• 1 TORRES, 1990, p. 28-47 ; FARION, 2019.
• 2 Ce travail a été mené essentiellement en Provence et dans les territoires environnants, notamment s (...)

1L’histoire de l’industrialisation de la production du plâtre est marquée par les entreprises créées ou réorganisées au cours de la deuxième moitié du XIX^e siècle et au premier quart du XX^e siècle, à un moment où l’accumulation capitalistique, associée à des innovations technologiques et à la nationalisation des marchés, confèrent à la transformation du gypse en plâtre un caractère foncièrement nouveau1. Depuis une trentaine d’années, les recherches sur les périodes antérieures ont notamment porté sur la découverte de pratiques plus modestes, associée à ce que certains appellent le « plâtre paysan », activité de production artisanale, pour laquelle des paysans devenaient carriers, une partie de l’année2. Toutefois, les expérimentations qui ont pu mener d’une exploitation artisanale à une transformation nettement industrielle du gypse sont assez peu connues.

• 3 NADAUD, 1998, p. 89-90.
• 4 Ce fut le résultat de l’engagement de membres des élites sociales, parfois élus, mais aussi des ouv (...)

2Par ailleurs, les approches spécifiquement économiques et industrielles de l’histoire du gypse ont mis de côté les enjeux sociaux et politiques liés à la production et à l’utilisation du plâtre. Le récit de Martin Nadaud, « maçon de la Creuse » devenu député républicain de la seconde puis de la troisième République, en témoigne. Il date, en effet, son engagement politique du milieu des années 1830, à un moment où, après sa journée de travail, dans des cabarets, il faisait la lecture du Populaire, le journal d’Étienne Cabet. Une rencontre avec un jeune étudiant en médecine, parent d’un maître carrier d’une carrière de gypse à Paris, lui ouvre alors la porte de la « Société des droits de l’homme » où il fait ses premières armes en politiques3. Dans les décennies 1830 et 1840 des mouvements et des mobilisations sociales comme politiques contribuent à redéfinir, dans l’espace public, la place du monde du travail qui vient aussi interroger les formes de l’industrialisation4.

• 5 JARDIN et TUDESQ, 1973, p. 205.

3La période de la Monarchie de Juillet connaît, en France, l’émergence d’un « nouveau régime économique5 » avec l’apparition du capitalisme industriel. Il s’appuie sur des entreprises familiales mais qui vont évoluer grâce à l’apport de capitaux, aux innovations technologiques et à l’accès au charbon. Dans le secteur agricole, de nouvelles méthodes culturales et d’élevage amorcent la voie vers une agriculture plus mécanisée et qui bénéficie aussi des innovations technologiques.

• 6 Paul Tramier de La Boissière (1799-1860) est issu d’une famille patricienne du Comtat Venaissin, an (...)

4Les premières expériences d’industrialisation de la production de plâtre participent à ce mouvement. L’expérience de la Société plâtrière du midi, entre 1838 et 1851, créée à l’initiative de Paul Laboissière6 dans le Vaucluse, la Drôme et les Bouches-du-Rhône, peut illustrer cette histoire industrielle. Mais, au vu des convictions républicaines de son promoteur, cette expérience s’inscrit aussi dans une histoire sociale et politique qui voit l’émergence du monde ouvrier comme force sociale et politique.

• 7 SEIGNOUR, 1957, p. 27-85 ; VIGIER, 1963, tome 1, p. 95-96.

6Au cours de la première moitié du XIX^e siècle, le Vaucluse est avant tout un département rural, marqué par une agriculture encore largement vivrière, mais qui laisse de plus en plus la place à des productions spécialisées, et lucratives, comme l’élevage des vers à soie ou la culture de la garance. Les activités artisanales et industrielles revêtent un caractère d’archaïsme, avec de petits ateliers, parfois à domicile, ou des activités associées à la transformation de productions agricoles. L’industrie textile est alors dominée par la fabrique de soie, notamment à Avignon7.

• 8 AD Vaucluse, 8 D 11, registre des déclarations d’invention des mines, demandes de concession.
• 9 AD Vaucluse, 8 S 13, mines.

