- 1 BOWIE, Karen, 1991-1992, p. 35-50.
1L’aménagement de l’infrastructure ferroviaire s’est accompagné de celle des « installations fixes », expression désignant les bâtiments nécessaires à l’exploitation, généralement regroupés dans une gare, que le sens commun assimile au bâtiment accueillant les voyageurs. Son emprise est colossale et la diversité de ses édifices, foisonnante. Sans modèles sur lesquels s’appuyer, les ingénieurs, pour la plupart issus du corps des Ponts et chaussées ou de l’école des Arts et métiers, ont dû s’emparer de ce système technique afin de définir l’organisation des espaces, ainsi que la construction de bâtiments aux exigences fonctionnelles complexes et inédites : entreposage, logistique, maintenance, accueil des voyageurs, trafic de marchandises1. En raison de l’arrêt de leurs usages, malgré des qualités constructives et formelles, une grande partie de ce bâti fonctionnel a été détruite. Parmi eux, les halles à marchandises, souvent ignorées, car moins spectaculaires que les rotondes ferroviaires, occupent une place importante.
- 2 BOWIE, Karen, 1987, 1991-1992, 2003.
- 3 SAUGET, Stéphanie, 2009.
- 4 STRIFFLING-MARCU, Alexandrina, 2022.
2La dimension architecturale et urbaine de la gare est entrée dans le champ de la recherche dans les années 1990 grâce aux travaux initiés par Karen Bowie, portés également par l’association pour l’Histoire de chemins de fer (aujourd’hui Rails & Histoire)2. De nombreux ouvrages, parmi lesquels celui de Stéphanie Sauget sur les gares parisiennes3 portent sur le bâtiment-voyageurs, encore abordé aujourd’hui par les recherches menées par Alexandrina Striffling-Marcu4 sur la dimension sérielle et transnationale de la gare. En revanche, la question du bâti technique reste encore émergente, et sa dimension patrimoniale encore trop méconnue.
- 5 BLIER, Gérard, 1991, p. 131-149.
3En effet, dès ses débuts, l’exploitation du chemin de fer se distingue par deux grandes catégories de transport, celui des marchandises, qui précède celui des voyageurs. Se substituant à l’acheminement des cargaisons par voie d’eau, le fret ferroviaire occupe le monopole du trafic jusque dans les années 1930, avant que la tendance ne s’inverse au profit du transport routier, à la fin des années 19705. L’aménagement d’un réseau sans rupture de charge, qui assure le maillage du territoire depuis les grandes villes jusqu’à Paris, a conduit à l’agencement d’emprises industrielles et d’édifices dont l’architecture et les techniques constructives ont dû s’adapter aux exigences du flux logistique.
- 6 PICON, Antoine (sous la dir.), 1997.
4Hangars, entrepôts, halles de messageries, halles SERNAM, etc., le modèle du bâtiment de marchandises connaît de nombreuses déclinaisons qui dépendent de la taille de la gare, la nature des marchandises ainsi que de la vitesse d’acheminement. Les ingénieurs et théoriciens des chemins de fer ont dû adapter le bâti à de nombreuses contraintes techniques, tant pour son insertion dans le réseau ferré que pour sa structure même. L’apparition des techniques constructives du béton, dans les années 1910, marque un tournant dans les formes architecturales, notamment avec les ouvrages conçus par des ingénieurs tels que Simon Boussiron ou Eugène Freyssinet6. La période de la Reconstruction, avec la typologie de halle mise au point par Bernard Laffaille, marque un nouveau changement formel et technique, notamment avec l’apparition de la préfabrication. Ainsi, au-delà de leur fonctionnalisme, ces ouvrages posent la question de leur qualité architecturale.
5La question des typologies architecturales et constructives est indéniablement liée à celle du programme, et sans vouloir dresser une typologie exhaustive de ce bâti technique, qui serait illusoire tant sa diversité est grande, nous souhaitons néanmoins, à travers quelques exemples emblématiques, dégager les lignes de force architecturales de ce programme. Notre étude nous a, par ailleurs, permis de constater que l’apparition du béton armé marque un point de rupture, amenant ainsi à distinguer deux grandes périodes aux formes architecturales résolument marquées.
