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Chercheurs en devenir

(Ré)générer les communs par la pratique physique du territoire, le cas de la Boucle noire à Charleroi

(Re)generating the Common Through the Physical Appropriation of a Territory, The Case of the Black Loop in Charleroi
Michael Bianchi

Résumés

À Charleroi, au seuil des années 2000, dans cette ville industrielle en déclin, les friches se sont multipliées. Laissées à l’abandon, elles ont été colonisées par des acteurs humains et non humains, qui peu à peu y reconstruisent des mondes sur les ruines de l’industrie. Quels sont les enjeux à l’œuvre dans ces pratiques, et quels sont les liens entre cette régénération à bas bruit des périphéries délaissées et les stratégies publiques de développement des villes dites « postindustrielles » ? Au travers d’une enquête sur la Boucle noire, sentier métropolitain qui parcourt la périphérie industrielle de Charleroi, cette contribution s’attache à identifier la manière dont la fabrique d’un trajet participe à l’émergence de nouvelles valeurs spatiales et à l’inscription de modalités particulières du commun.

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Texte intégral

Préambule

1L’aventure musicale du groupe Kosmose a débuté à Charleroi en 1971, année où ce groupe est formé par trois jeunes musiciens fans de Krautrock et de rock psychédélique. Au cœur des paysages marqués par une activité industrielle en déclin, le groupe compose une musique protéiforme qu’il appelle « rock sidérurgique ». À l’instar d’autres mouvements musicaux nés à cette époque dans des villes industrielles comme Düsseldorf, Manchester ou Detroit, leurs improvisations puisent dans les ambiances acoustiques de leur quotidien : les bruits des usines, des ateliers et des infrastructures qui environnent directement leurs lieux de vie. De cette matière sonore, les musiciens de Kosmose se fabriquent une identité esthétique composée de nappes électriques et électroniques. En rapport au contexte industriel qui en constitue pour ainsi dire la matrice, cette esthétique musicale semble autant relever de l’apprivoisement que de l’affrontement.

« Francis Pourcel : On ne pouvait pas faire ce genre de musique en habitant, par exemple à Loverval. Si on a fait cette musique-là, c’est parce qu’on avait un train devant, un train derrière et un tram au milieu, quoi. Et donc on était en pleine zone industrielle.

Michael Bianchi : Votre local de répétition était… ?

FP : Oui, à Monceau-sur-Sambre. Pas loin de la gare de Marchienne. Et on jouait tellement fort qu’on nous entendait jusqu’à la gare. » (Pourcel et Dufert, entretien no 2, 18 octobre 2021)

Figure 1. Le groupe Kosmose à Charleroi, vers 1976

Figure 1. Le groupe Kosmose à Charleroi, vers 1976

Source : https://memoire60-70.be/​.

2À Détroit, ville qui partage avec Charleroi une identité industrielle marquée par le déclin, la naissance du mouvement techno dans les quartiers ouvriers au seuil des années 1990 a vu s’incarner des motifs similaires. L’ouvrage de Mathieu Guillien, qui documente l’histoire de ce mouvement, éclaire la manière dont il a émergé à partir de la culture ouvrière :

« On s’est approprié l’idée des machines et on a créé nos propres sons, et tous ces sons venaient inconsciemment de l’univers de l’industrie, de la mécanique, des machines, de l’électronique. Cet environnement nous a créés. Et nous, à notre tour, socialement et inconsciemment, on a créé cette musique. En créant cette musique, on a recréé notre environnement » (Derrick May, musicien, dans Guillien, 2014, p. 104).

3À première vue, on pourrait déduire de ce type d’énoncé une confirmation des craintes formulées par Theodor Adorno au sujet de la « mécanisation des consciences » (Guillien, 2014, p. 104), soit de l’aliénation des sensibilités au caractère oppressif des environnements machinistes. Le travail de Guillien, et plus généralement l’expérience du mouvement techno mettent au contraire en évidence la manière dont le rythme s’y conçoit comme « une façon de sonder, de reconfigurer et de résister à la machine – industrielle autant que numérique – en utilisant son propre langage ». (Davis, 1998)

4Ces considérations sur les paysages sonores peuvent sembler éloignées des questions que cette contribution prétend aborder. Si nous pensons qu’elles font sens en tant qu’introduction à ce qui va suivre, ce n’est pas seulement parce que Francis Pourcel, fondateur et bassiste du groupe Kosmose, est devenu plus tard l’un des fondateurs de la Boucle noire, ce chemin de randonnée périurbaine qui constitue un objet central du présent travail. C’est aussi et surtout en raison des similitudes que nous identifions entre ces pratiques musicales de recréation, auxquelles s’attachent des visées émancipatrices, et les réécritures territoriales qui nous semblent découler des pratiques de la marche que nous avons choisi d’étudier.

5En outre, s’il est un point commun entre le terrain qui sera étudié et celui de ces expériences musicales, c’est le cadre de la ville industrielle. Charleroi et Détroit partagent le destin commun d’avoir été, chacune à une époque différente, des centres de production au rayonnement mondial, avant de tomber l’une et l’autre dans un déclin économique et social. Elles sont en cela des exemples paradigmatiques d’une certaine typologie urbaine apparue avec l’expansion de l’industrie et partagent entre elles le fait d’avoir émergé pour répondre aux besoins d’une production matérielle massive. Plus que d’autres, elles sont marquées du sceau de l’industrie et déterminées socialement et spatialement par ses nécessités (Edelblutte, 2018). Ce travail, au travers du cas de la ville de Charleroi, s’attachera à explorer certaines figures sociospatiales qu’elle partage avec d’autres villes industrielles, et plus spécifiquement avec les villes européennes et nord-américaines qui ont connu un déclin industriel.