9L’investissement de Paul Laboissière dans l’activité manufacturière semble antérieur à la révolution de Juillet 1830. Avec Charles de Zanobis, son beau-frère, et Adolphe Bressy, il demande, en avril 1830, une concession pour une mine de lignite sur les territoires de Pernes, Velleron, l’Ilse, Vaucluse, Saumane, la Roque-sur-Pernes et Saint-Didier8. Toutefois, il n’est pas possible de savoir si elle donna lieu à un début d’exécution. En 1837, le combustible de l’usine de plâtre provient en effet des mines de Rustrel9 et aucune exploitation de lignite n’est mentionnée pour les communes concernées par la concession de Paul Laboissière et ses associés dans les archives de la Préfecture de Vaucluse.

• 10 Sur les activités de Paul Laboissière comme député, ROBERT, 1891, tome 5, p. 438.

10Mais les réels débuts de l’exploitation du plâtre coïncident avec le « retour » de Paul Laboissière alors que, de juillet 1831 à juin 1834, il est député de Vaucluse. Après les journées de juin 1832 et aux côtés d’Étienne Cabet et d’Étienne Garnier-Pagès, il devient une des figures du camp républicain à la Chambre des Députés. Avec ce dernier, en 1833, il parcourt une grande partie du sud-est de la France, pour promouvoir la Société des droits de l’homme et les idées républicaines10. Pendant cette période, les archives policières ou préfectorales, qui détaillent les agissements du remuant député de Vaucluse, n’évoquent jamais ses affaires industrielles.

• 11 MONTENAT, 2013, p. 88.
• 12 SEIGNOUR, 1957, p. 147 ; AD Vaucluse, 5 M 111, 113, 118, 121, 125, 1509, 1598, 1600, 1602, 1618, 16 (...)

12Les gisements de gypse sont en effet importants dans ce secteur de l’ancien Comtat Venaissin. Ils sont datés de l’éocène supérieur (entre 37 et 33 millions d’années), à un moment où de vastes lagunes occupaient ce territoire. Ils présentent des bancs de largeur variable finement cristallisés et intercalés avec des bancs calcaires ou marneux11. Les exploitations de plâtre sont nombreuses dans l’arrondissement de Carpentras. Au cours de la première moitié du XIX^e siècle on compte ainsi des moulins ou des fours à plâtre à Beaumes-de-Venise, l’Isle-sur-la-Sorgue, Malaucène, Mazan, Pernes-les-Fontaines, La Roque-sur-Pernes, Saint-Pierre de Vassols ou au Thor. Mais de toutes ces fabriques, celle de Paul Laboissière est la plus importante12.

• 13 AD Vaucluse, 3 E 54/1724, n° 222 (19 octobre 1834), n° 233 (26 octobre 1834), n° 235 (28 octobre 18 (...)

14Au total, en moins de trois ans, Paul Laboissière et Charles de Zanobis ont acquis ou loué plus de 5 hectares à une douzaine de propriétaires et, en mai 1837, ils procèdent à l’arpentage des terres afin de préciser les limites des différentes propriétés13.

• 14 Ibid.
• 15 AD Vaucluse, 3 E 54/1725, acte n° 123. La société Zanobis et Laboissière n’a pas encore de patente (...)

15Dans un premier temps, ils semblent se concentrer sur la construction de l’usine et la maîtrise du processus de transformation du gypse en plâtre. Ils laissent donc à un « associé » les soins de l’extraction de la pierre. Le 6 mai 1835, agissant « tant en leur nom qu’à celui de la société formée sous la raison de commerce Zanobis et Laboissière pour l’exploitation de platrerie dite La Parisienne, sise à Velleron quartier de Cambuisson14 » (fig. 1), ils s’accordent avec Paul Davy, habitant à Pernes, pour l’exploitation du gypse. Les deux premiers mettent à disposition 728 m² de terrain de pierre à plâtre, entièrement nettoyés et découverts, situés au quartier de Cambuisson et achetés ou loués par leur société. Ils doivent aussi lui procurer tous les outils nécessaires à son travail. En contrepartie, Paul Davy doit fournir son industrie afin d’extraire la pierre à plâtre jusqu’aux couches les plus profondes. Il doit casser la pierre afin qu’elle puisse être mise dans les fours et la conduire au pied de la grue destinée à la sortir de la carrière. Il s’engage pour cela à remplir les baquets ou paniers et à les accrocher à la corde de la grue. Il lui est demandé aussi d’extraire les roches qui ne seront pas de la pierre à plâtre et qu’on appelle vulgairement « chandelles », ainsi que les débris provenant des éboulements. Il est indiqué que la pierre sera transformée aux frais de la société des deux consorts « dans le moulin mécanique par brevet d’invention qui vient d’être tout récemment construit audit quartier de Camp Buisson ». Il est convenu d’un prix d’achat de la pierre à plâtre à raison d’un franc quarante centimes par boisseau de plâtre, qui sera payé chaque semaine. Un cinquième des sommes dues à Davy est réservé dans les comptes de la société et payé au terme de son engagement, avec un taux d’intérêt de 5 %15.

