1Ces dernières décennies, le paysage a constitué un champ d’action et de recherche porteur de manières alternatives de penser et de faire, fondées sur une coappréhension des dimensions écologique, socioculturelle et esthétique des espaces de vie, ainsi que sur la prise en compte des liens noués dans la durée entre les sociétés et leurs environnements (Berque, 1990 ; Bertrand et Bertrand, 2002). Le paysage est devenu l’une des notions clés autour desquelles se sont construites des interfaces entre les disciplines scientifiques, participant ainsi à la connaissance des environnements, de l’espace et des territoires (Bertrand et Briffaud, 2011 ; Davasse, 2015). Il s’est simultanément imposé comme une alternative à une fabrique territoriale trop souvent enfermée dans des recettes fonctionnalistes et peu résistantes aux logiques financières et marchandes (Marot, 1995 ; Auricoste, 2003). Il a enfin été l’un des principaux espaces dans lesquels s’est affirmée la nécessité de redonner au citoyen et à l’habitant le pouvoir de participer à la conception de son cadre de vie (Jones, 2007 ; Olwig, 2007 ; Luginbühl, 2012). Pourtant, aujourd’hui l’action paysagère n’est plus sur le devant de la scène territoriale et environnementale, supplantée par des approches sectorielles qui aboutissent à une vision bien trop segmentée des problématiques en présence. Ces approches ne proposent le plus souvent qu’une fausse alternative entre aménagement/exploitation et protection/compensation à des problématiques qui sont à la fois écologiques, sociales et énergétiques (Davasse et Henry, 2015). Dans ces approches, le paysage est le plus souvent cantonné à ses seules dimensions visuelles, esthétiques et récréatives. Au mieux, il est considéré comme une simple aménité fournissant un « service » aux écosystèmes. Au pire, on lui fait jouer un rôle ambigu dans des conflits où il devient l’un des principaux arguments opposable à la mise en œuvre de nouvelles infrastructures énergétiques, y compris, et de façon paradoxale, quand celles-ci servent des objectifs environnementaux (Nadaï et Labussière, 2014). Il y a pourtant aujourd’hui un enjeu fort à repositionner le paysage en notion transversale, capable de répondre aux défis des transformations écoclimatiques, spatiales et sociales auxquelles sont confrontés nos sociétés et nos territoires soumis à des changements globaux.

2Fort de ce constat, ce dossier thématique propose d’effectuer un bilan des travaux conduits depuis maintenant plus de deux décennies dans le champ de la médiation paysagère et de proposer, sur ces bases, des perspectives visant à élargir et à renouveler les approches développées jusqu’alors. De fait, il s’agit d’effectuer un retour réflexif, le plus large possible, sur des démarches de recherche et d’action faisant du paysage et des dynamiques paysagères le support d’une médiation, c’est-à-dire à la fois (i) le terrain d’une mise en débat des politiques territoriales et (ii) l’espace d’une réflexion partageable entre acteurs publics, privés et de la société civile permettant d’agir collectivement dans un monde complexe et incertain. L’enjeu est de contribuer à développer à l’échelle locale des projets éco-socio-spatiaux fondés sur une prise en compte des savoirs et des savoir-faire locaux, des interrelations entre les humains et les non-humains, sur une cocompréhension des situations rencontrées et des comportements associés et sur une coélaboration de réponses adaptées.

La médiation paysagère : quelques repères historiques

3C’est au mitan des années 1990 qu’est lancée toute une série de travaux visant à mettre en place des projets de territoire prenant en compte de multiples enjeux (dynamiques écologiques, transition agricole, pression urbaine, développement économique, protection du patrimoine, etc.). Ces travaux engagent le plus souvent de façon concomitante chercheurs, élus, acteurs territoriaux et professionnels du paysage dans des démarches paysagères qui ont pour point commun de positionner le paysage lui-même en objet de médiation. Le paysage devient une référence commune placée à la croisée des regards et des échanges à partir de laquelle s’élaborent des propositions concertées, considérées comme nécessaires à toute politique orientée vers la durabilité (Briffaud, 2002 ; Henry, 2004 ; Fortin, 2004 ; Michelin, 2005 ; Michelin et Candau, 2009 ; Pernet, 2009 ; Paradis et Lelli, 2010 ; Baret et al., 2011 ; Davasse et al., 2012 ; Bercovitz, 2013 ; Castiglioni et al, 2015 ; Guittet et Invernizzi, 2021).