Problématique : la ruine comme substrat du commun

6Si nous nous attachons à cette figure particulière de la ville industrielle, et particulièrement de la ville industrielle en déshérence, c’est qu’elle expose avec une certaine acuité la nécessité, dont le constat semble aujourd’hui largement partagé, d’une redéfinition des imaginaires urbains et territoriaux au regard des crises sociales et écologiques. À ce titre, plus qu’une scène particulière ou s’incarnerait cette actualité globale, la ville industrielle pourrait s’appréhender plutôt comme une portion de l’arrière du décor où sont rendues visibles de manière frontale les conséquences d’une certaine organisation du monde, dominée par les logiques néolibérales (Friedrichs, 1993 ; Harvey, 2007).

7La ville de Charleroi, dont sera étudiée ici une partie de la périphérie, ne fait pas exception à ces orientations. Elle partage avec d’autres un certain état de vétusté de son territoire qui s’illustre plus particulièrement par la présence importante de zones en friche, marquées par un abandon apparent. En vertu de ce qui précède, ces zones en déshérence pourraient être identifiées comme une incarnation des « ruines du capitalisme », image empruntée au titre du récent ouvrage d’Anna Tsing (Tsing, 2017). C’est précisément vers ces zones que notre attention se porte. Loin d’être des lieux morts, il s’y produit aujourd’hui des phénomènes de régénération que le présent travail ambitionne de documenter et de caractériser.

Figure 2. Site du Martinet à Charleroi, ancienne salle des machines

Figure 2. Site du Martinet à Charleroi, ancienne salle des machines

Source : https://cheminsdesterrils.be/​.

8Depuis les années 1990, une littérature et un champ de pratiques se sont tournés vers les friches situées en marge des métropoles. Lieux indéfinis, impensés, délaissés, présences-absences disséminées en périphérie des grandes villes contemporaines, ils ont été l’objet de lectures multiples au travers desquelles certains motifs semblent récurrents. L’un de ceux que nous étudierons ici est l’association de ces lieux avec la pratique du trajet, de la traversée à pied, de la marche. Cette association est développée plus loin dans un chapitre dédié, qui en livre quelques ancrages dans l’histoire récente et en déduit des pistes de réflexion pour la suite de cette recherche.

9Un autre élément présent dans la littérature qui leur est dédiée, quoique moins explicite, est l’évocation de conceptions et de valeurs qui s’apparentent au principe du commun. Yvan Detraz, fondateur du collectif le Bruit du frigo à Bordeaux dont les pratiques sont consacrées à ces délaissés urbains, propose notamment pour ces espaces la dénomination de « terres communes » (Detraz, 2020, p. 105). C’est ce point que la présente recherche entend plus particulièrement développer et clarifier. Les catégories du commun peuvent en effet recouvrir des acceptions très larges et parfois contradictoires. Si les pratiques et les représentations qui prennent source dans ces lieux charrient du commun, l’objectif est donc d’identifier de quel commun il s’agit et s’il a quelque chose à nous apprendre sur la ville contemporaine à partir de ces lieux qui semblent des points aveugles de la gestion publique.

Repères méthodologiques et périmètre de la recherche

10Si cette recherche entend procéder par « dépliage » de l’objet particulier que constitue la Boucle noire, le périmètre physique sur lequel elle centre son attention s’étend à l’ensemble des sites et lieux qu’elle traverse. Ce cheminement constitue donc un fil rouge qui permet d’associer une suite de situations sociospatiales diverses, quoique comprises dans un même cadre.

11Pour tenter de comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans ces lieux, cette étude mobilisera différents corpus dans un cadre interdisciplinaire. Bien que menée par un architecte et imprégnée de ce fait par la prééminence d’une lecture spatiale, ses fondements méthodologiques puisent également au champ de l’ethnographie. Cette partie s’appuiera notamment, à terme, sur des entretiens avec des acteurs impliqués à différents niveaux dans la fabrique ou l’usage de la ville, et plus spécifiquement concernés par les zones périphériques définies ci-dessus. L’étape de recherche présentée ici se base sur un nombre encore restreint d’entretiens (cinq), c’est la raison pour laquelle elle consiste essentiellement à esquisser un cadre théorique pour cette recherche. La plus grande partie des entretiens sera réalisée au cours des étapes ultérieures de ce travail.

12Le corpus comprend également une série de documents historiques qui portent sur les évolutions sociales et spatiales de la ville de Charleroi et de son territoire. Ce retour sur le temps long nous a semblé utile pour saisir la nature de ce que sont aujourd’hui les délaissés urbains dans leur épaisseur historique, et plus spécifiquement dans la forme qu’ils prennent dans le contexte d’une ville industrielle comme Charleroi.

13La documentation administrative, juridique et communicationnelle produite par les acteurs et institutions sera également mobilisée dans le corpus, pour autant qu’elle concerne l’objet de cette étude. Le corpus étudié comprend, enfin, les observations personnelles de l’auteur sur les sites concernés au travers de ses visites et parcours sur place. Ceux-ci sont réguliers depuis le début de cette recherche, soit depuis septembre 2019.

Charleroi, les trois temps de la ville industrielle

Temps 1 : la modernité industrielle et les paysages

14Le territoire de Charleroi a vu sa morphologie profondément remodelée par l’activité industrielle au cours des xixe et xxe siècles. De 50 000 habitants au milieu du xixe siècle, son agglomération en compte cinq fois plus un siècle plus tard. Pendant cette période, la Wallonie devient l’un des principaux centres industriels en Europe et dans le monde en raison de la richesse de son sous-sol, qui contient d’importants gisements de charbon (Dewez, 2014).

