1En mars 2020, le Pays d’art et d’histoire Haut Languedoc et Vignobles (34) a entrepris, en partenariat avec la Région Occitanie, une étude thématique des moulins hydrauliques de son territoire. L’enquête a débuté sur sept communes engagées dans une démarche Opération Grand Site « Cité de Minerve, gorges de la Cesse et du Brian ». Ce premier volet, qui a permis de mettre en place une méthodologie et de dégager des problématiques, a fait l’objet d’une publication dans un article précédent de la revue Patrimoines du Sud consacré à l’Inventaire général du patrimoine culturel en Occitanie1. L’enquête a été étendue en mars 2022 aux vingt-cinq communes de la Communauté de communes Les Avant-Monts. Ce nouveau terrain, situé au sud-ouest du Pays Haut Languedoc et Vignobles, présente des caractéristiques géographiques et hydrographiques très différentes de celles du Minervois. Il offre ainsi l’opportunité de confronter les observations précédemment recueillies et de développer de nouvelles problématiques.
2Nous ne reviendrons pas sur le cadre et la méthodologie de cette opération, qui ont été précédemment définis2. Nous nous contenterons de rappeler que cette enquête appréhende les moulins hydrauliques non seulement en tant que sites de production, mais aussi comme éléments constitutifs d’un environnement global. L’ensemble des édifices et édicules qui composent les moulins sont pris en compte, de même que le paysage dans lequel ils sont implantés.
3Si l’article précédent avait été l’occasion d’aborder la question de l’apport de l’archéologie du bâti à l’opération, grâce à une collaboration avec un archéologue-topographe, cette nouvelle contribution s’attachera à restituer le paysage du moulin hydraulique dans toute sa complexité ainsi qu’à comprendre comment les hommes se sont adaptés au contexte hydrologique et topographique local. Vulnérables aux inondations, aux tempêtes, comme aux périodes de sécheresse et de gel, les moulins hydrauliques constituent un terrain de recherche particulièrement propice à l’observation des interactions entre l’homme et le milieu naturel. Il permet notamment d’interroger les stratégies de réponse et de dépassement adoptées pour faire face aux variations de flux hydrologiques et aux événements climatiques extrêmes.
- 3 Nous remercions tout particulièrement Sylvain Durand (archéologue-topographe) pour ses précieux con (...)
4La poursuite de l’étude sur ce secteur a de nouveau bénéficié de l’aide de nombreuses personnes ressources, du territoire ou d’ailleurs, que nous tenons ici à remercier3.
5Le territoire étudié correspond à l’actuel périmètre de la Communauté de communes Les Avant-Monts, située au cœur du département de l’Hérault (fig. 1). Ce découpage contemporain, qui peut sembler artificiel d’un point de vue historique, recouvre toutefois des réalités géographiques cohérentes. Zone de transition entre le littoral méditerranéen au sud et la Montagne noire au nord, l’aire d’étude recouvre une superficie d’environ 50 km² pour des altitudes comprises entre 150 et 800 mètres. La partie septentrionale présente des paysages de moyenne montagne et de contreforts, majoritairement forestiers, tandis que la partie méridionale se caractérise par des paysages de piémonts, prenant la forme d’une vaste plaine dédiée aux activités agricoles – principalement vinicoles – d’où émergent un chapelet de collines localement appelées « pechs » ou « puechs » (fig. 2 et 3). Le sol est principalement composé de schistes et de calcaires au nord, de coulées basaltiques à l’est, de molasses marines du Miocène au sud et de dépôts argileux et sableux à l’extrémité sud, en plaine. Le climat tempéré, de type méditerranéen, se caractérise par une forte sécheresse estivale et d’importantes concentrations de pluies au printemps et à l’automne. Celles-ci sont régulièrement à l’origine de crues aussi subites que violentes, favorisées sur le cours de l’Orb par la faible perméabilité des sols.
Fig. 1
Le territoire des Avant-Monts (Hérault).
V. Marill © Région Occitanie
Fig. 2
Paysages de la communauté de communes Les Avant-Monts (Hérault).
© G. Souche Pays Haut Languedoc et Vignobles
Fig. 3
Paysages de la communauté de communes Les Avant-Monts (Hérault).
G. Souche © Pays Haut Languedoc et Vignobles
6Le territoire étudié bénéficie d’un réseau hydrographique développé, présentant une large gamme de cours d’eau allant de l’imposant fleuve au maigre ruisseau. Seule la frange nord du territoire, dont les monts de Faugères constituent la frontière naturelle, est moins bien dotée. La zone occidentale s’inscrit dans le bassin versant de l’Orb (135,6 km). Second fleuve du département, il constitue la frontière sud-ouest du territoire. Trois de ses affluents traversent cet espace géographique, soit d’ouest en est le Landeyran (12,5 km), le Rieutort (17,8 km) et le Taurou (24,9 km). La zone orientale s’inscrit quant à elle dans le bassin versant de l’Hérault (147,6 km). Bien qu’aucune des communes étudiées n’atteigne le cours de ce fleuve, le territoire est traversé par deux de ses affluents : la Thongue (33,4 km) et la Peyne (32,9 km). Au centre de ces deux entités hydrographiques ondoie le petit fleuve Libron (43,9 km). Il prend sa source à Laurens, dans les monts de Faugères, et se jette dans la mer au niveau de Vias. Ces cours d’eau, aux tracés quasiment parallèles, irriguent le territoire selon un axe nord/sud. Ils sont le réceptacle des eaux de ruissellement des collines, générant une multitude de ruisseaux dont la plupart sont – du moins aujourd’hui – intermittents voire secs la majorité de l’année.
7À ce réseau hydrographique déjà dense s’ajoutent quelques ressources en eau souterraine. Sur le territoire étudié, elles sont de deux principaux types :
-
les nappes alluviales, reliées à un cours d’eau avec lequel elles entretiennent une relation étroite (notamment l’Orb, la Thongue ou le Libron) ;
-
les nappes aquifères karstiques, liées à la dissolution des roches calcaires au contact de l’eau.
- 4 Carte géologique de la France, feuilles de Pézenas et de Saint-Chinian.
8Ces dernières sont principalement situées dans trois unités géologiques distinctes4. La première, qui s’étend au nord du territoire étudié, est constituée par les calcaires et dolomies du Dévonien et du Carbonifère des monts de Faugères. Elle donne naissance à quelques sources relativement modestes. À l’est, le petit causse dévonien de Laurens alimente les sources de la Resclauze à Gabian, du Parc de Laurens et de la Douze. La troisième se situe dans les calcaires dolomitiques du Dévonien du plateau du Falgairas, entre les communes de Neffiès, Cabrières et Fontès. Elle est drainée par de nombreuses sources, pérennes ou temporaires.
- 5 Les compoix suivants ont été dépouillés : AD Hérault. Abeilhan, Usuel du compoix, comprenant des mu (...)
- 6 Aucune des communes étudiées ne paraît avoir conservé de compoix de la fin du Moyen Âge, alors que (...)
- 7 DURAND, ORENGO, 2022, §71.
9La localisation des moulins a été réalisée grâce au dépouillement sélectif des compoix conservés dans les Archives départementales de l’Hérault, ciblé sur les XVIe et XVIIe siècles5. Ce choix a été dicté en premier chef par la disponibilité de la ressource archivistique6. Il présente également l’avantage de correspondre, vis-à-vis du terrain d’étude précédent, à la phase d’apogée de la couverture du territoire, caractérisée par une persistance des implantations médiévales auxquelles s’ajoutent de nouvelles fondations d’Ancien Régime7. Elle a été complétée par une recherche systématique sur la cartographie historique : cartes de Cassini de la seconde moitié du XVIIIe siècle, cartes topographiques et minéralogiques des communes de l’Hérault dressées par R. Gailhard (1850-1910), cartes d’état-major (1820-1866), plans cadastraux napoléoniens. Si ces données ont apporté des informations essentielles quant à la localisation et à l’implantation des aménagements hydrauliques liés aux moulins, elles n’ont pas fourni de nouvelles localisations. Les données compulsées, bien que non exhaustives, permettent d’apprécier l’importante diffusion des moulins hydrauliques à l’échelle du territoire (fig. 4).
Fig. 4
Les moulins hydrauliques de la Communauté de communes Les Avant-Monts (Hérault).
G. Souche © Pays Haut Languedoc et Vignobles
- 8 Nous ne comptons que les moulins implantés en rive gauche, les installations en rive droite apparte (...)
10La cartographie met en évidence l’exploitation de toute la gamme de ressources hydrauliques disponible sur le territoire. Deux ressources souterraines ont été directement captées pour l’alimentation de moulins en cascade. Il s’agit des sites homonymes de la Resclauze situés sur les communes de Gabian (8 moulins) et de Neffiès (3 moulins). Le fleuve Orb est également bien doté, avec 4 moulins implantés sur ses dix kilomètres de traversée de l’aire d’étude8. Le petit fleuve Libron compte 6 moulins, la rivière Thongue 5, le Taurou 3, la Lène et la Peyne en comptent un chacune. Viennent ensuite les cours d’eau secondaires, comptant un à trois moulins chacun : ruisseaux de Valignières (2 moulins), du Crouzet (1 moulin), de Landeyran (1 moulin), de Rieutort (1 moulin), de la Naubine (1 moulin), du Badeaussou (1 moulin) et de Bayèle (3 moulins). Enfin, de minuscules rieux ont été colonisés, à l’instar du Lévéjeans à Thézan-lès-Béziers, du Saintouyres à Murviel-lès-Béziers, du Rieutort à Saint-Geniès-de-Fontedit, du Pontil (ou Derounnel) à Autignac, du Montgros à Cabrerolles, de la Mayroune à Magalas, de Saint-Pierre à Puissalicon ou encore de Peilhan et de Puisseilhan à Margon. Ces filets d’eau comptent un moulin chacun, à l’exception du ruisseau de la Mayroune à Magalas qui en compte deux. Malgré l’apparent éparpillement des moulins sur le territoire, on note, logiquement, une concentration des équipements sur les ressources les plus abondantes et les plus pérennes.
- 9 Cette estimation est basée sur les limites communales actuelles. Ce taux d’équipement par commune e (...)
- 10 Un feu fiscal équivaut à une famille, un foyer fiscal. Le coefficient multiplicateur de 5 est génér (...)
- 11 Rappelons qu’avant la Révolution, les cours d’eau sont la propriété des seigneurs laïcs ou ecclésia (...)
