- 1 Dans ce texte, le terme professeur est l’équivalent en France d’enseignants-chercheurs (maîtres de (...)
1Le programme en architecture de paysage de l’Université de Montréal (UdeM) a été parmi les premiers au Canada à offrir une formation professionnelle dans ce domaine. Conçu au départ, en 1968, comme une option du programme d’architecture, il s’est développé pour devenir une formation autonome en 1978 au sein de la Faculté de l’aménagement de l’UdeM. Au fil des ans, la formation s’est développée pour répondre à divers impératifs, suivant des moments marquants. Bon nombre de facteurs ont influencé son histoire dont la composition du corps professoral, l’accroissement de la recherche, les tendances en architecture de paysage, les enjeux de la discipline et son impact sur la société. L’adaptation aux enjeux de la gestion, de la mise en valeur et de la conservation des paysages au Québec ainsi que les exigences disciplinaires de l’architecture de paysage au Canada (comme les règles d’accréditation de programmes) sont aussi du nombre, sans compter les intérêts, les champs de recherche, la formation et l’expérience des professeurs1.
2L’histoire de plus d’un demi-siècle de l’École d’architecture de paysage de l’UdeM (devenue maintenant l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage) n’a pas encore été écrite. À part quelques documents publiés lors d’années jalons, comme la revue Continuité de 1990, très peu de textes ont vu le jour jusqu’ici. Elle mérite pourtant attention vu son importance historique – elle offre l’un des premiers programmes de formation en architecture de paysage à avoir été créé au Canada ; contextuelle – elle est la seule école francophone en Amérique ; et finalement en raison de ses liens avec des figures importantes – ses diplômés, professeurs et enseignants ont marqué et marquent encore l’histoire de l’aménagement au Québec et au Canada.
- 2 Les phases et les facteurs de passage d’une à l’autre ont été corroborés par les participants aux e (...)
3L’objectif de cet article consiste à raconter l’histoire de la formation en architecture de paysage à l’UdeM en découpant son évolution par phases. Cette stratégie permet de révéler les moments forts de son histoire en déterminant les facteurs et enjeux du passage d’une étape à l’autre. Il permet aussi de souligner, à travers l’exposé de cette évolution, les écoles de pensée qui ont marqué la formation. Ainsi cinq phases ont été définies2 :
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Phase 1 – 1968 à 1978 : Le design et la planification comme assises de la formation
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Phase 2 – 1978 à 1991 : Consolidation du programme et stabilisation du nombre d’étudiants
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Phase 3 – 1991 à 2000 : Période d’expansion, d’innovation et de développement de la recherche
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Phase 4 – 2000 à 2015 : Refonte du programme et création de la maîtrise en architecture de paysage
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Phase 5 – 2015 à 2021 : Fusion de l’École d’architecture de paysage et de l’Institut d’urbanisme
4Cet article est le résultat d’un travail de recherche dans les fonds d’archives de l’École d’architecture de paysage et de la Faculté de l’aménagement de l’UdeM, complété par des entretiens semi-dirigés avec six des anciens professeurs, portant sur leur enseignement et leur recherche. Ce travail a permis de saisir les moments importants de la formation ainsi que la contribution des professeurs à former des professionnels aguerris du domaine de l’aménagement au Québec. L’article donne un éclairage sur l’histoire de la formation en mettant l’accent sur les premières décennies. Il forme, espérons-nous, une charpente sur laquelle viendront s’ajouter d’autres informations et perspectives dans le futur.
5La première partie présente le contexte de la formation du programme d’architecture de paysage au sein de la Faculté de l’aménagement de l’UdeM. Puis, suit la présentation de chacune des cinq phases de l’évolution.
6La création de l’École d’architecture de paysage de l’UdeM est le fruit d’une panoplie d’efforts individuels et collectifs à une période de transformation profonde des structures politiques, éducatives et économiques à l’échelle du Canada, mais plus particulièrement au Québec. L’expansion économique sans précédent qui avait cours depuis l’après-guerre entraîna dans les années 1950-1960 une transformation radicale des paysages urbains et suburbains : création de banlieues, transformation des centres-villes, construction d’immenses centres commerciaux et déploiement de réseaux de transport et d’infrastructures. Ces changements créèrent une demande importante de services professionnels spécialisés dans le domaine de l’aménagement, incluant l’architecture de paysage.
- 3 À noter que dès 1952, l’Association des architectes paysagistes du Canada (AAPC) pressait le gouver (...)
- 4 Les orientations et spécialités des deux écoles ontariennes de Guelph et Toronto rappellent les dou (...)