4Ces travaux sont le plus souvent fondés sur l’expérimentation (Davodeau et Toublanc, 2010 ; Bercovitz et Briffaud, 2015 ; Montembault et al., 2015 ; Pernet, 2019). Les démarches mises en œuvre ont pour caractéristiques communes de mobiliser un paysage qui n’est plus seulement un objet visé par les politiques, mais aussi un outil permettant de promouvoir une pensée globale et partagée d’un projet territorial (Kalaora, 2006). Le paysage sert ainsi à appréhender la relation des acteurs et des habitants à leurs (mi)lieux de vie, tout en prenant en compte leurs discours et leurs pratiques sociospatiales et en tentant de saisir leurs attentes et leurs aspirations en matière d’environnement et de cadre de vie. Au fondement de ces démarches, il y a aussi l’idée que le paysage doit être considéré comme une construction évolutive porteuse, tout au moins potentiellement, d’une intentionnalité et d’un processus réflexif (Debarbieux, 2007 ; Bédart, 2009 ; Sgard 2010). Dans ce contexte, cette construction intègre, autant que le regard distancié des visiteurs, les représentations sociales de ceux qui le vivent au quotidien, le gèrent et l’aménagent, les valeurs qu’ils y donnent, leur mémoire des lieux et les aspirations dont ils sont porteurs, ensemble ou individuellement (Luginbühl, 2012 ; Briffaud, 2014). Considéré de cette façon, le paysage, par les débats qu’il suscite, peut se traduire en un horizon de projet concerté dont la formulation/définition devient une priorité (Michelin, 2005 ; Donadieu, 2007 ; Chambelland, 2019b ; Lelli et al., 2019).

5Ce tournant s’inscrit dans un mouvement plus large au cours duquel la question de la participation des citoyens à la décision publique en matière d’environnement et d’aménagement de l’espace prend une importance accrue. S’appuyant sur une dynamique née dans les années 1970 autour des notions d’autogestion et de démocratie directe, cette question monte en puissance tout au long des années 1990 (Rosanvallon, 2011 ; Blondiaux, 2008 ; Chambelland, 2018). L’injonction à la participation des citoyens constitue une réponse aux conflits locaux et aux revendications militantes demandant un droit de savoir et de parole en matière de politiques et d’actions susceptibles d’occasionner des effets sur l’environnement et sur les pratiques d’aménagement et d’urbanisation. Elle est alors considérée comme une composante à part entière de l’émergence dans l’arène publique de la notion de développement durable (Mormont et al., 2006). Au fondement de cette dernière notion, telle qu’elle est développée alors, on trouve une nouvelle forme de gouvernance, dans laquelle la mobilisation et la participation de tous les acteurs de la société civile aux processus de décision sont supposées prendre le pas sur la seule diffusion d’information. Cette mise en question d’une démocratie qui serait seulement délégative s’appuie notamment sur une analyse critique de l’expertise savante (Callon et al., 2001). Le développement durable entend ainsi promouvoir une démocratie participative et justifier une expertise pluraliste ouverte à la confrontation des points de vue. L’accès à l’information et la transparence en sont des prérequis (Candau et Ruault, 2006). De fait, la participation n’a été véritablement introduite dans le droit français qu’en réponse aux attentes internationales sur le développement durable. Tout un contexte législatif et réglementaire se met alors en place (Convention d’Aarhus de 1998, loi d’Orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire de 1999 ; loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain de 2000, loi relative à la démocratie de proximité de 2002). L’un des outils d’affirmation de ces démarches participatives dans les territoires est la mise en place des Agendas 21 locaux, considérés comme des plans d’action pour un xxi^e siècle plus durable (Chambelland, 2018).

La nécessité d’un bilan et d’un retour réflexif dans le cadre même de l’expérimentation