11L’autre enseignement de cette cartographie est la répartition inégale du nombre de moulins hydrauliques par commune. Si l’on observe un bon taux d’équipement général, avoisinant les 70 %9, les localités présentant une très faible densité de population sont rarement pourvues d’installations : parmi les cinq communes les moins peuplées de l’aire d’étude à la fin du XVIIe siècle – en deçà de 30 feux – seule Montesquieu compte un moulin hydraulique10. Cependant, passé un certain seuil, la densité démographique ne semble plus être un facteur déterminant. Deux groupes se dégagent : les communes dotées d’un à trois moulins – qui représentent la majorité du corpus – et celles présentant un taux d’équipement deux à trois fois supérieur à cette norme. Parmi les communes les mieux dotées, la commune de Gabian se distingue tout particulièrement, avec ses 11 moulins pour 105 feux, suivie par Magalas, 7 moulins pour 151 feux, puis Neffiès avec 6 moulins pour 140 feux. À elles seules, ces trois communes représentent près de la moitié des implantations ! Cette concentration suggère l’existence de centres de meunerie sur le territoire, dont l’aire d’approvisionnement et de distribution dépasse les limites du finage. De telles installations ne peuvent résulter que d’une volonté seigneuriale, qui a pu se traduire soit par la création directe d’unités de production, soit par une politique de souplesse dans la concession d’autorisations de droits d’eau11.
- 12 Les mentions de chemins ont été systématiquement relevées dans les compoix dépouillés, où ils sont (...)
- 13 Notons que les anciennes voies de communication suivent souvent les vallées et rives de cours d’eau (...)
12Les moulins du secteur étudié se situent majoritairement à proximité d’une zone habitée ou d’au moins une voie de communication12. Ces réseaux se distinguent à la fois sur la cartographie ancienne (carte de Cassini, cartes d’état-major, cadastres dits napoléoniens…) et dans les compoix grâce à l’énumération des confronts utilisés pour situer la parcelle. Leur antériorité ou leur postériorité à la fondation du moulin n’est pas toujours aisée à déterminer. Tout au plus pouvons-nous supposer la préexistence des plus importantes voies de communication, tel le chemin de Pézenas longeant le moulin Guy à Laurens ou l’ancien chemin de Magalas à Béziers jouxtant le moulin de Rives à Puissalicon13. D’autres voies secondaires permettaient de relier deux communautés d’habitants circonvoisines, à l’image du chemin de Magalas à Autignac (moulin de Ciffre, Autignac) ou du chemin de Roujan à Vailhan (moulin de Faitis, Roujan). La proximité de ces routes fréquentées favorisait assurément les échanges et le commerce, augmentant par là-même la valeur pécuniaire du moulin.
13Le moulin participe également de la construction du maillage territorial en créant de nouvelles voies de communication, dont la fonction est de relier une ou plusieurs communautés d’habitants à une unité de production. Ces chemins, conservés pour certains, tombés en désuétude pour d’autres à la suite de l’abandon du site, pouvaient revêtir une importance particulière notamment pour les communes qui ne disposaient pas de site de production sur leur territoire.
- 14 BARRAUD, 2007, p. 69.
- 15 RIVALS, 2000.
- 16 Ce chemin est notamment cité dans l’Etat des chemins, carrières et drayes de la commune de Faugères (...)
14La constitution de ce réseau viaire fait passer les moulins « du statut de simple outil de production à celui d’élément de territorialisation14 », certains apparaissant comme de véritables centres de polarité. Est-ce à dire, dans le sillage de Claude Rivals, que le moulin hydraulique est un élément central du paysage médiéval et moderne, au même titre que l’église ou le château15 ? C’est assurément le cas pour plusieurs sites étudiés, mais l’affirmation doit être nuancée pour les petites unités de production. En effet, ces chemins revêtent des degrés d’importance différents corrélés au rayonnement de l’équipement desservi : certains se bornent à relier le moulin au centre de la localité, quand d’autres témoignent d’une aire d’influence plus vaste. Le cas du moulin de Couderc (dit mas Cabanis) appartient à cette seconde catégorie. Possession du seigneur de Fos, il est situé à l’extrémité sud du terroir de Montesquieu et sa chaussée est aménagée sur le terroir de Roquessels, ces trois communautés d’habitants possédant chacune un chemin d’accès au moulin (fig. 5). Citons également le complexe meunier de Gabian, desservi par de multiples chemins dont le « chemin dit Moulinier », qui relie Gabian à Bédarieux en passant par Faugères et Roquessels16.
Fig. 5
Roquessels (Hérault), Extrait du tableau d’assemblage du cadastre napoléonien, chemin du moulin, 1833.
© AD Hérault 3 P 3662
- 17 AD Hérault, 13 H 102, cote communiquée par S. Durand.
- 18 CHARRAS, 1988, p. 123.
15Le positionnement du moulin hydraulique en bord de cours d’eau en fait de plus un lieu de franchissement privilégié. La traversée de la rivière s’opère parfois simplement par le biais d’un pont, comme au moulin de Julien à Neffiès (fig. 6 et 7). Elle peut aussi être directement liée à la chaussée du moulin, qui se double au moulin de Lenthéric d’une fonction de gué. Dans les vallées fluviatiles, le plan d’eau calme situé en amont du seuil offre des conditions favorables au fonctionnement d’un bac (fig. 8). Ce dispositif est attesté dès 1333 sur l’Orb en amont de la chaussée commune aux moulins de Réals (Murviel-lès-Béziers, rive gauche) et de Fontcaude (Cessenon-sur-Orb, rive droite)17. Le meunier de Fontcaude est alors chargé d’exploiter le passage, dont il reverse les bénéfices au receveur du domaine royal de Béziers. À la fin du XVIIIe siècle, on trouve encore une grange-logement pour le batelier aux moulins de Réals18.
Fig. 6
Neffiès (Hérault), moulin de Julien, 2022.
© Communauté de communes Les Avant-Monts
Fig. 7
Neffiès (Hérault), pont du moulin de Julien, 2022.
© Communauté de communes Les Avant-Monts
Fig. 8
Murviel-lès-Béziers (Hérault), chaussée du moulin de Réals, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
16Lieu de production, de passage et de franchissement, le moulin est aussi bien souvent un lieu de vie doublé d’un site à vocation agricole. Cette diversification assure au meunier un complément de revenus non négligeable. Ainsi, l’édifice-moulin, rarement isolé, s’inscrit-il dans un espace aménagé, composé de terres cultivées et souvent associé à des bâtiments d’habitation, de stockage ou de production agricole.
17Cet environnement, que deux siècles d’abandon ont le plus souvent rendu à l’état sauvage, est restituable grâce à la documentation historique (compoix de l’époque moderne et matrices cadastrales au XIXe siècle). Le fonds est généralement constitué de champs (notamment des champs de fourrage, les ferrageals), de prés, parfois de jardins, de vignes ou de chènevières (cambinières). Les plantations d’arbres ne sont pas en reste : l’olivier arrive en tête, mais l’on trouve également d’autres arbres fruitiers ainsi que des chênes blancs (rouires). Ces cultures profitent des terres limoneuses situées à proximité des cours d’eau et parfois de canaux d’irrigation connectés au bief du moulin, comme c’est notamment le cas à Gabian (cf. infra). Le bâti se compose – en plus du moulin en lui-même – d’espaces couverts (remises, écuries, four…) ou découverts (basse-cour, aires à battre…). Quelques bâtiments agricoles sont également mentionnés : étables, bergeries (jasses) ou encore pigeonniers. Enfin, un espace d’habitation, destiné au meunier, peut être aménagé au-dessus du moulin, dans un étage dédié, ou dans un bâtiment indépendant.
- 19 AD Hérault, Matrice du compoix de 1638, f°261, 149 PUB 1.
- 20 AD Hérault, Usuel du compoix de Montesquieu comprenant des mutations de propriétés de 1649 à 1786, (...)
18Plusieurs des sites étudiés apparaissent comme d’importantes exploitations agricoles. C’est notamment le cas du moulin de Saint-Jean à Magalas, dont le fonds se compose d’un moulin avec maison, pigeonnier, bergerie (jasse) et cour intérieure ou basse-cour (pattu)19. Le moulin dit de Couderc, situé sur la commune de Montesquieu, constitue quant à lui un véritable hameau. Au XVIIe siècle, il appartient au seigneur de Fos pour deux-tiers, le dernier tiers étant partagé entre Jean Couderc et Thomas Pastourel20. Chacun des propriétaires possède une maison avec son entrée, plusieurs bâtiments agricoles (remises, étables, bergeries…) et des terres cultes et incultes (champs, prés, jardins, oliveraies, bois, hermes…). Quelques espaces sont communs aux trois propriétaires : plusieurs cours, le dessous d’un porche ainsi qu’un four. Jean Couderc jeune y détient également une étable avec bergerie (jasse) et cour (pattu) et les héritiers d’Anthoine Couderc possèdent une habitation au-dessus du moulin à blé. Au-delà de l’activité de production du moulin, ce site apparaît comme un centre important de production agricole et d’élevage ovin, au carrefour de plusieurs voies de communication et traversé par un chemin de troupeaux (draye).
- 21 Le fonctionnement de ces moulins a été plus précisément décrit dans un précédent article. DURAND, O (...)
- 22 Ce type de moulin se rencontre dans toute la moitié sud de la France. Nous renvoyons notamment à la (...)
19À la diversité typologique des cours d’eau correspond une multiformité des solutions techniques adoptées. Le type de moulin le plus fréquemment rencontré fonctionne avec une roue horizontale et s’organise selon le triptyque chaussée-bief-réservoir (fig. 9). Implanté sur des cours d’eau au débit faible ou moyen, il fonctionne par éclusées : l’eau est captée grâce à une chaussée submersible aménagée en travers de la rivière, puis conduite par l’intermédiaire d’un bief de dérivation jusqu’à un réservoir accolé ou situé à quelques mètres du moulin21. L’eau stockée est ensuite acheminée jusqu’à la chambre hydraulique par le biais d’un coursier généralement fermé, terminé par une trompe dont la forme pyramidale sert à augmenter la pression de l’eau22. Ce système, bien adapté aux petits cours d’eau méditerranéens, a le double avantage d’assurer une quantité d’eau suffisante à la mise en jeu du moulin – y compris en période d’étiage – et de ne pas implanter les moulins au fil de l’eau, les préservant des courants parfois torrentiels en période de crue. Ces moulins sont de plan carré ou rectangulaire et comportent a minima une (parfois deux) chambre hydraulique, souterraine ou en soubassement, surmontée d’une salle des meules. Un niveau d’habitation ou une salle de bluterie peuvent être ajoutés à l’étage supérieur.
Fig. 9
Roujan (Hérault), Extrait du plan cadastral napoléonien, section A de Mounio. Le triptyque chaussée-bief-réservoir est parfaitement visible sur le plan cadastral dit napoléonien (moulin de Faytis).
© AD Hérault 3 P 6665
- 23 Au moulin de la Roque à Causses-et-Veyran, l’angle de l’avant-bec adopte une forme adoucie.
- 24 Ces moulins à éperon étaient souvent doublés voire triplés. On en trouve plusieurs exemples sur le (...)
- 25 La roue à cuve est une roue horizontale installée au fond d’une cuve maçonnée ou en bois, semblable (...)