7Cette prospérité entraîna au Québec la réalisation de projets de haut calibre, dont le métro souterrain de Montréal et l’Exposition universelle célébrant le centenaire de la Confédération canadienne, Expo 67. Cette dernière a donné une grande visibilité aux œuvres d’architecture de paysage en plus d’avoir entraîné la création de l’Association des architectes paysagistes du Québec (AAPQ) en 1965 (Williams, 2014, p. 443). Sous la pression de cette association, le programme de formation en architecture de paysage a été mis en place en 1968 à Montréal, au sein de la Faculté de l’aménagement, créée au même moment3. Il a rejoint alors le groupe pancanadien des quatre programmes universitaires mis sur pied en quelques années seulement (1964-1969) : Montréal, Guelph, Toronto, puis Manitoba4.
- 5 Il a reçu un diplôme en agronomie du McDonald College au Québec en 1954 et un baccalauréat en scien (...)
- 6 Dans sa quête d’inspiration, Harper assista entre autres aux réunions du National Council on Instru (...)
8Afin d’établir la philosophie et pour construire le curriculum du nouveau programme à Montréal, la Faculté engagea William Douglas Harper (1933-2000), architecte-paysagiste natif de Montréal et diplômé aux États-Unis5. Il était reconnu pour avoir conçu l’aménagement paysager d’Habitat 67 de l’architecte Moshe Safdie, un des plus remarquables projets d’Expo 67 (Valois et Cha, 2013) et pour avoir présidé le congrès de la Fédération internationale des architectes paysagistes (IFLA/FIAP) à Montréal en 1968. En s’inspirant d’autres programmes au Canada et aux États-Unis, il fonde ainsi le premier programme en instaurant une formation où les ateliers de projet sont centraux et modelés à travers deux volets : le site-planning et le design6.
Figure 1. Doug Harper au centre, le fondateur de l’École d’architecture de paysage, c. 1968
Source : Archives personnelles de Danièle Routaboule.
- 7 Pour sa part, Harper a quitté l’UdeM en 1972 pour travailler à l’Agence Parcs Canada, instance gouv (...)
9Parmi les diverses tâches entreprises par Harper, le recrutement d’une équipe de professeurs présenta un défi particulier. À l’image de l’organisation d’une équipe d’expansion en hockey sur glace, l’objectif était de réunir des personnes prêtes à travailler ensemble et ayant des connaissances distinctes, mais complémentaires. Il fallait engager des architectes-paysagistes de formation avancée, parlant couramment le français et voulant s’installer à Montréal. Les choix, faut-il dire, étaient limités ; en 1968, il n’y avait qu’une poignée de membres de cette profession au Canada, dont une minorité capable de s’exprimer en français. Or, les candidats possibles se révélaient être des Québécois formés à l’extérieur ; des immigrants de l’Europe formés dans les académies horticoles ou universités renommées ; et des architectes-paysagistes américains, titulaires de diplômes obtenus dans des land-grant colleges ou des programmes célèbres de Harvard, Berkeley ou l’université de Pennsylvanie. Ainsi, la première personne engagée par Harper fut Danièle Routaboule, diplômée de la Section du paysage et de l’art des jardins de l’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles et de l’Institut d’urbanisme de Paris-Sorbonne. Elle fut une actrice importante de l’implantation du programme dès 1968 avec Harper et une figure essentielle de l’enseignement comme professeure jusqu’en 19987.
- 8 Les programmes en architecture de paysage sont alors largement répandus aux États-Unis, dont le plu (...)
10Le programme implanté en 1968 par Harper s’apparente aux programmes américains8, soit une structure centrée sur les ateliers, appuyée par les cours magistraux, puis axée sur le design et la planification, deux champs de prédilection de la profession (Jacobs, 2021 ; Cinq-Mars, 2021). L’approche par résolution de problèmes proposée par Harper s’accompagne du souhait de réunir les autres disciplines de la Faculté de l’aménagement (design, urbanisme et architecture) dans les ateliers tout en faisant prévaloir une contribution précise de la discipline du paysage. Digne de son temps, le thème chapeautant le programme dès ses débuts est « le rapport entre l’homme et la terre, que sa superficie soit faible ou étendue, qu’elle soit urbaine ou rurale » (Archives UdeM, fonds E0128c046943AH). Le programme se consolidera ensuite et sera modifié, mais il conservera sa structure initiale.
