• 1 Que soit ici remerciées toutes les personnes qui ont contribué à la mise en œuvre de ce vaste chant (...)
• 2 FERLIER-BOUAT, 2023, p. 13.
• 3 MéRIGNARGUES, 2000.
• 4 CÉSAR, 2021.

1Entre 1916 et 2022, la maison des Mérignargues, située au 10 rue de la Lampèze à Nîmes (Gard) a été conservée intacte pendant près d’un siècle, s’offrant comme précieux témoignage d’un atelier de sculpteurs de la seconde moitié du XIX^e siècle et de la première moitié du XX^e siècle. Elle a été acquise par la famille dans les années 1880 tant pour y vivre que pour y installer un espace de travail à destination de Léopold (1843-1916), sculpteur statuaire, ornemaniste, et professeur à l’école des beaux-arts de Nîmes. C’est également dans cet espace que son fils Marcel (1884-1965) s’est formé à la sculpture, avant d’entreprendre une carrière indépendante. Toutes les salles de cette maison-atelier présentaient in situ les modèles et les œuvres de ces deux artistes sculpteurs, comme les décors dans lesquels ils ont vécu et ont pu exercer. Cette importante collection, inventoriée exhaustivement, s’avère d’autant plus remarquable qu’elle est complétée par la mémoire de papier que constituent les archives des deux hommes, soigneusement conservées par les descendants1. À la dimension mémorielle des lieux s’ajoutent ainsi des milliers de documents et des centaines d’œuvres, formant une parfaite « équation de la mémoire2 ». Paradoxalement, cette notion d’ensemble n’a été considérée que récemment lors de l’inventaire et les Mérignargues n’ont été que très peu étudiés. Marcel n’a fait l’objet que d’une seule publication éditée à l’occasion d’une première campagne de donation à différents musées3. Quant à Léopold, il n’a été mis en lumière qu’à travers l’histoire de l’école de dessin de Nîmes4. Pourtant, il incarne non seulement la figure déterminante d’un maître pour la carrière de Marcel mais aussi, il témoigne de la diversité que recouvre le métier de sculpteur à la fin du XIX^e siècle.

• 5 POISSON, 1987.

2Au-delà du parcours de deux artistes « sculpteurs, enfants du pays5 » mémoire de papier et mémoire d’objet permettent de retracer l’histoire de la pratique de la sculpture, de ses techniques, de ses applications, de ses destinations ou même de ses acteurs. Plus spécifiquement, l’omniprésence du plâtre dans la maison-atelier éclaire l’utilisation de ce matériau par deux artistes pendant près d’un siècle. Lorsque l’inventaire a débuté en 2016, les ornements décoratifs étaient disposés des murs aux plafonds, des sacs de plâtre attendaient, prêts à l’emploi, les étagères étaient peuplées de moulages, comme d’œuvres en plâtre. Léopold dédiait le plâtre, le staff et le carton-pierre à la sculpture ornementale. En témoignent l’ensemble de ces décors « en pièces détachées » exposés ou conservés dans l’atelier et les greniers : rosaces, consoles, cartouches, rosettes, médaillons, écoinçons, culots, gorges, agrafes... Chez son fils Marcel, le plâtre était façonné, transformé, réinventé, sublimé. Il devient pour l’artiste une matière privilégiée autant pour l’élaboration de la sculpture à l’état de maquette, que pour sa mise en forme finale : une matière à modeler, à mouler, à tailler, à colorer ou à vernir. Ainsi, les carrières respectives de Léopold et de Marcel rendent compte de la diversité des applications du plâtre, entre arts décoratifs et beaux-arts, interrogeant plus largement encore la figure même du sculpteur, entre artiste et artisan.

• 6 Archives privées. Acte de vente du n° 6 de la rue de la Lampèze, 19 avril 1882.
• 7 AD Gard. 214 J 532. Article sur Marcel Mérignargues, sans date.

3En 1882, la famille Mérignargues acquiert pour 10 000 francs à un certain Louis Finiel une maison située rue de la Lampèze à Nîmes6. D’une surface d’environ 200 m², cette demeure est accolée à l’enceinte Vauban. Elle est habitée jusqu’en 1928, puis sert ensuite de maison secondaire à Marcel, qui, dans un entretien accordé à la presse en 1935, déclare : « dans l’atelier de mon père, rien n’a changé depuis 19167. » Dans ce décor comme figé dans le temps, Marcel rajoute ses propres œuvres lorsqu’il s’y installe à la veille de la seconde guerre mondiale. Il y demeure jusqu’à sa mort en 1965. La maison-atelier est alors conservée telle quelle par ses enfants, puis par ses petits-enfants, jusqu’à sa vente en 2023.

• 8 Gard : dictionnaire, annuaire & album, 1904, p. 439.
• 9 AD Gard. 214 J 1. Livret d’ouvrier de Léopold Mérignargues, 1860-1964.
• 10 Annuaire et l’almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration, 1862 (...)
• 11 Ibid.

8Léopold Mérignargues est issu d’une dynastie de tailleurs de pierre, par son grand-père Paul (né en 1786) comme son père David (1816-1894) (fig. 6). Son frère Casimir (né en 1856) poursuit aussi cette activité, après avoir été formé dans l’atelier familial, comme Léopold. Ce dernier est aussi élève du sculpteur Paul-Hubert Colin (1801-1873)8. Entre 1860 et 1864, il complète sa formation en travaillant auprès de marbriers en France (Nîmes, Marseille, Valence, Lyon, Dijon)9. À Lyon, il exerce dans les plus grandes marbreries : chez Duret, lequel fournit aussi des « sculptures en tous genres10 » et chez Gory, spécialisé dans les cheminées et le commerce de glaces et miroiteries11. Ses deux expériences lui ont certainement permis de se former aux arts décoratifs, une des spécialités qu’il propose par la suite en étant à la tête de son atelier dès 1879, installé rue de l’hôtel-Dieu et rue de la Lampèze. Léopold s’associe quelques années au sculpteur Jean Boissier (1860- ?). Les activités sont prospères, oscillant entre commande privée et commande publique, sculpture, architecture et décoration intérieure.