20Le second type représenté est le moulin construit directement dans le lit du cours d’eau, en bout de chaussée. Sur le secteur étudié, seul l’Orb en est pourvu. Et pour cause, ce fonctionnement au fil de l’eau, sans bief ni réservoir, nécessite un débit d’eau important. Ce système présente l’avantage de travailler sans discontinuer et d’assurer un rendement important, mais il rend le bâtiment plus vulnérable aux assauts de la rivière. Pour pallier cet inconvénient, ces moulins adoptent un plan à éperon, permettant de dévier la force du courant sur les côtés23. Les vestiges du moulin de la Roque conservent l’emplacement d’une roue verticale alimentée par dessous, creusé dans la roche (fig. 10). Les moulins de Réals, composés de deux bâtiments à éperon jumelés, sont, chacun, équipé d’une chambre hydraulique24. Le moulin nord est aujourd’hui comblé par les limons, le moulin sud conserve les vestiges de deux roues libres horizontales (rodets). Une roue horizontale à cuve en pierre a été aménagée, probablement tardivement, dans l’espace situé entre les deux moulins (fig. 11)25. Les deux types de roues – horizontale et verticale – ont donc été utilisés pour ces moulins en bout de chaussée.
Fig. 10
Causses-et-Veyran (Hérault), moulin de la Roque, logement de la roue verticale, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
Fig. 11
Murviel-lès-Béziers (Hérault), moulin de Réals, roue horizontale à cuve, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
21Le dernier type observé est le moulin de source. L’eau captée alimente une série de moulins en cascade fonctionnant avec des roues horizontales – les eaux de fuite du premier moulin actionnent le second et ainsi de suite. Ce système, rencontré à Gabian, à Neffiès et sur la commune voisine de Cabrières (moulins de Tibéret), présente l’avantage de s’affranchir des contraintes d’implantation en fond de vallée et d’être moins tributaire des étiages estivaux. Il autorise également des hauteurs de chute importantes, qui permettent l’installation de plusieurs unités de production en enfilade - le site des moulins de la Resclauze à Gabian présente un dénivelé total de 60 mètres pour une distance totale de 120 mètres entre le bassin et le dernier moulin, avec une pente moyenne d’environ 10 %. Enfin, il évite les risques de destruction liées aux crues.
- 26 BEUGNON, 2014.
- 27 Colonne d’eau verticale, généralement circulaire, profonde de quelques mètres. Cet équipement sert (...)
22Deux variantes ont pu être identifiées au sein de ce type26. La première, représentée par les sites de Gabian et de Cabrières, fonctionne avec un bassin de retenue alimentant l’ensemble des moulins. L’eau est acheminée par un bief de dérivation puis mise en pression avant l’entrée de chaque chambre hydraulique par le biais d’une cuve de charge27. Dans la seconde, observée à Neffiès, chaque unité possède son propre réservoir : les eaux de fuite du moulin d’amont remplissent le bassin du moulin d’aval. Ces dernières installations sont dépourvues de cuves de charge.
- 28 Le jugement de 1719 est cité dans le Mémoire explicatif à l’appui des deux mémoires introductifs d’ (...)
23Ce système étagé induit une dépendance des moulins d’aval par rapport aux moulins d’amont, ce qui génère des conflits d’usage parfois aggravés par la présence d’un système irrigatoire. Ainsi, à Gabian en 1719, un jugement est rendu en faveur du sieur Gimié, propriétaire du dernier moulin de la Resclauze, qui assigne en justice les propriétaires des moulins supérieurs pour avoir détourné les eaux du bief pour l’arrosage de leurs prés, luzernes et jardins. Défense est faite « aux dites parties de Guy et autres de fermer les palettes [vannes] desdits moulins quand ils n’auront point du blé à moudre pour quel prétexte que ce soit, pour qu’elle puisse aller au moulin de ladite partie d’Auban, et qu’ils entretiendront le béal [bief] chacun comme le concerne, pour que l’eau ne puisse être détruite, ni déversée ailleurs que dans le béal [bief] principal qui conduit l’eau du moulin de ladite partie d’Auban, et d’entreprendre à l’avenir d’ouvrir ledit réservoir que tout seulement une fois le jour ouvrier, à peine de 500 livres d’amende et de contravention28 ». Ce témoignage résume, en quelques mots, les principales limites de ce système.
- 29 Le bief de dérivation est le canal d’alimentation du moteur hydraulique. Il comprend à la fois les (...)
- 30 Louis Mailhac mentionne dans son livre de raison, tenu entre 1668 et 1679, plusieurs dépenses liées (...)
- 31 DURAND, 2002, p. 35.
- 32 L’utilisation préférentielle d’un terme plutôt qu’un autre correspond notamment à des variantes géo (...)
- 33 L’emploi du terme de « tine » a été relevé dans les archives médiévales et modernes de Haute Proven (...)
- 34 AD Hérault, Compoix du milieu du XVIIe siècle de la communauté de Gabian, 109 EDT 1.
- 35 AD Hérault, Nouveau compoix de 1722 de la communauté de Gabian, 109 EDT 2.
- 36 AD Hérault, Plan géométrique d’une partie des tènements situés dans le terroir de Lintheric, juridi (...)
24Indispensables au fonctionnement du moulin à eau, les aménagements hydrauliques se déclinent en plusieurs types d’ouvrages : la chaussée, le bassin de retenue, le bief de dérivation29, le réservoir et la cuve de charge. Ces différents éléments peuvent être utilisés de manière isolée ou combinée, en fonction du type de moulin, du régime hydrologique et de la topographie du site. Leur identification dans la documentation historique est complexe, car un même terme peut simultanément qualifier plusieurs équipements. La paissière et ses variantes (payssière, pansière, palsière) évoquent une retenue d’eau. Ces termes sont employés sans distinction pour désigner la chaussée, le bassin de retenue ou le réservoir accolé au moulin. Ainsi, Louis Mailhac, propriétaire du moulin de Lau à Saint-Nazaire-de-Ladarez dans la seconde moitié du XVIIe siècle, mentionne-t-il dans son livre de raison plusieurs dépenses liées à des travaux de réfection de la chaussée et du réservoir, tous deux désignés sous le même terme de paissière30. Le mot resclause, dont l’apparition est antérieure à celui de paissière31, correspond à une signification identique mais il est plus rarement employé32. Il désigne plus fréquemment la chaussée ou les aménagements construits à proximité du captage d’une source – à l’exemple de Gabian et Neffiès – que le réservoir. La tine, ou tina, désigne de façon générique une cuve ou une fosse. Ce terme s’applique généralement à la cuve de charge mais peut aussi renvoyer au réservoir33. Sur le compoix dressé à Gabian au milieu du XVIIe siècle, la distinction est clairement faite entre les moulins de la Resclauze, équipés d’une cuve de charge désignée tine, et le moulin sur la Thongue, équipé d’un réservoir qui apparaît sous le nom de pansière34. Toutefois, cette nuance disparaît sur le nouveau compoix dressé en 1722, les deux équipements étant désormais regroupés sous l’appellation générique de pansière35. Sur le plan du terroir de Lenthéric dressé en 1781 à Cabrerolles, l’appellation tine renvoie cette fois au réservoir36. Cette polysémie rend pour le moins hasardeuse toute tentative d’identification des équipements par le biais des sources médiévales ou d’Ancien Régime. Il convient donc, lorsque cela est possible, de confronter la documentation historique aux observations de terrain.
25La chaussée équipe tous les moulins de cours d’eau du secteur étudié, qu’ils soient installés directement dans le lit de la rivière ou qu’ils fonctionnent avec le couple bief/réservoir. Construite en travers de la rivière, elle a pour fonction de dévier le courant vers le canal d’amenée ou directement vers la roue et d’élever le niveau de l’eau, afin d’atteindre la hauteur de chute nécessaire. Le tracé est rectiligne sur les petits cours d’eau, courbe sur les plus grands. Les chaussées les plus importantes sont équipées d’une vanne permettant de vidanger le remous. Elle est aménagée au centre ou à l’une des extrémités, pour protéger le moulin en cas de crue ou pour procéder à des opérations d’entretien du bief ou de la chambre hydraulique.
26Les chaussées observées sont de trois types. Le premier, rencontré sur des cours d’eau faibles à moyen, est la chaussée rectiligne à paroi verticale. Elle se compose d’un encaissement de moellons et de terre en amont et d’une paroi verticale en aval, parfois construite en pierre de taille, à l’instar de celle du moulin de Lenthéric à Cabrerolles. Le second concerne des cours d’eau au débit important. Il s’agit de chaussées talutées, au tracé courbe, présentant une paroi inclinée en aval. Quelques-unes de ces constructions conservent une partie de leur pavage en pierres (chaussée du moulin des Évêques à Gabian, chaussée des moulins de Réals à Murviel-lès-Béziers). Elles devaient nécessiter des investissements importants, pour leur construction comme pour leur entretien. Le troisième type est formé par les chaussées naturelles, constituées par des blocs rocheux créant un saut naturel (fig. 12). Il se rencontre notamment au moulin Saint-Jean à Magalas, au moulin Bayle à Laurens ou encore au moulin du Prieur à Saint-Nazaire-de-Ladarez. Ce dernier ne concerne pas les ouvrages maçonnés prenant pour base un affleurement rocheux, ce qui, du reste, est presque toujours le cas. Nous intégrons uniquement dans cette catégorie les chaussées pour lesquelles les parties maçonnées sont minoritaires. La dérivation de l’eau est parfois assurée par un sillon creusé dans la roche.
Fig. 12
Magalas (Hérault), moulin de Saint-Jean, chaussée, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
27Le bassin de retenue, construit à proximité du captage, équipe les moulins de source. Il permet d’emmagasiner l’eau afin d’alimenter le bief de dérivation. Les bassins de Gabian (fig. 13) et de Cabrières présentent un volume beaucoup plus conséquent que celui des moulins de Trignan à Neffiès. Dans ce dernier cas, la présence d’un réservoir par moulin (voir supra) a en effet rendu inutile le stockage en amont d’une quantité d’eau importante.
Fig. 13
Gabian (Hérault), moulins de la Resclauze, bassin de retenue, 2022.
© Communauté de communes Les Avant-Monts
28Les biefs de dérivation (beals, bezals, vezals) permettent d’acheminer l’eau jusqu’au moulin. Il s’agit de canaux reposant sur un système d’écoulement gravitaire. Ils sont adaptés à la pente et aux milieux qu’ils traversent. Beaucoup sont simplement creusés dans le sol, dans la terre ou dans des roches meubles, à l’exemple du bief de dérivation du moulin Bayle à Laurens, sur le ruisseau de la Naubine. L’eau est parfois acheminée via une simple rigole, notamment au moulin de Lau à Saint-Nazaire-de-Ladarez (fig. 14). Les parois sont parfois renforcées par de la maçonnerie, à pierres sèches ou en moellons pris dans du mortier, et s’élèvent dans certains cas au-dessus du niveau du sol (fig. 15). Plusieurs de ces canaux sont taillés dans la roche sur une partie de leur parcours (fig. 16). Au moulin de Lenthéric, à Cabrerolles, la topographie a nécessité des aménagements assez importants. Le niveau du sol entre le cours d’eau et le canal a été relevé de plusieurs mètres par le biais d’une digue, soutenue par un mur en maçonnerie de pierres sèches, afin d’obtenir une pente régulière de la chaussée au réservoir. Les moulins de la Resclauze à Gabian sont alimentés par un canal d’amenée aérien, en partie maçonné. Cet ouvrage d’art conserve quelques blocs en moyen appareil, mais la maçonnerie d’origine est difficilement observable en raison de nombreuses reprises datant des époques moderne et contemporaine et de l’accumulation de tufs sur ses parois interne et externe. La conduite d’amenée prend la forme d’un pont-aqueduc sur une distance de 30 mètres en amont du moulin n° 8 (fig. 17 et 18).