- 7 Le bulletin du PLM est une revue destinée au personnel de la compagnie des chemins de fer du Paris (...)
- 8 NOGUE, Nicolas, 2001.
6Nous nous sommes appuyées sur les ouvrages des théoriciens de chemins de fer publiés entre 1843 et 1925, conservés au Conservatoire national des arts et métiers, à l’École nationale des ponts et chaussées ainsi qu’à la Bibliothèque nationale de France, pour mener cette étude. Cette recherche a été complétée par des lectures d’articles de revues spécialisées dans le chemin de fer (Le Bulletin PLM7, Revue générale des chemins de fer), de génie civil (Le Béton armé, Science et Industrie, Travaux, Urbanisme, La Technique des travaux) ainsi qu’en architecture, pour une très faible part d’ailleurs (La Revue générale d’architecture, L’Architecture d’aujourd’hui, L’Architecture française). Nous avons confronté la lecture de ces ouvrages à des documents iconographiques, essentiellement des cartes postales présentant des halles à marchandises à différentes époques. Les notices d’inventaires réalisées par les différents services régionaux du patrimoine culturel (Occitanie et Auvergne-Rhône-Alpes principalement), ont apporté de précieux renseignements, que sont venues complétées quelques visites de terrains (halle de Lyon-Guillotière notamment). L’analyse a cependant été difficile en raison de la rareté des documents et du manque d’iconographie, qui, dans le domaine de l’architecture se révèle essentiel pour comprendre un édifie. Les traités du XIXe siècle sont généralement très succinctement illustrés, quant aux archives (plans, élévations, coupes, mémoires techniques) elles sont quasiment inexistantes, ce type de documents n’étant généralement pas conservés par les services techniques référents. Par ailleurs, s’agissant de bâtiments construits au sein de domaines privés, ils n’ont que très rarement donné lieu à des demandes d’autorisations d’urbanisme telles qu’on peut les trouver dans les services d’archives municipales. Il en est de même pour les édifices en béton, dont certains sont parfois documentés dans des revues spécialisées. Ça a été le cas pour la halle de Lyon-Guillotière, dont la documentation, très riche, est par ailleurs conservée au Centre d’archives d’architecture contemporaine. Les travaux de l’auteur, Bernard Laffaille, ont par ailleurs fait l’objet d’une thèse de doctorat8.
7Au travers de quatre parties nous exposerons de quelle manière les ingénieurs ont répondu à la gestion du fret, quelle est l’organisation spatiale qui en découle, ainsi que l’évolution constructive et architecturale de ces édifices, depuis les techniques de maçonnerie traditionnelles jusqu’à celles du béton armé.
8La gare, notamment dans les moyennes et grandes villes, représente le point nodal où se concentrent de nombreuses activités. Son importance est relative à sa position sur le réseau et tient essentiellement au potentiel économique dégagé par les bassins industriels ou commerciaux. L’implantation de plusieurs gares dans une même ville tient à la répartition des lignes entre les différents concessionnaires. À titre d’exemple, au milieu du XIXe siècle, à Paris et Lyon, on ne compte pas moins de six gares, jusqu’à neuf à Bordeaux. Cependant, le bâtiment des voyageurs fait écran à une réalité industrielle plus complexe. L’accélération de l’aménagement du réseau amène à une classification des gares et une rationalisation des espaces qui doivent répondre au trafic de voyageurs et de marchandises ainsi qu’aux contraintes techniques des engins (stationnement et maintenance). Ainsi, au faste de certains bâtiments de voyageurs, répond un bâti technique constitué de dépôts (stationnement et maintenance du matériel roulant), d’équipements fonctionnels tels que soutes à charbon ou réservoirs d’eau, ainsi qu’une zone dévolue aux marchandises. Toutes ces fonctions pouvaient également être déportées dans des emprises dédiées à l’écart de la gare de voyageurs. La standardisation inhérente à un besoin croissant, est néanmoins modulée selon des variations propres à la dimension des édifices, à leurs modes constructifs ou aux choix des ingénieurs en charge du service de l’Exploitation.
