- 1 Cette série photographique de Pierre-Jérôme Jehel a fait l’objet de plusieurs expositions, notammen (...)
1Paysage côtier, la grotte marine se révèle à marée basse comme un espace à parcourir. Le lieu, appelé la Goule aux fées, échappe même à la carte géographique, sa réalité physique ne transparaît que dans la toponymie. Le projet photographique intitulé « Une origine du monde des images1 » porte sur cette grotte en bord de mer à Saint-Énogat, près de Dinard. Ces paysages hors des cartes ont investi les champs de nos imaginaires et y composent des paysages mouvants. Le réel, sa représentation et encore plus lorsqu’il s’agit de grotte deviennent images mentales où la nature et la société s’enchevêtrent. L’espace physique devient paysage par le regard qu’on lui porte (Roger, 1997) et l’image qui le représente traduit à la fois ce regard et les intentions esthétiques de son auteur. Mais l’espace en lui-même est porteur d’un imaginaire par les récits, les mythes qui l’ont parcouru, les sensations que l’on a perçues.
2L’article propose une lecture de ce projet artistique mené en image digitale. Le paysage est observé par des médiums expérimentaux, en référence au passage des frères Lumière sur ce site. Nous proposons de voir comment les récits et les légendes constituent une matière du visuel puis comment les nouveaux objets du numérique activent une graphé paysagère et finalement comment le digital hybride l’imaginaire.
- 2 Une goule désigne une grotte du bord de mer en langue bretonne gallo.
3La Goule aux fées est située sur la côte nord de la Bretagne. Devant la façade côtière de la Manche, l’abaissement progressif des terres sous la mer laisse émerger de petites collines et des fragments découpés par les failles. La façade maritime est ainsi débordée par une large plate-forme à écueils plongeant doucement sous la Manche, où les nombreuses îles, avant de devenir des îles, étaient des collines dans le prolongement de la côte actuelle. Notre imagination pénètre dans le monde des sensations primaires entre appréhension et curiosité. Les images jouent avec le relief naturel des fissures, des creux et des renflements des parois. De nombreux contes populaires font de cette goule2 (Giraudon, 2021) le refuge des fées qui cohabitent avec les humains.
- 3 Le grand folkloriste de la Bretagne Paul Sébillot a recueilli de nombreux récits sur ces grottes ma (...)
4Dans l’un de ces récits, collecté à la fin du xixe siècle3, l’œil joue un rôle essentiel. Une femme accoucheuse est appelée par les fées installées dans la grotte pour les aider à faire naître un de leurs enfants. Elle effleure alors par inadvertance son œil d’un onguent magique. Sa vision de la grotte se métamorphose par enchantement. La femme a ainsi accès à un monde féerique et à la riche et lumineuse demeure. Elle utilise ce pouvoir contre les fées en dénonçant leur chapardage sur les marchés. Une des fées, démasquée, lui arrache son œil. Le travail présenté ici propose par le digital de restituer de manière sensible ces histoires déposées sur ce que l’on peut alors appeler un lieu. Cette expérience numérique de l’image donne à voir le paysage dans ses dimensions réelles et l’imaginaire qu’il mobilise.
5Délaissées par les fées, ces grottes furent alors utilisées par les contrebandiers, puis fréquentées par les promeneurs jusqu’à aujourd’hui. La curiosité géologique de cette Goule aux fées attira les premiers touristes, alors que la région voyait se développer les stations balnéaires et l’édification de villas cossues. La grotte a fait l’objet de nombreuses représentations photographiques, notamment des cartes postales (figure 1), inscrivant son caractère pittoresque et sa réputation féerique.
Figure 1. Le lieu de l’image, 2019
Épreuve chromogène Lambda, 35 x 45 cm.
Source : Pierre-Jérôme Jehel, d’après une carte postale de 1936.
- 4 Citons par exemple des biographies des frères Lumière :
Henri Kubnick : « C’est là, au milieu des ro (...)