Fig. 14
Saint-Nazaire-de-Ladarez (Hérault), moulin de Lau, canal d’amenée, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
Fig. 15
Autignac (Hérault), moulin de Ciffre, canal d’amenée, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
Fig. 16
Neffiès (Hérault), moulins de Trignan, bief de dérivation, 2014.
G. Beugnon © Les Arts Vailhan
Fig. 17
Gabian (Hérault), moulins de la Resclauze, canal d’amenée, 2022.
© Communauté de communes Les Avant-Monts
Fig. 18
Gabian (Hérault), moulins de la Resclauze, pont-aqueduc, 2022.
© Communauté de communes Les Avant-Monts
29La longueur, la largeur et la profondeur de ces canaux dépendent du débit du cours d’eau, de la capacité du réservoir et de la pente nécessaire. Le canal d’amenée du moulin de Canet à Puissalicon, situé dans un secteur à faible pente, atteint par exemple une longueur de 1 300 mètres, alors que celui de la Mouline à Autignac, installé au bas d’une petite dépression, présente une longueur de 130 mètres. Sa partie amont, très large, complétait utilement la capacité de stockage du réservoir.
30Le réservoir équipe les moulins implantés sur des cours d’eau au débit faible à moyen ou sujets à d’importantes périodes de basses eaux. Sur des rivières bien alimentées, il est généralement petit et peu profond ; il atteint des dimensions beaucoup plus généreuses sur des ruisseaux à faible écoulement (fig. 19).
Fig. 19
Neffiès (Hérault), moulin de Julien, le moulin et son réservoir, 2018.
V. Lauras © Les Arts Vailhan
- 37 Le moulin est cité au compoix avec « une mulle moulant, passière, vezal, tine et fugan ». L’utilisa (...)
- 38 DURAND, ORENGO, 2022, §49.
- 39 VIOLLET, 2005, p. 37-38 ; BUFFA, 2018 ; BLANC, 2007.
- 40 BUFFA, 2018.
- 41 AMBERT, 1990 ; ANDRIEU, 1994 ; BEUGNON, 2014 ; DURAND, 2003, chapitre IV, §16 ; Les amis de Cabrièr (...)
- 42 ESPEROU, 2009.
31Sans être un phénomène tout à fait isolé, le recours à la cuve de charge reste marginal sur le secteur étudié. Ces grands puits verticaux maçonnés, accolés au moulin, équipent les ensembles de la Resclauze à Gabian et de Tibéret à Cabrières. Il est également probable que le moulin à blé du seigneur de Margon en ait été pourvu, en association avec un réservoir37. Les cuves de charge du secteur étudié présentent une hauteur de 5 à 12 mètres. Elles permettent d’augmenter la pression du jet projeté sur les pales de la roue horizontale. Deux exemples avaient été relevés dans le secteur précédemment étudié, au moulin Haut de Minerve et au moulin de Trédos à Vélieux38. Cet équipement rattache ces sites à la famille des moulins connus sous le nom arabe de moulin arubah, dont plusieurs exemples sont attestés dès l’Antiquité en Afrique du Nord et plus largement dans tout le bassin méditerranéen39. Adaptée aux environnements secs, la cuve de charge est également répandue en Haute Provence, où elle pourrait être mentionnée dès le XIVe siècle40. Bien que la documentation historique antérieure à l’Ancien Régime fasse défaut pour les moulins de Gabian et de Cabrières, leur fondation médiévale est communément admise par l’historiographie41. L’observation des éléments architecturaux conservés le confirme : outre la datation médiévale de l’aqueduc souterrain d’alimentation du bassin de retenue moulins de Gabian42, la mise en œuvre soignée des constructions, constituées d’un appareil en pierres de taille régulièrement assisé, relève de phases anciennes. S’il convient de manier ces observations de terrain avec prudence, une étude archéologique du bâti permettrait de phaser plus précisément ces ensembles et pourrait amener des informations inédites sur la chronologie de la diffusion des moulins de type arubah dans le Languedoc méditerranéen.
32L’exploitation de l’énergie hydraulique induit une forte sujétion à la variable climatique. Le constructeur de moulin est soumis à deux injonctions contradictoires : trouver le meilleur emplacement pour obtenir une quantité d’eau suffisante et pérenne, afin d’obtenir une puissance convenable et d’assurer la rentabilité de l’équipement, tout en protégeant les installations des crues engendrées par les pluies torrentielles du printemps et de l’automne. Le premier de ces impératifs impose de construire la chaussée à l’endroit où la rivière présente un débit important, rapide et le plus constant possible, en somme dans les tronçons où la rivière devient nerveuse. Les prises d’eau sont construites dans les zones où le courant s’accélère : rétrécissement du chenal, rupture de la dénivellation (sauts, cascades), tracé rectiligne du lit ou verrou rocheux (fig. 20). Les exemples sont nombreux (moulin de Ciffre à Autignac, moulin Bayle à Laurens…) mais le plus évocateur est sans doute le verrou de Réals, sur l’Orb (fig. 21). Dans ce chaos dolomitique sont concentrés les moulins de Réals, de Fontcaude et de la Roque (fig. 22). Les zones de confluence sont également recherchées (moulin sur la Thongue à Gabian, moulin de Faytis à Roujan, moulin de Lau à Saint-Nazaire-de-Ladarez…) dans la mesure où elles apportent une ressource d’eau complémentaire en période d’étiage en même temps qu’elles génèrent une accélération du courant.
Fig. 20
Autignac (Hérault), moulin de Ciffre, verrou rocheux du Taurou, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
Fig. 21
Causses-et-Veyran (Hérault), moulin de la Roque, verrou de Réals, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
Fig. 22
Murviel-lès-Béziers (Hérault), Causses-et-Veyran (Hérault), moulins sur l’Orb ; Carte de la Rivière d’Orb, V Partie, 1787.
© AD Hérault 1 Fi 111
33L’implantation des moulins du secteur Les Avant-Monts présente des caractéristiques différentes de celle des moulins précédemment étudiés sur le périmètre de l’Opération Grand Site « Cité de Minerve, gorges de la Cesse et du Brian ». Ces derniers étaient en effet majoritairement installés dans une boucle ou un méandre de la rivière, le bief, le moulin et le canal de fuite formant une ligne presque droite à l’intérieur de celle-ci. De plus, le canal d’amenée formait généralement un coude avant de déboucher sur le réservoir43. À l’inverse, les moulins des Avant-Monts sont fréquemment implantés à proximité de tronçons rectilignes et le réservoir est construit dans l’alignement du canal d’amenée. Ces dissemblances sont à mettre en parallèle avec les conditions topographiques – gorges et plaine dans le Minervois, piémont dans le Biterrois – et hydromorphologiques – sinuosité moindre des cours d’eau des Avant-Monts – tout à fait différentes entre ces deux secteurs. Elles semblent de fait témoigner d’un écoulement plus faible et d’un risque d’inondation moins prégnant.
34Cependant, la menace de l’eau reste bien présente. Alors que la chaussée est implantée de préférence là où le courant s’accélère, l’édifice qui renferme les mécanismes est quant à lui construit autant que possible à l’abri des assauts du courant. La dérivation et la canalisation des eaux de rivière ou la construction de moulins à éperon dans le lit des cours d’eau ont apporté, comme nous l’avons vu, des réponses à ces contraintes. Tout comme la mise en place de déversoirs de superficie destinés à l’évacuation des eaux excédentaires en cas de crues. Quelques sites possèdent des ouvrages de protection supplémentaires, à l’image du canal d’amenée du moulin de Lenthéric à Cabrerolles dont les derniers mètres, aménagés dans un affleurement de schiste, sont taillés en dents de scie afin de ralentir le courant avant le réservoir (fig. 23).
Fig. 23
Cabrerolles (Hérault), moulin de Lenthéric, embouchure du canal d’amenée, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
35À ces solutions techniques s’ajoute une prise en compte du milieu naturel. Ainsi, tout comme dans le Minervois, les moulins des Avant-Monts ne sont jamais construits à l’extérieur de la courbe d’un méandre, emplacement où la force centrifuge accélère la vitesse du courant et où l’eau se déverse prioritairement en période de crues. Les bâtisseurs des moulins de Réals et de la Roque, sur l’Orb, ont exploité au maximum les potentialités du site en dressant les bâtiments sur des pitons rocheux qui, en leur offrant un piédestal naturel, les ont naturellement protégés de la force du courant (fig. 24). Mais ces solutions n’en restent pas moins insuffisantes lors des épisodes climatiques extrêmes, comme en témoigne la documentation historique.
Fig. 24
Causses-et-Veyran (Hérault), moulin de la Roque, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
- 44 CALAIS, 1985. Le manuscrit est conservé aux archives municipales de Béziers.
- 45 Il s’agit du moulin dit de Lau, commune de Saint-Nazaire-de-Ladarez.
- 46 CALAIS, 1985, p. 98.
- 47 Ibidem, p. 98-99.
36Le livre de raison de Louis Mailhac, dont Jean Calais a publié la transcription en 1985 dans la revue Etudes Héraultaises, offre un aperçu aussi rare qu’éphémère du quotidien d’un exploitant de moulin, confronté à la menace permanente du débordement de la rivière44. Louis Mailhac (1641-1706) est procureur du roi à Saint-Nazaire-de-Ladarez et appartient à une famille de notables. Ce propriétaire relativement fortuné exploite le moulin à blé situé à moins d’un kilomètre du village sur le ruisseau du Crouzet45. Le 26 septembre 1668, les eaux du ruisseau emportent « toute la payssière faicte en calade au bout du bezal de [son] moulin a bled », pourtant réalisée l’année précédente par M. Dupar, maçon du Pujol46. Elle est réparée au mois d’octobre suivant par Étienne Martin « mre paveur de payssière, du lieu de Vieussan ». Ce dernier travaille quatre jours complets pour réparer l’ouvrage. Plusieurs journées d’hommes sont nécessaires au transport de la pierre, utilisée aussi bien pour la reconstruction de la chaussée que pour rétablir une grande partie du canal d’amenée. L’intervention d’un maître menuisier est également requise pour confectionner l’ossature de la chaussée réalisée en « pierres boix liés ensamblement47 ». Ces travaux de réfection coûtent au total 19 livres tournois 4 sols au propriétaire. En 1675, de nouveaux travaux sont réalisés pour colmater les fuites de réservoir. Le 20 octobre 1678, la chaussée est à nouveau détériorée à la suite de la crue du Crouzet. Les travaux sont cette fois conduits par M. Gelly, ancien meunier du moulin, assisté de deux habitants de Saint-Nazaire. Ainsi, dans l’intervalle des onze années que couvrent son journal, Louis Mailhac fait face à deux inondations causant des dommages à son moulin et nécessitant des réparations, qui viennent s’ajouter aux réfections et améliorations ordinaires. Pour réaliser ces travaux, il fait appel à différents corps de métier issus du bâtiment (maçon, menuisier, tailleur de pierres, marbrier…) mais aussi à une main d’œuvre spécialisée, comme semble l’indiquer la qualité de « paveur de payssière » attribuée à Étienne Martin. Les travaux de moindre importance sont en revanche réalisés directement par le meunier.