15Au cours du xixe siècle, les restes de forêts et les parcelles agricoles qui entourent le centre urbain sont peu à peu cédés à des concessions minières. Les lois sur les mines de 1791 et 1810, promulguées par l’État français auquel la région de Charleroi est alors rattachée, dissocient progressivement la propriété du sol et la licence d’exploitation des sous-sols. Cette nouvelle conception foncière marque l’entrée en scène des grandes sociétés d’investissement, qui rachètent les terrains et massifient la production (Gemelli, 1860, p. 224). Elle ouvre une période de reconfiguration sociale et technique dont l’impact sera majeur sur les territoires et les paysages.

Figure 3. Pierre Paulus, Le pays industriel, 1911

Figure 3. Pierre Paulus, Le pays industriel, 1911

Source : DR.

16Par la suite, du xixe siècle au début du xxe siècle, les infrastructures minières, les usines sidérurgiques qui s’installent à proximité ainsi que les déchets miniers remontés et accumulés à la surface vont progressivement investir une grande part du territoire de Charleroi et se substituer au paysage pastoral. Entre les sites d’extraction, les usines sidérurgiques et les ateliers s’établissent les quartiers d’habitat ouvrier, exposés de manière directe aux pollutions aériennes et sonores.

17Pendant la seconde moitié du xxe siècle, l’industrie wallonne décline inexorablement. Cette perte de vitesse du secteur industriel, Charleroi en subit d’autant plus les effets que son territoire, ses infrastructures, sa démographie et jusqu’à ses paysages ont été profondément reconfigurés par l’industrie et ses nécessités. Parmi les présences les plus visibles de cet héritage spatial figurent les terrils, monticules de déchets d’extraction qui maillent le territoire et dont les sommets dominent désormais les plaines du bassin minier.

Temps 2 : Le Grand Charleroi et la reconversion infrastructurelle

18Le reflux de l’activité industrielle fait sentir ses effets sur le plan économique à partir des années 1960. Il en résulte une hausse du chômage, un appauvrissement de la population et par là un dépérissement du tissu urbain, conjugué à un exode des classes aisées vers les zones rurales encore relativement préservées. Une politique publique de relance économique du territoire est alors mise en route, qui prend acte du déclin de l’industrie et fait place aux communications et au commerce comme priorités du développement (Mayeur, 2016, p. 134).

Figure 4. Le ring autoroutier de Charleroi dans la ville basse

Figure 4. Le ring autoroutier de Charleroi dans la ville basse

Source : Structurae/photo : Roland Nizet.

19La décennie qui suit voit la construction d’une ceinture autoroutière, dite « petit ring » de Charleroi (R9, inauguré en 1976), ouvrage monumental qui redessine le paysage urbain de toute la ville basse. La première ligne de métro est inaugurée la même année. Parallèlement, une refonte administrative achevée en 1975 fusionne la ville avec ses communes avoisinantes, dans l’objectif de créer le Grand Charleroi, un pôle métropolitain dont la ville constituerait dès lors le centre de gravité (Culot et al., 2015, p. 345). Mais malgré ces opérations majeures, la ville ne connaîtra pas par la suite la renaissance attendue.

Temps 3 : Charleroi Métropole, la conversion « postindustrielle »

20En 2008, les autorités engagent à nouveau de grands projets publics avec l’espoir d’utiliser ce levier pour relancer le territoire. En 2013, la ville nomme un bouwmeester (maître architecte), dont la mission est d’accompagner ces opérations, notamment en les articulant autour d’un nouveau récit urbain cohérent et porteur. L’équipe du bouwmeester, attachée au bureau du bourgmestre, procède dans un premier temps au recensement des projets privés et publics en cours sur le territoire du Grand Charleroi, désormais rebaptisé Charleroi Métropole. Ces projets sont regroupés dans un plan stratégique, qui les assemble en une vision urbanistique globale (Charleroi Bouwmeester, 2018).

21Parallèlement à cette synthèse, le bureau du bouwmeester entreprend un travail de production immatérielle. Celui-ci s’amorce par la définition d’une nouvelle identité graphique qui se décline autant dans les affiches et documents d’information diffusés par la ville et l’ensemble de ses services et de ses partenaires, que dans les documents administratifs et les accessoires de travail (véhicules, uniformes).

Figure 5. « The place to C », nouveau logo de Charleroi par l’agence Pam & Jenny, 2015

Figure 5. « The place to C », nouveau logo de Charleroi par l’agence Pam & Jenny, 2015

Source : Charleroi Bouwmeester.

22Un autre volet de cette production immatérielle est la « restructuration de l’offre événementielle » (Charleroi Bouwmeester, 2021) au travers de la refonte de cinq grands événements publics annuels dont l’image, l’ampleur et le volet communicationnel sont entièrement remaniés, l’ensemble portant désormais le nom de Big Five.

23Les caractéristiques de cette politique urbaine correspondent en de nombreux points à la logique du city branding, telle qu’elle a été synthétisée par Ahmad Bonakdar et Ivonne Audirac. L’un des aspects problématiques qu’ils relèvent, pour ce qui concerne ce type de politiques, est le risque d’accentuation des inégalités sociales et spatiales.

« La nature politique du city branding tend à bénéficier de manière disproportionnée à certains groupes-cibles, conduisant à des fractures sociales. Cela a été le cas pour nombre de villes postindustrielles qui ont recouru au city branding comme ticket pour une croissance future, malgré son coût important en matière d’inégalité sociale et d’approches exclusives » (Bonakdar et Audirac, 2019).

24Le projet de remodelage urbain de Charleroi est encore à ce jour en cours d’implémentation. Depuis une dizaine d’années, la ville est habitée par de nombreux chantiers et bien que de nouveaux espaces et bâtiments publics aient déjà vu le jour, une évaluation des résultats concrets de cette politique urbaine reste encore à établir, notamment sous l’angle de l’évolution des inégalités spatiales.

