1Ce dossier thématique propose une exploration. Celle des régimes de savoirs qui orientent l’action en matière de paysage. Mais sous un angle particulier, en tentant de repérer et de clarifier des modalités de production alternatives de savoirs en situation, de nature à faire évoluer et diversifier les manières de conduire et de penser l’action publique dans les territoires.
2L’angle d’analyse qui a été proposé aux contributeurs est plus resserré encore. En schématisant drastiquement, il leur a été demandé de mettre à plat l’implication potentielle de toute forme d’expériences dans le fil de l’action paysagère. En somme, cela revenait à saisir, par exemple, dans quelle mesure aller chercher son pain à la boulangerie du village tous les jours pouvait jouer un rôle dans le fil de l’action paysagère. Ou bien comment entendre le cri d’une chouette un soir d’été dans une cité participait de l’aménagement ou du ménagement de la cité. Autrement dit, cela consistait à ne pas envisager l’action paysagère hors des pratiques et des expériences quotidiennes les plus ordinaires des membres de la situation dans laquelle elle a cours. Disons, pour simplifier encore, de n’envisager l’action en termes de paysage qu’à travers les mondes d’expérience des membres de la situation… L’un des objectifs annoncé de ce numéro était de rendre compte de l’implication dans l’action paysagère de ces mondes d’expérience et des savoirs qui les traversent.
3Pour guider les contributeurs, il a été présupposé à l’instar de John Dewey, fondateur de l’Experiential Learning, une relation étroite entre expérience et apprentissage et un jeu de construction permanent des apprentissages-expériences comme fondement des savoirs impliqués dans l’action en matière de paysage. Une telle mise en avant de la notion d’apprentissage dit « expérientiel » impliquait deux choses :
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L’apprentissage est positionné comme « une activité continue et récurrente qui accompagne les êtres humains tout au long de la vie et qui est profondément ancrée dans l’expérience et la situation de vie des individus. L’apprentissage constitue ainsi un processus d’adaptation récurrent de l’individu à l’environnement » (Dewey, 1938). En adoptant de manière privilégiée une approche qui insiste sur l’étroite relation entre apprentissage et expérience, c’est ce processus d’adaptation que nous avons souhaité explorer. Cela dans la mesure (c’est une hypothèse) où nous pourrions le considérer comme l’un des moteurs essentiels de l’action paysagère. Parmi toutes les approches théoriques complexes des méthodes d’apprentissage, cette entrée permet notamment de ne pas cantonner l’idée d’apprentissage à l’acquisition de savoirs et de savoir-faire pour l’action mais de l’ouvrir aux transformations/déformations-successives-de-l’expérience-quotidienne-des-membres-d’une-situation qui se jouent au fil de l’action dans laquelle ils sont impliqués.
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Les apprenants doivent être considérés dans un sens très ouvert : potentiellement tous les membres de la situation qui participent de l’action paysagère. Cette ouverture nous intéresse particulièrement parce qu’elle permet d’élargir l’approche des savoirs paysagers dans l’action non seulement en considérant l’ensemble des membres de la situation comme « agissant » quelle que soit leur modalité d’implication, mais aussi en considérant toute forme d’expérience comme potentiellement active dans le fil d’une action paysagère.
4Dès lors, il devient impossible de continuer à réduire ceux qui participent de l’action au cercle des « acteurs », si le terme circonscrit ceux qui agissent sur les territoires aux « décideurs » (élus locaux, élus de collectivités territoriales…), aux catégories socioprofessionnelles (agriculteurs, industriels, chercheurs…) ou aux techniciens et agents des collectivités locales ou territoriales… Ce sens donné à la notion d’acteur semble écarter des moteurs de l’action diverses formes d’agissements comme celle des habitants au sens de celui qui agit quotidiennement sur son environnement en pratiques et en actes, celle des êtres vivants au sens large (plantes, animaux, rivières, montagnes, pierres, ciel…) ou des choses (au sens large « d’objets » et « d’actants ») qui, s’ils ne participent pas à l’action aux travers d’échanges verbaux, sont cependant impliqués dans l’action paysagère d’une manière ou d’une autre… Si la référence aux acteurs est utile, elle ne doit pas occulter la possibilité que d’autres membres ou d’autres êtres puissent participer d’une action paysagère autrement qu’en accédant à un statut d’acteur conscient de l’action à laquelle il participe.
