« Le désert croît. Malheur à celui qui protège le désert ! »
Friedrich Nietzsche, 1971

1Dans la Condition de l’homme moderne (Arendt, 2018), Hannah Arendt oppose le monde, la terre et la nature « en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie » (ibid., p. 77). Selon elle, pour qu’il y ait monde, il faut des « productions humaines », des « objets fabriqués de main d’homme ». Mais pour qu’il y ait monde, il faut des « relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme » (ibid., p. 77) qui ne peuvent se limiter aux relations réductrices du travail. La pluralité apparaît ainsi comme « la condition per quam de toute vie politique » (ibid., p. 35). Elle « correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. » (ibid., p. 35). Ainsi, peut-on considérer que le lieu de naissance de la politique est ce que l’on peut nommer un entre-lien(s) des hommes et qu’il s’agit là d’une condition de notre habitation du monde. Le politique est alors une mise en « relation », condition de notre humanité au sens où il n’y a d’hommes que là où il y a monde. D’ailleurs la disparition de l’entre-lien(s) favorise l’extension du désert en réduisant la vie humaine à la vie biologique. Le politique pensé comme entre-lien(s) remet en question l’ontologie du sujet qui ne se fonde plus sur une liberté absolue d’un être hors du monde, mais bien sur un sujet relationnel dans ses liens de codétermination aux autres humains mais aussi, de manière étendue, au reste du vivant non humain en tant que cohabitants terriens (Morizot, 2020).

2L’objectif de ce texte est d’esquisser comment cette compréhension du politique pensé comme entre-lien(s) peut apporter un éclairage particulier sur la question paysagère, tout en venant interroger ce que cela implique pour la fonction sociale du paysagiste, professionnel du projet de paysage, dans le contexte actuel de crise écologique. Pour cela, je propose de m’appuyer sur une expérimentation que je mène actuellement et qui consiste à mettre en place une Coopérative habitante de paysage (CHP) en Haute Gironde dans un territoire situé à l’écart du système contemporain de métropolisation. Cette expérimentation vise à explorer les champs de l’innovation sociospatiale dans le domaine du paysage et du projet de paysage. Elle s’attache à réagencer les acteurs en collectif agissant et à faire en sorte que, sur ces bases, ils réorganisent leurs relations à l’environnement. Il s’agit de construire le cadre théorique et méthodologique d’un projet coopératif de territoire, fondé sur la possibilité d’une cohabitation féconde, entre humains et entre humains et non-humains.

3En voulant interroger les possibles interactions entre savoirs scientifiques, savoirs habitants et projet de paysage, cette contribution se veut être un premier retour réflexif sur cette expérimentation. Elle se concentre tout particulièrement sur les enjeux axiologiques et praxéologiques d’une recherche conduite dans le cadre d’un doctorat en paysage, se positionnant au tout début de la chaîne de production de la connaissance scientifique, au moment prospectif de mise à l’épreuve des hypothèses et de la méthode proposée pour obtenir les premiers résultats d’une recherche en train de se faire. Ce faisant, j’y interroge l’action paysagiste sous l’angle de la question du politique afin d’éclairer les enjeux d’une certaine façon de mobiliser un paysage qui relèverait non pas seulement d’une « manière de voir », esthétisante et démiurge (Wylie, 2015), mais aussi et surtout d’une manière de cohabiter.

Entrer en recherche pour (re)mettre en question une pratique

4Ce travail de recherche est issu d’un bilan de ma pratique libérale en tant que paysagiste durant laquelle j’ai pu regretter, entre autres, les fins et moyens de la commande publique en paysage marquée par le « paysage manière de voir » (Wylie, 2015) qui réifie le paysage. Plusieurs années d’expériences professionnelles au Québec dans des territoires à très faible densité m’ont amené à une mise en chantier de ma pratique. Pour m’adapter au contexte, celle-là a dû se bricoler par l’apport de certains concepts, en particulier la question philosophique de l’habiter. Elle a abouti à la mise en place d’une expérimentation qui vient interroger les possibles interactions entre savoirs scientifiques, savoirs habitants et projet de paysage.