• 12 POISSON, 1987.
• 13 AGULHON, 1978.
• 14 AD Gard. 214 J 229. Léopold Mérignargues, projet pour le tombeau de la famille Floutier, sans date.(...)
• 15 Catalogue des ouvrages de peinture, sculpture, dessin, architecture, 1885, p. 35.
• 16 Catalogue des ouvrages de peinture, sculpture, dessin, architecture, 1909, p. 43. Pour l’exposition (...)
• 17 AD Gard. 214 J 1469. Diplôme nominatif de l’Exposition méridionale, 1^er juillet 1888.

9Sa carrière s’inscrit parfaitement dans la continuité de ces « sculpteurs enfants du pays12 », en activité sous la III^e République et dans le phénomène de la « statuomanie13 » des grands hommes, propre au dernier quart du XIX^e siècle. Issu d’un milieu artisanal, il répond localement à la demande prédominante de la sculpture ornementale, tout en étant actif dans le domaine des monuments funéraires. En tant que statuaire, il réalise les portraits de notables locaux et crée plusieurs bustes de la République : trois modèles originaux ont été conservés dans l’atelier, lesquels étaient surmoulés. L’épreuve obtenue était ensuite expédiée directement dans les mairies et institutions ou vendue par ses confrères. Léopold participe également à la réalisation de monuments commémoratifs commandés par la ville de Nîmes (Blachère en 1902, Jalabert en 1904, Maruéjol en 1913). Par ailleurs, sa formation de tailleur de pierre lui permet de diversifier ses activités. Il répond à des commandes funéraires pour les familles Floutier, Jaujou, de Seynes, Héraut-Puech, Pélissier, Servent14… Il exécute les sculptures décoratives des lycées de Nîmes, Alès, des écoles du Vigan ou encore de la galerie Jules Salles à Nîmes. Cependant, sa principale source de revenus repose sur la sculpture ornementale. Il participe à la décoration de nombreux commerces et hôtels particuliers pour lesquels il conçoit plafonds, dessus-de-porte, décors muraux, cheminées. Cette activité est la mieux renseignée à travers le fonds de la maison-atelier comme par les archives. Léopold collabore avec de nombreux architectes nîmois (Augière, Raphel, Tur, Arnaud, Allard, Belin, Renard). Il vend également certains éléments de décor à d’autres confrères. Léopold s’exerce aussi à la production de mobilier en plâtre, en créant gaines, piédestaux, vide-poches, miroirs, assiettes répondant au goût en vigueur. En parallèle, il a sa propre production de sculpture, statues, statuettes ou bas-reliefs (fig. 7), qu’il présente parfois lors d’expositions locales. Lors de son exposition annuelle, la Fondation des amis des arts de Nîmes acquiert en 1882 son Panneau de sculpture qu’elle destine à l’école de dessin technique. En 1885, il présente avec son associé Boissier un médaillon d’enfant et un vase en terre cuite, et, avec le sculpteur Clastrier (1857-1925), le bas-relief La Gloire couronne l’étude15. En 1903, il expose un buste en plâtre, et en 1909, un portrait de femme16. Léopold obtient plusieurs récompenses, notamment une médaille d’argent à l’exposition méridionale à Nîmes17.

• 18 Pour la biographie des deux artistes, voir : CESAR, CARVALHO, 2024.

10Ses activités d’enseignant, de statuaire comme celles d’ornemaniste rendent compte de sa maîtrise du plâtre : il l’emploie tant pour réaliser des ornements architecturaux, des bustes, des modèles, que des objets de décoration. Son profil polyvalent, comme sa notoriété locale, lui permettent d’obtenir dès 1893 un poste de professeur de modelage et de dessin d’imitation à l’école municipale des beaux-arts de Nîmes, une fonction qu’il occupe pendant plus de vingt ans. De cette période, sont conservées des correspondances avec ses élèves et divers objets. De nombreux modèles et exercices d’étudiants illustrent ainsi la culture classique que Léopold s’attache à transmettre, et en particulier à son fils Marcel, qui a tout autant été son apprenti, son ouvrier et son élève18.

• 19 LEPAGE, op. cit. ; BÉNÉZIT, 1976, t. VII, p. 344 ; ROCHE, 2007, p. 303.

11Le parcours de Marcel est mieux connu que celui de son père. Ses descendants ont largement entretenu sa mémoire, en préservant ses archives d’étudiant et d’artiste, son fonds d’atelier et ses œuvres. Toutefois, son nom n’est que très peu cité dans les dictionnaires spécialisés19 ou les expositions dédiées à la sculpture de la première moitié du XX^e siècle. Pourtant, c’est bien une carrière d’artiste indépendant qu’il a menée, ponctuée de succès comme d’échecs, une carrière représentative de la vie artistique parisienne entre les deux guerres.

• 20 L’Académie de Nîmes ne cesse dès lors de s’informer sur ses avancées, dont rend compte le bulletin (...)
• 21 AN, AJ52_52_349. Dossier de l’élève Marcel Mérignargues, 1907-1914.
• 22 AD Gard, 214 J 398 à 417. Dossier sur La mort de Léandre, 1914. Sur le fonctionnement du Prix de Ro (...)
• 23 AD Gard, 214 J 532. Article de presse dédié à Marcel Mérignargues, 1935.