11Comme mentionnée précédemment, l’embauche d’enseignants fut ardue. Même avec plusieurs cours conjoints au programme d’architecture, il a fallu compter sur des enseignants d’autres unités de l’UdeM (génie, géographie, etc.) pour compléter l’enseignement des sciences naturelles et des sciences sociales. Peu à peu, cependant, d’autres professeurs se sont ajoutés. Leurs origines et leurs formations de base étaient diversifiées, mais tous étaient des architectes-paysagistes : Fred Oehmichen, originaire de l’Allemagne, reconnu pour sa connaissance de l’horticulture et des végétaux fut engagé en 1969 ; Bernard Lafargue, d’origine française et habitant aux États-Unis, fut recruté en 1972 pour sa formation en planification régionale et informatique ; deux Québécois anglophones bilingues, Peter Jacobs et Ron Williams, furent respectivement appelés en 1971 et 1972 pour leur double formation en architecture et architecture de paysage ainsi que pour leur expérience professionnelle. Enfin, deux Québécois francophones se sont ajoutés : Irène Cinq-Mars, l’une des premières diplômées de l’École, en 1977, pour sa spécialisation en psychologie sociale de l’environnement et les espaces publics, puis Benoît Bégin, vers 1980, pour son expertise en planification urbaine. Il était architecte-paysagiste, urbaniste et cofondateur de l’Institut d’urbanisme.
Figure 2. Benoît Bégin et les étudiants en visite à Ottawa, 1985
Source : Christian Bilodeau, archives de l’UdeM, fonds Ron Williams.
12Après le départ de Harper en 1972, les professeurs en place lors de la création de l’École d’architecture de paysage en 1978, ci-haut mentionnés, sont restés en poste jusque dans les années 1990 et cinq d’entre eux jusqu’en 2005. Ces pionniers ont contribué à faire évoluer l’école avec une certaine harmonie et à marquer de leur influence la formation durant plus de 25 ans.
Figure 3. Les sept pionniers de l’École d’architecture de paysage de l’UdeM
Dans l’ordre : Benoît Bégin et Bernard Lafargue, Irène Cinq-Mars, Fred Oehmichen, Ron Williams, Peter Jacobs et Danièle Routaboule, entre 1977 et 1981.
13Il importe ainsi de s’attarder sur les influences et les écoles de pensée qui ont marqué les enseignements de ces professeurs formant le noyau de base. De provenances géographiques et de formation diverses, ils ont donné le caractère au programme. Tel que l’affirme Cinq-Mars :
« La formation diversifiée du corps professoral influera considérablement sur le contenu du nouveau programme » (Cinq-Mars et al., 1990, p. 75).
Cela s’est reflété entre autres dans les ateliers, éléments centraux du programme.
14Nul doute que dans les ateliers, les professeurs de la première génération ont apporté leur bagage de connaissances en design et en planification, puisées dans leur formation et leur expérience professionnelle, selon leurs intérêts et compétences. Plusieurs avaient étudié avec de grands maîtres : Garrett Eckbo et Clare Cooper Marcus pour Williams ; Carl Steinitz et Hideo Sasaki pour Lafargue et Jacobs ; Jacques Gréber, Robert Auzelle, Max Sorre pour Routaboule. Ils ont été influencés par l’approche fonctionnaliste du design à travers l’idée de « construire sur du neuf et faire le remodelage des villes » (Routaboule, 2021) ; par la morphologie des sciences de la terre (Lafargue, 2021) ; par les courants de la psychologie environnementale et de la société civile (Cinq-Mars, 2021) et par les approches nord-américaines en architecture de paysage (Jacobs, 2021 ; Williams, 2021). Les professeurs de cette période partageaient les mêmes influences, soit les classiques en littérature sur le paysage, la ville, la planification régionale, la perception et l’environnement : Kevin Lynch et L’Image de la cité ; Ian McHarg et Design with nature ; Jane Jacobs et The Death and Life of Great American Cities ; Gordon Cullen et Townscape ; Anne Whiston Spirn et Granite Garden ; Edmund Bacon et Design of Cities ; Michael Laurie et Introduction to Landscape Architecture ; Rachel Carson et Silent Spring. Tony Le Sauteur, André Delisle, Daniel Green et Michel Maldague furent également des auteurs de prédilection. Il faut certes souligner que plusieurs des références de base étaient en anglais, ce qui rendait la tâche par ailleurs difficile aux enseignants :
« L’enseignement était en français et toutes les références étaient en anglais. Il fallait tout traduire ! On passait beaucoup de temps à traduire » (Lafargue, 2021).
- 9 La notion de paysage culturel a été introduite dans la convention du patrimoine mondial de l’Unesco (...)
15Durant cette période, un changement s’est opéré dans l’atelier régional, un des piliers de la formation. Alors que Jacobs assurait l’enseignement de cet atelier depuis le début de l’École, Lafargue a entamé les cours d’espaces régionaux, d’arpentage et de télédétection en introduisant le système informatique vers 1977, soit le traitement cartographique MAP, de Dana Tomlin de Harvard, qu’il avait adapté pour le système informatique de l’UdeM, soit le IBM versus plate-forme Cyber (Lafargue, 2021). Cette méthode d’enseignement semblable au procédé par superposition de cartes de Ian McHarg durera jusqu’au début des années 1990, alors que l’atelier régional suit une autre approche avec Gérald Domon, proche du domaine de la géographie culturelle. À cette époque faut-il le noter, la notion de paysage culturel s’ancre dans le discours de la conservation des paysages9.