La question de la cohabitation : du paysage « manière de voir » au paysage manière de cohabiter

5Nous proposons de nous arrêter un instant sur le concept d’habiter pour comprendre comment il interroge la notion plus géographique d’habitant dans sa relation au paysage, et par voie de fait les paysagistes qui axent leurs pratiques sur ce dernier. L’habiter inscrit l’homme dans des relations récursives entre son monde et les mondes des autres humains et non-humains. L’habiter par les habitudes dans le quotidien incorpore de manière géographique la condition humaine où l’espace habité par les habitants devient « écriture de la terre » (Frelat-Kahn et Lazzarotti, 2012). Dépassant le dualisme de la pensée moderne fondée sur une réalité objective extérieure sur laquelle la vision intime se porte et évalue selon des critères esthétiques, le concept d’habiter vient interroger les tensions créatrices de l’intime vers les mondes et en retour des mondes vers soi. Ces tensions, à l’échelle d’un territoire, permettent de poser les enjeux d’une coprésence : cohabitante par voie de fait. C’est ainsi que le philosophe Jean-Marc Besse révèle justement le fait qu’habiter, c’est cohabiter dans l’altérité (Besse, 2013). Altérité qui peut être tout aussi humaine que non humaine et qui pose donc des questions cosmopolitiques de mondes partagés.

7Ainsi l’habiter, par la cohabitation et la crise de sensibilité, vient renverser l’ordre des choses en instituant une ontologie relationnelle au paysage. Le paysage n’est plus comme un objet matériel extérieur aux existences mais trouve son existence dans les diverses trames relationnelles des différents cohabitants (Berque, 2000). Ce que l’on perçoit, au sens synesthésique du terme, est la visibilisation d’opérations multiples d’usages quotidiens, d’habitus discrets mais structurants, à différentes échelles de temps et d’espace qui nous traversent et avec lesquelles nous rentrons en relation.

8Il faut essayer alors de négocier le paysage comme un complexe à la fois mésologique (Berque, 2000), socio-écologique (humain/non-humain) et multiscalaire dans l’espace et dans le temps (matériel/immatériel) (Davasse 2015). Ce renversement de perspective remet en question les outils et méthodes des paysagistes dès lors qu’ils souhaitent aborder le paysage-territoire dans le contexte d’un projet (Bédard 2009). Il s’agit d’abord de travailler sur les flux et les matières relationnelles cohabitantes du complexe socio-écologique, dans une perspective maïeutique, d’un paysage nommé paysage manière de cohabiter. Dans une perspective pragmatiste, il faut le mettre à l’enquête par l’épreuve de l’expérimentation.

Un « chaînon manquant » : La Coopérative habitante de paysage

10Il repose sur l’hypothèse selon laquelle il y aurait une sorte de « chaînon manquant » sur les territoires à l’articulation entre des politiques publiques descendantes, souvent sectorialisées par services, et des initiatives locales habitantes ascendantes trop éparpillées qui parfois ont du mal à trouver les ressources nécessaires à leurs bonnes réussites. Ce chaînon manquant peut-être pensé comme la constitution d’une communauté locale d’intentions et d’intérêts, regroupée sur les problématiques de transition et de résilience et servie dans ses objectifs par les initiatives habitantes et les actions qui pourraient en découler. À cette fin, une Coopérative habitante de paysage (CHP) est mise en place durant le temps du doctorat (figure 1). La mise en place de cette Coopérative constitue le cadre expérientiel coopératif à partir duquel la recherche doctorale éprouve ses hypothèses par participation observante (Soulé, 2007).