12Marcel s’est d’abord initié à l’art de la sculpture auprès de son père dans la maison-atelier de la rue de la Lampèze, avant de compléter sa formation dans différentes écoles. Dès 1895, le jeune Marcel se distingue à l’École des beaux-arts de Nîmes en obtenant différentes distinctions dans chacune des classes, à savoir le modelage, la ronde-bosse, l’anatomie, l’histoire de l’art ou la perspective (fig. 8). Ses succès sont couronnés par une pension octroyée par l’Académie de Nîmes entre 1904 et 191420, lui permettant d’abord d’entrer dans l’atelier d’Antonin Mercié (1845-1916) puis en sections de sculpture et de peinture de l’École nationale des beaux-arts à Paris21. Il y remporte de nombreuses récompenses et prix, parmi les plus renommés : Bridan (1909), Lemaire (1911), Sanzel (1912), Chenavard (1911 et 1913). Il concourt plusieurs fois pour le plus prestigieux d’entre eux : le prix de Rome. Ayant passé avec succès les premières épreuves disqualifiantes, il parvient à deux reprises à entrer en loge, avec sept autres concurrents en 1911 et 1914. Reçu 7^ème en 1911, les résultats du concours de 1914 sont annulés, à la suite de l’entrée en guerre de la France22. La formation de Marcel s’arrête alors de manière brutale, l’obligeant « à quitter [sa] blouse de logiste pour prendre la capote bleue du Poilu23. »

• 24 Paris, archives du musée Grévin, comptes-rendus du conseil d’administration, 2 août 1912 au 30 sept (...)
• 25 Annuaire du commerce, 1918, p. 806.

13Pendant la guerre, Marcel se consacre à une carrière d’artiste indépendant, bien qu’il ait obtenu le certificat d’aptitude à l’enseignement du dessin dans les lycées et collèges dès 1908. Il est engagé comme portraitiste auprès du boxeur Georges Carpentier (1894-1974) (fig. 9) et, jusqu’en 1925, au musée Grévin, un lieu alors dédié à l’illustration des actualités24. Ses talents sont soulignés à plusieurs reprises par le conseil d’administration, ce qui l’encourage certainement à ouvrir son propre atelier de sculpteur statuaire25. Au sortir de la Grande Guerre, son activité se concentre sur la réalisation de monuments aux morts pour son pays natal. Aussi intervient-il à Caveirac (1921), Caissargues (1922), Alès (1925), Bellegarde (1927), Saint-Laurent-d’Aigouze, Barjac et Poulx.

• 26 SANCHEZ, 2013, t. III, p. 1150.
• 27 Voir CARVALHO, CÉSAR, 2024.

14Sa production est ensuite partagée entre portraits, reliefs décoratifs et œuvres plus personnelles. Celles-ci sont régulièrement présentées lors d’évènements tels que les Jeux Olympiques de Los Angeles, Amsterdam et Tokyo, l’Exposition universelle de 1937 à Paris ou l’Exposition du progrès social de Lille. Il soumet aussi son travail lors de différents Salons. Il expose entre 1907 et 1956 au Salon des artistes français, dont il devient membre du jury. Au Salon d’hiver, il présente régulièrement des œuvres à partir de 1932 et ce, jusqu’en 193726. L’année suivante, il participe à l’exposition du « Groupe des Artistes de ce temps ». Si Marcel remporte plusieurs prix (Comœdia 1922) et médailles au Salon des artistes français (bronze 1926, argent 1927, or 1931), il ne parvient que difficilement à percer sur le marché de l’art de l’entre-deux-guerres. À la veille de la seconde guerre mondiale, il renonce à la vie parisienne et tente de se faire une place dans sa ville natale, une entreprise restée sans succès27.

• 28 AD Gard. 214 J 15. Facture de la maison Lagogué, 7 novembre 1882.
• 29 AD Gard. 214 J 15. Papier à en-tête de Léopold Mérignargues, avant 1916.
• 30 AD Gard. 214 J 15. Lettre de la maison Emmerich-Bertholon, 11 août 1903.
• 31 MAYEUX, 1904, p. 252.

17C’est à Paris que Léopold se fournit en plâtre : en 1882, ce sont 500 kg qui sont expédiés à Nîmes pour 44,50 francs par la maison Lagogué28. S’il l’utilise pur pour différents travaux d’ornements, il lui préfère des matières dérivées, récemment créées. Depuis le milieu du XIX^e siècle sont introduites de nouvelles techniques qui permettent d’en améliorer la résistance. En effet, si le plâtre peut être utilisé seul, le principal inconvénient, selon Léopold, réside alors en sa faible résistance à l’humidité29. Toutefois, le mélange au plâtre pur de matières supplémentaires s’avère être un véritable atout, permettant au sculpteur de faire face aux risques de cassures et d’humidité. Du carton peut ainsi être ajouté en vue d’obtenir une matière communément appelée le carton-pâte, tandis que l’addition d’une gélatine permet d’obtenir le carton-pierre30. Par ailleurs, la technique du staff, où des fibres végétales sont adjointes au plâtre, est perçue par Léopold comme révolutionnaire, « bien supérieure » à l’utilisation du plâtre pur (fig. 11). Il se place ainsi comme défenseur de cette matière pourtant décriée, jugée comme sans « réelle valeur artistique » par Henri Mayeux31.

• 32 BARTHE, 2022, p. 27.
• 33 AD Gard. 214 J. Note manuscrite de Léopold pour la décoration du café de Mme Duvaux, 28 février 190 (...)
• 34 AD Gard. 214 J 19. Lettre de Stanislas Clastrier à Léopold, Marseille, 7 juin 1883.

18De surcroît, ces techniques rendent possible l’amélioration de la vitesse d’exécution du travail : la production s’en voit multipliée, permettant à Léopold de faire face aux nombreuses commandes en cette fin de siècle. Les modèles d’ornements sont alors préfabriqués pour être par la suite placés in situ32. Ces progrès donnent également lieu à l’évolution des prix : en préparant en avance les ornements, la durée passée sur le chantier est moins importante, aussi le coût d’intervention s’en voit-il abaissé. La complexité de la pièce détermine son prix : une rosace en staff peut être vendue 30 francs, tandis qu’un mètre de corniche est estimé à 1 franc33. Mais ce n’est pas seulement en matière de décoration architecturale que le prix du plâtre est intéressant pour le commanditaire : en 1883, l’exécution d’un buste en plâtre peut s’élever à 500 francs, celui en terre-cuite à 600 francs tandis qu’un buste en marbre est évalué à 2 000 francs34.

• 35 Ibid.
• 36 AD Gard. 214 J 15. Papier à en-tête de Léopold Mérignargues, avant 1916.
• 37 AD Gard. 214 J 18. Lettre de Félicien Allard à Léopold Mérignargues, 18 juin 1883.
• 38 AD Gard. 214 J 6. Lettre de Marcel Mérignargues à Léopold Mérignargues, 24 septembre 1900.