7Le présent numéro a souhaité faire le point sur les démarches de médiation paysagère. Après plus de deux décennies d’expériences engagées sous de multiples formes et selon des approches diverses, plus ou moins inscrites dans un cadre législatif évolutif sous l’impulsion de fortes attentes sociales en matière de participation des populations aux actions portant sur l’environnement et le cadre de vie, une série de questions restent ouvertes. Au-delà des ambitions affichées, qu’en est-il aujourd’hui de la portée de telles démarches ? La médiation paysagère est-elle réellement devenue un moyen pour agir dans un monde complexe et incertain ? A-t-elle effectivement permis aux sociétés locales d’énoncer des projets de territoire et de régénérer la pensée d’un développement qui deviendrait réellement durable ou de mettre en œuvre une transition écologique et sociale à la fois ? Les jeux d’acteurs, l’importance des conflits et la fréquence des controverses, sans parler des moments où le paysage est lui-même instrumentalisé et mis au service de certains acteurs au détriment d’autres, n’ont-ils pas raison des intentions affichées ? La réponse à ces questions ne peut pas être univoque. Dans certains territoires, les expériences conduites ont montré tout l’intérêt de mobiliser le paysage comme outil pour créer les conditions de la mise en œuvre de politiques concertées conciliant des enjeux de développement local, de gestion de l’environnement et de préservation du cadre de vie (Pernet, 2019). Dans d’autres territoires, la question paysagère n’est traitée que de façon incidente, au même rang que d’autres thématiques participant d’un diagnostic préalable, peu ou pas intégrée à une stratégie globale d’action (Davasse, 2015 ; Chambelland, 2019a). Interroger les causes et les conséquences de cette diversité des rapports locaux au paysage et à la médiation paysagère est l’un des objectifs de ce dossier thématique. Ces vicissitudes doivent aussi être replacées dans des contextes plus larges. C’est ainsi que l’on peut noter qu’à l’échelle nationale la démocratie participative est aujourd’hui en panne et que le paysage, un temps placé sur le devant de la scène territoriale et environnementale, a laissé depuis le début des années 2010 la place à de nouvelles catégories d’action (Cottet et al., 2019).

Un examen critique des démarches de médiation paysagère et de leurs effets sur l’environnement et les paysages

9La mise en pratique de la médiation paysagère se heurte à de nombreux obstacles liés à la complexité des procédures, au temps nécessaire aux échanges et aux délibérations, aux difficultés de développer des actions infléchissant les politiques sectorielles, etc. Si de multiples expériences ont été conduites, peu d’enseignements ont été tirés des réussites et des échecs de cette forme d’action ou, en tout cas, celles-ci n’ont pas fait jusqu’à maintenant l’objet de montée en généralité. De fait, la critique doit être ici inhérente à l’expérimentation (Nicolas-Le Strat, 2019). À quelles conditions le paysage devient-il un outil pour faire ensemble des projets que l’on réalise séparément et pour harmoniser et décloisonner les politiques qui produisent le cadre de vie contemporain ? Un outil, aussi, pour penser ensemble ce que l’on avait pris l’habitude de penser indépendamment, c’est-à-dire pour communiquer, échanger, se concerter. Le paysage apparaît-il autant, aujourd’hui, comme un champ ouvert à la communication et à la concertation qu’un objet visé directement par l’action elle-même ? Ainsi s’agit-il de comprendre, sur la base d’une analyse comparative de plusieurs expériences, les conditions de viabilité des démarches de médiation paysagère conduites. Comment ces démarches se dotent-elles de moyens de fonctionnement qui pourront leur assurer une certaine pérennité (stabilité économique, régulations sociales, ajustements écologiques…) ? Comment gèrent-elles le rapport avec les institutions qui peuvent contrôler leur développement ? Sur quels fondements culturels sont-elles mises en place ? Quels acteurs en contrôlent les modalités de mise en œuvre ? Quelles sont les transformations paysagères induites ? Comment faire pour que le contexte politique et juridique devienne plus favorable à l’incorporation des regards, des besoins et des aspirations des populations ?