- 9 RIBEILL Georges, 1987, p. 999-1029.
9Le besoin en bâtiments, plus spécifiquement pour les marchandises, s’accroît à partir des années 1870 où le réseau fait face à une période de fort développement. Entre 1870 et 1880, c’est plus de 20 000 km de voies qui sont aménagées, entraînant une augmentation du trafic et des besoins en matériel (locomotives et wagons), en maintenance comme en échange de marchandises. Les distinctions d’usage – Exploitation, Traction et matériel, Entretien de la voie, etc. –, qui relèvent également d’une organisation du travail se mettant en place dans les compagnies à partir des années 1840, seront fondamentales dans l’aménagement des sites et l’édification des bâtiments9. Le nombre d’édifices à construire a conduit à des transformations radicales dans la manière d’aborder l’art de bâtir, dont la rapidité de mise en œuvre et le contrôle des coûts dictaient la construction.
- 10 GOSCHLER Charles, 1872, p. 367-369.
10De nombreux et volumineux traités, issus des cours professés dans les écoles d’ingénieurs, paraissent à partir des années 1840. Ils abordent autant les questions de l’infrastructure, que celles du matériel, de l’organisation du travail ou de la construction des bâtiments. Leurs auteurs font partie des personnalités ayant œuvré dans le domaine ferroviaire tels que Camille Polonceau (1813-1859), concepteur du système de charpente portant son nom et directeur de la compagnie du chemin de fer de Strasbourg à Bâle, Auguste Perdonnet (1801-1867), directeur du matériel de chemin de fer de Paris à Versailles – Rive-gauche, puis administrateur de la Cie de l’Est et de l’Ouest de la Suisse, également président de la Société des ingénieurs civils, ou François Jacqmin (1820-1889), ingénieur à la Cie des chemins de fer de Paris à Lyon avant de devenir directeur de la Cie de l’Est. Si la question architecturale n’occupe qu’une partie restreinte de ces écrits, elle permet néanmoins d’appréhender le programme industriel en termes d’usage, de fonctionnalité et de techniques constructives. Charles Goschler, directeur de la compagnie de chemin de fer Hainaut et Flandres, dans le deuxième tome du Traité pratique de l’entretien et de l’exploitation des chemins de fer, paru en 1872, consacre un chapitre à la construction des bâtiments dans lequel il n’hésite pas à se réclamer d’Eugène Viollet-le-Duc. Si les édifices doivent répondre aux critères de salubrité, de longévité et d’économie, leur conception se doit d’apporter une réponse adéquate aux fonctions sans pour autant négliger le style architectural10. Goschler déplore d’ailleurs la médiocrité des édifices construits jusqu’alors, mal adaptés à l’usage ou au site. Les ingénieurs des chemins de fer sont traversés par les mêmes questionnements que ceux qui agitent leurs contemporains. Évoquant l’adéquation du programme à la forme architecturale, leurs réflexions dépassent le cadre du fonctionnalisme pour s’inscrire dans une pensée plus rationaliste. Sont abordées les questions de l’utilisation des nouveaux matériaux (métal notamment) ou celles de l’efficacité des systèmes constructifs. Concernant les halles à marchandises, la difficulté technique réside dans la diminution du nombre de points d’appui qui doit permettre de dégager le plus de surface possible pour la manutention.
- 11 CARON François, 1997, p. 552-572.
- 12 Guillemin Amédée, 1880, p. 284-293.