Figure 1. La Coopérative habitante de paysage ou le chaînon manquant entre ressources environnementales, acteurs humains et non humains et potentialités territoriales

Un « chaînon manquant » ? Le projet d’une coopérative de paysage

Les démarches participatives, mobilisant les ressources locales, partent d’un présupposé distancié de structures qui se posent a priori comme extérieures et séparées d’une prise avec le réel de la quotidienneté. Elles demandent aux professionnels de l’aménagement de venir interroger leurs pratiques et leurs méthodologies de travail en mobilisant de nouveaux outils et de nouvelles manières pour intégrer cette dimension aux projets de territoire dans des contextes souvent inappropriés où pèse un manque de temps, de connaissances et de moyens. Ainsi est né le projet d’une Coopérative habitante de paysage s’inscrivant sur le temps long, la capacitation et ayant à charge les missions d’aménagement du territoire, du cadre de vie et de l’habitat. Cette coopérative est pensée comme une structure-catalyse fondée sur les ressources locales, au sens le plus large possible, venant explorer de nouvelles manières de faire en aménagement (outils, méthodologie, inventions réglementaires, etc.). Elle s’inspire des nouveaux modèles d’économie solidaire et collaborative pour accoucher de projets collectifs de paysage fondés sur les caractères culturels, écologiques, économiques et sociaux au plus près du territoire. Cette coopérative sera un outil de développement local au service des acteurs locaux (habitants, associations, collectivités locales, professionnels…), un outil d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, d’aide à la concertation, de maîtrise d’usage, voire de maîtrise d’œuvre. Au final ce sera une structure de développement local à la convergence d’un territoire/d’un projet économique/d’une organisation démocratique développant une ingénierie territoriale basée sur l’innovation sociospatiale. À terme, cette structure aura pour vocation à se pérenniser et constituera une émanation locale de l’organisation des potentialités du territoire en liant acteurs du quotidien et prérogatives inhérentes à l’institutionnel.

Source : Extrait du projet de CHP réalisé par l’auteur en réponse à l’appel à manifestation d’intérêt du conseil départemental de la Gironde portant sur les paysages agricoles en avril 2018.

11L’expérimentation est financée dans le cadre d’un appel à manifestation d’intérêt (AMI) émis par le conseil départemental de la Gironde sur « les paysages agricoles » en 2018. La stratégie adoptée se centre sur un territoire pilote pour étendre progressivement l’aire d’action de la future coopérative sur la Haute Gironde. Le territoire administratif retenu pour différentes raisons est celui de la communauté de communes de l’estuaire (CCE). La CCE, l’Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) le plus au nord du département de la Gironde, se trouve à l’écart par sa situation géographique. Il s’étend sur 25 452 hectares pour 15 460 habitants (figure 2).

La démarche de recherche-projet : retours réflexifs sur la mise en place d’une Coopérative habitante de paysage

Fabriquer de la connaissance paysagère pour (re)médier des collectifs socio-écologiques dans le cadre d’un projet alimentaire de territorial (PAT)

13La CCE s’est engagée depuis 2018 dans une démarche de projet alimentaire territorial (PAT). J’ai proposé à la collectivité, en tant que paysagiste-chercheur, d’accompagner la démarche par la fabrication de portraits paysagers d’agriculteurs rencontrés durant les premiers arpentages. Cet outil, développé pour la recherche-projet, explore la mise en forme des champs relationnels affectifs et éthiques qui lient un agriculteur avec son milieu de travail. Ils sont réalisés à partir de parcours commentés effectués sur les exploitations agricoles et dans les lieux de vie. Ce dispositif relève d’une démarche anthropologique (Olivier de Sardan, 2013). Les enregistrements sonores des parcours commentés font l’objet d’un verbatim intégral et les portraits produits s’appuient sur des extraits bruts.

14Plusieurs supports de traduction/restitution sont expérimentés (papier, web, vidéo). Ces portraits paysagers montrent que le passage à une agriculture prenant en compte le milieu se traduit par un renouvellement de la relation au paysage. Cette sensibilité se caractérise par la prise en compte de nouvelles interactions avec les non-humains. Après des échanges avec le chargé de mission de la collectivité, trois profils différents furent retenus avec comme point commun une conversion à l’agriculture biologique (label AB). Un parcours commenté effectué avec un couple de viticulteurs convertis depuis plus de dix ans permet, par exemple, d’illustrer une situation révélant l’ambivalence de ces interactions et la manière de les mobiliser dans la construction de savoirs paysagers cohabitants. Un arrêt devant un pied de vigne pour observer un nid d’oiseau qui s’y trouve devient l’occasion de mobiliser des souvenirs d’enfance où les grands-pères respectifs « soulevaient les feuilles pour observer les nids ». Leur disparition « qui est liée au passage en agriculture par traitements chimiques » était jusqu’alors passée inaperçue pour eux. L’interruption des traitements a permis le retour de la nidification et par là a (ré)activé des émotions en lien avec différents registres d’affects. Ces émotions toujours renouvelées font l’objet de photos prises à ces occasions par téléphone portable. Ces clichés de nids dans les ceps de vigne, de l’ordre de l’intime, photographiés par les agriculteurs furent mobilisés tels quels dans le portrait-paysager.