- 10 En 1969-1970, outre trois laboratoires liés aux études de l’aménagement du milieu physique et un co (...)
16Le thème « Homme et environnement » chapeautant la formation dès sa création a été grandement porté dans les cours et ateliers, notamment par Jacobs et Cinq-Mars à travers leurs enseignements aux études supérieures. Ils ont joué un rôle important dans la création du programme de 2e cycle à la Faculté, en y introduisant des cours liés au paysage alors que plusieurs des cours étaient sous la gouverne du département d’architecture10. Aux environs de 1978, la restructuration de cette formation de 2e cycle permettait aux étudiants de suivre les options offertes par les professeurs en architecture de paysage, notamment sur les thèmes de « Personne/environnement » et « Idée de nature ». Irène Cinq-Mars y a notamment enseigné la dimension socioculturelle du paysage dès son embauche en 1977 en raison de son intérêt pour le design environnemental, la psychologie de l’environnement, le design communautaire et le mouvement québécois des camps familiaux.
17La recherche a été partie prenante des activités de l’École dès sa création. Le rapport du comité facultaire de la recherche, émis le 12 janvier 1978, montre que les professeurs en architecture de paysage étaient fortement impliqués dans l’enseignement supérieur et qu’ils obtenaient des fonds de recherche provenant de l’UdeM ou des agences externes, soit des organismes subventionnaires ou des ministères. Les sujets étaient variés : espaces de jeux, histoire de la discipline, culture des arbres et arbustes, cartographie et télédétection, etc., (Université de Montréal, 1979). Quelques contrats de recherche ont été menés également pour la Société d’habitation du Québec et la Société canadienne d’hypothèque et de logement à la fin des années 1970. Williams a notamment été mandaté par ces organismes pour produire des cahiers sur l’aménagement paysager, qui ont servi à des milliers de professionnels en aménagement (Williams, 2021). On est loin toutefois des grands conglomérats de chercheurs réunis autour d’un sujet à plusieurs facettes, tels que rencontrés aujourd’hui. Les anciens professeurs interviewés pour cet article s’entendent pour dire que la production en recherche n’était pas un enjeu prédominant de promotion pour les professeurs.
18Cette période est marquée par la consolidation du programme, par la volonté d’accroître le nombre d’étudiants et de faire connaître la discipline encore trop méconnue au Québec. Avec la création formelle de l’École en 1978, les enjeux de la formation s’affirment, soit l’interdisciplinarité, le processus participatif et la volonté de prendre part aux enjeux socio-économiques, politique et technologique de la société suivant les préoccupations environnementales (Université de Montréal, 1979. La philosophie fondatrice perdure durant cette période, soit :
« celle d’une formation en design des projets de paysage et celle de la planification des paysages à plus grande échelle. […] L’argumentaire sous-tendant [la] double mission [design et planification] s’appuyait sur le fait que le Québec avait besoin de diplômés dans ces deux champs de pratique et qu’il n’existait pas alors une formation générale adéquate dans l’une ou dans l’autre » (Jacobs, 2015, p. 26).
Figure 4. Enseignement dans les ateliers, c. 1980
Source : Roxane Poisson.
19Le programme durant cette décennie forme des professionnels aptes à agir en conception, en planification et en gestion de paysages à l’échelle urbaine et régionale :
« Il porte sur les techniques traditionnelles, le design des espaces naturels et urbains, la planification régionale, la conservation et le développement des espaces ruraux ainsi que sur l’analyse des impacts environnementaux, en particulier les effets visuels » (Cinq-Mars et al., 1990, p. 74).
- 11 Ils ont été développés avec le retour de Bernard Lafargue de ses années de perfectionnement à Harva (...)
Ainsi et en phase avec le mouvement de planification régionale en cours au Québec (Beaudet, 2004), de nouveaux cours sont implantés en photo-interprétation et paysage régional, dans la foulée des influences dans ce domaine de Carl Steinitz, dont Jacobs et Lafargue avaient suivi les enseignements11.