Repartir du sol

25Au début des années 2000, Francis Pourcel retourne avec sa compagne Micheline Dufert sur les terrils et les friches industrielles. Sans instruments, mais chaussures de marche aux pieds, ils entreprennent d’explorer les paysages désertés par l’industrie et laissés à l’abandon par leurs propriétaires successifs. La nature de ces propriétaires a évolué depuis l’abandon de ces sites. Détenus au moment de leur démantèlement par les compagnies minières qui en assuraient auparavant l’exploitation, la plupart sont désormais aux mains de sociétés immobilières. Ces lieux, propriétés privées, sont interdits d’accès mais personne n’en garde véritablement la porte. Le couple explore ces infrastructures et ces terres abandonnées et pratique une forme d’exploration urbaine, sans autre intention alors que d’assouvir leur fascination pour ces mélanges de nature et de ruines industrielles.

26Quelques années plus tard naît l’idée de relier par un chemin les différents sites explorés. Forts de leur connaissance du terrain, Dufert et Pourcel composent un chemin en boucle qui part du centre-ville et rejoint, à la périphérie de la ville, un ensemble de sites industriels devenu une succession de friches. Le trajet traverse aussi les anciens quartiers ouvriers nés en même temps que les industries et construits dans leur voisinage direct. Il propose une promenade de 23 km de longueur qui sera nommée par ses créateurs la Boucle noire, en référence à l’appellation Pays noir traditionnellement attribuée à la région de Charleroi. Mais bien que tracé et nommé, ce sentier doit encore devenir accessible et plus encore praticable.

27La seule conception du tracé n’implique pas, en effet, qu’il soit physiquement et légalement disponible. Certains tronçons sont envahis par une végétation dense impossible à franchir, et la quasi-totalité des friches traversées sont des terrains privés, clôturés par leurs propriétaires. Ces sites, depuis leur démantèlement, sont restés pour la plupart à l’abandon, uniquement fréquentés pendant trente ans par quelques explorateurs motivés et surtout, de manière significative, par les enfants des quartiers voisins. Ces derniers y ont trouvé un immense espace de jeu, dont l’intérêt s’est nourri des mille explorations possibles dans les sentiers escarpés des terrils, sans parler des bâtiments en ruine. La rareté de ces incursions a permis, progressivement, la renaissance d’une vie biologique sur ces sols constitués de déchets minéraux initialement stériles.

Figure 6. Carte de la Boucle noire, 2015

Figure 6. Carte de la Boucle noire, 2015

Le centre urbain est situé en bas à droite.

Source : https://cheminsdesterrils.be/​.

28Les terrils, en raison de leur constitution minérale, du relief qu’ils offrent et des phénomènes d’autocombustion qui persistent au cœur de certains d’entre eux offrent un microclimat propice au développement d’espèces particulières : outre certaines plantes locales thermophiles, on retrouve des végétations typiques des dunes ou des espaces littoraux, voire certaines essences exotiques. Les modes d’importation de ces espèces sont souvent attribuées aux activités humaines (importation de résineux pour consolider les galeries de mines, essences s’échappant des jardins privés voisinant les sites, etc.). Les animaux accompagnent le mouvement : reptiles, amphibiens et oiseaux colonisent ces nouveaux milieux (Lemoine, 2013). À certains endroits, de jeunes forêts de bouleaux, essence très tolérante aux sols ingrats, s’élèvent à quelques mètres de hauteur. Le vivant, sur ces sites, se régénère progressivement en s’accolant aux activités humaines et en s’adaptant aux possibilités qu’offrent ces nouvelles configurations spatiales.

29Le retour des hommes sur ces lieux, fût-ce pour y tracer des lignes de traverse, nécessite donc un travail de défrichage, d’entretien et de balisage. Mais ces opérations supposent au préalable l’acceptation, par les propriétaires des sites traversés, de l’existence de chemins accessibles au public. Les autorités de la ville, convaincues par les créateurs de la Boucle noire de l’intérêt de ce chemin, prennent donc en charge dès 2013 les négociations avec la Société immobilière régionale (SIR), qui malgré son nom quelque peu trompeur relève exclusivement du droit privé et se trouve être propriétaire de la majorité des sites traversés par la Boucle noire. Malgré une réticence qui fera s’étirer les négociations pendant deux ans et jusqu’en 2015, cette société accepte finalement le principe d’un droit d’accès provisoire renouvelable tous les cinq ans.

30La même année, le festival d’art public Asphalte, événement biennal organisé par la ville dans le cadre de sa nouvelle politique culturelle, intègre dans ses activités une grande balade collective sur le trajet de la Boucle noire, à laquelle participent 400 personnes. Au vu de ce succès, ce rituel est depuis réorganisé chaque année, avec une fréquentation en constante augmentation. Le cap des mille personnes marchant en file indienne sur les sentiers des terrils est franchi lors de l’édition 2020.

Figure 7. Les marcheurs de la Boucle noire lors de l’édition 2018

Figure 7. Les marcheurs de la Boucle noire lors de l’édition 2018

Source : https://cheminsdesterrils.be/​.

31En 2020, un comptage nouvellement mis en place dénombre 14 000 marcheurs qui ont parcouru la Boucle noire sur une durée d’un an. Le chiffre de fréquentation de ce trajet est proche de celui des principaux musées de la ville, cela sans l’apport d’aucune subvention publique pour sa maintenance. La même année, la Boucle noire rejoint le réseau des Sentiers métropolitains, réseau international d’acteurs qui ouvrent, pratiquent, activent ou réactivent des chemins dans les territoires périphériques des métropoles contemporaines. Actuellement, parmi l’ensemble des activités proposées par la ville, le plus grand nombre de demandes d’information auprès de l’office du tourisme concerne la Bouche noire.