15Les portraits paysagers entremêlent lieux, affects, esthétique et éthique à différentes échelles. Ils offrent une mise en forme d’expériences sensibles qu’il est possible de restituer, de rendre accessible, de faire circuler et de mettre en débat. Ces supports de dialogue permettent d’animer la démarche de PAT sous un angle particulier en opérant une « mise en affection » collective et en révélant toute l’épaisseur existentielle des agriculteurs. Ces derniers ne sont plus simplement abordés comme producteurs de biens marchands, mais aussi situés comme cohabitants d’un milieu vivant (figure 3). Les échanges induits par les différents moments de médiation permettent d’esquisser la constitution sensible d’un « commun paysager » qui participe à la réouverture de nouveaux espaces de l’agir collectif. Cela offre la possibilité d’enclencher des actions concrètes et durables sur la base de l’implication.

16Le paysagiste-chercheur adopte une attitude à l’affût pour mener le fil de son action. Par exemple, lors d’un parcours commenté, un maraîcher explique devant cinq ruches, installées par un apiculteur qu’il ne connaît pas, que le nombre de ruches a augmenté depuis sa conversion et qu’il en retire un bénéfice sur le plan agricole (meilleure pollinisation naturelle au sein de ses serres) et donc économique (augmentation des rendements). Il insiste également sur l’émotion que lui procure le sentiment d’accueillir ces abeilles et de « permettre une meilleure biodiversité ». Il voit dans la multiplication de ces ruches un témoignage discret des effets positifs de sa conversion. En suivant je suis allé à la rencontre de l’apiculteur pour combiner les deux portraits paysagers en m’attachant à articuler les significations croisées de la présence discrète de ces cinq ruches (figure 4). Cette production favorise une coopération, que j’aide à coordonner, entre apiculteurs et agriculteurs sur le territoire. Elle vise à positionner les ruches dans des situations stratégiques en partenariat avec les agriculteurs ou les éleveurs. Progressivement un collectif socio-écologique constitué d’alliés objectifs (Morizot, 2020) (éleveurs, agriculteurs, viticulteurs, couverts végétaux fleuris, fruits/légumes fécondés par des abeilles et autres pollinisateurs, apiculteurs, etc.) est en train de s’organiser sur une échelle territoriale favorisant discrètement mais puissamment la qualité de la pollinisation. Cela trans-forme un paysage en complexe socio-écologique dont a pleinement conscience l’ensemble des acteurs concernés. Cet exemple simple permet de comprendre comment la démarche de la CHP active des potentiels d’actions en dormance ou discrets dans le cadre d’une coopération habitante. La mobilisation du paysage apparaît ici féconde. Elle se constitue par affects partagés. Elle aboutit à un commun paysager dans lequel le commun est défini simplement comme ce dont nous prenons soin en coopérant car nous y tenons collectivement sans pour autant se ressembler ou s’assembler.

(Re)lier : de l’idée d’un jardin partagé au réseau des jardins citoyens

17Très tôt un premier contact sur le terrain a été pris par recommandation avec un collectif citoyen qui souhaitait mettre en place un jardin partagé. Ce collectif s’était regroupé autour d’un café associatif afin de combattre l’isolement dans les territoires ruraux. Il avait le souhait de développer un jardin partagé pour faciliter l’accès à une alimentation saine, sans intrant chimique, tout en travaillant sur les solidarités. Une démarche de conception participative que j’ai animée s’est mise en place. L’animation a volontairement cherché à prendre son temps pour instaurer l’échange (de mots, de repas, d’idées) comme premier commun du collectif. Progressivement plusieurs points ont été définis de manière collective. Ces points relevaient autant d’une mise en commun des motivations et des attendus de chacun que de la verbalisation des valeurs, des attachements et des imaginaires associés à cette idée de jardin.