11La décennie 1860-1870 est celle de la stabilisation des six grandes compagnies qui se partagent le territoire, pratiquant des politiques tarifaires élevées. Tout au long de la chaîne de transport, sont créées des gares de marchandises pourvues d’entrepôts. À partir des années 1850, la croissance industrielle et agricole française, repose sur l’infrastructure ferroviaire qui accélère l’intensification des échanges commerciaux11. La loi de 1865 favorise la création du réseau secondaire avec les chemins de fer d’intérêt local, et annonce le plan Freycinet de 1878, qui cherche à promouvoir la desserte de chaque sous-préfecture et chefs-lieux. Cette période de forte croissance agricole et industrielle permet l’extension du réseau, qui va se greffer sur les grands axes à de nombreux marchés. Cette situation augmente les besoins en termes de bâti, conduisant à la construction de nombreuses halles à marchandises, dont toutes les gares, à l’exception des simples haltes ferroviaires, seront pourvues. La fonction de stockage, qui a émergé avec l’établissement des manufactures au début du XIXe siècle, démultiplie le besoin en superficie, conduisant à la constitution d’entrepôts de plus en plus vastes. Dans les grandes agglomérations, les gares de marchandises insérées dans un réseau complexe de voies, pouvaient couvrir des superficies de plusieurs hectares. À titre d’exemple, dans les années 1880, sur les 5 ha de la gare du Nord (Paris), 49 000 m² d’espaces couverts étaient affectés au service des marchandises contre 5 760 m² au service des voyageurs12. Le fret ferroviaire a d’abord été un complément au fret fluvial et maritime, auquel il était comparable en termes de besoin logistique.
12Issue de la forme de la halle de marché traditionnelle, la halle à marchandises s’est adaptée aux contraintes ferroviaires révélant dispositions et formes particulièrement bien adaptées aux manœuvres de transbordement. Bâtiments et organisation du site ont été pensés pour répondre à l’économie de l’exploitation qui reposait sur l’immobilisation des colis la plus courte possible.
- 13 La Société nationale des chemins de fer est créée le 1er janvier 1938. Il s’agit d’une société anon (...)
- 14 BLIER Gérard, 1991, p. 131-149.
13Les marchandises se divisaient en deux régimes d’exploitation, auxquels étaient affectés des bâtiments spécifiques destinés aux envois fractionnés (par opposition aux wagons complets) craignant les intempéries : la halle à marchandises pour la « petite vitesse » (PV) et la halle de messageries pour la « grande vitesse » (GV). Bien que ce modèle économique connaisse des modifications avec la création de la SNCF13, le principe de deux types d’acheminement demeurera lors de la réforme de 1946 instaurant le régime ordinaire (RO), notamment pour les pondéreux, et le régime accéléré (RA), applicable d’office aux envois fractionnés (petits colis et détail). Les tarifs étaient, bien évidemment, adaptés aux différents régimes. Cette organisation a essentiellement reposé sur la mise en place d’un nouveau schéma d’exploitation, notamment au niveau des gares de marchandises et de triage adaptées à chaque type de régime. En 1938, 70 gares de ce type existaient, qui se sont concentrées, à partir de 1946, en deux ou trois secteurs principaux par région, les triages restants devenant, de ce fait, des satellites. À titre d’exemple, pour le quart sud-est de la France, le trafic s’est réparti sur une dizaine de triages, dont Béziers, Nîmes-Courbessac et Miramas pour le sud et, en région lyonnaise, Badan, Saint-Germain-au-Mont-d’Or et Ambérieu-en-Bugey. Le plus grand triage de France étant, dans les années 1950, celui de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) où convergeaient les lignes en provenance du sud-est et du sud-ouest. Un nouveau régime, dit « accéléré », a été mis en place, essentiellement pour les denrées périssables ainsi que les colis de détail. Les triages ont été implantés au plus proche des centres de consommation. Cette évolution fera émerger le modèle dit « de halle à trafic accéléré », témoignant d’une évolution constructive propre à l’utilisation du béton armé, que nous évoquerons en dernière partie. Jusqu’en 1975, date à laquelle la SNCF constate un repli des tonnages acheminés annuellement, la gare de marchandises répond au besoin d’un trafic intense14. Le Service national des messageries (SERNAM), dont l’enseigne donnera son nom aux halles de marchandises, est créé en 1970, avec pour objectif de pallier la baisse du trafic. Établissement autonome, ses activités se consacreront à l’envoi de colis, des expéditions express ainsi que des bagages.