6Ainsi, en 1877, les frères Lumière de treize et quinze ans vinrent en vacances à Saint-Énogat. Originaires de la région lyonnaise, ils séjournèrent dans une villa près de la mer et découvrirent la Goule aux fées. Ils y installèrent un petit laboratoire tout au fond où ils accédaient à marée basse. Le récit fut documenté par des écrits et des souvenirs4, mais aucune image, aucune trace visuelle tangible ne nous est parvenue. Tous les éléments du paysage sont pourtant toujours bien présents aujourd’hui : la plage où ils découvrirent la mer bretonne et ses fortes marées, la villa India où ils étaient installés, et la grotte que l’on peut toujours explorer à marée basse.
7Jules Verne séjournait aussi sur cette côte dans une villa voisine et on raconte qu’en découvrant cette grotte profonde, il y vit une entrée pour son Voyage au centre de la terre et Victor Hugo, non loin de là vers la pointe du Décollé, imaginait Les Travailleurs de la mer. Le lieu aujourd’hui fabrique les souvenirs d’enfance et les récits lointains, transmis ou inventés, continuent de résonner dans les esprits.
- 5 Pour reprendre la traduction du titre de Virginia Woolf, La Traversée des apparences : « Nous tâcho (...)
- 6 Antoine Lumière, père d’Auguste et Louis Lumière, photographe à Lyon, s’oriente vers la commerciali (...)
8Comment donner à voir ces événements et ces récits comme autant d’images mentales qui habitent le lieu ? Le projet artistique propose ainsi « une traversée des apparences5 » en menant différentes expériences visuelles. L’une des expérimentations utilise l’outil numérique qui permet d’accéder à de nouvelles formes sensibles des images. L’importance du regard dans les différents récits qui nous ont inspirés a orienté les recherches vers une réflexion sur la modernité des techniques photographiques inventées par les frères Lumière. On imagine les deux jeunes frères influencés par les légendes locales de la Goule aux fées, en recherche de sujets, menant une excursion photographique pour expérimenter les plaques fabriquées par l’entreprise Lumière6. Fascinés par les lieux, ils ont cherché à capter la richesse de leur expérience visuelle, voire sensorielle. Il s‘agit de considérer ce paysage comme à l’origine d’un imaginaire où la réalité est enregistrée dans toutes ses dimensions.
- 7 La photo en couleurs avec « l’autochrome » inventé en 1903 et le cinéma avec la « photographie anim (...)
- 8 En 1920, les deux inventeurs proposent un nouveau procédé photographique : la Photostéréosynthèse q (...)
9On connaît les inventions majeures de la photographie en couleurs et du cinématographe7 des frères Lumière mais leur travail sur l’espace et les volumes est méconnu. Le Photorama ou la Photostéréosynthèse8, deux procédés qu’ils mirent au point pour capter l’ampleur et la profondeur d’un sujet, n’eurent pas le succès attendu. Leurs idées étaient pourtant très pertinentes : déplacement de la caméra, série d’images à rassembler pour reconstituer un espace. C’est sur ces points que l’outil numérique est ici utilisé.
Figure 2. Expériences – 5 : Images imaginaires, 30 photographies, 39 millions de pixels, 2021
Épreuve chromogène Lambda, 100 x 40 cm.
Source : Pierre-Jérôme Jehel.
- 9 En 1900, Louis Lumière dépose le brevet du Photorama, permettant la projection dans une rotonde d’u (...)
- 10 Ce fut la première occupation de Daguerre lorsqu’il cherchait à inventer une technique de représent (...)
10Avec le Photorama9, les frères Lumière avaient conçu un spectacle immersif où le visiteur était plongé dans un panorama constitué d’une série de projections sur un écran cylindrique à 360°. Le visiteur pris dans l’illusion de l’espace ainsi reconstitué était transporté par l’image dans des paysages remarquables. Reprenant la tradition du diorama10, le dispositif créait un plaisir à tromper l’œil des visiteurs, à simuler une réalité inaccessible, en quelque sorte à vivre une expérience de réalité virtuelle.
- 11 Ce principe consiste à associer des images pour recréer une image globale. Souvent utilisés pour fa (...)