10De ce point de vue, Rémi Bercovitz propose une première synthèse sur les débuts de la médiation paysagère. Il montre que des expériences pionnières en la matière remontent à la fin des années 1980, qu’elles sont le fait de chercheurs, d’agronomes ou de géographes, fortement impliqués dans la gestion des espaces ruraux et qu’elles s’inscrivent dans un contexte mouvant où la question paysagère s’ouvre aux problématiques territoriales et environnementales et à la diversité des points de vue. Ces chercheurs se sont ainsi attachés à faire du paysage un support autour duquel s’organisent les échanges entre les différents acteurs. L’objectif est, en mobilisant différents types de documents iconographiques (cartes, photographies, blocs-diagrammes), de favoriser l’expression des différents points de vue et de permettre au projet de s’incarner concrètement. Forts de leur implication auprès des acteurs et dans les territoires, ces chercheurs effectuent un retour réflexif quasi immédiat sur les démarches qu’ils mettent en œuvre ou qu’ils accompagnent. Les propositions théoriques et méthodologiques qu’ils émettent sur ces bases vont constituer un terreau à partir duquel se mettront en œuvre dans les décennies qui suivent tout un éventail de démarches au nom de la médiation paysagère (Michelin et Candau, 2009 ; Bertrand et Briffaud, 2011 ; Paradis et Lelli, 2010 ; Davodeau et al., 2014). C’est au prisme de ces différentes expériences de recherche-action, conduites à la charnière des décennies 2000 et 2010, que Samira Khettab tente de (re)questionner la médiation paysagère. Elle met pour cela en place un cadre théorique à partir duquel elle interroge le rôle de l’expertise et de la construction des savoirs, ainsi que la façon dont y sont prises les décisions. Elle montre que les dispositifs mis en place constituent des lieux d’apprentissage collectif. En ce sens, la médiation paysagère devient effectivement un processus de création de sens par lequel les acteurs concernés développent de nouvelles représentations du territoire et de ses enjeux. À l’aboutissement de sa démonstration, elle relève toutefois certaines contradictions entre discours et pratiques et les difficultés de ces démarches à se traduire concrètement dans l’opérationnel.

11De leur côté, David Montembault et Élise Geisler ont analysé une vingtaine de projets de paysage participatifs (pour reprendre le terme utilisé par les auteurs) menés entre 2007 et 2017, en France, en Allemagne et en Angleterre, apportant un éclairage précieux sur les conditions et les moyens de leur mise en œuvre. En interrogeant ces expériences tournées vers l’action, ils mettent en avant toute la diversité des façons d’impliquer le public, étape par étape, dans le processus de projet de paysage. Ils montrent aussi que les démarches engagées peuvent s’appuyer sur des postulats très différents d’un contexte à l’autre. Le seul élément de méthode partagé par l’ensemble des projets analysés est l’organisation d’échanges en immersion dans les paysages sous forme de parcours collectifs. Sur ces bases, Les auteurs proposent une « matrice », grille de lecture et d’interprétation visant à élaborer, analyser et évaluer ce type de démarche. Cette matrice repose sur l’analyse de quatre points clefs : objectifs du projet participatif, choix des participants, rôle des acteurs du projet, modalités de délibération et de prise de décision. Leur conclusion valide le fait que le paysage offre un terrain particulièrement sensible à la participation, tout en soulignant la difficulté de mener un projet de paysage participatif qui met souvent les professionnels engagés dans ce type de démarche face à des choix politiques et éthiques malaisés.

Des propositions épistémologiques, théoriques et méthodologiques relatives à la mise en pratique de la médiation paysagère

12Le paysage est triplement concerné par la médiation paysagère, à la fois comme objet à aménager ou à gérer soumis aux principes du développement durable et de la transition écologique, comme objet à qualifier nécessitant de recueillir l’avis des populations et comme outil capable de rassembler les différents acteurs d’un territoire autour d’un échange de points de vue sur le devenir. Les contributions pourront examiner les mécanismes de circulation, de reprise d’arguments et de construction. On pourra ainsi interroger les conditions de transférabilité ou d’extrapolation de l’expérimentation analysée (condition de sa valorisation et de sa diffusion). Comment se construit une expérimentation dans le domaine de la médiation paysagère ? Comment se construit le jeu d’acteur ? Comment s’élaborent les alliances, mais aussi les rivalités, entre les acteurs ? De quelle manière les interrelations entre des acteurs humains et non humains, vivants ou non, sont-elles prises en charge ? Comment est investi l’espace local : délimitation de l’intervention, concernement des populations ? À quels moments le retour réflexif des acteurs et des habitants s’effectue-t-il (Bigando et Tesson, 2011) ? Le terme médiation renvoie également à la nécessité de rendre accessible au débat démocratique une complexité trop souvent évacuée des débats publics et autres concertations. De ce point de vue-là, cette mise en œuvre de la médiation paysagère s’inscrit dans un prolongement de la théorie des objets intermédiaires et des objets frontières, à partir de laquelle doit être reconsidérée la portée éthique et pratique du paysage (Vinck, 1999 ; Mélard, 2008 ; Chambelland, 2019b). Ce choix est susceptible de permettre de croiser et de confronter les outils, les méthodes et les démarches des chercheurs et des concepteurs.