- 15 Collignon Edouard et Reynaud Léonce, 1883.
14Dans le célèbre ouvrage dirigé par Léonce Reynaud Les travaux publics de la France, paru en 1883, un chapitre du deuxième tome consacré aux chemins de fer, rédigé par Édouard Collignon, compare l’organisation de ce que l’on ne nomme pas encore le « fret » ferroviaire au fret maritime15. L’organisation du trafic de marchandises relève du tonnage, du volume et de la vitesse d’acheminement, qui nécessitent la mise en place d’équipements spécifiques. L’économie de l’exploitation repose sur l’immobilisation des colis la plus courte possible, laquelle est, par ailleurs, soumise à des délais réglementaires. La halle à marchandises dépasse la fonction du simple entreposage, elle doit simplifier les manœuvres de chargement et déchargement et permettre la composition et la recomposition des trains. Enfin, elle forme le point de rencontre avec le réseau routier.
15À partir des années 1840, les gares ont été organisées selon plusieurs modalités d’implantation : jouxtant une gare de voyageurs, dans laquelle pouvait également se trouver un dépôt ou un atelier, ou se situer dans une gare affectée à ce seul usage. Dans les grands bassins industriels et commerciaux, elle s’est insérée dans un réseau complexe de voies, nécessitant une grande réserve foncière notamment en termes de longueur (un train pouvait se composer de près de 80 wagons). Bien que généralement parallèles aux voies, dans les premiers temps, notamment en raison d’un manque de place, il a existé une organisation de halles perpendiculaires au faisceau. Desservies par de nombreuses plaques tournantes, cette solution de hangars perpendiculaires, trop coûteuse a, peu à peu, été abandonnée. S’établissant à proximité d’usines, d’abattoirs ou d’emprises militaires, la gare s’est implantée dans un schéma urbain qui répondait également au développement industriel et commercial de la localité qu’elle desservait. C’est, par exemple, le cas de la gare lyonnaise de Vaise, ouverte en 1854, qui, en plus de son bâtiment de voyageurs, de son dépôt et de son atelier, était dotée de deux halles à marchandises de 230 mètres de longueur. Structurées sur le même modèle que celui du transport de voyageurs, les halles étaient regroupées par catégories : départs et arrivées, avec un quai spécial pour les animaux, qui étaient envoyés aux abattoirs situés à proximité. Ce modèle organisationnel était récurrent. Dans celle de Bercy (Paris), se trouvaient également de nombreuses halles regroupées par destinations. Quant à la gare de la Guillotière (Lyon), en fonctionnement de 1855 à la fin des années 1980, elle se situait aux marges industrielles de la ville et était exclusivement dédiée au trafic de marchandises sans assurer de desserte de voyageurs. Dans le cas des gares communes avec celle des voyageurs, l’emprise se constituait autour d’un faisceau de voies dédiées et de bâtiments appropriés, à distance du secteur des voyageurs, formant une enclave séparée. La situation était très différente pour les petites gares où le bâtiment, d’une ou deux travées, était accolé au bâtiment des voyageurs.
16Point de contact avec le réseau routier, la halle ne se résume pas à une fonction d’entreposage. Elle doit également assurer le tri, la réception ainsi que le transbordement des colis, d’une part dans les wagons, d’autre part vers des camions, hippomobiles jusqu’à ce que le véhicule motorisé ne se généralise dans le deuxième quart du XXe siècle. Disposée autour d’un quai couvert, desservi d’un côté par des rails, de l’autre par une cour de débord, on distingue plusieurs types de halles dont les modèles perdureront jusqu’à l’introduction du béton armé. Le XXe siècle apportera de nouvelles contraintes, notamment dans les dimensions, jusqu’alors inusitées. Apparaîtra notamment, dans les gares à trafic intense, le modèle de « halle à trafic accéléré », novateur tant dans sa conception formelle que dans celle de l’organisation du travail.