• 16 AD Vaucluse, 3 E 54/1727, acte d’acquisition du 13 juin 1836.
• 17 AD Vaucluse, 6 M 247, recensement de 1836, f° 39.

16Le site est en majeure partie aménagé en 1836 (fig. 1). En juin de cette année-là, un acte d’achat est passé « à la fabrique de plâtre dite La Parisienne et dans le salon de l’habitation des acquéreurs16 ». Lors du recensement de 1836, treize personnes, directement employées par l’entreprise, y résident. On trouve Esprit Biscarel, « employé à la fabrique de plâtre de MM Laboissière de compagnie », avec sa jeune fille, André Rogier, chef d’atelier, avec sa femme et trois enfants en bas âge, Claude Allemand, chef d’atelier et sa femme, Charles-Blaise Lagrange, mécanicien de la fabrique, avec sa femme et deux enfants. Le personnel employé est donc directement attaché à l’usine, alors que les activités d’extraction n’entrainent pas l’installation d’ouvriers destinés à ces tâches17. La matrice cadastrale atteste de l’existence d’une fabrique de plâtre, nouvellement construite en 1838.

• 18 BERTONE, 2004 ; INIZAN, 2017, p. 14-17.

17Dès 1836, le procédé de cuisson du plâtre adopté est présenté comme novateur. Traditionnellement, le processus de cuisson du gypse requiert des fours de facture relativement simple dans la mesure où il faut obtenir une chaleur de 150 à 200 C° seulement. Un massif maçonné, de forme ronde ou parallélépipédique, adossé à un talus, et disposant d’une ou plusieurs entrées de four au premier niveau, suffit. Il est couvert d’une toiture destinée à protéger la cuisson des intempéries mais largement ouverte afin de laisser passer les fumées. En fonction des besoins, il peut y avoir un ou plusieurs fours, utilisés de façon continue ou périodique18.

• 19 BM Avignon, Ms 11412, lettre de Paul Laboissière à Audibert frères à Tonelle, 20 février 1838.
• 20 Institut National de la Propriété industrielle, brevets XIX^e siècle, référencé 1BA4745.
• 21 Le Moniteur universel, 26 novembre 1835, La Quotidienne, 12 décembre 1835 ; Institut National de la (...)

18L’acte de mai 1835, comme l’entête d’une lettre de Paul Laboissière, datée de février 1838, évoquent une « fabrique de plâtre et de coke », appliquant un « brevet d’invention et de perfectionnement »19. Ce brevet est celui que Guillaume Higonnet dépose le 20 décembre 1834 et qui concerne « l’invention d’importation et de perfectionnement de quinze ans pour des moyens économiques propres à la cuisson et à la fabrication du plâtre »20. Guillaume Higonnet, né en 1802, est architecte de formation, mais depuis le début des années 1830 il est employé dans les carrières de plâtre de Triel, situées dans l’actuel département des Yvelines à 35 kilomètres à l’ouest de Paris. Il se fait connaître alors comme « l’inventeur » d’un chemin de fer qui relie la carrière aux fours de l’usine. En août 1833, au nom de Michel Georges Meunier, plâtrier de Blois, il dépose aussi un brevet pour une machine destinée à broyer le plâtre21.

• 22 GUEYMARD-DUPALAIS, 1806, p. 80-83 ; HIGONNET, 1845. Il consiste à soupoudrer de plâtre les terrains (...)

20L’inconvénient de ce procédé était de noircir le plâtre, ce qui explique qu’on y recourt rarement car, pour le plâtre de construction, la blancheur était un critère de qualité. Mais, comme l’indique un rapport d’activité postérieur de la Société plâtrière du midi, le plâtre produit était en priorité destiné à l’agriculture et servait d’engrais. Cet usage du plâtre, découvert en Grande-Bretagne au XVIII^e siècle, mentionné en France au début du XIX^e siècle, est évoqué en 1845 par Guillaume Higonnet22. Ce dernier précise que le procédé de cuisson permettait aussi d’obtenir un plâtre cuit de façon plus égale et qui disposait donc de propriétés chimiques plus régulières.

