- 1 « the heavily disturbed remnants of a once natural soil » (notre traduction).
1Alors que les services rendus par les sols sont majeurs pour le fonctionnement de la planète (Crespin et al., 2020 ; MEA, 2005), ces derniers sont, notamment en milieu urbain, de plus en plus artificialisés, rendus invisibles ou considérés tel un milieu dégradé, comme « les restes fortement perturbés d’un sol autrefois naturel1 » (Meulemans, 2017, p. 8). Selon le même auteur, les sols urbains sont devenus des « non-sols », à la suite de la promotion, par les principes urbanistiques du xixe et du xxe siècle, de pratiques de terrassement et d’imperméabilisation systématiques. D’ailleurs, d’un point de vue scientifique, les sols urbains ne sont étudiés par les pédologues que depuis la fin du xxe siècle (Vergnes, 2020). Et, pour la majorité des humains vivant aujourd’hui dans les villes, les connaissances relatives aux sols sont faibles. Ainsi, l’effacement des sols de l’esprit des citadins contribue à accélérer leur dissimulation sous le béton et vice versa, ce qui fait perdurer leur « invisibilisation » (Meulemans et Labat, 2016). En plus de leur invisibilisation, les sols urbains font l’objet de pratiques urbanistiques d’artificialisation qui posent de nombreux problèmes (accentuation des inondations, création d’îlots de chaleur, dégradation du cadre de vie urbain…). Elles résulteraient d’une standardisation de l’imaginaire urbain (Latouche, 2000) qui s’inscrit dans une approche et un mode de connaissance techniciste et scientiste de la Terre.
2Selon Max Weber (1959), les modes de connaissance modernes et la volonté de maîtrise technique seraient à l’origine du « désenchantement du monde » qui renvoie au processus de forte intellectualisation et de rationalisation, caractéristiques de la modernité (Weber, 1959). Ce désenchantement conduit à la disparition du mystérieux, de l’imprévisible, de l’émerveillement et de l’imagination pour expliquer le monde, et à leur remplacement par une autre croyance, celle selon laquelle la rationalité scientifique peut maîtriser toute chose, à la fois par la prévision et la technique. Dans ce cadre, le savoir scientifique fait autorité (Ingold, 2013). Cela signifie que « la nature ou le cosmos […] deviennent un monde d’objets à étudier, à analyser, à classer, à calculer, à mesurer […] [le] cosmos […] a cessé d’être un monde symbolique, un monde vivant » (Schlegel, 1994, p. 86-87).
3Toutefois, la transformation du monde en une « technonature » a aujourd’hui montré ses limites de par les problèmes environnementaux qu’elle génère (Bonneuil et Fressoz, 2013, p. 78). Il semblerait donc important d’interroger l’hégémonie de l’approche scientifique et technique. Ré-enchanter le monde, se réapproprier l’émerveillement et le mystère du monde ouvrirait la possibilité de multiplier et diversifier les chemins pour penser l’habitabilité de notre planète (Whitehead, 2006). Le ré-enchantement est entendu ici en tant qu’antonyme du désenchantement de Weber, comme une aptitude à voir les choses dans leur nouveauté, une curiosité spontanée et dans l’acceptation de l’inconnu. Le ré-enchantement, vécu en tant qu’expérience d’appréhension du réel, permet de s’ouvrir à ce que nous connaissons mal, ce qui peut nous déranger, nous projeter dans de nouvelles éthiques (Benett, 2001). Il est porté notamment par l’émerveillement tel qu’il est analysé par Michael Edwards (2008), comme une capacité de l’être à voir du nouveau dans le familier, une attitude d’ouverture d’esprit face à la soudaine présence d’un phénomène. Il ne s’agit pas d’injecter artificiellement de la magie ou une âme aux objets du monde, mais de « réenchanter le mode de saisie de l’expérience » (Morizot, 2016, p. 200), c’est-à-dire le mode de connaissance, en ne le réduisant pas à des processus d’objectivation. Pour revenir aux sols urbains, le ré-enchantement pourrait conduire à les redécouvrir avec un regard neuf, en chaussant de nouvelles lunettes, sans être contenu par la perspective technoscientifique. Ré-enchanter les sols urbains consiste à laisser émerger des sensibilités étouffées par nos volontés de rationalisation et de maîtrise de tout phénomène naturel, à redécouvrir les sols dans toutes leurs spécificités, en ne se restreignant pas à leurs caractéristiques technoscientifiques.