11Avec Expériences – 5 : Images imaginaires, 30 photographies, 39 millions de pixels, il s’agit de jouer sur les algorithmes actuels de stiching11, en recomposant une image avec une série de prises de vue. Les photographies fournies ont été réalisées de manière très libre, comme par un promeneur qui découvre l’entrée de la grotte en balayant du regard les rochers. L’image à l’air vraisemblable mais représente une réalité impossible. L’algorithme s’efforce d’associer des perspectives incohérentes et les anfractuosités prennent des formes fantastiques. Face à l’image, l’œil est séduit par ce spectacle extraordinaire et par les détails de la matière, mais perçoit, s’il est attentif, que ces rochers ne peuvent être qu’imaginaires : détails qui se répètent, points de vue juxtaposés irréalistes, morphologies déformées.
- 12 En 1920, ils proposent ce nouveau procédé qui consiste à superposer plusieurs photographies prises (...)
12Avec la Photostéréosynthèse12, les frères Lumière avaient proposé un système qui associait une série de photographies pour restituer le volume d’un sujet (figure 3). L’objet créé, entre photographie et sculpture, fait penser aux hologrammes ou aux images 3D générées sur ordinateur à partir des années 1980 (Couchot et Hillaire, 2009). La mise en œuvre de ce système étant difficile, ce dernier ne rencontra jamais le succès, mais le principe de synthétiser plusieurs points de vue pour enregistrer le volume par la photographie était novateur.
Figure 3. Illustration dans « Représentation photographique d’un solide dans l’espace, photo-stéréo-synthèse »
Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences le 8 novembre 1920.
- 13 Le terme « photogrammétrie » fut inventé par l’architecte allemand Albrecht Meydenbauer en 1867. La (...)
13C’est en référence à ces recherches pour photographier le volume que se place la série Expériences – 5 : Paysages photogrammétriques. Ici l’outil numérique est utilisé pour transformer l’image photographique à deux dimensions en un nouvel objet à explorer grâce à l’ordinateur. Il s’agit d’expérimenter la captation en photogrammétrie sur les lieux mêmes où les jeunes inventeurs ont peut-être eu ces prémonitions des images du futur. Cette technique ancienne, élaborée à la fin du xixe siècle13 pour la cartographie, connaît aujourd’hui un développement remarquable grâce à l’outil numérique. Ce qui autrefois permettait de restituer un volume grâce à l’enregistrement de deux points de vue, selon le principe de notre vision binoculaire et de la stéréoscopie, est aujourd’hui démultiplié par la captation de centaines de prises de vue. La procédure mise en œuvre consiste à photographier en de nombreux points de vue les rochers. Par ce balayage qui nécessite un déplacement par rapport au paysage, l’enregistrement des volumes opère. Ici environ trois cents photographies furent réalisées puis assemblées dans un logiciel de photogrammétrie.
- 14 On pense notamment à Joan Fontcuberta avec Datascapes, Orogenèses et Googlegrammes où l’artiste cré (...)
14Les millions de données sont alors réunies pour créer un nouvel objet qui sera exploré de manière virtuelle. Cette modélisation des volumes, réalisée par une multitude de structures géométriques appelées polygones, est stockée dans un fichier numérique et peut prendre la forme d’une image qui sera traitée comme une photographie. Cette représentation consiste donc en un paysage créé par des données numériques, une forme de datascape tel que certains artistes digitaux le pratiquent14. Des données numériques, issues d’un enregistrement photographique puis combinées entre elles permettent alors de coder des éléments de couleur et de position. Connaissant la structure virtuelle qui les relie entre elles, ces « datas » deviennent des images que l’artiste peut explorer comme un nouvel objet. La stricte représentation mimétique est donc dépassée et donne lieu à des images hybrides du numérique à l’analogique, du réalisme à l’imaginaire (Couchot et Hillaire, 2009).
Figure 4. Expériences – 5 : Paysages photogrammétriques – 1, 2020-2021
Épreuve chromogène Lambda, 105 x 75 cm.
Source : Pierre-Jérôme Jehel.
15Avec ce détour technologique, on retrouve le monde des fées où la surface des rochers ne serait qu’une illusion qui dissimulerait un monde magique. La proposition de Expériences – 5 : Paysages photogrammétriques – 1 (figure 4) reprend cette idée et donne à voir les coulisses de l’illusion. L’image représente bien les rochers et la cavité qui s’enfonce, mais l’œil attentif perçoit que cette image n’est pas complète, le cadre se perd dans une incertitude de réalité, la surface digitale restée blanche par endroits n’est pas dissimulée par la matière comme si le subterfuge des fées n’avait pas encore totalement opéré. La découpe irrégulière sur les bords laisse voir aussi que l’image est comme déposée sur un support, une mince surface qui prend l’aspect des rochers.