• 23 Cet acte est enregistré dans les minutes de Me Monnet-Leroy, conservées au minutier central des not (...)

24La « société plâtrière du midi » est créée, pour 40 ans, par acte notarié reçu par maitre Monnet-Leroy, notaire à Paris, le 9 août 183823. Son capital est de 800 000 francs, divisé en 800 actions de 1 000 francs. Paul Laboissière apporte les actifs constitués au sein de la société qu’il a eue avec son beau-frère. L’acte mentionne la carrière de plâtre dite la Parisienne à Velleron avec l’ensemble des bâtiments qui lui sont associés. Par ailleurs, l’acte mentionne la propriété d’une carrière à plâtre avec un terrain en rapport de culture situés à Marseille au quartier de la Fontade. Sur les 800 actions, 300 ont été attribuées à Paul Laboissière et correspondent à son apport en nature. Les 500 000 francs restants sont destinés à financer le fonds de roulement et l’acquisition de nouveaux terrains ou la construction de bâtiments. Parmi les associés, apparaissent Guillaume Higonnet, l’auteur du brevet de 1834, ainsi que Michel Sauvan fils, négociant à Avignon. Le siège social est fixé à l’hôtel Laffitte à Paris, où Paul Laboissière et Michel Sauvan sont domiciliés temporairement à l’occasion de l’acte.

• 24 Jacques Laffitte évoque, à la fin de ses mémoires, la création de cette banque d’affaire destinée à (...)

26La première en date, la société plâtrière de Paris, est créée le 25 juin 1838 par acte reçu par maître Arsène Aumont-Thieville, notaire à Paris. Tout comme celle de Paul Laboissière, il s’agit d’une société en commandite, d’un capital de 4 millions de francs, soit 4 000 actions de 1 000 francs. Pour financer l’affaire, Jacques Laffitte échange des actions de la nouvelle société contre des certificats de la Caisse générale du commerce et de l’industrie qu’il a créée quelques mois auparavant24.

• 25 Une notice biographique de Firmin François Raveau (27/04/1802-1872), comme architecte est consultab (...)

28La troisième société, est la « société plâtrière de Normandie ». Elle est créée par acte notarié, reçu également par M^e Aumont-Thiéville, le 14 décembre 1838. Cette société, d’un capital de 1,2 million de francs, est aussi menée en commandite. André Marchais en est le gérant. Les associés sont l’architecte Firmin François Raveau25 et, à nouveau, Guillaume Higonnet et Jacques Laffitte. Elle doit exploiter des carrières dans les départements de Seine-et-Oise et de Seine-Maritime, et en particulier la carrière d’Herblay. Elle a deux usines à Herblay et à Rouen, avec des droits de furetage à Chanteloup et Andresy.

• 26 Le Constitutionnel, 23 août 1837, p. 7, qui publie une ordonnance du roi du 11 juin 1837 portant su (...)
• 27 Institut national de la Propriété industrielle, 1BA6319. L’adresse d’André Marchais, pour le brevet (...)

29Ces trois sociétés, au sein desquelles apparaissent les mêmes personnes, adoptent des procédés techniques de transformation du gypse identiques puisqu’elles s’appuient sur le brevet de décembre 1834 tombé en déchéance en juin 1837, Guillaume Higonnet n’ayant pas réglé la taxe afférente au dépôt26. Aussi, rapidement, un nouveau brevet reprenant le précédent, est-il déposé le 6 mars 1838 par André Marchais, qui n’est pas encore gérant de la Société plâtrière de Normandie. André Marchais, alors qualifié de « négociant, fabricant à plâtre » est domicilié à Paris « rue des Petites Ecuries n° 15 », autrement dit au domicile de Guillaume Higonnet27.

• 28 La société plâtrière de Paris connaît, à partir de 1840 des difficultés importantes. Un procès rete (...)