- 2 Projet interdisciplinaire Ecoferme, 2019-2020, initié par des membres d’associations étudiantes de (...)
4Dans cet article, nous nous proposons d’explorer le regard que des enfants vivant en ville portent sur les sols. Les discussions que nous avons eues avec eux dans le cadre d’un projet de recherche sur les sols urbains2 ont en effet donné lieu à des échanges au cours desquels nous avons perçu un intérêt certain pour les sols. Cet intérêt peut être décrit comme naïf et renvoyer à un manque de connaissances (Fludernik, 2009), mais aussi exprimer l’enchantement et l’émerveillement – dont les contours ont été précisés plus haut. En effet, la spontanéité naïve des enfants et leurs connaissances académiques encore partielles laissent de la place à leurs propres manières d’envisager les sols. Ce pas de côté permet d’ouvrir la porte au ré-enchantement des sols.
5Prendre connaissance de la vision des sols des enfants est important puisque nous postulons que leurs paroles ne doivent pas être réduites à l’expression de caractéristiques enfantines qui les amènent à avoir « du mal à distinguer le subjectif de l’objectif » (Sublet, 1980, p. 3). Ces réflexions s’inspirent de la définition du « childism » analysé par John Wall (2019) qui revendique de repenser les constructions sociales largement dominées par les points de vue adultes, et qui récuse la présomption de supériorité des adultes sur les enfants, marginalisés car considérés comme des adultes « en devenir » et non pas comme des sujets à part entière. Cette opposition entre sujet « étant » et « en devenir » insiste sur l’incomplétude des enfants3. Celle-ci serait liée au fait que, comme le veut la conception historique et sociologique, les enfants auraient une capacité passagère d’enchantement tant qu’ils n’ont pas réussi à atteindre l’étape du raisonnement rationnel (Dubarry, 2019), celui-ci effaçant ce qui est alors relégué à être des fables. Il s’agit de ne pas déréaliser les points de vue des enfants en les réduisant à des connaissances imparfaites, mais de les considérer comme des révélateurs de manières alternatives d’appréhender le monde où nous vivons, et comme moyens de remettre en question les supposés normatifs instaurés par les connaissances scientifiques (Wall, 2019), de prendre en compte l’expérience et les outils culturels des enfants en tant que tels, tout comme le suggèrent Marianne Presthus Heggen et ses collègues estimant que le passage d’une vision utilitariste à une vision « éco-centrée de la nature va de pair avec le passage d’une compréhension adulto-centrée à une compréhension enfants-centrée » (2019). Cette affirmation les amène à proposer que les enfants soient considérés comme des citoyens à part entière. Cette posture sous-tend des expériences concrètes telles que la création des aires marines éducatives de l’Office français de la biodiversité (OFB)4, démarche engagée par des élèves d’une école primaire de Polynésie qui « ont fait changer des comportements, arrêter la surpêche, diminuer la pollution, et sensibilisé des adultes souvent blasés5 », montrant de fait le réalisme et le potentiel d’une telle idée en en faisant un outil opérationnel.
6Prendre au sérieux les points de vue des enfants semble donc efficient. Nous nous demandons alors comment les remarques des enfants rencontrés lors du projet sur les sols urbains pourraient enrichir et stimuler les réflexions sur le sujet.
7Un projet de recherche sur les sols urbains nous a amenées à interviewer des enfants d’un collège localisé dans un quartier de Montpellier, ville de 265 000 habitants située dans le sud de la France. Il s’agit d’un établissement d’éducation prioritaire engagé dans la pédagogie active, qui a pour objectif de rendre l’élève acteur de ses apprentissages par des exercices de mises en situation, comme la création et l’usage d’un potager, support de ce projet de recherche. Nous avons mené des enquêtes semi-directives auprès de 25 élèves (15 garçons et 10 filles), répartis de manière équilibrée entre deux classes de 6e. Nous avons recueilli leurs propos et les avons enregistrés, puis retranscrits. Les élèves sont âgés de 11 ans à deux exceptions près (9 ans). Ils étaient invités au cours de l’entretien à parler de ce que sont les sols selon eux, et de l’existence éventuelle de différents types de sols. Dix-sept élèves sur 25 ont souhaité s’exprimer sur ce point. Quelques-uns ont souhaité dessiner les sols. Ce travail a, par ailleurs, été analysé afin de comprendre les perceptions que les enfants ont des sols et les facteurs les influençant (Javelle et al., 2021).