19Le prix n’est pas l’unique avantage d’un buste en plâtre selon le sculpteur Stanislas Clastrier, qui écrit à Léopold en 1883. À ses yeux, ce matériau « est aujourd’hui le moyen le plus adopté par les artistes sérieux, qui ont avant tout souci de la forme35 » : le plâtre a dès lors des qualités formelles qui tiennent notamment à la finesse du résultat final et qui sont tout autant exploitées pour la réalisation de décors d’intérieur. Selon Léopold, le staff permet un rendu des plus satisfaisants, considérant le travail « d’une légèreté, d’un fini et d’une solidité parfaite36 ». Il facilite aussi l’exécution au sens où son faible coût et sa facilité de fabrication permettent de se concentrer sur le travail des formes, celles-ci pouvant être retravaillées pour répondre au plus près à la demande. Un dialogue peut s’établir avec le commanditaire sur le rendu final et la composition d’ensemble : l’architecte s’adresse facilement à Léopold de manière à ce qu’il corrige les contours d’un élément, même si celui-ci est déjà posé37. Le plâtre a la faculté de pouvoir être repris voire réparé : les humeurs de Marcel l’amènent à détruire partiellement certaines de ses œuvres avant de les réparer par la suite, comme en témoigne certaines de ses œuvres dans l’atelier, notamment La mort de Léandre, présenté au prix de Rome, démembré partiellement par la suite par son auteur. Le plâtre apparaît comme une matière facile à manier, même par un jeune apprenti. Lorsque son père est absent, les travaux en plâtre de l’atelier sont confiés à Marcel, encore adolescent et encore élève à l’École des beaux-arts de Nîmes38. Enfin, le plâtre peut être coloré. Teinté dans la masse, il peut reproduire la terre-cuite. Une patine peut tout autant être apposée : Léopold l’utilise pour imiter le bronze, tandis que Marcel peint en bleu certains de ses bas-reliefs ou statuettes (fig. 12). Le plâtre offre ainsi une souplesse d’utilisation et, plus largement, une grande liberté de création.

• 39 AD Gard. 214 J. Croquis de cheminée par Léopold Mérignargues, sans date.
• 40 AD Gard. 214 J. Croquis d’un vase décoratif pour l’hôtel Gardie par Léopold Mérignargues, sans date
• 41 AD Gard. 214 J 140. Plan pour le plafond du salon de Mr Muller par Léopold Mérignargues, sans date.
• 42 AD Gard. 214 J. Calque pour l’hôtel Gardie par Léopold Mérignargues, sans date.
• 43 AD Gard. 214 J 114 à 126. Photographies d’éléments naturels, avant 1916.

20En tant que staffeur, Léopold insiste sur sa qualité d’exécuteur à partir d’un dessin. Plusieurs types de dessin faits de sa main ont été retrouvés dans la maison-atelier, lesquels renseignent sur son propre processus de réalisation d’une pièce en plâtre. Tout d’abord, le simple croquis permet de donner vie à une pièce, l’artiste y jetant ses premières idées. Des mesures y sont parfois précisées, le sculpteur pouvant alors immédiatement exécuter sa pièce : sur le dessin d’une cheminée, Léopold spécifie qu’il s’est servi précisément de ce croquis pour construire directement le pilastre projeté39. Par ailleurs, une esquisse plus travaillée peut être réalisée à l’échelle 0 de manière à avoir un support à discuter avec le commanditaire et ce, avant l’exécution de plans plus soignés, le plus souvent présentés sous la forme d’une élévation40. Ils font parfois office de véritables documents techniques. Le profil des ornements y est par exemple stipulé, et en particulier pour les corniches, représentées tant en coupe que de manière détaillée pour en apprécier l’ornementation41 (fig. 13). Par ailleurs, des cartons ont été retrouvés qui permettent d’illustrer la création d’un ornement en plâtre. Représenté à l’échelle zéro, l’ornement est crayonné sommairement, le tracé étant ensuite perforé et frotté à l’ocre : posé directement sur une matière en plâtre, le dessin y est reporté par ce système de calque (fig. 14). Léopold travaille ensuite les formes selon les contours dessinés42. Enfin, la photographie peut également être utilisée comme modèle : a ainsi été conservée une série de photographies dédiées aux plantes (lierre, vigne, chardon, etc.) déclinée sous forme de reliefs en plâtre dont l’artiste se sert comme répertoire de formes43.

• 44 PUISAIS, 2001, p. 253-255.
• 45 Marcel MÉRIGNARGUES, Scène pastorale, entre 1900 et 1910, plâtre : patiné, 30,5 x 38,5 x 8, Saint-G (...)

21La matérialité et la plasticité même du plâtre permettent des déclinaisons infinies en étant modelé, taillé, assemblé, gravé, estampé, poli, travaillé humide ou sec, directement à la main et aux doigts mais aussi avec différents outils44. La maison-atelier présentait toute une variété d’ébauchoirs, gouges (creuses, demi-creuses, méplates, gradines), ciseaux, pointes ou rifloirs utilisés par les deux sculpteurs afin d’obtenir différents effets de matière et de volume. Plusieurs calibres montrent également comment le plâtre est modelé en vue de former des corniches (fig. 15). Marcel explore cette malléabilité en jouant avec les techniques employées. Il peut travailler le plâtre par adjonction de matière, la technique du modelage mettant à l’épreuve la rapidité d’exécution de l’artiste45. Il taille le plâtre, le gratte, le polit, le façonne dans la masse. Il travaille l’épaisseur et expérimente les différents états du plâtre suivant sa capacité d’absorption d’eau ou suivant sa force de gâchage. Marcel utilise largement ce matériau tout au long de sa carrière en exploitant encore sa finesse et sa blancheur, comme dans son œuvre Ève au serpent de 1936. Peut-être peut-on voir dans cette utilisation massive un hommage à son père, ou plus largement, un questionnement autour de la valeur de l’art, par l’utilisation d’une matière considérée comme non noble. Mais sa production est aussi une démonstration de son savoir-faire technique : dès l’enfance, il expérimente le plâtre et ses possibilités dans l’atelier de son père.