18Les personnes en présence mobilisaient le projet de jardin comme un prétexte à enrichir leurs relations au monde selon différents régimes. Le projet du lieu-jardin est de plus en plus apparu comme l’aspiration à un lieu-ressource (d’expérimentations, d’apprentissages, de partage de la connaissance). Mais il se profilait aussi comme un lieu-processus permettant de matérialiser et de mettre à l’épreuve la construction d’un collectif élargi dépassant le groupe initial. Ainsi, un inventaire des êtres en présence (humains et non-humains) a été entrepris lors de différents ateliers en mobilisant les ressources artistiques locales (figure 5).

19Les rencontres ont permis peu à peu de complexifier le projet initial en définissant le jardin comme un espace hybride qui, en complément du café associatif, permet de déployer différents champs relationnels. La participation des co-jardiniers à l’animation du PAT a permis de mettre en évidence un angle mort de la démarche développée jusque-là. En s’appuyant seulement sur les acteurs de filières établies dans le domaine marchand (producteurs, distributeurs, consommateurs), la démarche institutionnelle avait largement sous-estimé la part autonome de production vivrière pourtant importante sur le territoire. Fort de ce constat, j’accompagne aujourd’hui les co-jardiniers dans un projet de réseau de jardin-citoyen à l’échelle de la Haute Gironde. Outre les dimensions d’animation, de jardinage partagé, de mutualisation de moyens, de savoirs et de savoir-faire, le maillage se fait aussi grâce à la production locale de semences produites dans un jardin thérapeutique (figure 6).

20L’intitulé de jardin citoyen fut préféré à celui de jardin partagé, reprenant en partie différents résultats de recherches qui montrent comment ces jardins partagés offrent une expérience commune à de nouvelles normes collectives, dans laquelle s’éprouve une démocratie socio-écologique (Zask, 2016) porteuse d’un habiter durable. Ces jardins-citoyens, conçus comme lieux-ressources et lieux-processus, deviennent dès lors des foyers concrets d’une citoyenneté impliquée dans un renouvellement élargi des champs du politique (Latour, 2014).

La mise en politique du projet de paysage : vers la (re)composition de collectifs socio-écologiques

21Au travers de ces exemples, fils tirés de l’expérimentation, il est possible d’esquisser un changement de paradigme dans la pratique paysagiste face aux enjeux nouveaux que pose la crise écologique en liant connaissances et actions collectives selon différentes éthiques. La question du paysage, mobilisée dans cette perspective, permet de dépasser les catégories dualistes nature/culture, sujet/objet qui ont construit nos relations aux autres vivants. De ce point de vue, elle (re)pose les questions du sujet politique en étendant la relation aux autres vivants dans la codétermination de notre cohabitation située. Cela ouvre aussi la possibilité par le récit et l’action de faire monde commun, ce qui est l’objet même de la question du politique de l’entre-liens. Elle « montre que les vivants sont des cohabitants de la Terre dont on dépend dans toutes les dimensions de notre existence. […] Pas une carte postale ni l’arrière-plan d’un selfie, mais un lieu de géopolitique complexe, multi-espèces, où il faut comprendre et composer les relations mutualistes, c’est-à-dire potentiellement bénéfiques pour le plus grand nombre. » (Morizot, 2017)

22La question paysagère cohabitante engage les individus par leur corps, leurs relations au milieu, leurs affects et leurs imaginaires. L’animation de différents moments mêlant événements et quotidien autour de ces questions permet d’ouvrir de nouveaux espaces démocratiques participant d’une cohabitation enrichie par l’intersubjectivité et l’action coopérative. Elle ouvre en cela un engendrement pluriel d’une sorte de citoyenneté paysagère qu’il sera nécessaire d’interroger plus en avant dans le travail de thèse. Différentes pistes d’agir émergent pour ensuite être éprouvées dans différentes situations afin d’observer leur appropriation, leur pertinence, leur capacité à enclencher afin de les affiner puis de les prolonger. La démarche de projet procède par ajustements successifs (Davasse, 2015) en décalant et repositionnant l’expertise. Ici, aucun savoir n’est discriminé par avance.