8Le travail a montré que le sol n’est pas un élément invisibilisé pour les enfants. Bien que leurs connaissances soient peu étayées, la plupart d’entre eux ont une perception tridimensionnelle du sol ; ils considèrent qu’il représente un habitat pour la faune et la flore, et évoquent spontanément cinq fonctions correspondant ou rejoignant celles attribuées au sol par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Ces observations nous ont permis de constater que les discours des enfants sont imprégnés d’une approche naïve des sols perceptible dans les verbatims présentés ci-dessous.
9En tout premier lieu, les discours des enfants révèlent une attention évidente aux sols qu’ils fréquentent au quotidien en ville car ils les considèrent comme un élément structurant de leur vie sur Terre. Ils y font attention au quotidien, dans leurs différentes activités, séparant par exemple les sols « de ville » et « de campagne », basant leur classement sur l’intervention ou non de l’humain dans la création des sols :
- 6 Les prénoms des enfants ont été changés pour des raisons d’anonymisation.
« Il y a des sols qui sont dans la nature et d’autres, c’est l’homme qui [sic] l’a fait » (Abderrahmane6).
« Ce sol [celui de son dessin], il serait vers la campagne. Mais dans la ville, il y en aura avec plus du béton. Du ciment quoi. Ce n’est pas le même sol » (Nora).
10Les discours renvoient également à l’importance du sol pour la vie humaine. Ils soulignent de fait la nécessité de faire attention aux sols, nous rappelant ce à quoi nous ne portons souvent plus attention :
« C’est quelque chose qu’on voit tout le temps mais qui continue de m’impressionner » (Noor).
« Sans ce sol il n’y a rien. Mais les gens, ils marchent, ils n’y pensent pas vraiment » (Adel).
« S’il n’y avait pas de sol, on irait où ? ! » (Mustapha).
« S’il n’y avait pas de sol… on pourrait pas marcher dessus » (Nourredine).
11Ils expriment une curiosité toute particulière envers les profondeurs du sol, un vif intérêt qui les pousse à observer et à se renseigner pour apprendre :
« Je baisse les yeux. Je regarde la terre, les plantes, les insectes… Tout ce qui est dessus. Ça me sert à calmer ma curiosité ! » (Noor).
« Je sais pas trop ce qu’il y a en bas et j’aimerais savoir plus sur ce qu’il y a en bas » (Sarah).
« Pour savoir ce qu’il y a en dessous, j’étudie » (Sabah).
Figure 1. Dessin de Nourredine illustrant ce que l’on peut trouver dans le sol
Figure 2. Dessin de Sarah illustrant ce que l’on peut trouver dans le sol
Leurs observations les amènent à interpréter à leur façon les processus liés aux sols. Par exemple, il ressort que les sols ne sont pas considérés comme de la matière inerte puisqu’ils « grandissent » et « poussent » au fil du temps, donnant ainsi naissance aux reliefs :
« Ça fait plus de 300 millions d’années, il a eu le temps de pousser » (Adel).
« Je pense que le sol change dans le temps. Il grandit. Par exemple, il peut faire des collines » (Sofiane).
- 7 Un sol « pousserait » de la même façon qu’une plante pousse parce qu’on l’arrose.
12L’eau est aussi convoquée, jouant un rôle majeur dans les transformations du sol, participant à la structuration du relief, selon une logique que l’on pourrait qualifier de « phytomorphique7 », comme l’indique ce même élève en montrant les deux types de sol qu’il a dessinés (figure 3) :
« Le sol en bas, il est droit alors que celui [en haut] est gonflé. Un sol plat, il peut devenir comme ça parce qu’on l’arrose » (Sofiane).
Figure 3. Le devenir des sols arrosés par Sofiane
13Si les enfants possèdent des connaissances relatives aux fonctions utiles que peuvent avoir les sols pour la vie humaine (Javelle et al., 2021), ils parsèment leurs discours de phrases parlant d’animaux vivant dans le sol, ces êtres vivants étant reconnus, dans leurs manières propres de vivre, de façon non utilitariste :
« Peut-être qu’ils [les vers de terre] sont juste là comme nous. Ils vivent sans un but… » (Noor).
« [Dans le sol il y a] des petits insectes, c’est tout. Ils font leur vie. Ils vivent dans la terre » (Théo).