- 48 CHARRAS, 1988, p. 124.
- 49 AD Hérault, 13 H 101, cité par PORTEFAIX VEZIAN, p. 467.
- 50 CHARRAS, 1988, p. 128.
37Les moulins sur l’Orb sont eux aussi régulièrement menacés par les eaux capricieuses du fleuve. Ainsi, à la fin du XVIIe siècle, la chaussée commune aux moulins de Réals et de Fontcaude est-elle emportée par d’importantes inondations48. Une expertise est demandée par le marquis de Murviel, propriétaire des moulins sur la rive gauche. L’estimation réalisée en 1700 chiffre les réparations nécessaires à 1 500 livres – somme considérable, surtout en regard des 19 livres payées par Louis Mailhac pour la réparation de sa chaussée sur le Crouzet ! Les 10, 11 et 12 octobre 1745, de nouvelles crues emportent les moulins de Réals, de Mus (Murviel-lès-Béziers) et de Fontcaude (Cessenon-sur-Orb)49. Le bail de fermage du moulin de Réals, rédigé le 11 thermidor an IV, témoigne encore de travaux à effectuer sur la chaussée, sur laquelle deux brèches doivent être réparées50. Ces dégâts matériels s’accompagnent parfois de pertes humaines. En 1875, l’Orb déborde une nouvelle fois, emportant tout sur son passage. L’épisode est relaté dans une lettre exhumée des archives familiales de la famille Guibert à l’occasion d’une enquête réalisée par François Charras, dont l’extrait suivant a été publié dans les cahiers des Arts et Traditions Rurales en 1988 :
- 51 Cet extrait d’une lettre de Monsieur Guibert, datée du 15 janvier 1876 conservée dans les archives (...)
En terminant nous vous dirons que la famille Theron a été frappée l’année dernière d’un grand malheur : lors des inondations qui eurent lieu dans le courant du mois de septembre, l’aîné de la famille Theron qui habitait le moulin de Réals, s’étant trouvé dans le moulin au moment où la rivière grossissait énormément il a été emporté par le courant ainsi que le moulin dont il ne reste que les fondements et à force de recherche nous l’avons retrouvé à quatre kilomètres du moulin, accroché à un arbre, n’étant plus qu’un cadavre51.
38La récurrence de ces épisodes dramatiques confirme la grande vulnérabilité des installations hydrauliques et des moulins face aux événements climatiques.
- 52 DURAND, 2003, chapitre IV, §12.
39Si les bâtisseurs de moulins se sont adaptés au milieu naturel, dont ils ont su exploiter le potentiel, ils ont aussi largement contribué à construire le paysage que nous connaissons aujourd’hui. Pendant plus d’un millénaire, ils ont modelé les cours d’eau en y construisant des chaussées, créant le profil étagé qu’ils arborent encore de nos jours. Ce phénomène a notamment été étudié par Aline Durand, qui a démontré la précocité de ces transformations opérées entre les IXe et XIIe siècles dans le Languedoc, faisant du moulin à paissière « l’un des instruments privilégiés de la conquête des rivages52 ». En stockant, en dérivant, en canalisant l’eau pour activer ses roues, le moulin a ainsi participé pleinement à la genèse des paysages languedociens.
- 53 Ibidem, §10-11.
- 54 Ibidem, §10-11 ; DUHAMEL-AMADO, CHEYETTE, 1983.
- 55 DURAND, 2003, chapitre IV, §10-11.
40La conquête des rivages est également passée par la stabilisation des berges, préalable indispensable au développement de l’agriculture comme à la fixation de l’industrie53. Les travaux d’Aline Durand, ainsi que ceux de Claudie Duhamel-Amado et Fredric Cheyette, ont là-aussi démontré que le tracé des cours d’eau majeurs n’a été fixé qu’aux alentours de la première moitié du XIIIe siècle54. Cette stabilisation a été rendue possible grâce à la construction de digues et à la plantation d’arbres le long des berges et dans le lit mineur du fleuve. L’entretien de cette ripisylve, dont on trouve mention dès le XIe siècle, se perpétue jusqu’à la fin de l’Ancien Régime55. Cette pratique a contribué, grâce à l’enracinement des arbres, au maintien des berges et à la fixation du cours d’eau. Elle avait également pour fonction, en freinant le courant, de limiter les dégâts lors des épisodes de crues. Les paysages de fonds de vallée – que nous prenons aujourd’hui pour des paysages naturels – s’avèrent ainsi être en grande partie des espaces anthropisés, façonnés de main d’hommes au fil des siècles pour les besoins de la proto-industrie.
- 56 LEVEAU, 2007.
- 57 VIOLLET, 2005, p. 26-28.
- 58 MAUNE, 2005, p. 143-144.
- 59 Ibidem.
- 60 Ibidem, p. 144.
41Si les moulins de source sont relativement rares au Moyen Âge, ce système est couramment utilisé durant l’Antiquité. L’exemple le plus monumental est celui du complexe de meunerie de Barbegal, situé sur la commune de Fontvieille (13), près d’Arles. Alimenté par le captage de plusieurs sources des Alpilles, cet ensemble utilise pleinement la topographie du site pour permettre la mise en jeu d’une série de moulins étagés56. Deux villae équipées de moulins hydrauliques ont également été étudiées dans l’Hérault à moins de 20 kilomètres des villages de Gabian, Neffiès et Cabrières : l’Auribelle-Basse à Pézenas et Vareilles à Paulhan. L’adduction par source, attestée pour le premier site et probable pour le second, présentait l’avantage de fournir une eau plus pure que celle des rivières. Un même aqueduc pouvait ainsi être utilisé pour alimenter en eau une villa et servir aux activités agricoles57. Sur le site de Vareilles, deux aqueducs ont permis d’acheminer l’eau nécessaire à la consommation quotidienne, à la production viticole ainsi qu’au fonctionnement de thermes et de trois moulins58. Les fouilles menées en 1999 par Stéphane Mauné, Jean-Louis Paillet et Zinedine Sekhari n’ont pas permis de déterminer avec certitude l’origine de la prise d’eau. Toutefois, l’une des trois hypothèses retenues est celle du captage d’une source située non loin de là, appelée « la Resclause »59. Le parallèle avec les sites meuniers de Gabian et Neffiès, tous deux connectés à une source homonyme, n’a pas échappé aux auteurs, qui rappellent que le toponyme « dans cette région, désigne des aménagements bâtis liés à des sources importantes. L’exemple le plus emblématique est celui de la source de l’aqueduc de Béziers à Gabian, ou encore celui du dispositif de retenue associé à la source qui alimentait les moulins étagés de Neffiès, dans l’emprise du site antique et médiéval de Saint-Étienne-de-Trignan, situé à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Vareilles60. » Frappante analogie, d’autant plus troublante que, comme le soulignent ces auteurs, ces sites de meunerie médiévaux prennent tous deux racine sur des sites d’occupation antique.
- 61 ESPEROU, 2009, p. 5.
- 62 Ibidem, p. 15-19.
42Toutefois, les sites de Gabian, Neffiès et Cabrières présentent des différences notables avec les moulins de ces villae gallo-romaines. En effet, ces sites antiques utilisent un système d’adduction d’eau par aqueduc – la source utilisée se trouvant généralement à plusieurs centaines de mètres de la villa – et fonctionnent avec une roue verticale actionnée par-dessus. À l’inverse, les moulins médiévaux précités sont situés à quelques dizaines de mètres de la source, à laquelle ils sont reliés par un bief, et utilisent la technique de la roue horizontale. Notons tout de même que le complexe de Gabian fait à la fois appel au bief et à l’aqueduc (aérien et souterrain). Il s’agit probablement ici d’un fait localement lié à la présence de l’aqueduc antique destiné à approvisionner la cité de Béziers depuis la source de la Resclauze qui, avec ses 41 km de longueur, se « place en seconde position des aqueducs romains connus en Gaule, juste derrière celui de Nîmes61 ». L’adduction d’eau des moulins de Gabian constitue une dérivation de ce captage et de cet aqueduc antique62.
43La permanence de la technique d’alimentation des moulins hydrauliques par source pourrait apparaître comme un archaïsme. En effet, après la chute de l’Empire romain d’Occident, cet usage semble se perdre en même temps que tombent en désuétude les aqueducs, les moulins étant désormais préférentiellement implantés sur les rivières63. Nous y voyons plutôt les traces d’une conservation de techniques et de savoir-faire antiques, accommodés aux innovations médiévales, dans un pays très tôt et très longuement marqué par la présence romaine. Il s’agit en outre d’une solution particulièrement adaptée au contexte hydrologique local, qui a donné naissance aux deux principaux centres de meunerie de l’aire d’étude.
- 64 ROUQUETTE Julien. Cartulaire de Béziers. Livre Noir. Paris-Montpellier, 1918-1922.
- 65 DEBAX Hélène. Cartulaire des Trencavel. Habilitation à diriger des recherches, Université Toulouse- (...)
- 66 DEVIC Dom Claude, VAISSETE Dom Joseph. Histoire Générale de Languedoc. Paris, 1730-1745, rééd. Toul (...)
- 67 MARQUIS DE THEZAN SAINT-GENIEZ. Le fonds Thézan aux archives du château de l’Hermitage (Hérault). M (...)
- 68 AD Hérault, G55, f°173.
- 69 AD Hérault, 1 É 110.
44Nos recherches dans les sources historiques médiévales se sont limitées au cartulaire dit Livre Noir du chapitre de Saint-Nazaire64, au cartulaire des vicomtes de Trencavel65, à l’Histoire générale de Languedoc66 ainsi qu’au fonds Thézan-L’Hermitage67. Quelques actes ont également pu être retrouvés dans les archives départementales de l’Hérault, notamment la mention en 1132 d’un moulin de Roquemalasio au terroir de Magalas, aimablement communiquée par Christine Portefaix-Vézian68, ou encore un document original de 1274 concernant la reconstruction d’un moulin dans le fonds de la seigneurie de Laurens69. À notre connaissance, aucune des vingt-cinq communes étudiées n’a conservé de compoix de la fin du Moyen Âge, contrairement au secteur précédemment étudié.