32Au plan national, il s’inscrit dans un réseau parisien dominé par la figure de Jacques Laffitte qui héberge les trois sociétés dans son hôtel particulier. Cet actionnaire important conserve, jusqu’à sa mort, des actions des trois sociétés28. À côté de cet ancien président du Conseil, ancien ministre des Finances des débuts de la monarchie de Juillet, entré dans l’opposition au régime de Louis-Philippe à partir de 1831, on trouve des figures engagées dans la « réforme », voire la promotion de la république comme les députés François Arago et Jacques Dupont de l’Eure.

• 29 Sauf indications contraires, la plupart des informations et notices biographiques concernant ces di (...)

33Mais d’autres membres de ces trois sociétés, moins connus, appartiennent aussi à ce groupe. On les retrouve notamment parmi les cercles qui militent pour la République dans les années 1830-184029.

• 30 Le Constitutionnel, 2 et 3 mai 1831.
• 31 AD Vaucluse, 1 M 747.

34La participation à la révolution de Juillet 1830 est un premier lien entre plusieurs membres de ce groupe. C’est le cas de Guillaume Higonnet ou de Jacques-François Dupont qui, tous deux, reçoivent la médaille commémorative de la révolution30. Le souvenir des Trois glorieuses résonne dans le nom même de l’usine de Velleron puisque « La Parisienne » est l’hymne de cette révolution, repris notamment lors d’un banquet en septembre 1833, au château de Saint-Lambert avec Étienne Garnier-Pagès et Paul Laboissière chez le beau-frère de ce dernier31.

• 32 Association libre pour l’éducation du Peuple, 1832, p. 14-24.

36En 1832, « l’association libre pour l’éducation du peuple » regroupe la plupart d’entre eux. Jacques Dupont de l’Eure, François Arago et Paul Laboissière, en tant que députés, sont membres du comité central. Guillaume Higonnet et Jacques François Dupont sont membres de la commission du 5^e arrondissement. André Marchais est président de celle du 2^e arrondissement où on retrouve Jacques Laffitte et Firmin François Raveau figure dans la liste des membres dans le 10^e arrondissement32.

• 33 AD Vaucluse, 1 M 749.
• 34 Parfois les liens familiaux les unissent entre eux. Jacques François Dupont est ainsi le neveu par (...)

38Ces activités les amènent parfois à être poursuivis par la police et la justice du fait de leurs engagements politiques. C’est le cas pour Paul Laboissière, à la suite des insurrections des 5 et 6 juin 1832, aux côtés d’Étienne Cabet et d’Étienne Garnier-Pagès. Guillaume Higonnet est inculpé à l’issue des journées insurrectionnelles de mai 1839, mais il bénéficie d’un non-lieu. Michel Sauvan fils, associé de Paul Laboissière au sein de la société plâtrière du midi, est signalé lors d’un rassemblement en avril 1841 à Carpentras33. Enfin, Jacques François Dupont, comme avocat, est associé à nombre de ces procès34.

• 35 GOURVITCH, 1914, tome 11, n° 62, p. 94-131.
• 36 AD Vaucluse, 3 M 20, élection des députés (1831-1839) profession de foi de Paul Laboissière, 23 fév (...)
• 37 AD Vaucluse, 1 M 748 (année 1839).
• 38 AD Vaucluse, 1 M 748, rapport du commissaire de police d’Avignon au préfet de Vaucluse, 4 novembre (...)
• 39 TARDY, 2007 ; AD Vaucluse, 1 M 748, pièces imprimées du procès, 1841. Jean Séraphin Germain est enr (...)

39Le lancement des affaires plâtrières n’entrave pas leurs engagements politiques. En 1839, ils promeuvent la « réforme électorale » qui défend le suffrage universel. En octobre 1839, se forme un comité central de la réforme, dont Jacques Laffitte est le président, Jacques Dupont de l’Eure le vice-président et François Arago est un des deux secrétaires35. Paul Laboissière, pour sa part, limite son action au sud-est de la France. En février 1839, il se déclare candidat aux élections législatives dans le Vaucluse, en reprenant le programme de la « réforme électorale ». Mais il s’agit d’une candidature de témoignage qu’il retire le matin de l’élection36. Il est aussi en lien avec les républicains de Marseille. Ses déplacements d’affaire permettent alors de couvrir une partie de ses activités politiques ou de celles de ses employés. Son adresse est retrouvée dans les papiers d’un propagandiste italien, qui avait des exemplaires d’un journal républicain de Marseille37. Un de ses employés, Jean Séraphin Germain, « attaché à la maison Laboissière comme homme d’affaire » est décrit comme un des agents les plus actifs de la faction républicaine à Marseille où il se rend pour collecter des signatures en faveur de la pétition pour la réforme électorale38. En mars 1841, il est d’ailleurs poursuivi par la justice à la suite de la découverte d’une « conspiration des carbonari réformés »39.