« Il y a [...] des insectes. Des vers de terres. Des araignées. [...] Ils creusent des trous. Ils habitent » (Jibril).
« Les fourmis c’est comme nous. Nous on habite une maison, eux [elles] habitent sur la terre » (Sophie).
14Si une valeur d’utilité est exprimée, il s’agit de soin que le sol offre aux plantes ou aux animaux, en leur fournissant un lieu de vie ou en les protégeant des aléas climatiques et des humains :
« [s’il n’y avait pas de sol] il y aurait rien pour mettre les racines. Elles ne pourraient pas être cachées » ; […] C’est pour accueillir les animaux » (Safia).
« Parce que c’est comme si elles [les plantes] se réfugient. Elles sont protégées ! Même si c’est sale, ça peut les protéger. Enfin. Ça ne peut pas trop les protéger en fait. Il y a quand même des vers qui peuvent venir… [Ça les protège,] peut-être du mauvais temps ? Et du soleil aussi » (Adel).
« Les lapins ils vivent dans des terriers, ils s’abritent dans le sol » (Youssef).
« Les taupes, elles creusent, elles se mettent sous la terre, comme ça s’il y a des personnes qui les voient ils ne peuvent pas les tuer » (Mustapha).
« [Le compost] fait du bien aux plantes. Ça les aide à pousser » (Abdel).
« Il y a des parasites qui se cachent dedans » (Adel).
15Enfin, le sol est un lieu où sont cachés des « trésors », comme des os utiles à la science, de l’or et des diamants et même les pommes de terre, qui acquièrent ici un statut merveilleux relevant de l’idée de chasse aux trésors grandeur nature :
« On peut trouver de l’or, du diamant qu’on n’a jamais vu » (Alban).
« [Le sol ça sert] pour faire des recherches scientifiques. En creusant pour trouver… Si on l’avait pas fait on n’aurait pas trouvé les os sous la terre » (Salima).
« Parce que les poires on les voit direct, alors que les pommes de terre, c’est comme un trésor qu’on doit retrouver » (Théo).
16Les discours des enfants montrent une capacité à s’intéresser à ce qu’ils ont sous leur pied tous les jours, et à s’en émerveiller. Ils montrent donc une aptitude inverse à celle qui peut être observée chez les adultes pour lesquels les sols sont devenus de peu d’intérêt par leur banalité, ils « se laisse[nt] […] oublier comme l’arrière-plan par trop matériel des constructions humaines » (Meulemans, 2019, p. 149).
- 8 Le plus ancien étant le tournant animaliste et, plus récemment, le tournant végétal, chacun faisant (...)
- 9 Référence à l’oubli du sol d’Yvan Besson (2011).
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17Nous avons demandé aux élèves si, selon eux, les sols étaient vivants. Nous nous sommes intéressées à cette dimension dans le cadre des multiples tournants8 vécus par notre société qui s’interroge quant aux postures ontologiques qu’il est nécessaire de réinventer pour articuler les formes du vivant de façon nouvelle. Dans ce cadre, les éléments sont envisagés dans leurs différentes subjectivités et agentivités. Le sol fait partie de ces éléments qui sont questionnés, notamment en agriculture où la notion de « sol vivant » est mise en exergue (Gobat et al., 2010), en opposition à la posture aujourd’hui critiquée considérant le sol comme simple « réservoir » d’éléments minéraux9. De nombreuses informations sont véhiculées dans les médias sur ce sujet à destination du grand public10. Néanmoins, le terme de « vivant » y reste mal circonscrit, ce qui renvoie aux débats sur sa redéfinition, en anthropologie notamment11, comme nous le préciserons dans la discussion. C’est pour cette raison que, même si le sujet peut sembler très théorique, nous avons souhaité recueillir le point de vue des enfants sur cette question.
18Vingt et un élèves y ont répondu. Leurs réponses peuvent être regroupées de la manière suivante.
Huit élèves ne savent pas répondre.
Six élèves répondent spontanément que le sol est vivant.
« Le sol c’est vivant, parce qu’il y a plein de choses vivantes dedans » (Nora).
Sept répondent en première approche que le sol n’est pas vivant puisqu’ils le voient comme quelque chose d’inerte, d’immobile. Pour arriver à cette conclusion, ils comparent le sol à ce qu’ils connaissent de vivant et ont tendance à l’anthropomorphiser.
« Parce qu’il ne bouge pas. Donc je pense que ce n’est pas vivant » (Leïla).