17Ainsi, après avoir cartographié ce territoire méconnu, par le biais de ses usages et de sa géographie, nous souhaitons, dans les parties suivantes aborder la question du bâti, à travers les deux grandes périodes de son développement : les halles édifiées selon les techniques traditionnelles de la maçonnerie de moellons puis, celles édifiées en béton armé qui émergent au début des années 1910.
18Les halles à marchandises utilisent un répertoire de forme commun dont le vocabulaire architectural varie selon des critères adaptés à chaque situation. À travers les écrits des théoriciens des chemins de fer, confrontés à quelques édifices, nous tenterons de dégager les caractéristiques de ces édifices. Les particularités stylistiques propres à la géographie de chaque région sont bien moins marquées que pour les bâtiments des voyageurs, et l’on trouvera des halles assez similaires qu’il s’agisse de celles de la Compagnie du Paris à Lyon et à la Méditerranée ou PLM, du Midi, du Paris-Orléans, du Nord ou de l’Est. Les nuances résideront dans le choix du plan, celui des matériaux de construction que ce soit pour les élévations, les encadrements de baies et la couverture, les typologies de baies, ou les modalités de fermeture des pignons. Matériaux et techniques constructives sont issus des carrières et pratiques locales.
19Empruntant aux magasins généraux la fonction d’entreposage, nombre d’entre eux sont reconnaissables à deux caractéristiques qui peuvent, ou non, se combiner : des toits à deux versants dotés d’une ou deux saillies de rive fortement prononcées, des ouvrages s’étirant en longueur dont les façades, reprenant une composition classique, sont rythmées de nombreuses baies. Conçues comme un espace multipliable par simple répétition de travée, la halle se compose d’un module élémentaire, d’une ou deux travées pour les halles des gares à faible trafic, pouvant atteindre plusieurs dizaines pour un fret plus important. Les compagnies vont s’appuyer sur des plans standardisés, dont les dimensions sont déterminées en fonction du volume de marchandises à écouler qui dépend du tonnage et de la fréquence du trafic. La construction de ces modèles-types, ménageant des possibilités d’extensions, repose sur une architecture fonctionnelle permettant de répondre efficacement à l’ampleur du bâti à construire : rapidité de mise en œuvre, économie, techniques constructives éprouvées, emploi de matériaux locaux.
20On distingue quatre grands types de halles : la halle ouverte, sans élévation sur le quai, la halle complète qui abrite une ou plusieurs voies ferrées ainsi que l’espace de chargement des véhicules routiers, le modèle dit mixte, ou seul les wagons et le quai sont abrités, la zone de chargement des camions étant à découvert, et le modèle où seul le quai est couvert, les élévations arrivant à son aplomb, wagons et camions stationnant sous les auvents formés par le débord de la toiture (fig. 1). En fonction des besoins du service de l’exploitation, on trouvera parfois un bâtiment annexe servant de bureau, accolé à l’un des pignons.
Fig. 1
Plan schématique des typologies de halles à marchandises. 1) halle complète, 2) halle fermée, 3) halle mixte, 4) halle ouverte.
© Robinson Lossi
21C’est le quai et ses modalités de couverture qui déterminent la forme des édifices, qui se déploie généralement sur un seul niveau. Avant la normalisation de la hauteur des locomotives et des wagons, la hauteur moyenne pour la construction des quais est estimée à 1 m. Les matériaux de construction proviennent de sources locales facilitant l’approvisionnement et le contrôle des coûts. Les bordures de quai étaient généralement en chêne, le bois offrant l’avantage de résister aux chocs. Le terre-plein central se composait de matériaux de remplissage pilonnés, recouvert de gravier, de macadam, d’asphalte ou de pavés en bois, doté d’un bombement suffisant pour permettre l’écoulement des eaux. Les quais à pans inclinés étaient ainsi conçus afin de faciliter le déplacement des animaux, et, dans les grandes gares, des quais à bestiaux étaient spécialement aménagés (c’était le cas notamment à la gare de Lyon – Vaise). La halle est systématiquement couverte d’une toiture à deux versants, avant que la voûte en béton ne fasse son apparition dans les années 1910. Elle est généralement largement débordante afin de former un auvent de protection des véhicules ferroviaires et routiers couvrant une ou deux façades, bien qu’il existe parfois des toitures sans débord (fig. 2, 3 et 4).