32D’une pratique intime et marginale, la Boucle noire prend donc peu à peu la forme d’une institution locale. Entretenue par sa pratique régulière qui a été confirmée juridiquement (quoique pour un temps limité) et inscrite sur les terrains traversés, elle constitue aujourd’hui un dispositif spatial qui induit une relation spécifique au sol, au territoire et à l’histoire.

Les périmètres de la « ville comme œuvre »

33Le concept de « ville comme œuvre » a été forgé par le philosophe Henri Lefebvre dans son ouvrage Le Droit à la ville. Pour Lefebvre, qui s’inscrit dans le fil de la tradition marxiste, l’œuvre est le résultat d’un processus de production, tout comme la marchandise. L’œuvre se distingue pourtant de celle-ci d’un point de vue ontologique, en particulier au travers de modes d’appropriation distincts. La marchandise, une fois sortie des mains de ses producteurs, est détachée de toute appropriation par ceux-ci, ce qui permet de lui attribuer une valeur d’échange et d’assurer sa préhension par un marché. L’œuvre, qu’elle soit individuelle ou collective, héritée du passé ou forgée pour une durée éphémère (on pense notamment à la fête), reste attachée à ses producteurs mais est aussi appropriable par d’autres, sur des modes multiples. En ce sens, l’œuvre résiste à sa réduction au statut de valeur d’échange (Lefebvre, 1968, p. 51 sq.).

34La « ville comme œuvre » constitue donc une extension par Lefebvre de cette définition de l’œuvre à l’ensemble de la ville. Objet unifié, résultat d’un héritage historique et d’une sédimentation de pratiques sociales et humaines spatialisées, la ville ne peut être détachée sans violence de l’appropriation dont elle est l’objet par ses habitants, ses usagers, ses institutions diverses, et finalement par l’ensemble du corps social. Le zonage fonctionnel, les transformations structurelles et infrastructurelles non concertées, la spéculation immobilière permise par une conception extensive de la propriété privée tendent à détacher la ville de cette disponibilité collective et permettent sa préhension comme marchandise, et donc sa valorisation dans le cadre d’un marché.

35Ce phénomène de traduction de la ville et des espaces qui la constituent en valeur marchande est précisément ce que prétend mettre en jeu le branding urbain. S’adressant aux catégories sociales privilégiées et à une clientèle internationale d’investisseurs et de travailleurs qualifiés, la ville qui s’inscrit dans cette stratégie cherche à séduire une population spécifique en développant dans l’environnement urbain les signes, les pratiques et les services adressés à cette population (Sklair, 2005 ; Bonakdar et Audirac, 2019).

36Cette conception de Lefebvre ne concerne pas seulement l’espace urbain mais s’étend aussi au rural, aux paysages, aux territoires. Lefebvre lui-même a décrit le phénomène urbain comme ayant étendu progressivement son influence aux campagnes et à la nature terrestre dans son ensemble (Lefebvre, 1968, p. 76 sq.). Cette analyse semble aujourd’hui s’être globalement confirmée, même si elle suppose développements et nuances.

37Autre concept central chez Lefebvre : la « production de l’espace ». Chez Lefebvre, ce concept recouvre un processus continu qui comprend non seulement les aménagements concrets de l’espace à toutes les échelles (architecturaux, urbanistiques, territoriaux) mais aussi les investissements immatériels dont l’espace se charge en accueillant des usages, des actions et des pratiques (Lefebvre, 2000).

38Ce concept possède également un double sens : ce qui produit l’espace, ce que l’espace produit. L’espace, aménagé ou non, définit des registres d’actions et d’appropriations possibles ou impossibles. Par sa configuration physique et symbolique, il favorise ou réprime des régimes d’existence et de pratiques. Il peut donc être un vecteur d’aliénation comme d’émancipation selon les circonstances et les acteurs concernés.

39En réintroduisant des pratiques et des parcours sur des sites modelés puis délaissés par l’industrie, la Boucle noire amorce la reconstitution d’une disponibilité physique, visuelle et sensorielle de ces portions de territoire. Elle ravive aussi une disponibilité mémorielle par la lecture qu’elle offre du passé industriel et ouvrier, notamment en retraversant les quartiers périphériques qui sont nés dans le fil de l’expansion industrielle. Elle relève en cela d’une forme de production de l’espace au sens ou l’entend Lefebvre, puisqu’elle l’investit de pratiques et de représentations nouvelles. Pour revenir à un motif évoqué au début de ce texte, elle constitue une forme de ressaisissement ou de recréation de ces lieux considérés a priori comme des stigmates pour en inverser le statut, l’investir d’un sens et permettre que s’y déploient des pratiques nouvelles.

40Car la Boucle noire n’est pas l’unique dispositif qui réinvestit ces espaces, et les marcheurs ne sont pas les seuls à explorer leurs potentiels. D’autres intervenants et usages y ont pris place, et une grande majorité de ceux-ci n’y auraient pas trouvé ancrage sans l’intervention des acteurs non humains.