« Il n’a pas de bouche… Il ne bouge pas, il ne respire pas » (Salima).
Au fil des échanges, plusieurs enfants revoient leur opinion première. Onze élèves parmi les vingt-et-un vont ainsi détecter une ambiguïté dans la question au cours de l’entretien et la discuter en traduisant leur perplexité.
« Peut-être que oui, peut-être que non. Je me dis que comme les plantes sont vivantes et qu’elles ont grandi grâce à la terre, peut-être que la terre est vivante » (Noor).
Parmi ceux qui estimaient que le sol n’était pas vivant, certains se mettent à douter, arguant du fait que le sol bouge, évolue et a des « besoins » similaires à ceux des êtres vivants. L’immobilité initialement perçue est remise en question après réflexion.
« Il boit de l’eau, respire, et échange de l’eau avec les animaux et l’écosystème, il a besoin de nourriture » (Salima).
Tandis qu’un élève reste dans le doute jusqu’à la fin de l’entretien, révélant ainsi la complexité de la réflexion et une capacité à interroger les limites qu’il s’était initialement posées, les autres élèves s’appuient sur la différenciation entre les éléments du sol et le sol lui-même pour aller vers une décision finalement tranchée, à savoir que la matière minérale n’est pas vivante tandis que les animaux ou les plantes le sont.
« Pas le sol mais ce qu’il y a dedans à mon avis oui. Pas la poussière, le sol, la terre… Mais les animaux… tous les microbes et toutes les racines » (Théo).
Par ailleurs, cinq élèves réfléchissent au statut vivant/non vivant du sol en se posant la question de sa capacité à « mourir », particulièrement du fait des usages qui en sont faits.
« Peut-être que [si on met du béton] la terre va s’assécher car l’eau ne traversera plus. Et peut-être qu’elle va finalement mourir. Mais tant qu’on ne lui fait pas de mal… » (Noor).
« Si on le recouvre de béton, il n’arrive pas à faire pousser des plantes et il meurt. Et si on met de l’eau il peut redevenir vivant » (Nora).
19Les paroles des enfants montrent une capacité à réfléchir à ce qu’est un sol vivant, à réviser leur point de vue initial, qui est réajusté au cours de la réflexion, en suivant leur propre logique et en intégrant à leur façon ce qu’ils ont pu apprendre sur ce qu’est le vivant. Ils caractérisent le sol vivant non pas seulement en s’appuyant sur la séparation entre éléments biotiques et abiotiques, mais comme étant animé, traversé de vie et de flux, en particulier ceux de l’eau.
20Dans la discussion qui suit, nous proposons tout d’abord d’observer les articulations entre le regard des enfants et des sujets scientifiques actuellement cruciaux qui concernent les sols, avec l’objectif de nous inspirer de ce que le regard des enfants peut apporter, la naïveté enfantine n’étant pas anodine pour interroger nos rapports à la nature comme nous l’avons montré plus haut.
21Nous nous interrogerons ensuite pour savoir dans quelle mesure la capacité d’enchantement dont font preuve les enfants est transposable aux adultes, après avoir souligné la nécessité pour eux de réapprendre à voir les sols pour mieux les redécouvrir. Ce changement de regard contribuerait, d’une part, « à la conscientisation et à l’émancipation du sujet face aux conditionnements culturels qui entretiennent la crise écologique » (Borlen in Meillon et al., 2021) et, d’autre part, à s’extraire des cadres conceptuels qui nous ont amenés à la crise écologique (Bonneuil et Fressoz, 2013). Ces évolutions permettent de développer des propositions par lesquelles inventer de nouvelles relations avec la partie du monde qui est sous nos pieds.
22Nous avons constaté que les discours des élèves rentrent pleinement dans des questionnements scientifiques et épistémologiques actuels. L’apparente irrationalité de leurs discours peut amener à les déconsidérer. Pourtant, par leur naïveté, ils s’inscrivent dans une conscience écologique et sont au cœur de sujets fondamentaux en lien avec les sols.
- 12 Sans mentionner les services rendus par les sols au sens générique, identifiés par l’Organisation d (...)