20Dans les années 1980, après que John MacLeod et Philippe Poullaouec-Gonidec ont intégré l’École en 1983, chacun des professeurs avait la charge d’un des huit ateliers de design et le dirigeait en fonction de son expertise. Toutefois, « les approches en atelier étaient différentes d’un prof à l’autre » (Williams, 2021). Interrogés sur leurs approches, les pionniers révèlent que la priorité était donnée à l’apprentissage du processus de projet, à la composition des espaces, à la lecture fine du site et des besoins de la communauté : « apprendre le design est comme apprendre à écrire : mot, syntaxe et mettre ensemble », dira Cinq-Mars (2021) ; « la composition d’espace comme approche » était le modus operandi pour Routaboule (2021) et « inventer des paysages qui reflétaient le vécu des gens qui y habitent ; aller vers la singularité » est ce que transmettait MacLeod (2021), puis finalement, « enseigner la méthode de projet » était important pour Ron Williams (2021), même s'« il n’y a pas qu’une seule méthode » et que « l’on peut démarrer un projet avec n’importe quel point de départ », dit-il en citant le musicien Copland.
21Le design était perçu comme un processus et non une finalité. Du moins, c’était la perspective de l’atelier régional :
« Le design est un processus continu, c’est un thème général et on l’applique en design régional où l’on a besoin de données biophysiques et autres » (Cinq-Mars, 2021).
Le processus pour arriver à une proposition était aussi important que le résultat lui-même : l’accent sur la méthodologie de travail, étape par étape, et sur la programmation primait pour Williams et Cinq-Mars. Inventer selon une expression forte de design, inspirée de la lecture du site, donnait un sens à l’atelier des premières années :
« Trouver le sens profond dans la lecture d’une compréhension de différentes situations. Une fois trouvé, il faut l’exprimer avec force » (MacLeod, 2021).
22On ne faisait pas de distinction entre le design et le savoir scientifique :
« Le design et le savoir scientifique sont indissociables. Dans l’atelier régional, il y avait une emphase sur l’écologie, le visuel, le social et la dernière phase de l’atelier était le design, c’est-à-dire marquer le territoire par une intervention » (Lafargue, 2021).
La science était une part importante de l’enseignement :
« La science nous donne de la crédibilité auprès des ingénieurs, architectes et botanistes » (Williams, 2021).
23Le souci de mener l’étudiant en toute confiance vers la réussite (gage de tout enseignant) s’incarnait aussi explicitement dans une attitude bienveillante chez les professeurs de cette génération : « Partir de l’étudiant et l’acheminer vers son processus afin de traduire les objectifs en design » était central pour Cinq-Mars (2021) et « diviser le travail en étapes faisables, diminuer le stress et contrôler la quantité de travail » faisait partie de l’apprentissage pour Williams (2021). Cet apprentissage, où s’articulaient transmission de savoir, accompagnement, exigences académiques, menait vers le projet de fin d’études en quatrième année de la formation, lequel « permettait aux étudiants de poursuivre sur leur sujet de prédilection » (Jacobs, 2021).
24En design, les œuvres de Garrett Eckbo, Hideo Sasaki, Dan Kiley et plus tard ceux de George Hargreaves, Michel Desvignes, Michel Corajoud, Bernard Lassus, Gilles Clément, Michael R. Van Valkenburgh, Jacques Wirtz et Pascal Cribier ont été mobilisées dans les enseignements d’atelier, notamment ceux de Routaboule et MacLeod. Un tournant est survenu dans l’enseignement des projets d’atelier pour ces derniers, au contact d’Européens venus à l’École au tournant des années 1990 (Clément et Lassus notamment) et à la suite d’un voyage lié à la recherche sur les espaces publics. Selon MacLeod :
« Dans les années 1980, l’École était sous l’influence des approches de McHarg et Halprin et c’était semblable au programme du Manitoba, d’où je venais. Dans les années fin 1980, début 1990, changement de paradigme : du mouvement fonctionnaliste des parcs conçus pour des activités récréatives dans les années 1950 à la tendance des espaces publics aménagés sur la base d’une idée forte : l’importance de l’idée. J’avais l’impression que j’étais dans un nouvel enseignement » (MacLeod, 2021).
L’idée d’« aller dans le sens du site » et de « répondre aux besoins du client avec […] une idée générée par l’histoire, la biophysique et que cette idée s’incarne dans la manière dont le site se développe dans le projet » que décrit MacLeod était centrale, dans plusieurs des ateliers dispensés par les professeurs et les autres enseignants à cette époque.