Travail et luttes pour l’espace : la part du non-humain

41Au milieu des années 1970, les terrils des anciennes concessions minières dans le bassin industriel wallon font l’objet d’une attention particulière. Sur fond de crise pétrolière et de hausse des prix de l’énergie, les déchets d’extraction dont ils sont constitués acquièrent une valeur économique nouvelle. En 1975, le feu vert est donné par le gouvernement national à l’exploitation de surfaces d’une partie des terrils (Gouvernement belge, 1975). Mais dès son démarrage, cette nouvelle activité soulève contre elle de nombreux mouvements citoyens issus des quartiers ouvriers qui côtoient les sites exploités. Outre la dénonciation des nuisances occasionnées par ces « mines à ciel ouvert en pleine agglomération », les terrils sont évoqués par les comités d’habitants comme des espaces naturels à préserver. Certains, abandonnés plus tôt, ont en effet déjà accueilli spontanément une couverture boisée par des essences pionnières (majoritairement des bouleaux). D’autres ont aussi fait l’objet d’expériences de reboisement planifiées, mettant le vivant au travail dans la perspective d’une requalification paysagère. Les comités de quartier revendiquent également la préservation de ces espaces qui ont accueilli leurs jeux d’enfants, et dont l’accès permettrait une respiration pour ces quartiers dans une région « désertée par la nature ». (Vercheval, 1978, p. 212 et sq.). Ces mouvements citoyens parviennent à mobiliser suffisamment pour freiner considérablement l’exploitation des terrils. En 1985, après de nombreux projets ralentis, bloqués ou avortés, un décret est promulgué par la région wallonne, qui classe une moitié des terrils comme non exploitables et soumet toute autre exploitation à l’obtention de garanties environnementales et paysagères (Région Wallone, 1985).

Figure 8. Tract de défense du terril des Piges à Dampremy, 1976-1977

Figure 8. Tract de défense du terril des Piges à Dampremy, 1976-1977

42Le terril du Martinet, qui voisine avec le quartier ouvrier de la Docherie à Charleroi, connaît une mobilisation soutenue pendant plus de vingt ans, notamment en vertu de velléités d’exploitation qui ont persisté pendant toute cette période. Ce mouvement se nourrit d’un foisonnement d’activités sociales sur le site, lancées par le comité de quartier : fêtes, événements, parcours pédagogiques, activités liées à des mouvements de jeunesse habitent le lieu et tissent de nouveaux attachements entre lui et la population locale. En 1990, alors que le terril est toujours sous la menace d’une exploitation, le comité des riverains y fait réaliser une étude phytosociologique (Leurquin, 1990). Celle-ci y recense près de 200 espèces végétales et une faune aviaire remarquable, le tout inscrit dans un écosystème complexe. Cette étude constitue le matériau principal d’une demande, formulée par les riverains, de classement du terril au titre de site naturel à préserver. Présentée à l’administration chargée de la protection des monuments et sites remarquables en Région wallonne, cette demande aboutira à un arrêté de classement promulgué le 9 avril 1996, empêchant de manière définitive toute exploitation industrielle du terril (Région Wallone, 1996). En 1999, la ville de Charleroi rachète le terril. Une série de projets, dont le comité de quartier reste un acteur majeur, y ont depuis vu le jour.

43Aujourd’hui, le caractère d’« espaces verts » des terrils de Wallonie en général, et de Charleroi en particulier, est reconnu par la plupart des acteurs publics, même si la nature de cette reconnaissance n’est pas sans ambivalences. En février 2020, lors d’un conseil communal, le bourgmestre de Charleroi présentait en ces termes le projet de valorisation touristique des terrils de Charleroi :

« […] pour que ces espaces verts qui constituent une richesse écologique soient accessibles à tous publics, entretenus régulièrement et mis à l’abri des dépôts clandestins de déchets […] nous en reconnaissons la valeur historique, paysagère et écologique à travers le projet transfrontalier Interreg « Destination Terrils » […]. L’itinéraire de la Boucle noire et des autres circuits promus par le service tourisme traversent plusieurs sites, ce qui impose un suivi en matière d’accessibilité et de balisage, de propreté publique et de sécurisation, de fauchage ou débroussaillage. Nous les considérons comme des monuments naturels » (DH Les Sports+, 2020).

44Les terrils, partant du statut initial de déchets, ont donc acquis une valeur nouvelle par un travail de régénération par le vivant et de reconnaissance par des pratiques humaines, qu’elles soient militantes ou simplement exploratoires. Ce principe de mobilisation du travail du vivant a fait l’objet de développements récents dans la littérature portant, d’une part, sur les collaborations entre humains et autres acteurs du vivant dans le cadre des luttes écologistes et paysannes (Balaud et Chopot, 2021 ; Morizot, 2020 et, d’autre part, sur la mise au travail de la nature dans le cadre de la création de valeurs économiques ou marchandes (Ernwein, 2019, p. 150 sq.).

45En ce qui concerne les luttes partagées entre humains et non-humains, Baptiste Morizot propose la notion de « culture des luttes pour le tissu du vivant » (Morizot, 2020). Léna Balaud et Antoine Chopot, quant à eux, introduisent leur ouvrage en convoquant la notion voisine de « commune vitalité » comme principe mobilisateur :

« Ce qui est mis en jeu [dans ces luttes] est tout autant notre commune vitalité : notre capacité à conserver et faire croître le tissu de la vie. Notre disposition à voir, sentir et comprendre le continuum de violences infligées aux corps humains et non humains, et à nous consacrer à la régénération des communautés vivantes qui ont été dans leur grande majorité homogénéisées, fragmentées, simplifiées, intoxiquées, intimement dégradées » (Balaud et Chopot, 2021, p. 16).