• 40 CHOBAUT, 1949 ; BM Avignon, Ms Aut., 11409-11410, lettre de Paul Laboissière, commissaire du gouver (...)

42Lorsque Paul Laboissière devient commissaire du gouvernement en Vaucluse, pour quelques semaines, en mars et avril 1848, il crée rapidement, le 15 mars, une commission du travail destinée à évoquer la question des salaires ou des conditions de travail. Mais cette création exprime aussi une conception idéaliste de la convergence des intérêts entre patrons et salariés qui fait fi de la réalité des conflits sociaux40.

• 41 AD Drôme, 2 E 14085, n° 489 (9 décembre 1841), 8 S 95 (correspondances avec Paul Laboissière ou son (...)
• 42 Les acquisitions de terrains sont notamment conservées dans les minutes notariales de Me Vincent Vi (...)

46Sur le site de Condorcet-Les Pilles, la société exploite trois gisements à des distances relativement éloignées. Deux carrières sont situées sur le territoire de Condorcet aux quartiers de Vial et Grande Jarige au sud du ruisseau du Merdaric et dans celui des Fourches au nord-ouest du quartier de Javelas. Le premier correspond au secteur des anciennes carrières de gypse que Paul Laboissière loue à la commune41. Le troisième site d’extraction est situé à la limite des communes des Pilles et de Montaulieu, dans le quartier des Tuilières. Ce dernier site, implanté en rive gauche de l’Eygues, nécessite de traverser la rivière à gué pour rejoindre le quartier du Colombier et le four nouvellement construit, situés tous les deux en rive droite. Les propriétés achetées ou louées sont donc plus dispersées et le travail préalable de persuasion des propriétaires fut plus long42.

• 43 BM Avignon, Ms Aut. 11412, lettre du 20 février 1838 aux frères Audibert, de Tonelle (près de Taras (...)

47La concentration ou la dispersion des activités de transformation est aussi un élément de distinction. À Velleron, les opérations de transformation du gypse en plâtre sont regroupées sur le site de la Parisienne. On y trouve l’ensemble des fours et des moulins destinés à broyer le plâtre cuit. Celui-ci est ensuite acheminé, en contrebas, dans un entrepôt d’où il peut partir en charrettes. On trouve sur place le logement du gérant, celui des ouvriers (ou de certains d’entre eux), mais aussi une auberge, ainsi qu’une forge et un atelier. Une correspondance datée de 1838 montre Paul Laboissière cherchant à acquérir des arbres et du blé trémois, probablement destiné à être cultivé pour l’alimentation des chevaux de l’usine de Velleron43.

• 44 AD Drôme, 8 S 95. Cette obligation est implicite dans le projet de cahier des charges pour l’afferm (...)
• 45 AD Drôme, 2 E 14083, n° 586 (21 décembre 1840) ; 2 E 14085, n° 485 (12 décembre 1841) ; 2 E 14084, (...)
• 46 AD Drôme, 2 E 14079, n° 426 (25 septembre 1838).
• 47 AD Drôme, 2 E 14081, n° 381 (30 août 1840).

48Sur le site de Condorcet-Les Pilles, l’exploitation est éclatée (fig. 5). Les fours sont situés sur le territoire de la commune de Condorcet, en limite avec celle des Pilles. Cette installation sur le territoire de Condorcet est une obligation assignée dans les contrats d’affermage des carrières communales de Condorcet44. Les fours et les gisements sont distants entre eux d’un à deux kilomètres et il faut donc négocier – et payer – des droits de passage aux propriétaires des terrains traversés entre les carrières et le four45. Paul Laboissière choisit d’implanter les moulins et l’entrepôt à l’est du village des Pilles, le long de la route impériale, mais à 300 mètres des fours (fig. 6). Les deux sites sont reliés par un canal destiné à l’alimentation du moulin à blé des Pilles. De part et d’autre des deux rives du canal sont installés deux rails qui permettent à des wagonnets remplis de gypse cuit, de rejoindre, en pente douce, les moulins et l’entrepôt. Cette liaison tout à fait stratégique dans l’organisation de l’espace est permise grâce à une concession vendue, dès le début du projet, en septembre 1838, par les propriétaires du moulin des Pilles. Paul Laboissière obtient aussi la capacité d’utiliser les eaux du canal, pour faire fonctionner son moulin, à la condition de les restituer avant la chute du moulin46. Enfin, les logements éventuels des ouvriers ou des contremaîtres ne sont pas sur place. Paul Laboissière acquiert en 1840 une vaste maison dans la grande rue du village des Pilles, à plusieurs centaines de mètres de l’usine47.