5Ce qui est en jeu, ce n’est ni plus ni moins qu’un changement de délimitation d’une idée de l’action en matière de paysage. Les articles réunis dans ce numéro, apparemment disparates, présentent au moins un point commun. Ils contribuent à élargir le halo de qui et de ce qui participe de l’action en matière de paysage, à travers des expériences qui n’entretiennent pas forcément un lien privilégié et direct avec le registre orthodoxe des processus de projet de paysage. Ils renvoient plus à un univers de comportements, d’expériences et de pratiques que l’on pourrait qualifier de « paysagers » qu’à un domaine propre de connaissances ou de savoir-faire quant au paysage et à l’action en la matière. Ils s’attachent à l’exploration de modalités plus indirectes vis-à-vis de la question du paysage qui passeraient par des modes d’être paysagers, des formes de relations ordinaires des êtres à la terre, aux autres êtres vivants et aux choses. On pourrait parler ici d’une action fondée sur un vivre de manière paysagère.
6L’idée d’action paysagère dans laquelle ils s’engagent sans le dire, par la voie de l’apprentissage expérientiel indiquée ci-dessus, par le biais d’une attention singulière aux expériences les plus ordinaires, peut s’expliquer à partir d’une proposition faite par le géographe Augustin Berque dans un bref ouvrage intitulé La Pensée paysagère (Berque, 2016). Il y différencie une pensée sur, à propos du paysage (on pourrait ajouter par, avec, pour…), d’une pensée qui serait paysagère à proprement parler. Autrement dit de nature paysagère. C’est-à-dire qui n’impliquerait pas le besoin d’ériger le paysage en objet ou but, même subjectif (comme représentation ou perception). En s’inscrivant dans la voie proposée par Berque, une action qui serait de nature paysagère n’impliquerait pas de forme d’« objectivation » ni d’instrumentalisation du paysage comme modalité nécessaire à l’action.
7Le sens de l’expression « action paysagère » est donc à entendre de manière bien plus large que celui proposé récemment par Hervé Davodeau (2021). Selon lui, l’expression permet de « saisir le paysage en tant qu’action » (ibid., p. 15). Mais il limite son utilisation à un univers de pensée du paysage particulier. Il indique en effet que l’action paysagère peut être interprétée via quatre dimensions : « une action pour le paysage puisqu’elle ambitionne d’en garantir ses qualités ; une action sur le paysage dans la mesure où elle cherche – même parfois a minima – à le transformer et à modifier les représentations que nous en avons ; une action par le paysage car il n’est pas seulement la finalité mais aussi le moyen, un outil pour conduire l’action ; et enfin une action avec le paysage entendu comme une réalité relationnelle » (ibid., p. 16).
8La limite de cette approche est un présupposé de nature grammaticale. La position unique du paysage en complément d’action (action pour/sur/par/avec le paysage) semble indiquer que celui-ci puisse/doive être réifié (au sens large) dans le cadre d’une action paysagère. En l’occurrence le paysage y est envisagé comme une forme d’actant, d’agent, d’objet (même subjectif), de représentation, de but, d’outil, d’instrument… Il perpétue ainsi une conception somme toute très moderne fondée implicitement sur une forme d’objectivation/instrumentalisation de l’idée de paysage qui n’est pas celle qui a été favorisée dans ce numéro, sans pour autant l’en écarter. Ces deux points de vue renvoient à deux images différentes de la pensée de l’action en matière de paysage.