46Pour revenir à notre terrain d’étude, conclure à l’assurance de la conservation et de la croissance du vivant sur les terrils, en vertu de leur récente reconnaissance comme valeurs écologiques, reviendrait à effacer prématurément les conflictualités d’intérêts encore inscrites dans la situation actuelle. L’exploitation touristique décrite par le bourgmestre n’est en effet pas neutre. Elle définit une orientation spécifique, illustrée par la volonté de baliser les sentiers et d’assurer un accès « tous publics » et « sécurisé ». Toutes mesures qui vont dans le sens de favoriser une fréquentation publique des sites qui soit la plus large et la plus confortable possible. Les « dépôts clandestins », qui sont le fait des habitants des quartiers traversés, de même que les tentes des SDF, que l’on retrouve parfois en bordure du trajet de la Boucle Noire, n’auront sans doute plus leur place dans ces pratiques « tous publics ». Aussi et surtout, il y aura à vérifier si le vivant qui a réinvesti ces sites y restera libre d’évoluer et de chercher des formes nouvelles comme il l’a fait jusqu’ici, plutôt que d’être rabattu vers une configuration privilégiant l’agrément des visiteurs et l’économie de gestion. Pour ne prendre qu’un exemple, le soin donné au mode de fauchage et de débroussaillage peut influencer fortement le maintien ou la chute de la biodiversité des sites (Chevillat, 2019).

47À ce jour, l’entretien de la Boucle Noire n’est pas assuré par les pouvoirs publics, même si le trajet est valorisé touristiquement et considéré par les autorités comme une « valeur historique, paysagère et écologique ». Si cette gestion publique est envisagée, il s’agira de voir sur quelles conceptions et quelles représentations elle prendra ancrage pour déployer ses pratiques et ses actions, sans perdre de vue les apports et les besoins des acteurs déjà impliqués, notamment au regard des injonctions de la politique de branding urbain toujours en cours.

Le trajet ou l’habiter dépossédé de la possession

48La pratique de l’arpentage des friches urbaines et industrielles est née dans les années 1990. Si celle-ci puise dans l’héritage séminal de la dérive situationniste et, au-delà, des promenades surréalistes, elle est cependant née dans un contexte culturel différent, mélange de désindustrialisation et de métropolisation caractéristique de la fin du xxe siècle. Elle explore aussi des figures spatiales qui la distinguent de ces héritages : les délaissés urbains, les friches industrielles, les périphéries fragmentées, la zone. Dans les années 1990, le collectif Stalker arpente en groupe la périphérie romaine et réécrit sa géographie sur « le négatif de la ville bâtie, les aires interstitielles et marginales, les espaces abandonnés ou en voie de transformation », renommés territoires actuels pour souligner leur potentiel de régénération et de transformation. La traversée à pied est considérée par Stalker comme un mode de connaissance de ces lieux permettant d’éviter de « rigidifier, homologuer ou définir l’objet de la recherche pour ne pas entraver son devenir ». La traversée est conçue comme un acte créatif, qui permet de composer, « en un unique parcours cognitif, les contradictions criantes qui animent ces lieux » (Stalker, 2000, p. 5). Deux motifs qui se dégagent de cette démarche nous intéressent ici : d’une part, la résonance de la traversée comme acte créatif avec la notion de recréation discutée plus haut ; d’autre part, l’identification de ces territoires actuels comme lieux d’altérité, cette altérité étant considérée comme une valeur à préserver, notamment d’une tentation de contrôle ou, pour mieux dire, d’une définition excessive.

49Quatre ans après la parution du manifeste de Stalker, Yvan Detraz, alors étudiant à l’école d’architecture de Bordeaux, produit en tant que mémoire de fin d’études un travail sur les délaissés urbains qui prolongera cette vision dans une version plus activiste et pragmatique. Il y évoque la marche comme une amorce du « projet d’autonomisation et de réappropriation collective » de ces sites (Detraz, 2020, p. 145). Elle n’est donc pas conçue par Detraz comme une fin en soi mais comme un acte fondateur, qui « fait exister la ville, […] révèle et honore l’espace [parcouru] ».

50Le réseau des Sentiers métropolitains, auquel participe la Boucle noire, s’inscrit dans la lignée de ces démarches. Associant une douzaine de collectifs et autant de tracés majoritairement situés dans les métropoles européennes, il se structure autour, non d’un manifeste, mais d’une charte publiée en 2020. Si celle-ci ne cite pas explicitement les périphéries des métropoles comme son objet d’attention spécifique, elle évoque néanmoins les « pans entiers de nos villes qui ne bénéficient que de représentations lacunaires », les « territoires fragmentés », et les délaissés urbains. Mais cette vision est plus large et s’attache au territoire comme tissu, comme source de savoirs situés, de récits, d’apprentissages, de modes d’habiter qu’il s’agit d’appréhender par le corps, en pratiquant la ligne du sentier (Sentiers métropolitains, 2020).

51En faisant retour sur les propos de Tim Ingold au sujet de la marche, on y retrouve des développements qui définissent ces expériences de trajet comme modes de compréhension, d’habitation et de fabrique de l’espace. Ingold cite Lefebvre et sa proposition de lire les territoires non urbanisés comme des « archi-textures », assemblages de parcours pratiqués par les animaux et les humains et auxquels s’attachent des « valeurs » matérielles ou spirituelles.

« Ce qui importe, ce qui dure, c’est le chemin, plus que ceux qui cheminent » (Lefebvre, 2000, p. 139).

Ingold procède ensuite à une distinction entre habitation et occupation.

« Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre. L’habitation ne signifie pas selon moi le fait d’occuper un lieu dans un monde prédéfini pour que les populations qui arrivent puissent y résider. L’habitant est plutôt quelqu’un qui, de l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage » (Ingold, 2011, p. 108).

52Ce schéma dialectique recoupe certaines des figures énoncées par les marcheurs des friches. Il permet d’entrevoir les enjeux qui s’accrochent aux représentations et aux devenirs de ces espaces, particulièrement au moment où ceux-ci retrouvent des valeurs positives susceptibles d’être convoitées et gouvernées ou que l’on s’approprie de manière exclusive.