13Serge Briffaud, sous la forme d’un essai à portée épistémologique, s’intéresse au paysage lui-même en tant qu’objet de médiation. Pour cela, il met en perspective dans une histoire culturelle au long cours, remontant au xviii^e siècle, les différentes conceptions de l’esthétique paysagère au regard des enjeux écologiques contemporains. La médiation paysagère apparaît ici comme une donnée fondamentale du rapport au monde des individus et des sociétés. Elle ordonne leurs sensibilités et leurs relations à l’environnement. Le propos s’appuie sur une critique des théories contemporaines de l’esthétique de l’environnement, lesquelles sont porteuses en particulier d’un fort rejet d’une appréciation esthétique de la nature fondée sur le modèle paysager pittoresque (Brady, 2007). Selon Serge Briffaud, il y a pourtant, au centre des discours de nombre d’écophilosophes contemporains, la mobilisation de représentations socioculturelles et de schèmes cognitifs hérités non assumés. Ainsi, au fondement même de l’édifice philosophique de l’esthétique environnementale, retrouverait-on l’idée d’une nature « naturelle », la wilderness. Ainsi encore, les théoriciens de l’esthétique environnementale réactiveraient-ils une vision écologisée du monde relevant d’un « observateur hyperdistancié » qui contemple, fort de ses connaissances scientifiques dans le domaine de l’écologie, la planète Terre dans sa totalité. Au final, en refusant une expérience paysagère « soumise à une prédéfinition de la réalité », l’auteur prend position concernant le rôle qu’il conviendrait de (re)donner au paysage. Ce dernier, débarrassé de tout ce qui pourrait s’interposer entre les regards et les choses, retrouverait son potentiel de notion interface permettant de surmonter « la complexité socio-écologique des mondes que nous habitons ». La médiation paysagère pourrait être sur ces bases vectrice d’expérience émancipatrice, à l’origine d’un renouvellement des modalités de la connaissance (l’auteur parle d’une nouvelle « éthique de la connaissance ») et des principes de l’agir humain.

14Quant à Philippe Woloszyn, il explore d’autres expériences paysagères que celles suscitées par la vue. En s’intéressant à la dimension sonore, sa contribution propose de positionner le paysage comme une « entité de médiation entre le sujet, qui écoute, et l’environnement, qui crée les conditions de l’écoute ». S’ancrant dans le champ des Soundscape Studies très balisé depuis une trentaine d’années, sa réflexion est surtout d’ordre méthodologique. Elle s’appuie sur la description de démarches expérimentales conduites depuis le début des années 2000 visant à mettre en place des dispositifs d’immersion sonore en milieu urbain. Interactifs, ces dispositifs proposent à un auditeur (habitant, expert, décideur, technicien, etc.) d’écouter et de recomposer des ambiances sonores spatialisées à partir d’une visite virtuelle. L’auteur met en avant tout le potentiel de médiation offert par de tels dispositifs qui permettent de recomposer les perceptions sonores de paysages urbains, d’en créer des « variantes idéales » et de les partager. Il propose sur ces bases le concept d’« idéo-scénarisation » qui permettrait, selon lui, en dépassant le simple partage de ressentis sonores, de spatialiser les sonorités liées aux activités qui se déroulent dans les espaces urbains et de proposer, sur ces bases, des scénarios de leur devenir paysager. Quoi qu’il en soit, le détour par le son permet d’enrichir les réflexions sur une médiation paysagère appliquée aux procédures d’aménagement et de gestion, ouvrant l’éventail des possibles en la matière et offrant la possibilité de prendre en compte dans le processus même de fabrication des espaces urbains les représentations et les pratiques habitantes du paysage sonore.

Une interrogation sur le renouvellement des pratiques paysagistes à partir des démarches de médiation paysagère

15Les démarches de médiation paysagère relèvent pour l’essentiel de pratiques encore expérimentales. L’objectif est dans cette troisième partie d’évaluer la nature, le contour, les apports et les limites de la médiation paysagère dans le projet de paysage et de faire, en développant une posture réflexive, des propositions concrètes en la matière. Comment s’adaptent les professionnels du paysage (maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre) à ce contexte (Tribout, 2013) ? De nouveaux métiers ou de nouveaux formats d’action, individuels ou collectifs, sont-ils susceptibles d’émerger sur ces bases ? Est-il possible à partir d’une démarche de médiation paysagère de donner aux acteurs les moyens d’une réflexivité en matière de projet de territoire ? Il s’agit notamment de tirer des enseignements des expériences conduites sur la base d’une approche critique et de promouvoir un renouvellement de la commande chez les acteurs des territoires en les associant étroitement aux démarches mises en œuvre. Étant donné le certain degré d’implication des chercheurs dans les démarches de médiation paysagère, il y a en outre à mesurer la juste distance à trouver afin de faire apparaître les processus de décision, la multiplicité des voies suivies puis abandonnées, les initiatives qui restent sans suite, les réactions des uns et des autres. Il s’agit également d’évaluer les interactions entre les paysagistes, les habitants, les décideurs, les liens des habitants entre eux, des habitants avec les élus, avec les techniciens, avec les paysagistes, les conflits explicites, implicites, les rapports des acteurs avec le paysage, etc.