25Durant cette période, les enjeux de planification se sont amplifiés partout au Québec. Les besoins étaient très concrets surtout vers les années 1970 et 1980, face aux villes qui se bâtissaient et aux gouvernements qui se restructuraient en conséquence de la modernité croissante. Face aux nécessités de planification, plusieurs contrats de recherche ont été octroyés aux professeurs de manière individuelle. Ainsi, dans les années 1980, le potentiel de l’intégration de la télédétection à l’analyse régionale et urbaine rendue nécessaire au développement des régions a permis à Lafargue de développer des recherches dans ce domaine dès les années 1980. De même, les préoccupations en environnement ont donné lieu à des recherches sur les études d’impact visuel par analyse spatiale et simulation graphique informatisée, pilotées également par Lafargue à la même époque (Archives UdeM, fonds E0128c044095AH). D’autres études ont été réalisées sur les espaces publics, notamment celle du plan directeur d’aménagement du campus de l’université de Sherbrooke par MacLeod et Poullaouec-Gonidec, une autre concernant le scénario d’aménagement de l’École des hautes études commerciales, par MacLeod et Bernard St-Denis et enfin une dernière sur le rôle de la société civile dans la production des espaces libres urbains par Cinq-Mars.
26Bien que le tournant des années 1990 fût une période d’instabilité en raison des difficultés de recrutement et des changements de direction, ce fut un moment important en raison de la création en 1989 de l’option Architecture de paysage dans la formation de 2e cycle à la Faculté de l’aménagement (M.Sc. Aménagement). De plus, des recherches de plus en plus importantes ont été menées par les professeurs, préfigurant l’accroissement de la recherche à l’École par la suite. Autre aspect important de la fin de cette période : la question de l’accréditation des programmes en architecture de paysage au Canada a pris forme, avec la participation de Ron Williams à la définition des critères qui y ont été associés. Cette période est donc caractérisée par la consolidation du programme, la stabilisation du corps professoral, la régularisation du nombre d’étudiants (25 à 30 nouveaux étudiants par année) et par les débuts de l’expansion de la recherche en paysage.
- 12 Le baccalauréat au Québec est l’équivalent de la licence en France.
27En matière d’enseignement durant cette période, le changement de paradigme dont nous avons parlé plus haut, soit d’aménager les espaces selon une idée forte et à partir d’une lecture sensible du site et de son histoire, s’est maintenu toute cette décennie. À cette période où le corps professoral est stable et le programme bien établi, peu de modifications sont apportées à la structure des ateliers et des cours. Cette stabilité est mise au profit de la création de la mineure en design de jardins en 1996, soit un programme d’un an tenant lieu de perfectionnement pour les jardiniers professionnels et de préparation pour ceux qui souhaiteraient poursuivre au baccalauréat12.
28L’augmentation du nombre d’étudiants en architecture de paysage et dans tous les programmes de la Faculté entraîna l’agrandissement du pavillon en 1997 par les architectes Gilles Saucier et André Perrotte. Les espaces d’atelier autrefois dans des salles fermées occupent désormais des espaces ouverts et amplement vitrés. L’addition d’un amphithéâtre a permis de mieux organiser les conférences et l’aménagement de la cour arrière de donner un espace de vie extérieur à la communauté universitaire, pour ne parler que de ces changements.
29Cette période fut importante en matière d’expansion, d’innovation et du développement de la recherche. Parmi les plus importantes recherches, au tournant des années 1990, notons celles découlant de l'élaboration d'une politique municipale des espaces libres de la ville de Montréal. Plusieurs importants contrats ont été octroyés à cinq professeurs de l’École, sur quelques années, dont trois en 1990 (Cinq-Mars et al., 1990 ; Poullaouec-Gonidec et al., 1990 et Trépanier, 1990). De plus, la création de la chaire en paysage et environnement (CPEUM) en 1997 au sein de la Faculté apporte un nouveau souffle et se révèle être un apport positif au développement de la recherche pour les professeurs qui y contribuent. Les fondateurs Philippe Poullaouec-Gonidec et Michel Gariépy de l’Institut d’urbanisme ont créé au départ des partenariats importants avec Hydro-Québec et le ministère des Transports du Québec et ont impliqué un grand nombre de professeurs et étudiants de l’École et de la Faculté de l’aménagement dans des recherches portant notamment sur les entrées de ville et les études d’impacts visuels (CPEUM, 2022).
30L’option Architecture de paysage de la maîtrise en aménagement (M. Sc. A.) mise en place en 1989 n’ayant pas réussi à attirer des candidats, des discussions débutent en 1998 pour créer une maîtrise professionnelle en architecture de paysage avec deux options : Design avancé et Évaluation et gestion des paysages (Archives UdeM, fonds E0128c044894AH). C’est dans les circonstances de ce renouveau que des conférenciers du monde entier furent accueillis, dont Bernard Lassus, Michel Conan, John Dixon Hunt et Jacques Simon pour ne nommer que ceux-là. Plusieurs événements, initiatives et conférences ont lieu durant cette période dont les Ateliers d’été de Métis-sur-Mer dirigés par Philippe Poullaouec-Gonidec, le colloque national « Histoires d’architecture de paysage au Canada en 1998 », et le colloque « Le paysage et l’art dans la ville », organisé par Danièle Routaboule en 1990.