53Qui (ou quoi) a généré ces valeurs ? à qui (ou à quoi) bénéficieront-elles à terme ? Qui aura droit au chapitre pour les définir, les faire exister ou les éteindre ? Questions trop larges pour cette seule contribution mais questions qui, du moins, définissent un cadre pour la suite de cette recherche.

Le commun comme produit des pratiques

54Si l’espace qu’ouvrent ces questions devra être exploré au travers, notamment, des entretiens à venir, elles supposent cependant déjà d’assumer la posture axiologique qui induit leur énonciation. Celle-ci consiste à considérer que les producteurs de ces valeurs nouvelles, qu’ils soient humains ou non humains, ne devraient pas être exclus du bénéfice qu’elles génèrent. A fortiori lorsque ces valeurs ont trouvé leurs conditions d’émergence au travers de pratiques indépendantes des propriétaires fonciers ou des pouvoirs publics.

55Dans le chapitre introductif de leur ouvrage consacré au principe du commun, Pierre Dardot et Christian Laval évoquent le fait que l’institution de la propriété privée « nie la coopération sans laquelle rien ne serait produit, ignore le trésor commun accumulé dans lequel toute richesse nouvelle vient trouver ses conditions de possibilité » (Dardot et Laval, 2015, p. 13). De cette introduction, nous pourrions proposer une conclusion de cette étape de recherche.

56L’accès public aux propriétés privées que traverse la majorité du parcours de la Boucle noire est le fruit d’une convention entre la société immobilière propriétaire des sites et la ville de Charleroi, convention renouvelable tous les cinq ans. Le maintien dans le temps de ce parcours est donc soumis à un éventuel refus du propriétaire de maintenir ces accès. Cette situation pourrait advenir, par exemple, s’il se présente une nouvelle opportunité de valorisation des sites qui serait compromise par ces accès publics. Ce cas de figure n’a rien d’hypothétique, puisque des projets immobiliers se font déjà jour au voisinage direct de certains terrils. L’un d’eux, dans sa communication publicitaire, vante d’ailleurs les représentations nouvelles qui s’y attachent :

« De spectateur, l’habitant du terril devient acteur. D’objet statique à contempler, le terril devient lieu d’habitat et de vie, dynamique, comme le montrent de nombreux exemples de valorisations réussies en Europe » (Valimo, 2020)

57Mais que penser de la position d’acteur que ce nouvel « habitant » est supposé tenir dans une scène où les autres personnages, marcheurs, animaux, végétaux et repères mémoriels auraient été ramenés à un rôle secondaire ou inexistant ? Si nous revenons aux définitions données par Ingold, ce type de projet d’aménagement, fût-il généreux pour ses habitants eux-mêmes, relèverait plutôt de l’occupation que de l’habitation.

58La manière dont les délaissés de Charleroi ont été investis et valorisés par le travail du vivant, par les comités de quartier ou par la Boucle noire correspond à une certaine conception du territoire, telle qu’elle est figurée par Ingold : un espace où se maillent des pratiques de génération et d’attention. Cette conception fait écho au lien qu’établissent Dardot et Laval entre communs et praxis :

« […] il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre les choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif. » (Dardot et Laval, 2015, p. 61)

59Pour rendre compte des alliances documentées plus haut entre humains et non-humains dans la protection et la valorisation de ces sites, nous proposons de croiser cette équation avec la notion de « communs latents » proposée par Anna Tsing (Tsing, 2017, p. 370). Cette formulation des communs engage conjointement humains et non-humains dans des « enchevêtrements mutualistes et non antagonistes », qui nous semblent correspondre aux figures rencontrées dans ce travail. Partant de cette définition, nous considérons que les pratiques humaines et non humaines du territoire sur lesquelles nous avons porté notre attention ont conféré, du moins pour un temps, le caractère de communs aux sites que nous avons étudiés. Si nous pouvons évaluer, à la suite des arpenteurs que nous avons croisés, que ce caractère constitue une valeur au regard de l’apport qu’il constitue pour la métropole contemporaine, il nous reviendra alors de questionner la possibilité et les moyens d’en rendre possible la persistance, ou simplement d’en assumer la fragilité.

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Vercheval, J., Terrils, Bruxelles, Charleroi : Vie Ouvrière, 1978.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Le groupe Kosmose à Charleroi, vers 1976
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Titre Figure 2. Site du Martinet à Charleroi, ancienne salle des machines
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Titre Figure 3. Pierre Paulus, Le pays industriel, 1911
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Titre Figure 4. Le ring autoroutier de Charleroi dans la ville basse
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Titre Figure 5. « The place to C », nouveau logo de Charleroi par l’agence Pam & Jenny, 2015
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Titre Figure 6. Carte de la Boucle noire, 2015
Légende Le centre urbain est situé en bas à droite.
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Titre Figure 7. Les marcheurs de la Boucle noire lors de l’édition 2018
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Titre Figure 8. Tract de défense du terril des Piges à Dampremy, 1976-1977
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Pour citer cet article

Référence électronique

Michael Bianchi, « (Ré)générer les communs par la pratique physique du territoire, le cas de la Boucle noire à Charleroi »Projets de paysage [En ligne], 25 | 2021, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 03 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/paysage/24784 ; DOI : https://doi.org/10.4000/paysage.24784

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Auteur

Michael Bianchi

Michael Bianchi est architecte et assistant à la faculté d’architecture de l’université de Liège. Il enseigne le projet dans la filière de master Territoire, Espace, Lieu et développe une thèse au sein du laboratoire ndrscr|Architecture et politique. Sa recherche doctorale porte sur les pratiques spatiales marginales dans la métropole contemporaine.
mbianchi[at]uliege[dot]be

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