16Avec Expériences – 5 : Paysages photogrammétriques – 2 (figure 5), l’œil « virtuel », une fois modélisé, a accès à des points de vue naturellement inenvisageables : il passe de l’autre côté des apparences et accède à l’intérieur du paysage. Ainsi, la traversée du regard va au sens propre « derrière les choses », vers un monde qui existe mais qui est invisible, voire inconcevable pour notre œil. Ce regard digital peut circuler entre le monde réel et figuré comme entre deux représentations, l’une observable et l’autre mentale. Une forme de plaisir à parcourir cette surface de « l’hyperréel » dont on ne sait plus si elle est issue du réel ou si elle est « une substitution au réel des signes du réel » (Baudrillard, 1981, p. 11).
Figure 5. Expériences – 5 : Paysages photogrammétriques – 2, 2020-2021
Épreuve chromogène Lambda, 105 x 75 cm.
Source : Pierre-Jérôme Jehel.
17Les expériences digitales se prolongent avec des séries où l’illusion réaliste est abandonnée pour atteindre une virtualité assumée. La représentation qui s’appuie sur une codification minutieuse des volumes devient abstraite. Les éléments matériels, textures et couleurs, auxquels l’œil s’attachait pour reconnaître les formes du réel ont disparu, la notion d’échelle se perd. Avec Expériences – 6 : Les formes du volume (figure 6.), la surface des rochers se change en un objet isolé de son contexte dont le rendu en noir et blanc rappelle des images d’analyse, radiographies ou vues au microscope électronique. La matière prend la forme d’un élément prospectif dans lequel l’œil cherche à reconnaître des formes élémentaires. Avec Expériences – 6 : 21 millions de points, 7 millions de polygones (figure 8), la matrice numérique crée une image hypnotique d’une nature impossible à contrôler parfaitement.
Figure 6. Expériences – 6 : Les formes du volume, 2021
Épreuve chromogène Lambda, 40 x 40 cm.
Source : Pierre-Jérôme Jehel.
18Dans Expériences – 5 : Album des textures (figure 7), l’image prend la forme d’un carnet de recherche. On pense aux cahiers d’expériences des primitifs de la photographie comme Fox Talbot ou Hippolyte Bayard qui consignaient leurs résultats avec de petites images dont chacune portait en elle de futures innovations formelles ou techniques : négatif/positif, trame optique, photogrammes, colorants, émulsions sensibles… Ici, chaque élément est un paysage minuscule ou une nuance de la palette digitale. L’album des textures tapisse les mondes intérieurs. Cet inventaire de matière donne parfois des formes impossibles à reconnaître telles des sculptures dissimulées dans le paysage.
Figure 7. Expériences – 5 : Album des textures, 2021
Épreuve chromogène Lambda, 65 x 65 cm.
Source : Pierre-Jérôme Jehel.
19Dans ce projet photographique, la part expérimentale est prépondérante et participe de la démarche artistique. L’observateur est amené à revivre la fièvre de l’expérience, faite d’attente, de mise à l’épreuve et d’un enchaînement de réactions-créations en écho aux récits qui ont habité le lieu. L’idée directrice consiste à partager un récit-paysage et la série digitale qui fait partie de l’ensemble Expériences – 6 (figures 6 et 8) parachève le projet en montrant que le numérique ne fige pas les représentations mais ouvre à de nouvelles lectures.
20Le paysage digital est donc porteur d’un récit, que l’œuvre propose de donner à voir. Le projet imagine des traces visuelles, re-construit en image une histoire passée et future qui habite le lieu. Dans une démarche que Michel Poivert qualifie de « narratif photographique » (Poivert, 2022, p. 254), le projet explore une des « légendes du photographique » (ibid.) qui trouve son origine ici. Le projet total des frères Lumière, enregistrer le monde dans toutes ses dimensions, est amplifié en outrepassant son approche pour donner à percevoir une forme d’« hétérotopie » (Foucault, 2001).