31Cette période de grands changements a vu plusieurs directeurs intérimaires en poste entre les mandats réguliers de directeur, ainsi que le départ à la retraite de cinq professeurs de la première génération des pionniers. Leur remplacement par des professeurs à demi-temps, des chargés de cours et de formation pratique (en raison des difficultés financières du secteur de l’éducation supérieure pendant cette époque) et un manque de continuité à la direction déstabilisent la structure du corps professoral.
32Néanmoins, cette période s’est caractérisée par l’accroissement de la recherche. Par exemple, le mont Royal, l’un des joyaux du paysage de Montréal, a tenu les professeurs actifs durant plusieurs décennies en raison des travaux de planification qui ont démarré dans les années 1990 jusqu’au plan de protection et de mise en valeur de 2008. Peter Jacobs a participé activement à ce premier plan par une vaste étude de caractérisation visuelle du mont Royal, alors que Nicole Valois a produit, en 2010, un important ouvrage sur la caractérisation du paysage du mont Royal (Valois et al, 2010).
33Les projets de « recherche-création » par les professeurs de l’École ont impacté les milieux montréalais, québécois et internationaux au fil des ans et plus particulièrement durant les années 2000. Le Parc-école à ville Saint-Laurent en 1982, dirigé par Cinq-Mars, fut l’un des premiers de l’histoire de l’École, mais parmi les autres ayant fait leur marque on note le Jardin des remèdes à Pont-à-Mousson en France en 2003 et le projet Présence littéraire dans l’espace public au Canada de 2008 à 2015 sous la gouverne de Valois en collaboration avec d’autres chercheurs. Aussi, plusieurs projets du Laboratoire de recherche-création créé par le directeur Stefan Tischer, en poste de 2002 à 2006, ont eu cours, dont la Maison du granit en Montérégie. À titre de directrice de l’École de 2011 à 2014, Paula Meijerink a mené également un projet de réaménagement d’un secteur des jardins de Métis dans la région de la Gaspésie.
- 13 Dont un workshop à Lyon en 2003 par Nicole Valois ; des voyages de dessin en Europe organisés par J (...)
34Les activités de recherche sont devenues plus substantielles durant cette période à travers les unités de recherches auxquelles appartiennent les professeurs, dont la chaire en patrimoine bâti dirigée par Christina Cameron en architecture, la CPEUM et la Chaire Unesco en paysage et environnement, toutes deux dirigées alors par Philippe Poullaouec-Gonidec. Sous l’impulsion de ces chaires et au travers de groupes de recherche d’autres universités, les professeurs ont mené d’importants contrats de recherche et de projets subventionnés par l’État sur des sujets variés touchant les enjeux de patrimoine, de la gestion et de la mise en valeur des paysages, des phytotechnologies, des infrastructures vertes, de la conservation de la nature et des enjeux sociaux du paysage. À travers la CPEUM et le rayonnement des professeurs, les activités internationales se sont accrues13 et la venue de plusieurs professeurs invités et conférenciers de calibre international, dont Martin Rein-Cano, Marc Pouzol, Claude Cormier, Michel Corajoud, Tilman Latz, ont donné un souffle nouveau à l’École.
35Au niveau des programmes, le passage du baccalauréat de 4 ans à 3 ans en 2011 et la création de la nouvelle maîtrise en 2012 ont été des moments-clés de cette période. Cette transition se présentait comme une réponse à l’expansion de la pratique et à la réalité de plus en plus complexe du monde contemporain en matière de protection des ressources naturelles et des répercussions des changements climatiques (Université de Montréal, 2008). Elle visait à élever le niveau de formation et à mener les futurs architectes-paysagistes vers une pratique réflexive et créative exemplaire (Université de Montréal, 2020). La création de la maîtrise avait comme objectif d’acquérir une meilleure crédibilité au sein des équipes de projets souvent interdisciplinaires. Elle permettait également de suivre la tendance canadienne où la plupart des programmes professionnels se situaient au niveau de la maîtrise. De plus, 33 des 77 programmes accrédités aux États-Unis à ce moment-là étaient des maîtrises.
36La nouvelle maîtrise était initialement prévue comme le parachèvement d’une formation de baccalauréat de trois ans (Université de Montréal, 1999). La vision était donc de créer une formation professionnelle de haut niveau, étalée sur 5 ans (3 + 2) et menant à l’adhésion à l’AAPQ par les diplômés. Deux spécialisations caractérisaient la maîtrise dans la première édition : le volet Grand Paysage, touchant les domaines de la planification, les aspects biophysiques, naturels et sociaux, et le volet Design, couvrant les sphères de l’écologie, de l’esthétique, de l’histoire et de l’innovation (Université de Montréal, 2009).