23Les remarques non fonctionnalistes portant par exemple sur la structuration du sol ou les manières d’être des animaux du sol renvoient aux réflexions menées en éthique environnementale où est revendiquée la valeur intrinsèque de la nature, au sens où sa valeur propre ne dépend ni des intérêts, ni des besoins, ni des désirs humains, loin d’un anthropocentrisme moral (Routley, 2019). Cette question porte de forts enjeux au quotidien, relatifs par exemple à la problématique de la protection de la nature au nom de valeurs qui lui sont données. La philosophe Virginie Maris (2014) souligne la dimension utilitariste des valeurs choisies, au détriment de valeurs intrinsèques qu’elle considère comme incommensurables et cruciales. La démultiplication de l’intérêt pour les sols urbains12 s’exprime en effet aujourd’hui surtout par le biais des services écosystémiques qu’ils rendent (Lothodé et al., 2020), et non pas par leur simple droit à exister, ce qui peut être contestable selon la logique de l’éthique environnementale prenant en considération les besoins propres de la nature. Les remarques des enfants portent ces dimensions non utilitaristes.
24Les discours des enfants font également référence à des questions épistémologiques lorsqu’ils se demandent si le sol est vivant. Certains élèves le considèrent comme vivant, d’autres estiment qu’il ne l’est pas puisqu’ils le voient comme quelque chose d’inerte. Cette association entre absence de mouvement et absence de vie renvoie à une conception du monde selon la scala naturæ, où les éléments sont classés du plus simple au plus complexe, le monde minéral étant relégué tout en bas de l’échelle, en tant qu’élément inerte et dépourvu de vie. Bien que remise en question par la théorie de l’évolution, cette pensée persiste encore aujourd’hui dans l’assimilation souvent inconsciente faite entre mouvement, sensibilité, intériorité et intelligence (Gerber et Hiernaux, 2022). Depuis quelques années, ces associations d’idées sont remises en question en ce qui concerne le sol lorsque l’on s’interroge sur ce que signifie un « sol vivant ». Germain Meulemans montre par exemple la nécessité d’envisager le sol non pas selon une vision dualiste opposant éléments biotiques et abiotiques, mais en termes de relations et d’entremêlements dynamiques (2018), floutant ainsi les frontières du vivant. Les réflexions, les hésitations des enfants entrent en plein dans les flous de ces catégorisations qui sont aujourd’hui interrogées. De fait, leurs propos, même s’ils ne sont pas exempts de l’ontologie de notre société, mettent en évidence une réflexion imaginative à laquelle ils laissent libre cours, et font écho aux questions sur les définitions du vivant et aux actuelles interrogations anthropologiques fondamentales sur le sujet. Leur regard neuf les amène spontanément à envisager les difficultés actuelles à organiser le monde, nous renvoyant aux enjeux identifiés par les humanités environnementales (Mormont, 2018) quant à la nécessité d’un changement de paradigme, voire même de cosmologie, pour dépasser la séparation entre l’humain et la nature qui a généré des effets délétères sur l’environnement.
25Le pas de côté constaté dans les discours des enfants permet d’envisager et d’imaginer de nouvelles manières plus libres de percevoir les sols ainsi que d’autres formes de relations que celles qui ont amené à les invisibiliser ou à les gérer selon les seuls critères technoscientifiques. Voyons à présent si ces considérations peuvent être pertinentes pour interroger les postures des adultes vis-à-vis des sols et les sols urbains en particulier.
26Redévelopper chez l’adulte une capacité d’émerveillement envers un élément oublié car banalisé prend tout son sens comme nous l’avons vu face à son invisibilisation des regards et des préoccupations. Il semble fondamental de pouvoir s’émerveiller de la présence des sols, de leur diversité, de leurs « manières d’être », avant de pouvoir envisager de les redécouvrir avec un regard neuf pour réinventer leur existence en ville. Suivons en cela Edwards (2008, p. 7) qui soutient qu’il « n’y a rien de plus adulte ni de plus sérieux que de s’émerveiller » puisque cela offre une « forme de connaissance à la fois plus libre et plus intime », stimule, accompagne et couronne le savoir.
- 13 « […] meaningful continuity between the child and adult self » (notre traduction).