21En exploitant une technique d’enregistrement rigoureuse et scientifique, les images produites par la photogrammétrie proposent une nouvelle expérience sensible. Scrutée par la caméra aux multiples captations, la roche devient une surface numérique que l’œil se plaît ensuite à découvrir. L’approche relève du paradoxe en menant cette imagerie aux apparences rigoureuses vers un questionnement sensible. La digitalisation des formes prolonge leur mystère. Les éléments visuels produits nous interrogent sur la capacité de la roche à contenir des formes invisibles. L’utilisation de l’outil numérique cherche à faire « œuvre d’art » de ce lieu et, en ce sens, prend à rebours l’idée fréquente que la digitalisation appauvrit la dimension mentale voire artistique du territoire (Paquot et Younès, 2009). Ici la digitalisation n’est pas une forme de contrôle de l’espace pour son exploitation, mais une forme de représentation décuplée qui pousse à un jeu actif entre « l’œil et l’esprit » (Merleau-Ponty, 1964a). L’image produite emmène avec elle ce mouvement du corps inhérent à la création et à la perception du monde. « Mon corps mobile compte au monde visible » nous dit Merleau-Monty, soulignant que « la vision est suspendue au mouvement (ibid., p. 16-17).
22Face aux Expériences – 5 : Paysages photogrammétriques, notre réflexion s’efforce d’affirmer : « Ceci n’est pas une photographie », mais notre perception est séduite par les matières, la lumière et les textures chatoyantes si proches de l’image que nous avons d’une grotte réelle. Ce jeu sur un « hyperréalisme » crée l’illusion du paysage et joue avec nos sens en laissant apparaître la nature illusoire de ces images. La liaison mentale classique entre le paysage-territoire et la carte est submergée car la réduction symbolique n’a plus cours. Courbes de niveau, contours, symboles ont explosé en myriades dans le volume. L’espace-plan a été transformé par la multiplication des angles de vue. La représentation cartographique du lieu ne suggère plus, la vision algorithmique fait surface. Le paysage vrai ou faux est là, en personne. Le virtuel est relié au réel car il en possède les propriétés, mais il transcrit le monde physique en data. L’expression visuelle s’appuie sur les normes de la composition esthétique bien qu’elle ne soit qu’un avatar, un double numérique. Le paysage devient un lieu où le discours transcrit la distance avec le monde. Nous retrouvons déjà cette idée de réalité mesurée dans le De Statua, de Leon Battista Alberti, qui expose un système tridimensionnel des volumes dès 1450. Pour représenter un espace dans ces trois dimensions, l’artiste doit utiliser la dimensio, mesure qui définit les proportions de l’objet et la finitio. Alberti inventera d’ailleurs un instrument : le definitor ou finitorium, une baguette graduée pivotante attachée à un disque d’où pend un fil à plomb qui permet de déterminer n’importe quel point selon une combinaison de coordonnées polaires et axiales. Par transfert mécanique, Alberti obtient une transformation des points relevés sur le modèle en données alphanumériques (Carpo, 1998). Avec cet outil, le sculpteur opère peut-être ainsi un prégeste numérique. Dans le cas des photogrammétries, l’image numérique est bien une « photographie par les nombres » (Batchen, 2005, p. 9), dont le principe n’est plus de figurer des valeurs lumineuses mais des distances à l’observateur.
Figure 8. Expériences – 6 : 21 millions de points, 7 millions de polygones, 2020-2021
Épreuve chromogène Lambda, 40 x 40 cm.
Source : Pierre-Jérôme Jehel.
Dans Expériences – 6 : 21 millions de points, 7 millions de polygones (figure 8), le paysage est littéralement ex-posé de manière augmentée et crée l’illusion consciente. Le voyage extraordinaire prend corps par l’image, il quitte l’irréel pour rentrer dans notre conscient par les paysages qui s’y déploient. Pour Jean-Marie Schaeffer :
« En effet, une illusion perceptive au sens technique du terme continue à être opératoire même lorsque je suis parfaitement conscient du fait qu’il s’agit d’une illusion » (1999, p. 191).