9Un problème, et pas des moindres, était en réalité soumis aux contributeurs de ce numéro. Dans quelle mesure et comment l’observateur peut-il s’inscrire dans le fil de l’action en cours pour se donner les moyens de décrire et d’appréhender correctement ce niveau d’expérience des membres de la situation ? Comment imaginer des modalités qui permettent de prendre en compte les expériences et modes d’implication de tous les membres concernés par l’action sans les limiter aux « acteurs » de l’action territoriale ? C’est approximativement la même difficulté que l’ethnométhodologie de Harold Garfinkel a cherché à dépasser en imaginant des méthodes et tentatives d’approche de l’observation très impliquées dans l’action (Garfinkel, 2007).
10La réponse a été claire. Tous les auteurs de ces articles se sont sentis dans l’obligation d’adopter, chacun à sa manière, une position de « devenir habitant » (Marlin, 2022). C’est-à-dire, non seulement en ne cherchant pas à s’exclure de la situation observée mais en se considérant comme un membre à part entière de cette situation. Cela a pris des formes différentes en fonction de l’approche de chacun : des formes d’observations participantes (Wormser, Sans, Poinot, Howa et Estevez) ; des formes de « participations observantes » (comme l’écrit Amandine Saget) ; des participations ponctuelles comme membre actif de la situation observée (Caens) ; une participation comme habitant-citoyen aux transformations de l’environnement collectif (Épaud) ; l’obligation de « rester habitant » (Chauvier), seule position possible pour saisir « le paysage critique »… Il semble que ce soit une voie privilégiée pour réintégrer les expériences les plus ordinaires dans les régimes de savoirs paysagers qui participent de l’action.
11L’anthropologue Éric Chauvier fait la démonstration de ce qu’est et ce que peut un « paysage critique ». Les architectes et spécialistes des pédagogies collaboratives Marion Howa et Daniel Estevez font un parallèle entre apprentissage en situation pédagogique et apprentissage en situation de projet en vue d’une émancipation des expériences. Cyrille Marlin remet en question les utilisations légitimes de la notion de paysage pour ouvrir une perspective de son utilisation par le paysagiste comme contre-pouvoir au service des habitants.
- 1 Le terme institution est à prendre ici dans un sens dynamique tel que la psychothérapie institutio (...)
12Les articles posent les questions cruciales de qui apprend et pourquoi. Ils montrent en quoi l’apprentissage est l’expression d’une capacité d’é-motion des membres de la situation paysagère, en quoi il implique de fait une déformation nécessaire des institutions1. À quel point une action paysagère dépend de déplacements, de possibilités de changements de rôles et de statuts, d’une « circulation des rôles », écrivent Howa et Estevez.
13Il est clairement question des rapports de pouvoir qui se niche au cœur de la question de l’imbrication entre apprentissage/expérience, savoirs et action paysagère. C’est en quelque sorte une manière réflexive d’entrer dans la définition du cadre institutionnel de l’action en mettant en évidence les relations de pouvoir, les formes de contre-pouvoirs qui se manifesteraient dans l’action paysagère. Une façon d’« envisager une institutionnalisation qui ne se ramène pas à une étatisation, à une normalisation, à la simple récupération ou à la routinisation d’une pratique collective » comme l’écrit Valentin Schaepelynck (2018, p. 13). Une manière d’affirmer une mobilité ou une malléabilité nécessaires des cadres institutionnels pour qu’une action de nature paysagère soit réellement possible.
14L’anthropologue du langage Arsène Caens enquête, à partir de deux situations d’énonciations ordinaires (in situ et en médiathèque), « sur la dimension itérative, autrement dit la répétabilité des énonciations paysagères à travers différents cadres d’espace et de temps ». À partir de l’étude de cas de l’énonciation poétique, il explore les dimensions d’une « activité symbolique plus générale » : « le problème de la “désituabilité” », c’est-à-dire « du caractère “extractible”, reconductible, des expériences du lieu ». Il propose une réflexion, à partir de l’acte de parole, sur tout ce qui entre en ligne de compte au moment de la dé-situation par l’acte de langage entre les membres d’une situation. Ce moment est rarement visité dans la recherche sur l’action en matière de paysage quand la parole est pourtant l’un des moyens les plus ordinaires utilisé en pratique.