27Même si, selon une entrée neurologique, l’état d’esprit d’un enfant est irrémédiablement perdu à l’état adulte (Nikolajeva, 2019), le chercheur en littérature et en éducation Peter Hollindale affirme qu’il y a « une continuité significative entre l’adulte et l’enfant13 » (1997, p. 49) et que, même si l’on n’est plus un enfant, une posture de l’enfance peut être retrouvée. Les points de vue des enfants peuvent être audibles par des adultes, à condition de remettre en question leur posture de surplomb sur des êtres inachevés. Pour Edwige Chirouter (2008), l’adulte est capable de retrouver une forme « d’étonnement devant le monde », de « regard neuf, naïf […] toujours neuf, jamais blasé ». Néanmoins, formatés par une société où le savoir scientifique fait autorité, les adultes peuvent avoir des difficultés à décloisonner les catégories et à réinvestir une posture enfantine. La capacité de réanimer l’environnement, délégitimée par l’objectivité revendiquée dans l’approche conceptuelle occidentale du monde, peut demeurer présente, mais enfouie sous des strates de formatage intellectuel, comme le sol sous des strates de béton.
28Par ce texte, nous revendiquons la nécessité de prendre au sérieux cette capacité d’enchantement chez les adultes, de la réhabiliter, de la faire vibrer, de la faire vivre, de l’incarner, de l’introduire dans les manières d’être en relation aux sols, de la reconnaître, de la rendre légitime en complément des approches plus rationnelles. Les sols urbains sont porteurs non seulement de biodiversité mais aussi de « l’esprit du lieu » (Vergnes, 2020, p. 127) et, à ce titre, doivent être appréhendés dans leurs multiples perspectives comme élément structurant des paysages urbains vivants. Les tentatives se multiplient pour retrouver des parts de nature en ville, et se reconnecter aux sols (Scheromm et Javelle, 2022). Renforçons cet intérêt en l’enrichissant d’un regard neuf grâce à la restauration d’une capacité d’enchantement chez les citadins.
29Ici, de manière innovante, la dimension créatrice ne vient pas d’un acteur extérieur et considéré comme légitime à porter cette voix, mais est issue d’une capacité à se reconnecter avec sa propre dimension d’enchantement pour enrichir d’autres approches rationnelles que nous portons par ailleurs. Il n’y a donc pas dissociation entre part scientifique et part d’enchantement, mais une hybridation qui offre la possibilité de mieux s’ouvrir à d’autres conceptions du monde qui seraient des compositions entre nos savoirs et nos sensibilités.
30Les enfants urbains que nous avons interrogés témoignent d’un véritable intérêt pour les sols qui existent sur leurs lieux de vie, intérêt qui pourrait, s’il était partagé avec les adultes, ouvrir la possibilité d’une réflexion originale sur les sols des villes. Nous envisageons l’existence d’une nouvelle posture adoptée par les adultes : une approche où les sols urbains devenus tout particulièrement banals et invisibles seraient ré-enchantés, ré-émerveillés. À l’inverse du processus d’invisibilisation des sols urbains qui a produit une architecture « hors-sol » (Meulemans et Labat, 2016), un processus de mise en lumière pas uniquement utilitariste pourrait opérer. Cela rendrait possible, d’une part, une réinvention des relations à entretenir avec les sols et, d’autre part, l’imagination d’assemblages « complexes, dynamiques, réactifs, situés, et historiques » (Haraway, 2020, p. 115). Cette posture qui permet de réinscrire notre être dans le milieu et de ne plus être dans le hors-lieu du pur intellect, pour reprendre la pensée d’Augustin Berque (2014), autorise le réinvestissement des sols urbains comme base vitale d’un milieu de vie urbain.
31Si les points de vue ré-enchantés des enfants devenaient sources d’inspiration pour les adultes, on voit tout l’intérêt qu’un tel changement de posture pourrait induire dans l’aménagement de l’espace en ville, et en conséquence sur les paysages urbains. Les différentes manières de considérer les sols, de les prendre en compte, de les observer, de les protéger ou non, font émerger des paysages urbains tout aussi divers ; redécouvrir les sols urbains avec une posture ré-enchantée pourrait ainsi participer à inventer de nouveaux paysages urbains. Les sols seraient pris en compte, non pas seulement dans une logique patrimoniale ou d’écoservices pour la ville, mais dans une dimension sensible. Ce processus peut également donner aux acteurs s’emparant de cette posture un rôle social et politique permettant de « faire prendre conscience que les choix en matière de création des mondes existent » (Blanc et al., 2008, p. 24).
32La réflexion présentée ici reste évidemment d’une portée circonscrite vu le faible nombre d’enfants interrogés, et au regard des spécificités que peuvent revêtir leurs perceptions des sols. Néanmoins, elle nous semble proposer des pistes intéressantes quant à l’écoute que nous devrions porter aux paroles des enfants et à la recherche de la transmission chez l’adulte de cette capacité d’enchantement.