23Cela interroge la figure du paysagiste qui s’articule, à ce stade d’avancement, autour de trois polarités :

• celle du « paysagiste-habitant » (qui s’affecte, s’engage), et qui « se donne comme objectif de réduire plus ou moins mais toujours intentionnellement ce que l’on pourrait qualifier de position d’extériorité/étrangeté vis-à-vis du milieu humain observé » (Marlin, 2016) ;

• celle du « paysagiste-chercheur » (qui observe, participe) qui implique de repenser le rôle de la science et des scientifiques dans la délibération sur les orientations collectives à poursuivre au travers de la recherche-projet ;

• celle du « paysagiste-praticien » (qui projette, créée) où l’agir paysagiste se déploie sans programme et explore ainsi une relation au temps différente de celle du projet dans la perspective moderne. Sa créativité offre des prises (Ingold, 2017) qui permettent de (ré)orienter des collectifs dans de nouvelles directions. C’est un agir au fil de l’eau qui produit du commun par des associations nouvelles en déplaçant et traversant les champs socio-écologiques pour provoquer des relations inattendues.

24La démarche est sans début ni fin. C’est un travail par et pour le milieu. Dans ces conditions :

« Il s’agit bien d’élaborer une théorie du projet comme processus décentré et détotalisé, à l’interface d’une multiplicité d’intérêts entre lesquels n’existe aucun accord obligé, ni équilibre définitivement établi. Le projet, au départ, ne réunit donc pas les conditions de sa réussite mais il va les acquérir en fonction de l’intérêt que les partenaires vont lui accorder. Il se réalise ou se déréalise ; il gagne ou perd progressivement en existence. » (Nicolas-Le Strat, 2007.)

Conclusion

25La mise en place de la Coopérative habitante de paysage pose la question d’une sorte de chaînon manquant reliant des objectifs de politique publique et des aspirations et implications d’habitants concernant leurs milieux de vie. La démarche articule savoirs et actions en proposant un travail au cœur du politique pensé comme entre-liens. Dans le prolongement de la « théorie de la valuation » de John Dewey, le paysage devient, par le dialogue et la communication, un objet commun. En ce sens il permet le passage d’un en-soi, expression parfois tyrannique d’une subjectivité, à un en-commun, condition première d’un espace public de l’agir (Renault, 2012). En tant que commun, il ouvre un champ renouvelé de pratiques démocratiques (Sgard, 2010). Ainsi la compréhension attentive à la manière dont se trament sur un territoire les relations entre humains et non-humains déplace les enjeux axiologiques et praxéologiques qui se posent au paysagiste. En particulier pour toutes les questions de légalité et de légitimité posées par une sociabilité et une spatialité qui, tout à la fois, sont celles des solidarités et des concurrences entre humains et non-humains.

26Dans un travail de changement de perspective, il est possible par l’apport des sciences naturalistes et humaines toujours mises à l’épreuve par l’expertise d’usage habitante de produire des savoirs paysagers qui, selon différents dispositifs, travaillent à construire ou renforcer diverses trames relationnelles et d’attachement. Loin d’être liée au monde des attachements mystérieux et arbitraires des affects, cette mise en sensibilité permet de se tenir à cheval entre l’objectif et le subjectif, offrant au paysagiste-chercheur une sorte de diplomatie paysagère « prenant en charge la dimension relationnelle de l’existence » (Morizot, 2020). Car lutter contre le désert nécessite probablement, pour les territoires, une sorte de diplomatie paysagère pour mieux définir collectivement « ce à quoi nous tenons » (Hache, 2011). Le projet de paysage recompose sur place et sur le long terme des associations humaines et non humaines. Cette (re)politisation de l’intérieur en portant attention (Pelluchon, 2018) déplace la question de l’identité vers celle des attachements dans la matière politique de l’entre-liens.