15Analyser la nature des comptes rendus (au sens de Garfinkel) produits par les membres de la situation eux-mêmes, leur fabrication et leur fonctionnement nécessaires au fil de l’action, en les considérant comme des formes d’expression d’un savoir pragmatique en cours d’actualisation permanente dans l’action, devrait être l’un des passages obligés de la recherche en matière d’action paysagère telle que définie plus haut.
16Il est à noter que les cinq contributeurs à cet axe sont de jeunes paysagistes-chercheurs en devenir. Ce qui montre un certain intérêt pratique, d’un point de vue exploratoire, de la question posée dans ce numéro.
17Amandine Saget, à partir d’une participation observante dans le monde paysan du Pays basque intérieur, met à jour des « cartographies » (au sens deleuzien) d’agencements de membres des situations observées, c’est-à-dire de « [la multiplicité] des interactions socio-environnementales » qui les constituent en « habitants » d’un genre particulier. Elle a pour objectif de mettre en évidence une « échelle de compréhension et d’action » quant à « la fabrique [ordinaire et] concrète des paysages par les paysans ».
Grégory Épaud, dans le cadre de la mise en place d’une « coopérative habitante de paysage », explore la transformation de savoirs paysagers collectifs en contes.
Jean-Baptiste Poinot explore une situation de paysagiste-jardinier dans une cité d’urgence des années 1950 en cours de réhabilitation. Il met en place les conditions d’émergence et d’intégration des savoirs habitants dans une logique d’aménagement en tentant de rendre compte des savoirs impliqués dans l’action paysagère sans les réduire à un simple rôle instrumental.
Damien Sans, à la recherche d’un nécessaire « empaysement », découvre la position d’un membre singulier d’une situation d’évolution des paysages sur le plateau de Millevaches : une plante, la canche flexueuse, dont la part active en termes de paysage repose sur le fait de se trouver à la croisée des expériences de beaucoup d’autres êtres, membres de la situation en question. Il qualifie la plante « d’élément médial », reprenant l’idée de l’existence de « personnages médiaux » (Marlin, 2022).
Enfin, Roxane Wormser, en position d’observation participante au sein des services techniques de la ville de Lille, aborde un cas particulier de circulation des rôles des membres d’une situation pour l’action en matière de paysage, un processus apparemment simple de déformation des institutions. Les enfants finissent par devenir les enseignants d’adultes transformés en apprenants dans la mesure où ils ne peuvent pas se libérer par eux-mêmes de leurs a priori d’expériences d’une place urbaine.
18Ces auteurs explorent donc tous des rapports entre apprentissage et action paysagère qui ne passeraient pas par des formes de savoirs extérieures à la situation et surtout à l’action considérée. Ils mettent en évidence de potentielles alternatives à « l’analyse paysagère » comme topique d’approche de l’action en matière de paysage, en lui substituant des voies de compréhension/transcription relevant de ce que Gilles Deleuze, après Nietzsche, a appelé « culture » dans le sens très spécifique de paideia en grec. C’est-à-dire, pas tant dans un sens humaniste que dans celui de « sculpture progressive de la pensée individuelle et/ou collective par des forces qui engendreraient des différences » (Deleuze, 2003, p. 122). Il faut ici prendre le terme de culture dans toute sa dimension dynamique d’actualisation perpétuelle du savoir individuel et/ou de groupe à travers des expériences qui exposent chacun des membres de la situation (humains, animaux, plantes, éléments, choses…) à des forces diverses au fil de l’action. Il va sans dire que sur l’épaule de ces savoirs émergeant en situation reposent de grandes conséquences pour le sens de l’action paysagère.