- 70 Précisons toutefois que le temps imparti à l’étude n’a pas permis d’aller plus loin dans le dépouil (...)
- 71 La documentation écrite carolingienne a été étudiée par Aline Durand pour le Languedoc méditerranée (...)
- 72 Les moulins de Réals partagent leur chaussée, construite à frais communs, avec le moulin de l’abbay (...)
- 73 DURAND, In AMBERT, 1990, p. 23.
- 74 Information orale.
- 75 BEUGNON, p. 5. L’auteur signale des fouilles réalisées par Olivier Ginouvez et Jérôme Hernandez à l (...)
- 76 Deux moulins supplémentaires inédits, déjà détruits lors de l’établissement du compoix au XVIIe siè (...)
45Les sources médiévales consultées sont assez peu prolixes pour les moulins de cette aire géographique70. Des moulins sur l’Orb sont bien cités dès la période carolingienne, mais ces mentions concernent des lieux de production situés plus en aval sur le cours de l’Orb (Lignan-sur-Orb, Béziers). Parfois, la formulation de l’acte est trop générique pour permettre une localisation précise71. Les moulins à éperon de la Roque et de Réals sur l’Orb ont vraisemblablement été fondés au XIIe ou au XIIIe siècle72. La documentation fait défaut pour les sites de Gabian et Neffiès, alors que plusieurs faisceaux d’indices (toponymiques, archéologiques, historiques) confortent l’hypothèse d’une fondation ancienne. En effet, les moulins de Gabian conservent une partie de leurs élévations médiévales et, selon Aline Durand, « l’hypothèse d’une construction à l’instigation des évêques de Béziers, probablement durant le XIIe siècle, période pendant laquelle ils s’efforcent de développer le nouveau castrum, est de loin la plus vraisemblable73. » Serge Sotos, qui étudie cet ensemble hydraulique depuis de nombreuses années, plaide quant à lui pour une fondation romane de cinq des neuf moulins qu’il a pu identifier74. Quant aux moulins hauts de Neffiès, ils sont implantés à proximité du monastère Saint-Étienne de Trignan, mentionné dès 9907576.
- 77 DURAND, ORENGO, 2022, §72.
- 78 CAUCANAS, 2005.
46Bien que lacunaires, les données fournies par la documentation historique, l’historiographie et l’analyse archéologique du bâti sont tout de même suffisantes pour confirmer la fondation médiévale d’une proportion importante de moulins encore en activité au début du XIXe siècle (près de 40 % du corpus). Cette inertie des installations hydrauliques a déjà été soulignée dans le secteur Opération Grand Site « Cité de Minerve, gorges de la Cesse et du Brian »77 et dans le Narbonnais78.
- 79 Les Grandes compagnies sont des bandes de soldats mercenaires, qui, en temps de paix ou en période (...)
- 80 Cf. note 5.
- 81 LE ROY LADURIE, 2019 (1969), p. 59-63.
47La chute démographique du XIVe siècle, entraînée par les effets conjugués de la peste et des exactions des Grandes compagnies79, a-t-elle eu pour conséquence l’abandon de certains sites meuniers médiévaux ? C’est, en tout cas, ce que suggèrent les mentions de moulins ruinés que nous avons collectées dans les compoix du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle80 (3 à Magalas, 1 à Faugères, 1 à Autignac, 1 à Thézan-lès-Béziers) : moins de bouches à nourrir, et certainement aussi moins de main-d’œuvre qualifiée pour faire fonctionner les moulins... En revanche, les XVIe et XVIIe siècles constituent la phase la plus extensive de la couverture du territoire. Jusqu’en 1560, les hommes se multiplient « comme des souris dans une grange81 » et la demande frumentaire explose. Rien d’étonnant, donc, à ce que cette période soit aussi l’une des plus favorables à la multiplication des moulins à farine. La tendance se stabilise dans le courant du XVIIe siècle, qui correspond à un niveau d’équipement maximal du territoire.
- 82 Cette légère hausse est imputable à la différence de précision entre la carte de Cassini et les pla (...)
- 83 DAVID, 1987, document V.
- 84 Ibidem, document VIII.
48Dès le XVIIIe siècle, les moulins à eau de l’aire d’étude entament leur longue et irrémédiable phase de déclin dont témoigne déjà la carte de Cassini (fig. 25). Malgré une phase de stabilisation entre la fin du XVIIIe siècle et le premier tiers du XIXe siècle, l’étiolement s’accélère au milieu du XIXe siècle jusqu’à la fermeture de la totalité des sites à l’aube du XXe siècle (24 moulins hydrauliques recensés sur la carte de Cassini, 27 sur les plans cadastraux dits napoléoniens82, 7 sur la carte des Agents voyers dressée entre 1862 et 186783, 0 minoterie ou moulin à blé en 190284).
Fig. 25
Carte évolutive du nombre de moulins à eau et à vent par communes, du XVIIe siècle au XIXe siècle.
V. Marill © Région Occitanie
- 85 LE ROY LADURIE, 2019 (1969).
49Les moulins des Avant-Monts obéissent à deux constantes : l’énergie hydraulique est quasi exclusivement réservée à la mouture des céréales et cette dernière est, à une exception près, obtenue grâce à la mise en jeu d’une roue horizontale. Ces caractéristiques ont déjà été rencontrées dans le secteur Opération Grand Site « Cité de Minerve, gorges de la cesse et du Brian ». Les compoix apportent quelques renseignements sur la nature des cultures dans l’actuel périmètre des Avant-Monts durant la période moderne. La polyculture y est dominante : elle associe principalement les céréales, l’olivier et la vigne. Les champs représentent en moyenne entre 40 % et 50 % de l’espace cultivé, mais les précisions sont rares sur le type de plantations semées (s’agit-il de céréales ou de légumineuses comme la fève ou le pois ?). Quelques mentions de granas indiquent la spécialisation de certaines terres dans la production céréalière, mais elles sont trop rares pour attester une présence dominante, et trop nombreuses pour conclure à une vocation céréalière systématique lorsque la nature de culture du « champs » n’est pas spécifiée. Il est toutefois certain que la culture des céréales panifiables revêt une importance primordiale à la période moderne, la hausse démographique considérable de la première moitié du XVIe siècle n’ayant jamais permis de satisfaire pleinement la demande frumentaire85.
- 86 Ibidem, p. 65-69.
- 87 MADALLE, 2007, p. 189.
50L’autre grand conquérant des défrichements modernes est l’olivier, dont la culture s’intensifie dès le début du XVIe siècle du Languedoc jusqu’à la Provence86. Les compoix des vingt-cinq communes étudiées reflètent bien cet état de fait, ainsi que la présence – quoique plus anecdotique – d’autres arbres à huile comme le noyer, l’amandier et plus tardivement le noisetier. Pourtant, un seul moulin hydraulique du territoire aurait servi à la production d’huile : il s’agit d’un moulin alimenté par les eaux du Crouzet, bâti contre les murailles du village de Saint-Nazaire-de-Ladarez87. Doit-on en conclure que la transformation des olives et autres oléagineux se faisait dans une autre aire géographique ? C’est tout le contraire… La quasi-totalité des compoix consultés mentionnent l’existence d’un à quatre moulins à huile par communauté, mais ces derniers sont des moulins à manège actionnés par la force animale, construits intramuros ou dans les faubourgs. Productions farinière et oléicole semblent donc, du moins à la période moderne pour laquelle nous possédons la documentation la plus abondante, relever de deux sphères distinctes. La première exploite l’énergie hydraulique et s’implante dans les campagnes, tandis que la seconde utilise la force animale et se situe au plus près de l’habitat.
- 88 CALISTE, 2019.
- 89 Sur le genêt textile, voir OLIVIER,2005.
- 90 PORTEFAIX VEZIAN, 2021, p. 420-421.
51La documentation historique est muette sur les autres activités artisanales utilisant traditionnellement l’énergie hydraulique : aucune mention de moulin drapier, ni de moulin à tan, de martinet ou de moulins à scier le bois ou le marbre n’a été retrouvée. L’absence de moulin à foulon nous apparaît particulièrement surprenante, d’abord parce que cette activité se développe dès le XVe siècle dans des secteurs géographiquement proches88, ensuite parce que l’élevage ovin et la culture des plantes textiles occupent une place importante dans l’économie locale. En outre, l’existence d’une filière textile est amplement attestée dans les sources fiscales par les multiples mentions de bergeries (jasses), de drayes, de plantations de chanvre (cambinières) et de genêt (ginestas)89. Les compoix dressés au XVIe siècle à Murviel-lès-Béziers permettent également d’apprécier la forte présence de métiers en rapport avec le cuir ou le drap (tanneurs, tisserands, tailleurs et cordonniers)90. Des opérations de foulage de draps étaient d’ailleurs pratiquées dans les communes voisines (Cessenon-sur-Orb, Lunas…), mais le secteur étudié semble avoir été exclusivement dédié à la meunerie.
- 91 Sur la question de la typo-chronologie des meules, voir BELMONT, 2011.
52L’autre grande constante observée du Moyen Âge au XIXe siècle est l’utilisation massive de la roue horizontale. Le triptyque chaussée-bief-réservoir associé à une roue horizontale fait figure de schéma inlassablement reproduit, qui n’évolue guère entre le plein Moyen Âge et le début du XIXe siècle. Les améliorations les plus notables concernent le roudet (évolution de la forme des pales, remplacement du bois par le métal) et les meules, dont l’augmentation du diamètre permet un meilleur rendement91. Elles s’accompagnent parfois de travaux d’adaptation des installations hydrauliques : augmentation de la capacité du réservoir (moulin de Lenthéric à Cabrerolles), agrandissement voire doublement de la chambre hydraulique (moulins Bayle et Guy à Laurens). Mais il s’agit là de perfectionnements de solutions médiévales arrivées à maturité, et non d’innovations au sein d’un schéma technique qui reste inchangé.
- 92 AMOURIC, 1983; BUFFA, 2018.
- 93 KRESS, 1992, p. 88.
- 94 ANGLADE, 2017, p. 79.
- 95 CHARRAS, 1988, p. 123.