- 16 PERDONNET Auguste, POLONCEAU Camille, 1843-1846 ; CHABAT Pierre, 1860 ; GOSCHLER Amédée, 1872.
22Les façades latérales des halles étaient généralement percées de baies dont les typologies de fermetures variaient selon le choix du maître d’ouvrage (généralement le chef du service Exploitation) : cintrées, à arc segmentaire ou fermées par un linteau16. Leur largeur et leur espacement correspondaient à celles d’un wagon. Dans les halles mixtes et les halles fermées, à hauteur du quai et côté cour, les baies formaient de larges ouvertures jusqu’au niveau du quai, afin de faciliter la manutention des colis des wagons aux camions, au même niveau. Dans les halles mixtes, du côté de la voie, les ouvertures aussi larges mais moins hautes, contribuaient à la luminosité intérieure. Les portes du quai sur la cour de débord étaient fermées par des portes charretières à deux vantaux, qui ont progressivement été remplacées par des portes roulantes ou des rideaux métalliques – elles ont commencé à se généraliser dans les années 1890. Dans le cas des halles complètes, le quai était clos par des fermetures à deux vantaux, du côté de la voie et de la cour. Les wagons et les véhicules routiers pénétraient dans le bâtiment par les pignons largement percés, sur chacun des côtés, par de larges portes. Les façades latérales étaient dévolues, d’un côté, au stationnement des wagons, de l’autre, à celui des camions. Une porte piétonne était également ménagée dans le pignon. Elle donnait accès au bureau, situé sur le quai à l’intérieur de la halle, lorsqu’il n’existait pas d’annexe à l’extérieur. Des fenêtres, percées en position haute dans le pignon, favorisaient l’éclairement. Dans les halles mixtes, le pignon n’était percé que d’une seule ouverture large, à laquelle s’ajoutait une porte piétonne et des fenêtres.
23Deux types de matériaux étaient généralement utilisés, en totalité ou sous une forme hybride : la maçonnerie de moellons et le pan de bois. Les halles construites entièrement en bois étaient parfois des bâtiments temporaires, le matériau étant choisi pour sa rapidité de mise en œuvre et de démontage. C’est le cas, par exemple de la gare lyonnaise de la Croix-Rousse édifiée en 1863 (fig. 2), aujourd’hui détruite. Pour les mêmes raisons, le bois pouvait être utilisé partiellement sur un édifice en maçonnerie de moellons, comme fermeture d’un des murs pignons, permettant, ainsi, de ménager de futures extensions.
Fig. 2
Lyon (Rhône). L’ancienne gare de marchandises de la Croix-Rousse. Photographie N&B. ca. 1900. Coll. Bibliothèque municipale de Lyon.
© Jules Sylvestre / P0546 SA 06-09.
24Les murs en moellons étaient généralement recouverts d’un enduit de ciment, briques et pierres de taille étant utilisés uniquement pour les chaînages d’angle, les bandeaux et les encadrements de baies (fig. 3). On retrouve plus fréquemment l’utilisation de la brique en façade pour les halles édifiées par la Cie du Nord, matériau d’ailleurs préconisé pour la rapidité de construction qu’il offre. Pierres (moellons et pierres de taille) et couverture, en tuiles ou ardoises selon les usages constructifs en vigueur dans chaque région, provenaient de carrières locales.
Fig. 3
Lyon (Rhône). Gare de Lyon – Saint-Paul, construite en 1863. Impression photomécanique. XXe siècle.
© Archives du Rhône et de la Métropole de Lyon, 11 Fi 3828/1
- 17 CHABAT Pierre, 1860, p. 13-14, planches 49, 50.