• 46 CÉSAR, 2021.
• 47 Relief des Panathénées, fin XIX^e siècle, plâtre, 34,5 x 131, collection particulière.
• 48 Cette pratique était commune, comme en témoigne l’œuvre d’Adolph MENZEL, Mur d’atelier, 1872, huile (...)

24La technique du surmoulage est par ailleurs très utilisée par Léopold pour constituer une collection de modèles servant à l’apprentissage : l’atelier comportait de nombreux modèles antiques, modèles des temps modernes et modèles contemporains. Supports indispensables à l’enseignement, ils peuvent peut-être provenir de la collection de l’École des beaux-arts de Nîmes qui achète alors massivement des modèles propres à être copiés en classe, selon la méthode d’apprentissage en vigueur46. Les modèles de la Lampèze proviennent également d’entreprises officielles de reproduction alors en activité qui diffusent des copies de chefs-d’œuvre de l’art et en particulier d’ateliers de reproduction de musées. Une épreuve d’édition de la frise des Panathénées du Parthénon d’Athènes provient du British Museum à Londres47. De l’atelier de chalcographie du Louvre sont conservées plusieurs tirages, copies des collections du musée. Parallèlement, le moulage sur nature semble au service de la collection de modèles placée continuellement sous les yeux des artistes : membres (pieds, mains), buste de femme ou un petit relief moulé sur un serpent sont tous exposés dans l’atelier48. Léopold est aussi l’auteur d’une série de bas-reliefs représentant des éléments végétaux : la fidélité de la représentation laisse penser qu’il s’agit également de moulages faits sur nature, placés çà et là dans l’atelier pour lui servir de répertoire de formes.

• 49 AD Gard. 214 J 474. Notes personnelles de Marcel Mérignargues, 1900-1965.

25Plusieurs moules et épreuves des Mérignargues restituent également la pratique du moulage dans le processus de création d’une œuvre sculptée. Marcel peut concevoir une ébauche, puis la reproduire en plâtre de manière à retravailler l’épreuve obtenue. Celle-ci peut ainsi être annotée, modifiée puis à nouveau moulée. Plusieurs tirages pour l’œuvre représentant la Tête de Nina témoignent de cette pratique : chaque exemplaire diffère par un détail dans la forme, la texture, la posture, la teinte (fig. 21). Aussi Marcel modifie-t-il chaque épreuve jusqu’à obtenir un état satisfaisant, comme il l’explique dans l’un de ses carnets : « Je mets sur pied une esquisse que je pousse le plus loin possible. Je la donne au moulage. Alors, commence pour moi le travail d’ajout encore énorme car pour moi, une œuvre grandit par foisonnement, des creux m’apparaissent que je remplis et enfin l’épuration de la forme49 ».

• 50 CHARTON, 1880, p. 501.

26Si la technique du moulage peut être considérée comme relevant des arts mécaniques assurant des « ressources extrêmes » au sculpteur50, celui-ci peut tout autant l’exploiter dans son travail de création. Le moulage interroge ainsi le statut même des œuvres créées : une des principales difficultés dans l’exécution de l’inventaire a en effet été de déterminer la nature même de chaque œuvre, entre œuvre originale, modèle original, épreuve originale, etc. L’attribution en a été aussi des plus complexes : une œuvre moulée pouvait tout aussi bien avoir été réalisée par Léopold ou par Marcel, et tout aussi bien être une reproduction d’une œuvre d’une autre main. En permettant la reproductibilité d’un objet d’art, ce procédé a été déprécié : le caractère artisanal de la production d’ornement explique sans doute que l’histoire de la carrière de Léopold ait été laissée de côté, tandis que celle de Marcel, illustrant davantage le parcours d’un artiste indépendant, a été mieux considérée : les arts majeurs, incarnés par la figure du fils, seraient ainsi valorisés par rapport aux arts mineurs représentés par Léopold, l’ornemaniste. Pour autant, la maison-atelier et les collections de Léopold sont des témoignages particulièrement précieux des techniques employées dans la mise en œuvre des arts décoratifs entre la fin du XIX^e et le début du XX^e siècle.

• 51 Dictionnaire de l’Académie française, 1835, tome 2.
• 52 Terme donné à l’entrée « ornemaniste » du Dictionnaire de l’Académie française, 1873, t. 2.

27L’avènement des arts décoratifs au XIX^e siècle laisse une place importante à l’ornement dont la définition se précise : il s’applique dès lors plus particulièrement à l’architecture et à la menuiserie, où sculptures et moulures servent à embellir un ouvrage51. Si Léopold maîtrise le bois, le marbre ou la pierre, le plâtre lui permet de répondre aux commandes dédiées à l’art de la décoration intérieure, qui, selon ses propres mots, « s’affirme et se développe » en cette fin du siècle. La nature de ces travaux interroge le statut même de son auteur, à la frontière entre décorateur, ornemaniste, « ornementiste52 », ouvrier et sculpteur. Dans son papier à en-tête, Léopold se présente en tant que sculpteur et défend ainsi sa qualité d’artiste.

• 53 FINANCE, LIÉVAUX, 2010, p. 124.

28En tant qu’espace de monstration, la maison-atelier exposait décors portés et pièces isolées. Cette variété illustre parfaitement le champ d’intervention de Léopold Mérignargues comme l’usage qu’il pouvait avoir du plâtre. L’ensemble compose une collection d’ornements, un terme qui peut être ici entendu dans ses deux acceptions, en tant qu’élément architectural ou en tant que forme. L’ornement en plâtre peut d’abord s’entendre comme un élément décoratif relevant de la sculpture et destiné à l’embellissement d’une architecture à laquelle il est subordonné : rosace, corniche, écoinçon, médaillon, agrafe, gorge, culot, dessus de porte, trumeau, etc53. Les ornements proposés par Léopold peuvent avoir diverses destinations, sur les murs, sur les plafonds, voire en jonction de ces deux parties. Toutefois, la fragilité du plâtre seul face à une hygrométrie élevée rend peu probable son installation en extérieur : aussi les modèles de l’atelier sont-ils destinés aux intérieurs. Le staff et le carton-pierre permettent, par leur facilité d’utilisation et leur légèreté, de les préfabriquer et de multiplier la production.