53Ce hiératisme est d’autant plus évident que les installations sont pour la plupart fossilisées dans leur état proto-industriel, la bascule technique du XIXe siècle ne s’étant jamais totalement opérée. Les moulins des Avant-Monts ne connaîtront pas, dans l’ensemble, les phases successives de mécanisation qui ont abouti à la naissance des minoteries, comme la mécanisation du transport du grain et de la farine par des chaînes à godet, le remplacement des roues horizontales traditionnelles par des turbines hydrauliques modernes… Pas plus que la substitution des roues verticales aux roues horizontales, qui se produit par exemple dans le courant du XIXe siècle en Provence92. L’abolition des privilèges qui accompagne la Révolution – et qui se traduit notamment par l’abandon du système de banalité – n’a pas eu l’effet émancipateur constaté dans d’autres régions. Et pour cause, dès la fin du XVIIIe siècle, la région délaisse progressivement la production céréalière au profit de l’expansion de son vignoble… et la fièvre viticole aura précocement raison de l’activité meunière. La monoculture de la vigne sonne le glas de la transformation des céréales tout en offrant à quelques moulins hydrauliques, un temps convertis dans la trituration du soufre, un sursis de courte durée. Les exploitants des moulins de la Resclauze à Gabian se lancent dans cette nouvelle activité à partir des années 1870, avant leur arrêt définitif en 190093. Le moulin Guy à Laurens est également identifié comme moulin à soufre en 191094. La mouture des céréales se maintient au moulin de Réals jusqu’à la fin du XIXe siècle, avant que le bâtiment ne soit converti en usine hydro-électrique vers 1895 par l’ingénieur Louis Fitte95.
- 96 La différence de puissance entre roue horizontale libre et roue verticale est loin d’être négligeab (...)
- 97 DURAND, 2003, chapitre IV, §15.
54Le flux faible à modéré qui caractérise les cours d’eau des Avant-Monts – l’Orb excepté – est incompatible avec l’installation de moteurs hydrauliques de forte puissance96. La multiplication des petites unités sur l’ensemble du territoire a donc été l’une des réponses apportées pour satisfaire la demande. Elle a nécessité l’exploitation maximale du potentiel hydraulique du territoire, qui s’est traduite par la mise en valeur du moindre ruisseau. Ce phénomène a été mis en évidence pour le Moyen Âge central par les travaux d’Aline Durand. Sa carte de diffusion du moulin à eau à l’échelle du Languedoc méditerranéen « atteste que la construction de moulins se fait sur le moindre filet d’eau, même au XIIe siècle97 ». Cette observation vaut également pour les siècles suivants, jusqu’à la phase de déclin des moulins hydrauliques à partir du XVIIIe siècle.
- 98 Ibidem.
- 99 PICARD, 2014. Nous remercions Sylvain Durand, qui nous a mis sur la piste de ces petits moulins tra (...)
55Comment fonctionnaient ces moulins de filet d’eau, à l’instar du ruisseau de Saint-Pierre à Puissalicon qui ne coule aujourd’hui que par temps de pluie ? Aline Durand y voit les effets d’un régime hydrographique médiéval probablement différent de l’actuel, caractérisé par une humidité ambiante plus élevée pondérant la sécheresse estivale98. Il en est probablement de même du Petit Âge Glaciaire (PAG), qui s’étend du XIVe siècle au milieu du XIXe siècle, globalement plus humide et pluvieux malgré des épisodes de sécheresse séquentiels. Mais ces considérations climatiques, bien qu’indéniables, ne peuvent expliquer à elles-seules le fonctionnement de moulins hydrauliques sur des ruisseaux dont la longueur n’excède parfois pas un ou deux kilomètres. Des incursions dans le domaine de l’ethnologie pourraient fournir des éléments de réponse complémentaires, à l’exemple des petits moulins à roue horizontale du Ladakh et du Zanskar au Tibet, qui ne fonctionnent que quelques mois dans l’année et ne nécessitent pas d’investissements importants99. La question du statut de ces petites unités dans le paysage proto-industriel médiéval et moderne mérite donc d’être posée : qui les exploitait ? Quel était leur rendement ? À qui la production était-elle destinée ? Des premiers éléments de réponse pourraient être apportés par l’analyse comparative de l’allivrement de ces moulins dans les compoix. Reprenons l’exemple de Puissalicon : en 1606, le montant de l’allivrement du moulin sur le Libron s’élève à 13 livres tournois, 10 sols, 8 deniers, quand celui du moulin sur le ruisseau Saint-Pierre n’atteint que 3 livres tournois 5 sols. Nous voyons apparaître, en filigrane, un réseau d’équipements à deux voire trois vitesses, la plus petite unité étant représentée par ces modestes moulins de ruisseau.
- 100 DURAND, 2003, chapitre IV, §16.
56À la multiplication des petites unités s’ajoute l’optimisation du potentiel énergétique de chaque ressource. La première application de ce principe consiste en l’installation de deux paires de meules au sein d’une même unité de production. Dans le cas des moulins à roues horizontales, ces dernières sont soit aménagées dans la même chambre hydraulique, à l’exemple du moulin de Lenthéric à Cabrerolles, soit dans des salles séparées, comme au moulin Guy à Laurens. Cet équipement complémentaire est parfois spécifié dans le compoix – c’est le cas de cinq moulins du corpus. Trois spécimens ont été ajoutés à la suite de nos observations de terrain, portant le total à huit (environ 16 % du corpus). Ce type d’aménagement, qui double le rendement mais aussi la consommation d’eau, ne peut fonctionner qu’avec des moulins alimentés par un cours d’eau relativement abondant (Orb, Libron, Thongue…). Le niveau supérieur de l’optimisation de la ressource se traduit par la fondation de complexes hydrauliques concentrant plusieurs unités de production sur un même site. De tels ensembles sont visibles à Gabian, à Neffiès ou encore à Murviel-lès-Béziers sur le site de Réals. Nous l’avons vu, ce système de moulins en cascade était déjà connu dans l’Antiquité. Il ressurgit dans la documentation languedocienne à la fin du XIe siècle100.
- 101 Il s’agit du moulin sur la Naubine à Laurens : « Item un moulin a bled a deux meulles courantes ave (...)
57L’autre phénomène observé sur l’aire d’étude est la multiplication des sources d’approvisionnement. Il concerne les moulins fonctionnant par éclusées et consiste en la captation de ressources secondaires (eaux de ruissellement, petits cours d’eau, sources) destinées à compléter la ressource principale. L’identification de ces aménagements se fait rarement par le biais de la documentation historique scripturaire : nous n’en avons relevé qu’un exemple sur le territoire étudié101. En revanche, ils sont aisément observables sur les plans cadastraux dits napoléoniens et directement sur site. Ainsi, le bief de dérivation du Taurou, alimentant le moulin de Ciffre à Autignac, recueillait-il les eaux de ruissellement de la colline située en rive gauche. Autre exemple, le réservoir du moulin Guy à Laurens était alimenté à la fois par les eaux du Libron et par une source – celle-ci s’écoule d’ailleurs encore dans l’une des deux chambres hydrauliques du moulin quasi sans discontinuer, alors même que cette portion du Libron connaît de longs mois d’assec (fig. 26). Citons encore le moulin de Lenthéric à Cabrerolles, équipé d’une chaussée sur le ruisseau de Valignières et d’une autre sur le ruisseau de Montgros. Les deux canaux d’amenée se rejoignaient à mi-parcours, à quelques dizaines de mètres du réservoir.
Fig. 26
Laurens (Hérault), moulin Guy, chambre hydraulique, 2022. La source s’écoule par l’ancien canon (au centre de l’image).
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
- 102 DUPIN, 2020.
- 103 Ibidem, p. 8.
- 104 Plan géométrique d’une partie des tènements situés dans le terroir de Lintheric, juridiction de Cab (...)
- 105 Plan cadastral napoléonien de Cabrerolles, section F1, 1837. AD Hérault, 3 P 3472.
58Ce dernier exemple mérite d’être développé, d’abord parce qu’il est bien documenté par les sources (et donc relativement bien daté), ensuite parce que le dédoublement du canal d’amenée est contemporain d’autres aménagements destinés à augmenter le rendement du moulin et, probablement, à pallier le manque systémique d’eau. L’édifice, daté de la fin du XVIe siècle102, possède une salle des meules voûtée, qui semble avoir été aménagée dès l’origine pour accueillir un double jeu de meules (fig. 27). Mentionné en 1700 dans le compoix de la commune de Cabrerolles, le moulin possède « deux mulles l’une travailhant, sa pantière et canal sur le rec de Vallignière […]103 ». À cette époque, une seule des deux roues est donc en mesure de fonctionner. L’eau du ruisseau de Valignières vient-elle déjà à manquer ? Un plan géométrique du terroir de Lenthéric, dressé en 1781104, permet d’apprécier la configuration des aménagements avant leur transformation à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle : ils se composent d’une chaussée sur le ruisseau de Valignières (ou de Montgros, la confluence n’étant pas indiquée), d’un bief de dérivation et d’un réservoir aux lignes courbes. Le plan cadastral dit napoléonien, daté de 1837, rend compte des nouvelles installations105. Outre le dédoublement du canal d’amenée déjà évoqué, le réservoir arbore une forme plutôt rectangulaire et sa superficie a quasiment doublé. Au nord-est du moulin, sur la digue du réservoir, s’élève la tour d’un moulin à vent déjà qualifié d’« ancien » (fig. 28). Ces trois aménagements (doublement des prises d’eau, agrandissement du réservoir, construction d’un moulin à vent) nous semblent symptomatiques d’une adaptation à un changement de régime hydrologique du cours d’eau. Au-delà de ces considérations, l’utilisation combinée des énergies hydraulique et éolienne sur un même site apparaît tout à fait surprenante. S’agit-il d’un cas isolé ?
Fig. 27
Cabrerolles (Hérault), moulin à eau de Lenthéric, chambre des meules, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
Fig. 28
Cabrerolles (Hérault), moulins à eau et à vent de Lenthéric, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
- 106 En 1442, un podium molendinorum venti est mentionné dans le procès-verbal de délimitations entre la (...)
59Le moulin à vent se généralise en Europe à partir du XIIe siècle, soit beaucoup plus tardivement que le moulin à eau. Dans le périmètre de l’actuel département de l’Hérault, il faut attendre la fin du Moyen Âge, au XIVe ou au XVe siècle pour en trouver les premières mentions106. Une image nous en est donnée par le décor du plafond peint du château de Capestang, daté du milieu du XVe siècle. Parmi la grande variété des scènes représentées, le programme iconographique offre la représentation d’un âne, chargé d’un sac de blé, se dirigeant vers un moulin tour à quatre ailes (fig 29).
Fig. 29
Capestang (Hérault), château des évêques de Narbonne, détail du moulin, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
- 107 DAVID, 1987, p. 56.
- 108 ANGLADE, 2017, p. 78-79.
- 109 Ibidem.