37Le programme de 5 ans supposait que les diplômés du baccalauréat poursuivent leurs études au niveau de la maîtrise, ce qui ne fut pas le cas. Après quelques années de fonctionnement, force a été de reconnaître que la plupart de ceux-ci rejoignaient le marché du travail et que le programme de maîtrise attirait davantage de candidats d’autres programmes (urbanisme, design de l’environnement, architecture), ce qui entraîna une refonte du programme de maîtrise, seulement quatre ans après sa création.
38En 2015, deux départements de la Faculté de l’aménagement, l’École d’architecture de paysage et l’Institut d’urbanisme, sont réunis pour créer l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage, bénéficiant ainsi d’un dynamisme nouveau. Une discontinuité à la direction de l’École et le retour à l’ordre du jour de cette idée considérée depuis les années 1990 ont motivé cette restructuration administrative majeure.
39Une priorité pour la nouvelle École fusionnée était de revoir le programme de maîtrise créé en 2012 afin d’assurer que cette formation soit accréditée par l’AAPC. La réforme de 2016 et 2017 a atteint ce but. Il a fallu à regret annuler les deux options (Grand Paysage et Design) pour permettre à tous les étudiants d’être confrontés à des situations diverses pouvant être rencontrées en situation professionnelle (Domon, 2018).
40En parallèle à cette restructuration, le corps professoral a connu un grand renouvellement : trois nouveaux professeurs ont été nommés en trois ans, sur un total de six professeurs. Avec ce renouvellement, la formation actuelle de la maîtrise se veut une réponse aux enjeux du xxie siècle, tout comme la formation au baccalauréat (Valois et Paquette, 2015). Les projets de fin d’études mettent l’accent sur la diversité des pratiques et des projets ; les trois ateliers couvrent respectivement une gradation d’échelle des interventions sur le paysage : Paysage de proximité, Paysage urbain et Grand Paysage. Les cours magistraux sont, pour leur part, indépendants de ces échelles, et comprennent, entre autres : théories et projets de paysage ; développement durable ; histoire, théorie et pratiques et phytotechnologie, patrimoine et paysage. Sur 45 crédits de cours et d’ateliers, 12 sont consacrés au projet de fin d’études où l’étudiant choisit sa spécialisation.
Figure 5. Maquettes d’étudiants de l’atelier Espace urbain
Source : Nicole Valois, 2015.
Figure 6. Travail de maquette dans l’atelier Espace urbain
Source : Nicole Valois, 2016.
41Ce survol par phases de l’histoire de l’École montre un progrès constant dans la formation des architectes-paysagistes pour répondre aux besoins des sociétés québécoise et canadienne, malgré les défis, vicissitudes et pierres d’achoppement divers qu’elle a dû surmonter.
42Si cette vue d’ensemble par soulignement des grandes étapes de l’évolution de la formation a le mérite d’être inédite, elle ne peut toutefois prétendre mettre en lumière la totalité des événements ni l’entièreté de la contribution des enseignants et administrateurs à l’édification de la formation en architecture de paysage à l’UdeM. Nous l’avons mentionné, une plus grande attention a été portée à la première phase soulignant l’empreinte des pionniers de la formation et leurs influences sur l’enseignement. Nous aurions pu évoquer la contribution remarquable des professionnels contractuels dans l’enseignement des ateliers et de cours techniques, depuis les débuts de l’École. Il y aurait tant de liens aussi à faire entre les réalisations des diplômés et la formation, tant à exposer sur les rapprochements entre la recherche et la pratique et sur le contexte québécois des enjeux du paysage. Nous avons à peine effleuré la question de l’interdisciplinarité qui a coloré la formation à l’UdeM et peu parlé de la variété des cours et des dernières phases. Nous souhaitons que ce travail soit enrichi de contributions futures.
43Au terme de cette recherche et avec recul, une réflexion s’impose toutefois, que nous souhaitons partager. En pensant au début de l’École où la prospérité laissait croire à l’infini des ressources et en réfléchissant à maintenant et à nos milieux de vie qui sont confrontés aux aléas des bouleversements climatiques, nous prenons la mesure de l’écart des enjeux auxquels la formation s’est liée au fil des ans. L’urgence climatique force à repenser les objectifs d’un projet et à prendre en compte les nouveaux enjeux comme la baisse de la biodiversité, la diminution des ressources, les impacts liés aux variations climatiques et les changements sociaux. La valeur d’un projet reste la qualité de la réponse aux besoins exprimés par une collectivité à laquelle s’ajoute aujourd’hui la valeur que collectivement nous accordons à la survie de la planète. Le défi est grand pour les futurs architectes-paysagistes et c’est dans ces termes, sommes-nous convaincus, que la nouvelle génération de professeurs à l’École semble aborder la formation.