• 54 AD Gard. 214 J 69. Photographie d’une cheminée, entre 1880 et 1916.

29Chez Léopold, le plâtre et ses dérivés, appliqués aux arts décoratifs, sont exploités pour la réalisation de différents types de reliefs. Bas-reliefs, demi-reliefs ou hauts-reliefs sont tout autant utilisés pour les décors. Par ailleurs, l’ornement en plâtre peut être plein, d’un seul bloc, ou au contraire ajouré : certaines rosaces sont ainsi conçues comme de véritables dentelles de fleurs ou de rinceaux. Staff et carton-pierre sont employés par Léopold pour créer des ornements « en creux », dont la solidité repose sur la toile de jute placée en renfort. L’ornement peut aussi être de différentes tailles : sont ainsi présentés dans l’atelier des petits éléments, hauts de quelques centimètres, formant flèche, bouquet, vase, comme des éléments monumentaux, destinés à couvrir plus d’un mètre d’une surface. Dans la continuité des décors de cheminées en plâtre réalisés au XVII^e siècle par les gypsiers en Languedoc, à l’image de Jean Sabatier, Léopold Mérignargues propose des trumeaux, corniches et manteaux de cheminée en plâtre, en staff ou en carton-pierre. Certains modèles sont aussi préfabriqués, comme le montrent des tirages photographiques sur lesquelles des cheminées entières sont installées dans une cour où manteaux, chambranles et hottes, montés en kit, sont ornés de reliefs (fig. 22)54.

• 55 AD Gard. 214 J 23. Décorations ornementales proposées à la vente (planche 3), entre 1895 et 1916.
• 56 AD Gard. 214 J 23. Décorations ornementales proposées à la vente (planche 19), entre 1895 et 1916.
• 57 AD Gard. 214 J 30. Photographie du plafond du grand Café de Paris, entre 1880 et 1916.
• 58 Grande salle du café, salon et devanture, fin XIX^e siècle, IMH, 2017/11/02, PA30000126.

30Cet exemple interroge également la manière dont fonctionne un ornement dans l’atelier de Léopold : il peut s’agir d’un élément ponctuel, fonctionnant seul, ou au contraire, être la partie constitutive d’un tout. Une rosace peut ainsi être formée en un seul bloc, ou peut a contrario être composée de pièces « interchangeables », à l’exemple du bouton formant la partie centrale. Plusieurs modèles de boutons étaient présentés dans l’atelier et pouvaient ainsi être combinés à une rosace, petite ou grande, selon le goût du commanditaire. La rosace peut aussi comporter des extensions, de manière à moduler l’occupation de l’espace du plafond55. S’opèrent également des combinaisons entre les ornements : un médaillon peut tout autant être présenté isolément qu’assemblé à un dessus de porte56. D’autres types d’ensembles sont aussi constitués par des œuvres dont les compositions sont similaires mais les sujets diffèrent. Léopold propose ainsi une série de médaillons dits aux poissons, dont chacun varie par les espèces présentées. Toutes ces déclinaisons peuvent ensuite être associées et exposées ensemble, en pendant, dans un même espace. Plus largement, Léopold Mérignargues peut concevoir la totalité du décor propre à une salle, comme en témoignent les nombreuses vues qu’il dresse à destination d’un architecte ou d’un commanditaire. Le cas le plus parlant est le Café de Paris situé boulevard Victor Hugo à Nîmes : c’est bien l’intégralité du décor, murs et plafonds, qui a été pensé et réalisé par Léopold et le peintre Victor Chenillon (?-1883) à la fin du XIX^e siècle. Des photos de la grande salle comme un carton pour une cheminée sont encore conservés dans le fonds d’archives (fig. 23)57. Il s’agit de l’un des très rares exemples de décoration d’un espace commercial encore conservé aujourd’hui à Nîmes, une particularité lui ayant valu une protection au titre des monuments historiques58.

• 59 AD Gard. 214 J 27. Modèles de décors pour plafond, rosace et chapiteau, entre 1895 et 1916.
• 60 La terre-cuite est, selon Guilhem Scherf, conservée à Copenhague, tandis que l’exemplaire en pierre (...)
• 61 SCHERF, 1991.
• 62 Op. cit., p. 49.
• 63 Clodion, Satyresse jouant avec des enfants satyres, vers 1781, stuc, 205 x 41 x 11, Paris, Musée du (...)
• 64 Pour les médaillons, voir : Clodion, Satyresse jouant avec un satyre enfant, fin du XVIII^e siècle, (...)
• 65 SCHERF, 1991, p. 51.
• 66 Clodion, Jeux d’enfants avec un chien, terre cuite, collection particulière. Voir Clodion, 1992, p. (...)