60Sur le périmètre de l’actuel département de l’Hérault, la carte de Cassini signale 40 moulins à vent, dont 21 ruinés, pour 351 moulins à eau, dont 2 ruinés, soit un ratio proche de 1 pour 9107. L’énergie éolienne est donc utilisée en complément de l’énergie hydraulique, largement majoritaire. Elle assure un revenu en période d’étiage, quand la rivière est en assec ou le débit insuffisant pour faire fonctionner le moulin à eau, c’est pourquoi il n’est pas rare qu’un propriétaire possède à la fois un moulin à eau et un moulin à vent. Les deux unités de production sont généralement séparées géographiquement pour des questions évidentes d’accès à l’énergie : l’eau s’écoule en fond de vallée tandis que les vents s’expriment mieux au sommet des collines. C’est notamment le cas à Laurens, au début du XIXe siècle, où Étienne Guy exploite à la fois un moulin à eau sur le Libron et un moulin à vent, dressé au sommet de la colline qui domine le village à l’ouest108. Il y a quelques années, l’historien local Louis Anglade a rencontré la fille du dernier meunier. Cette dernière lui a rapporté que son père parvenait à produire toute l’année, explicitant clairement la complémentarité entre les deux énergies : « Quand il n’y avait plus d’eau, il allait au moulin à vent109 ».
61La topographie qui caractérise la moitié sud des Avant-Monts, formée d’une vaste plaine parsemée de collines, est favorable au rapprochement géographique des deux unités. À Laurens, la distance qui sépare les moulins à eau et à vent d’Étienne Guy n’est que de 600 mètres. Elle est de 700 mètres à Puissalicon, où le moulin à vent est implanté sur le chemin reliant le village au moulin de Rives sur le Libron. Le moulin à vent du domaine Saint-Jean à Magalas se situe quant à lui à 300 mètres du moulin à eau et à seulement 80 mètres de la chaussée. Cette proximité dénote une évidente praticité : elle permettait au meunier d’aller facilement d’un site à l’autre et de mutualiser les équipements (espaces de stockage, matériel…).
- 110 MARTIN, 2018, p. 25-30. Précisons que les mécanismes des deux moulins fonctionnaient indépendamment (...)
62Rarement, un même lieu pouvait offrir des conditions favorables à l’exploitation conjointe des deux énergies. C’est notamment le cas des fonds de vallée étroits, profitant d’un couloir venteux entre deux collines. Le site des moulins de Lenthéric à Cabrerolles correspond tout à fait à cette description (fig. 30), de même que celui des moulins de Ciffre à Autignac, également équipé de deux moulins au XIXe siècle. D’autres exemples ont également été repérés à l’extérieur du territoire étudié, dans l’Hérault (Loupian, Montbazin, Pépieux…), l’Aude (Laurabuc, Lézignan-Corbières…) ou le Gard (Aimargues, Marguerittes, Saint-Gervazy…). Le plus spectaculaire est sans doute le moulin Souchon à Saint-Gervasy dans le Gard, puisqu’il s’agit d’un moulin double construit d’un seul tenant, mentionné dès le XVIIe siècle110.
Fig. 30
Cabrerolles (Hérault), implantation des moulins de Lenthéric, 2018.
V. Lauras © Les Arts Vailhan
- 111 Cité par ANGLADE, 2017, p. 78.
- 112 AD Hérault, Vérification des moulins par les juges de paix, an IV. L 1172. Cité par DAVID, 1987, p. (...)
- 113 Archives Jean-Pierre Mailhé, inv. a25, 12 fructidor an VIII (30 août 1800). Cité par BEUGNON, 2014, (...)
- 114 Le Plan Climat Air Energie Territorial (PCAET) de la Communauté de Commune des Avant-Monts (2018) p (...)
63Dans le secteur des Avant-Monts, les moulins à vent sont tous postérieurs aux moulins à eau auxquels ils ont été associés. Leur construction participe d’un mouvement plus général d’expansion du parc éolien, que l’on peut situer chronologiquement entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle (fig. 25). Ce phénomène débouche sur un quasi équilibre entre l’hydraulique et l’éolien, qui semble spécifique au secteur étudié. Les origines de ce mix énergétique sont sans doute multifactorielles, toutefois elles semblent coïncider avec une augmentation de la durée des étiages dont fait preuve la documentation historique. Ainsi, en 1750, le baron Henri déclare que son moulin sur le Libron à Laurens « est situé sur un ruisseau qui manque d’eau les trois quarts de l’année111 ». De même, lors de l’enquête de vérification de l’an IV, les deux moulins de Saint-Nazaire-de-Ladarez sont déclarés « en chaume par défaut d’eau112 ». Citons encore l’exemple du moulin de Julien à Neffiès, estimé en l’an VIII par Louis Sirgues, meunier de Gabian, lequel précise que le cours d’eau qui alimente le moulin est « si peu abondant qu’il tarit presque entièrement lorsque les chaleurs de l’été arrivent, ce qui met ledit moulin dans le cas de chômer en tems de sècheresse113 ». Ces différents témoignages nous paraissent relever d’une profonde mutation du régime hydrologique dans ce secteur, dont les contours et les causes restent encore à explorer. Il est certain que l’assèchement des cours d’eau n’a cessé de s’aggraver. Le phénomène s’est amplifié à partir des années 1980 en lien avec le dérèglement climatique et n’a toujours pas atteint son climax114. Il apparaît ainsi qu’aujourd’hui, rares seraient les moulins hydrauliques des Avant-Monts encore en capacité de fonctionner.
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64La deuxième phase de l’enquête d’inventaire des moulins hydrauliques du Pays d’art et d’histoire Haut Languedoc et Vignobles, conduite sur les vingt-cinq communes des Avant-Monts, a permis d’enrichir le corpus précédemment rassemblé. Nous y avons retrouvé, en grande quantité, le triptyque chaussée-bief-réservoir déjà observé sur le secteur Opération Grand Site, Cité de Minerve gorges de la Cesse et du Brian, bien adapté aux cours d’eau de débit faible à moyen soumis à un climat méditerranéen. Nous avons pu y ajouter deux nouvelles typologies : le moulin dans le lit du fleuve et le moulin de source. Ceux-ci ont été actionnés par des ressources plus abondantes et pérennes, à l’origine de complexes meuniers concentrant plusieurs unités de production en cascade probablement fondés entre la fin du XIe siècle et le XIIIe siècle. Le recours à des mécanismes différents, comme la roue verticale ou la roue horizontale à cuve, a également fait une timide apparition malgré la très nette prépondérance de la roue horizontale volante (rodet). L’utilisation sporadique de la cuve de charge a pu être confirmée, qui plus est en association avec des moulins de fondation médiévale.
65L’enquête démontre, une fois encore, la pérennité des implantations de moulins du Moyen Âge au XIXe siècle. Elle gagnerait à être confortée par la réalisation d’une étude archéologique du bâti, qui, si elle était réalisée sur les sites de Gabian et Neffiès, permettrait d’apporter des informations essentielles à la compréhension de ces sites majeurs pour lesquels la documentation historique fait défaut. L’étude consolide également la chronologie précédemment établie des phases d’expansion et de contraction des sites hydrauliques sur le temps long. Les données rassemblées façonnent petit à petit l’image d’un paysage proto-industriel à trois vitesses : micro-unités implantées sur des filets d’eau, majoritairement exploitées par une catégorie assez large de bourgeois, notables ou marchand ; moyennes unités possédées par des seigneurs locaux ; complexes hydrauliques dans l’escarcelle de puissants seigneurs laïcs ou ecclésiastiques. Bien sûr, il s’agit là de tendances générales et chacune de ces catégories tolère des inflexions plus ou moins importantes, de même que le mode d’exploitation des moulins à chacun de ces niveaux reste encore à affiner.
66Les moulins hydrauliques des Avant-Monts sont, à l’instar de ceux du périmètre de l’Opération Grand Site « Cité de Minerve, gorges de la Cesse et du Brian », quasi exclusivement dédiés à l’activité meunière. Leur étude est l’occasion de faire ressurgir une organisation ancienne du territoire, oblitérée par la prégnance de la viticulture devenue la principale activité économique à partir du XIXe siècle. Elle nous rappelle la prévalence des cultures céréalières du Haut Moyen Âge au XVIIIe siècle et met en évidence un système spatial, parfois conservé, dont nous sommes les héritiers. La poursuite de l’enquête sur la partie nord du Pays d’art et d’histoire Haut Languedoc et Vignobles permettra de compléter ce paysage artisanal et économique par l’apparition d’autres activités liées à l’exploitation de l’énergie hydraulique dans le domaine de l’agro-alimentaire, du textile, de la métallurgie, de la construction, etc.
- 115 DURAND, ORENGO, 2022, §84.
67L’observation des techniques de captation, de stockage et de gestion de l’eau permet d’apprécier l’ingéniosité et la parfaite adaptation des moulins hydrauliques aux fortes contraintes géographiques et physiques du territoire. Lorsque cela a été possible, nous avons relevé dans la documentation historique et sur le terrain un éventail de solutions mises en œuvre pour faire face aux problèmes environnementaux (multiplication des approvisionnements, adaptation des ouvrages hydrauliques, recours à l’éolien, etc.) autant de réponses qui témoignent de la résilience des sociétés traditionnelles languedociennes et qui revêtent un intérêt particulier dans le contexte actuel de changement climatique. L’étude des moulins hydrauliques paraît, plus que jamais, faire écho à de nombreuses préoccupations contemporaines : assèchement des cours d’eau, gestion de l’énergie, réduction des risques liés aux catastrophes naturelles. Les sources qu’elle manie font régulièrement référence aux extrêmes climatiques (inondations, tempêtes, sécheresses, gels…). Ces données pourraient probablement servir, dans une approche interdisciplinaire dont nous avions déjà souligné toute la pertinence115, à la jeune discipline de la climatologie historique.
- 116 Le concept de continuité patrimoniale des cours d’eau a été défini par Virginie SERNA, Conservateur (...)
68En s’intéressant à un patrimoine en voie de disparition, laissé à l’abandon depuis plus d’un siècle ou dénaturé par les changements de destination successifs, l’étude offre un état des lieux des édifices et des aménagements encore en place sur le territoire. Ces éléments pourraient servir à la structuration d’une politique concertée de sauvegarde et de mise en valeur de ces sites, au cœur d’environnements naturels fragiles impactés par la pratique de nouveaux usages (promenade, baignade, pêche, activités de pleine nature…). La patrimonialisation de ces sites passe nécessairement par l’articulation entre biens naturel et culturel, ou, pour le formuler autrement, par la conciliation entre continuités écologique et patrimoniale116. Le travail a déjà été amorcé sur la Communauté de communes Les Avant-Monts, qui a identifié le patrimoine meunier comme un des axes forts de son schéma de valorisation touristique du patrimoine voté en 2022. La stratégie se décline en quatre volets : aménagement, signalétique, mise en tourisme, promotion. Elle a déjà abouti à la restauration des moulins de Lenthéric à Cabrerolles (fig. 28 et 30) et de Julien à Neffiès, à la mise en place d’une signalétique d’interprétation et à l’élaboration d’outils pédagogiques par l’intermédiaire du Centre de Ressources et d’Éducation au Développement Durable de Vailhan. Il nous semblerait opportun que ce projet, en s’appuyant notamment sur les données de l’enquête en cours, puisse être décliné à l’échelle des trois autres communautés de communes du Pays d’art et d’histoire Haut Languedoc et Vignobles.