La grotte marine hante notre enfance. Le dessous de la mer fascine ; cavernes féeriques, faunes monstrueuses, villes englouties arpentent nos imaginaires et nos réminiscences échappées de nos lectures. Nous visualisons, recomposons la lumière dans la grotte qui s’amuse à tisser les rets, nous voyons avec Gilliatt « les moires du flot réverbérées au plafond […] l’esprit pouvait se demander quelle proie ou quelle attente faisait si joyeux ce magnifique filet de feu vivant. » (Hugo, 1892, p. 72).
23Cette situation correspond à l’une des définitions que donne Jean-Marie Schaeffer d’une « situation d’immersion fictionnelle » (ibis, p. 153.), car bien que nous soyons conscients de son caractère fictif, le paysage de la caverne s’enrobe de réalité. L’interpolation nous trouble et, comme Gilliat, nous ne démêlons plus le vrai du faux, l’illusion de la réalité. La clarté qui pénètre dans la grotte intrique ses rais dans une composition changeante, une gamme harmonique inconnue. « Ses rayonnements rectilignes […], imitaient des interpositions de lames de verre » (Hugo, 1892, p. 71).
24Quelle expérience de paysage est proposée par le digital ? Si l’expérience désigne « le fait d’éprouver quelque chose, en tant que ce fait est considéré non seulement comme un phénomène transitoire, mais comme élargissant ou enrichissant la pensée » (Lalande, 2010), alors l’expérience est plurivoque par nature. Le passage, la percée que l’expérience de la photogrammétrie nous ouvre, c’est la rencontre d’un inconnu visuel, c’est-à-dire une forme d’altérité transformatrice pour le sujet qui l’expérimente. Quand Blaise Pascal décrit l’univers comme « […] une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (1670, p. 347) et la difficulté à voir la nature en ces termes : « Voilà une partie des causes qui rendent l’homme si imbécile à connaître la nature. […] Les choses en particulier se corrompent et se changent à chaque instant. Il ne les voit qu’en passant. » (ibid., p. 360), ce travail se décline alors entre réalité et construction digitale de l’idée de nature. Le changement et le miroitement sont générés par la machine comme une puissance créatrice. La matière éclat se matérialise bien que je la reconnaisse pour fausse. Les paysages de la caverne que je découvre sont des métaphores de la vision et de la connaissance. Des territoires de signes qui insistent sur l’éternel dialogue entre l’image et la graphé digitale. L’expression visuelle adopte ici la forme d’un langage numérique que l’on peut mesurer en doses de lumière et d’obscurité. Le paysage du dessous est insaisissable, mobile à la fois par la lumière qui y pénètre et par l’élément eau qui l’envahit et l’abandonne tour à tour. Il est dynamique et je suis dans l’impossibilité de le circonscrire dans un cadre statique. Ainsi le paysage, comme le note Jean-Marc Besse « est un mouvement » (2018, p. 33), ou plutôt un « assemblage d’être et de mouvements divers » (p. 34), « un ensemble de métamorphoses » (p. 35). Les formes du monde de la caverne s’assemblent, déplaçant les repères, s’agrippent à nos pensées en développement.
25Lorsque je regarde une image expérimentale de la caverne, je tente de saisir les angles sous lesquels elle m’apparaît par rapport aux autres points fixes. L’espace est calculé comme une juxtaposition de choses extérieures les unes aux autres. En coïncidence exacte : il existe une « accointance aussi étroite que celle de la mer et de la plage » (Merleau-Ponty, 1964b) entre le visible et le voyant. Le paysage digital gomme les frontières entre les espaces, eau, roche, air. La grotte est le lieu d’un échange où l’un est à la fois dans l’autre et hors de l’autre. L’eau monte et descend, les rais de lumière entrent et sortent, la caverne s’écrit en perceptions distinctes. Là où la pensée classique du paysage suppose des limites définies, la grotte digitale est un fragment d’espace, qui entrelace le sujet dans un milieu où surgissent les mondes personnels. Elle construit un territoire de l’intime, une poétique de l’espace pour reprendre un thème cher à Bachelard. Le paysage digital est « un mi-chemin » entre monde extérieur et pulsions du monde intérieur où la topographie du monde d’en bas éveille à l’ambivalence. Avec le digital, l’expérience des paysages est hybridée entre valeurs rationnelles et irrationnelles et suggère de nouvelles dimensions sensibles.