32Le travail de Léopold Mérignargues révèle la diversité de ses répertoires : floral, animal, antique, géométrique, etc. En plus d’un numéro, il donne un titre à chacun de ses ornements, relatif à sa caractéristique formelle, à savoir par style. Nombre de dessins de Léopold présentant ses ornements comportent des légendes : le style caractérise en particulier les rosaces, exécutées dans le goût Louis XIII, Louis XIV ou encore Louis XVI59. Ces inscriptions rendent compte de la persistance entre la fin du XIX^e et le début du XX^e siècle d’un répertoire ancien, notamment des modèles d’Ancien Régime. La fortune de ces modèles est illustrée par la présence de plusieurs sculptures dans la maison-atelier tirées du thème du triomphe marin, très abondamment traité par les artistes des siècles précédents. Dans les greniers étaient conservés trois exemplaires en plâtre du Triomphe de Galatée, des surmoulages du bas-relief de Clodion (1738-1814), une œuvre originellement destinée à orner la cour de l’hôtel Brongniart60. Depuis sa présentation au Salon de 1779 (n° 239), elle a été largement diffusée, déclinée et transformée : comme l’a démontré Guilhem Scherf, Clodion a favorisé « variations, répétitions et imitations »61 de ses œuvres en privilégiant la diffusion commerciale de son travail notamment grâce à la Manufacture de Sèvres. Celle-ci a, entre autres, commercialisé plusieurs reliefs en plâtre tirés ou inspirés de Clodion, dont le Triomphe de Galatée, comme son pendant, le Triomphe d’Amphitrite. Plusieurs tirages des deux modèles, connus jusqu’ici seulement par une photographie de la maison Roger-Viollet, étaient conservés dans la maison-atelier des Mérignargues. Parmi eux, l’un est recouvert d’un agent de surmoulage : Léopold devait certainement être amené à reproduire régulièrement l’œuvre, ce qui témoigne de la permanence du modèle plus d’un siècle après sa réalisation. Son succès peut se mesurer à sa large diffusion via la multitude de moulages et d’éditions en tous genres réalisés au XIX^e siècle et destinés à l’art décoratif62. Les Satyresses jouant avec des enfants satyres, ornant à l’origine la cour d’honneur de l’hôtel de Bourbon-Condé, en sont aussi l’exemple63. Présentées autour de l’œil-de-bœuf, ces deux scènes ont été déclinées en médaillons par Clodion et utilisées tantôt comme décors de vases, tantôt en bas-relief d’édition en plâtre vendus à Nancy et à Sèvres, ou même en décor de cheminée ou de commode64. Cette réutilisation massive pourrait s’expliquer par la circulation de médaillons en bronze réalisés par des fondeurs comme Beurdeley ou Barbedienne65. Léopold Mérignargues propose à la vente une série de médaillons en plâtre directement inspirés de l’œuvre de Clodion, qu’il utilisait comme décor de dessus-de-porte ou de cheminée (fig. 24). Ils étaient aussi exposés dès le couloir d’entrée de la maison-atelier. Ce modèle semble avoir rencontré un franc succès, à en croire également les différents moules encore présentés à l’atelier. D’autres œuvres tirées de Clodion sont commercialisées par Léopold, comme Jeux d’enfants avec un chien66, ou les reliefs représentant des bacchanales ou des scènes d’enfants qui jouent. L’ensemble de ces productions témoignent de la vivacité du goût néo-classique en matière de décoration intérieure entre 1880 et 1916 dans la région nîmoise.

• 67 AD Gard. 214 J 536. Lettre de la librairie de l’architecture et des arts industriels, 26 janvier 19 (...)
• 68 FROISSART PEZONE, 2010. p. 162.
• 69 FROISSART PEZONE, 2005, chap. 5.

33Toutefois, Léopold Mérignargues se documente sur les tendances artistiques de son temps : sa bibliothèque témoigne de son contact avec plusieurs librairies spécialisées dans l’architecture, les arts industriels et les arts décoratifs, comme la librairie Bajot à Paris. Il est abonné à plusieurs périodiques, à l’exemple des Monographies du bâtiment moderne, ou encore Art et décoration, qui se font l’écho des créations récentes67. Aussi introduit-il dans son travail un répertoire plus moderne, proche de l’art nouveau, comme l’arabesque, les lignes souples, l’asymétrie, etc. L’esthétique de son travail est modernisée par l’introduction de nouveaux éléments dans ses décors, telle que la feuille de figue, de marronnier, de marguerite ou de platane. L’art décoratif se présente ainsi comme un nouveau champ d’exploration pour le sculpteur68. Léopold renouvelle aussi l’application même de la sculpture, conformément aux tendances de son temps : il propose à la vente différents objets en plâtre propres à compléter la décoration d’appartements. Vide-poche, pendule, baromètre, miroir témoignent de l’engagement de Léopold dans la redéfinition du cloisonnement entre les arts, sculpture et arts décoratifs, propre à l’art nouveau69.

• 70 AD Gard. 214 J 51 à 113. Carte présentant un panneau de cheminée, avant 1916.
• 71 AD Gard. 214 J 18. Lettre de Ferdinand Boyer, 5 mars 1890. Il existe également une planche comporta (...)

35Le papier à en-tête de Léopold éclaire la manière dont est géré son commerce d’ornements. Cette lettre était expédiée à de potentiels commanditaires, particuliers ou architectes et pouvait être complétée par l’envoi de photographies. Parmi les objets de la maison-atelier, ont été retrouvés une chambre photographique et son nécessaire de développement. Les archives des Mérignargues abondent en clichés, négatifs, plaques de verre ou tirages (platinotype, papier salé, cyanotype...). Elles sont autant de traces sensibles des souvenirs de famille, que des témoignages de la place de cette pratique pour Léopold et Marcel. La dialectique qui s’opère entre ces deux techniques est particulièrement intéressante en cette fin de siècle, où l’usage de la photographie est démocratisé. Les photographies peuvent d’abord être support d’inspiration pour Léopold, qui constitue une bibliothèque d’images d’œuvres ou de monuments. Elles lui servent également de documents de travail, en lui permettant de considérer son œuvre d’un autre œil : Léopold regarde l’œuvre créée à travers la photographie réalisée et peut ainsi annoter ce support. Des photographies d’œuvres peuvent être rassemblées dans un seul et même album, servant certainement de catalogue. Léopold constitue un recueil de ses œuvres en plâtre réunies dans un petit carnet, présentant toute la variété des pièces de décoration qu’il propose à la vente (fig. 25). Les œuvres sont présentées de manière individuelle sur chaque page ou rassemblées par typologie. Les clichés peuvent être annotés, comportant parfois des titres mais aussi des mesures : aussi le catalogue pouvait-il servir tant de pense-bête pour l’artiste que de supports de monstration auprès des clients. Plus largement, Léopold avait certainement pour projet d’éditer un catalogue de ses œuvres dédiées à la décoration d’intérieur en plâtre et carton-pierre. Ont été conservées plusieurs planches similaires : une feuille cartonnée de même dimension, de couleur bleue, sur laquelle est collée une photo occupant toute la page. Chaque œuvre est savamment isolée sur un support noir, comme détourée, une opération qui est mise en œuvre directement sur le négatif : parmi les plaques de verre du fonds d’archives, une représente un objet dont le contour a été sommairement gratté (fig. 26). Par ailleurs, chaque œuvre comporte une numérotation reportée sur les modèles de l’atelier. Une règle peut être présentée de manière à en comprendre l’échelle. Chacune des planches porte un numéro ainsi qu’une étiquette imprimée sur laquelle sont reportés le nom de Léopold, sa qualité et son activité Ce traitement systématique est à rapprocher des catalogues d’ornements édités dans la seconde moitié du XIX^e siècle, à l’exemple de ceux de la maison Flachat-Cochet. Un exemplaire était conservé dans la maison-atelier, servant certainement de modèle d’inspiration pour Léopold, tout en lui permettant de se tenir informé du goût et des tendances en matière de décoration intérieure. Le catalogue de Léopold a pu ainsi avoir été constitué dans une démarche de promotion, au même titre que la photographie format carte de visite70. En effet, quelques-unes ont aussi été retrouvées : commode par leur taille et leur support rigide, ces cartes pouvaient être aisément distribuées. Une fois la commande passée, Léopold récupérait les clichés fournis71.