• 48 AD Drôme, 2 E 14080, n° 57 (26 janvier 1839) ; 2 E 14084, n° 59 (28 janvier 1841) ; 2 E 14088, n° 3 (...)

49Les débuts de l’exploitation ne semblent pas aussi rapides qu’à Velleron. En janvier 1839, Paul Laboissière loue un moulin à plâtre situé à Condorcet, dans le quartier de Sainte-Marthe laissant penser que la construction du moulin des Pilles n’est pas encore terminée. Il en acquiert un autre, en janvier 1841, situé sur le territoire d’Aubres, au quartier du moulin. Il loue à nouveau un moulin dans le quartier de Sainte-Marthe, en avril 1843, à un moment où aux Pilles le bâtiment de l’usine est en partie démoli avant d’être reconstruit. Au début des années 1840, il adresse une requête pour obtenir une remise sur ses impôts fonciers car l’entreprise est moins profitable qu’il ne l’espérait au départ48.

• 49 Le Siècle, 20 février 1839 ; 31 août 1839.

51Deux comptes rendus d’activité ou d’assemblée générale permettent d’observer les débuts de la société. En février 1839, le bénéfice réalisé est de 20 000 francs environ. La société dispose d’un fonds de roulement de 80 000 francs, destiné notamment à la construction de nouveaux établissements à Marseille et aux Pilles, dont la mise en marche prochaine est annoncée. À la suite de leur achèvement, Paul Laboissière espère doubler le chiffre d’affaires. Il insiste aussi sur la stabilité des débouchés, puisque la plupart du plâtre produit est destiné à l’agriculture. Il espère aussi développer ses investissements dans la Drôme et dans l’Hérault. Au terme de la première année, en août 1839, l’assemblée générale se tient sous la présidence de Jacques Laffitte. Deux des trois établissements sont encore en construction et un seul, celui de Velleron, est en pleine activité. Le bénéfice est de 32,60 francs par action49.

• 50 AD Drôme, 8 S 95, délibération du 11 novembre 1832 et cahier des charges des carrières communales d (...)
• 51 AD Drôme, 6 M 286, recensement de 1851, n° 97 et 112.
• 52 AD Drôme, 6 M 256, recensement de 1836, n° 410.

53L’organisation du site de Condorcet-Les Pilles ne semble pas montrer de recherche particulière dans ce domaine. L’extraction et l’activité dans l’usine du gypse sont confiées à des journaliers des environs. Ce choix correspond à la volonté des édiles locaux qui, à Condorcet notamment, exigent que l’activité minière soit réservée aux » indigents » de la commune50. Il n’y a donc que peu d’ouvriers spécifiquement attachés à l’usine ou à la mine. Les tableaux de recensement de la commune des Pilles ne mentionnent ainsi que deux « mineurs » en 1851, Étienne Damps et Constant Arnaud51. À Condorcet, le seul mineur repéré est Pierre Janutol, âgé de 26 ans. Il réside en 1836 à Condorcet chez Pierre Victor Vernet, cultivateur, exploitant d’une carrière de plâtre et propriétaire d’un moulin à plâtre52. Sa situation est passagère puisqu’il n’apparait plus dans les recensements suivants. De fait, le seul « employé » durable de la fabrique semble être Jean-Louis Vachier, qui est présenté, entre 1842 et 1848, tantôt comme directeur de l’établissement des Pilles, tantôt comme propriétaire, qui ne réside d’ailleurs pas aux Pilles, mais à Nyons. Aux Pilles, Paul Laboissière semble donc s’adapter à une économie rurale, encore marquée par la production agricole, où l’emploi industriel reste marginal et temporaire.

• 53 AD Vaucluse, 6 M 247, recensement de 1841, f° 49.