17Dans cette troisième orientation, on trouve également deux contributions qui s’inscrivent dans la rubrique « Matières premières » du numéro. À côté du « Dossier thématique » qui rassemble d’une manière classique les contributions à caractère scientifique, cette rubrique accueille des témoignages ou des recensions d’expériences, tout type de contributions dont la distance critique n’est pas assurée, tout argument d’expérience venant d’un professionnel à propos de son propre travail, tout témoignage pouvant servir de matière à réflexion ou de contrepoint aux contributions savantes sur les sujets évoqués. Cette rubrique était présentée à l’occasion de l’appel à articles comme étant particulièrement ouverte à des contributions venant de professionnels mettant en œuvre ou ayant mis en œuvre des démarches de médiation paysagère et faisant état de retours d’expériences ou de regards critiques sur les projets de paysage conduits de cette façon. Ainsi, Annabelle Eyboulet, chef de projet au sein du collectif bordelais Bruit du frigo (https://bruitdufrigo.com), rend compte d’une démarche de médiation, longue de deux années, conduite dans le cadre du réaménagement paysager du quartier Saragosse à Pau. Le dispositif méthodologique proposé s’appuie sur une série d’ateliers participatifs menés en immersion dans le quartier. Sur ces bases, six installations éphémères ont été déployées et plusieurs interventions graphiques réalisées selon un parcours reliant les différents parcs existants. Ces interventions visent à générer et à valoriser des relations sociales et spatiales envisagées comme une ressource pour la programmation urbaine à l’œuvre. Ce retour d’expériences revient sur une démarche « sur le fil » qui s’est inscrite dans la durée et qui a pris en compte non seulement la diversité des acteurs/habitants et des temporalités associées, mais aussi toutes les dimensions non perceptibles au premier abord intervenant dans un processus de projet. Anne-Lise Monnet, quant à elle, relate dans sa contribution une expérience de conception d’espace public ayant fait l’objet d’une démarche participative complète de coconstruction : le projet Oasis à Chenôve (Côte-d’Or). La démarche s’inspire des méthodes de l’éducation populaire. Elle en présente les différentes étapes, mettant en avant l’importance accordée aux temporalités : le temps de la réponse à la commande, celui de la résidence et celui de la médiation. Elle montre également que ce type de démarche permet une montée en compétences des acteurs/habitants impliqués, ce qui demande aux autres intervenants, décideurs, experts ou techniciens, de déléguer une partie de leurs pouvoirs et d’adapter leurs façons de faire. Sur la base du constat que la notion de paysage n’avait pas été mobilisée par les participants à l’expérience, elle s’interroge enfin sur la place de cette notion dans les démarches de médiation. Ces retours réflexifs sont précieux. Ils mettent en avant quelques éléments clefs :

• la diversité quasi infinie des dispositifs, formels ou informels, activables dans le cadre de la médiation paysagère, depuis les installations éphémères jusqu’aux chantiers participatifs. La médiation paysagère est en ce sens une simple manière de faire dans laquelle le paysage, en tant qu’objet situé à l’interface du matériel et de l’idéel, est le plus souvent invisibilisé ;

• de fait, la démarche repose sur un ou plusieurs dispositifs, qui conditionnent la possibilité pour un ensemble hétérogène d’acteurs d’établir et de consolider des relations. Ces dispositifs permettent la construction de liens et la consolidation d’interconnaissances qui ouvrent à des coopérations potentielles ;

• certains de ces dispositifs mettent en relation les acteurs concernés avec le paysage-interface tel qu’il est présenté ci-dessus. Les liens se fabriquent alors en présence du paysage, dans une situation d’immersion où peuvent se croiser regards et expériences des acteurs et des habitants concernés. Le paysage lui-même peut dès lors être considéré comme un dispositif/outil de médiation permettant de concevoir un projet de paysage partagé.