• 72 AD Gard. 214 J 18. Lettre Florentin Belin à Léopold Mérignargues, 6 août 1903.
• 73 AD Gard. 214 J 18. Correspondance professionnelle de Léopold Mérignargues.
• 74 AD Gard. 214 J 18. Lettre de la Veuve Louis Antigniat à Léopold Mérignargues, 26 novembre 1891. AD (...)
• 75 AD Gard. 214 J 18. Lettre de Clerc dit Toupinas à Léopold Mérignargues, 5 mars 1902.
• 76 AD Gard. 214 J 18. Lettre de Félix Duvaux à Léopold Mérignargues, 6 avril 1902.

36Les archives du fonds Mérignargues renseignent aussi le contexte des commandes. Tout d’abord, Léopold s’associe avec des architectes. Sa collaboration avec Max Raphel (1863-après 1940) l’amène, entre autres, à réaliser vers 1893 la décoration ornementale de la galerie des arts dite aussi galerie Jules Salles, du nom de son donateur. Avec l’architecte Gustave Arnaud, il intervient notamment pour la décoration de l’hôtel de Chabeaud. Avec Paladan, Léopold est chargé des décors de la société générale. Il travaille également avec Tur, Augière, Renard, Allard, Belin72… Léopold traite également directement avec des entreprises de travaux publics qui le contactent pour lui demander des pièces précises, rosaces, corniches, tores, etc. Nombreuses correspondances sont dédiées à ce type d’échanges : Coste à Montpellier, Sabatier à Alès, Ravès à Saint-Hippolyte-du-Fort, Combe au Vigan, Daunis à Saint-Jean-du-Gard, Pélissier à Arles, etc73. À l’inverse, Léopold commande des ornements chez d’autres maisons spécialisées dans la vente d’ornements (Antigniat à Paris, Flachat à Lyon74), ou chez d’autres sculpteurs. Les envois peuvent concerner tant des pièces entières, comme des rosaces chez Vittoz à Marseille, que des moules : l’entreprise Clerc jeune dit Toupinas à Saint-Quentin-La-Poterie, spécialisée en produits en terre réfractaire demande à Léopold de lui renvoyer des moules précédemment fournis75. Des échantillons, à savoir des morceaux d’ornements, sont aussi expédiés par Léopold à la demande du sculpteur Félix Duvaux76.

• 77 AD Gard. 214 J 154. Dessin pour le café de Paris, entre 1895 et 1916.
• 78 AD Gard. 214 J 18. Lettre d’Anselme Ravès à Léopold Mérignargues, 5 juillet 1880.

37La production de Léopold est ainsi diffusée par le biais d’un large réseau. Aussi les frais d’emballage et d’expédition des ornements comptent-ils pour une part importante sur le coût final. Le prix total est calculé sur le nombre de pièces détachées nécessaires à la réalisation du décor projet. Léopold dresse ainsi des listes d’éléments nécessaires au décor projeté, des documents renseignant tout autant la terminologie même des ornements : « 27 branches rais-de-cœur, 23 branches chiens-coursants, 20 branches de chêne » sont utilisées pour le café de Paris77. Si l’ornement est installé par ses ouvriers, des maçons ou même des plâtriers78, le sculpteur conçoit l’ensemble et pense la forme : il est ainsi créateur.

• 79 C’est cette dimension qu’explore le projet « Du sculpteur à l’œuvre », mené en collaboration entre (...)
• 80 FROISSARD PEZONE, 2009, p. 62
• 81 CHARTON, 1880, p. 498-501.

38Au-delà du parcours de deux hommes, les centaines d’œuvres, d’ornements ou d’objets et les milliers d’archives des Mérignargues sont des terrains d’exploration infinie pour les historiens et historiens d’art. La maison-atelier de la Lampèze offre un témoignage précieux de la pratique artistique pendant près d’un siècle79. S’interroger sur l’usage du plâtre à travers l’exemple des Mérignargues amène à se questionner sur la frontière entre artiste et artisan, œuvre et objet, ou encore, entre art, art décoratif et art ornemental. Ces questionnements font écho aux débats artistiques en vigueur autour de la sculpture décorative, un art conçu en vue d’une destination, objet usuel ou édifice, l’artiste devant avant tout « orner la matière »80. Le plâtre synthétise ces préoccupations : chez les Mérignargues, sa plasticité est éprouvée quelle que soit sa finalité, entre ornements et œuvres d’art, objets multiples ou œuvres uniques. L’exemple de Léopold et de Marcel permet plus largement d’illustrer toute la variété que recouvre le métier du sculpteur dont rend parfaitement compte l’entrée « sculpteur » du Dictionnaire des professions de Charton : y est soulignée la transversalité de cette figure, entre ouvrier, patron, artiste et praticien81.