popp (haut) : Léon Pellier (bas).
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/19764/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 191k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Caroline Guittet et Nolwenn Invernizzi, « Former le politique, créer des références paysagères citoyennes »Projets de paysage [En ligne], 24 | 2021, mis en ligne le 20 septembre 2021, consulté le 19 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/paysage/19764 ; DOI : https://doi.org/10.4000/paysage.19764

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Auteurs

Caroline Guittet

Docteure en géographie, chercheure associée à l’UMR CNRS 6590 ESO et cheffe de projet du pôle paysages à l’Observatoire de l’environnement en Bretagne, Caroline Guittet s’intéresse à la culture du paysage, au numérique et à la pédagogie, mais aussi aux questions relatives à la gouvernance territoriale en matière d’aménagement
caroline.guittet[at]bretagne-environnement[dot]fr

Articles du même auteur

Nolwenn Invernizzi

Ingénieure en paysage, spécialisée dans le grand paysage, Nolwenn Invernizzi s’intéresse particulièrement aux questions relatives aux représentations paysagères sociales et culturelles.
nolwenninvernizzi[at]gmail[dot]com

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Droits d’auteur

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