54La situation apparait différente à Velleron. La concentration sur un même site de l’habitation du gérant, des ouvriers et des usines permet, très rapidement de repérer des évolutions dans l’organisation de l’espace et, aussi, de percevoir quelques modifications dans le fonctionnement de l’entreprise. En 1836 et en 1841, les recensements mentionnent des employés et des artisans qui résident sur le site avec leur famille. En 1841, Auguste Martel est directeur de La Parisienne et y habite avec sa femme. Du côté des employés, on trouve Esprit Biscarel commis qui vit seul et André Rogier, sa femme et leurs sept enfants. Denis Chaval, chauffeur, Jacques Pène, forgeron et Barthelemy Ribas, contremaitre ainsi que sa femme et leurs trois enfants complètent le tableau. Le personnel résidant est donc essentiellement dévolu au fonctionnement de l’usine et assure des tâches d’encadrement53.

• 54 AD Vaucluse, 6 M 247, recensement de 1846, f° 42-43
• 55 AD Vaucluse, registres d’état civil, Velleron, 1845-1847, 2 juin 1847, acte n° 67, décès d’Anne Ade (...)

56La présence d’un aubergiste semble une nécessité afin de nourrir l’ensemble de ces hommes qui vivent sans compagne54. L’aubergiste de 1846 est d’ailleurs remplacé en 184755. Toutefois tous les ouvriers ne résidaient pas sur le site puisque Gens Mounier, âgé de 15 ans, ouvrier terrassier, décède le 1^er avril 1848 à 10 heures du matin, « dans la fabrique de plâtre dite La Parisienne ». Il était domicilié à l’Isle-sur-la-Sorgue chez ses parents.

• 56 AD Vaucluse, 6 M 247, recensement de 1851 (f° 38) et de 1856 (f° 36-37)

58Ce choix de 1846 correspond aussi à une organisation temporaire puisque, en 1851 et en 1856, les habitants de l’usine, outre le nouveau gérant Théodore Poulet et son personnel de maison, appartiennent majoritairement à nouveau au groupe des employés, contremaître et chauffeurs et les ouvriers disparaissent progressivement56.

• 57 Le Mercure aptésien, 1^er octobre 1848.
• 58 AD Vaucluse, 3 E 54/1808, n° 10252.
• 59 Théodore Poulet arrive à la Parisienne en 1847 ou 1848 au plus tard. En 1847, il dépose un brevet p (...)
• 60 AD Vaucluse, 3 E 54/1810, n° 10597 (21 février 1852), 3 E 54/1820, n° 11757 (28 janvier 1854), 3 E  (...)
• 61 Cette société est à l’origine de la société des plâtrières de Vaucluse, créée en 1904 et qui va dev (...)

59À la suite de la dissolution de la société en 1848, Paul Laboissière est nommé liquidateur de la société Il peut encore encaisser le produit des ventes et disposer des actifs pour les vendre57. Le 1^er juillet 1851, Charles de Zanobis cède les droits qu’il possédait encore sur 7 terrains acquis en commun avec Paul Laboissière dans les années 183058. À la suite d’un jugement du tribunal d’instance de la Seine du 23 août suivant, Théodore Poulet, l’ingénieur qui était venu s’installer sur le site pour le moderniser59, acquiert les actifs de la société plâtrière du midi. Il cède en 1853 l’usine de Condorcet-Les Pilles à la société « Rostan et Compagnie » de Grenoble, mais conserve celles de Velleron et de Marseille. En février 1852, en janvier 1854 puis en juin 1856, avec plusieurs autres associés, il créé une nouvelle société60. Elle fédère des carrières et des usines situées sur les communes de Velleron, l’Isle-sur-la-Sorgues, Mormoiron, Beaumes-de-Venise. Théodore Poulet en devient le gérant et le siège de la société reste situé à La Parisienne61. Désormais, les enjeux politiques ou sociaux sont mis au second plan, afin de privilégier une histoire plus industrielle et départementale.

• 62 Cette contradiction apparait progressivement à partir du début des années 1840, notamment à l’occas (...)

63À partir de l’étude d’une activité économique, on observe ainsi les contradictions auxquelles est confronté le camp républicain au cours de cette période entre des aspirations sociales et populaires qui réclament une république sociale et les positions de républicains modérés qui, attachés à une approche idéaliste de la République, ne souhaitent pas remettre en cause les fondements libéraux de la société62.