25Les charpentes étaient plus généralement en bois ou métal et bois, elles étaient apparentes. Bien que plus rares, il existait également des charpentes métalliques, comme celles conçues par Eugène Flachat, à la gare des Batignolles (Paris) (fig. 4). Cette gare de marchandises était dotée de plusieurs halles ouvertes, dont le quai était uniquement fermé par des rideaux métalliques. L’originalité de ces halles, aujourd’hui disparues, reposait sur l’utilisation de l’ossature métallique ainsi que dans le système de couverture. Son caractère novateur la fait figurer dans le livre de Pierre Chabat sur les bâtiments de chemins de fer, publié en 186017. L’ouvrage était couvert par un dispositif de tôles ondulées, encore inusitées à cette époque, dont la charpente était supportée par des colonnes creuses facilitant l’écoulement des eaux pluviales. Si les halles ouvertes n’étaient pas rares, les charpentes étaient plus généralement en bois, comme celles de la gare des marchandises de Nîmes (fig. 5 et 6).
Fig. 4
Paris (Ile-de-France). Halle à marchandises de la gare des Batignolles.
In Pierre Chabat, BNF Gallica
Fig. 5
Nîmes (Gard). Halle SERNAM, vue intérieure de la halle avec les charpentes moisées.
Amélie Boyer © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 6
Nîmes (Gard). Halle SERNAM, détail de la charpente.
Amélie Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 18 Région Occitanie. Inventaire général du patrimoine culturel. Lisa Caliste, 2020.
26Cette halle dite SERNAM se situe à proximité d’un dépôt et d’une gare de triage utilisée pour la répartition des wagons qui a vraisemblablement été aménagée à une date ultérieure. La Compagnie du PLM installerait un premier hangar dans cette zone, aux alentours des années 186018. Des quais couverts sont attestés à partir des années 1870. Une dizaine d’années plus tard, la Cie du PLM bâtit dans ce secteur un hangar et un quai aux liquides, de même que des bureaux d’expéditions ainsi qu’un quai de transbordement. Un troisième quai couvert est également construit à la même époque (années 1880). L’édifice se compose, en réalité, d’un ensemble de deux bâtiments prolongés par des extensions (fig. 7). Ils se répartissent de part et d’autre de quatre voies pénétrant entre les deux rangées d’édifices, la cour de débord s’implantant en partie sud. Les deux halles, de grandes dimensions, sont dotées de toitures en bâtière dont les saillies de rive forment deux auvents de part et d’autre du quai. Des charpentes moisées, en bois, supportent une couverture en tuiles, la partie formant l’auvent est, quant à elle, soutenue par une charpente métallique dotée d’une couverture en tôle ondulée, reprise à une époque plus récente. Sur la partie donnant sur la cour de débord, le quai est fermé par des rideaux métalliques, qui pourraient également avoir été mis en place à une date ultérieure à la construction de l’édifice. Les parties hautes des pignons sont fermées par des pans de bois. La disposition de ces halles est caractéristique des gares écoulant un volume important de marchandises, édifiées dans les dernières décennies du XIXe siècle, où le fret s’intensifie. Dans ce type de gare, les halles n’étaient alors pas closes, car la surveillance y était continue, de jour, comme de nuit.
Fig. 7
Nîmes (Gard). Dépôt de Nîmes avec sa gare de marchandises et ses rotondes, 1959.
© J-P Pignède
27À partir des années 1910, avec l’introduction des techniques constructives du béton, si le schéma reste similaire (quai couvert fermé ou semi-fermé) les édifices changeront de morphologie. Une première période d’expérimentations, qui aura également des incidences en dehors du seul domaine ferroviaire, conduira à l’élaboration de nouveaux modèles standardisés. Les destructions de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l’intensification du trafic, mèneront à la création de nouveaux équipements, dont certains aux dimensions monumentales.
28La dernière décennie du XIXe siècle est celle de l’expérimentation d’un nouveau matériau qui est également un procédé constructif : le béton armé. Matériau des ingénieurs avant d’être celui des architectes, c’est d’abord dans les ouvrages d’art et les tunnels qu’il est mis en œuvre. Le bâti industriel lui offre un support expérimental idoine, et le ferroviaire participe de cette dynamique. Bâtiments de voyageurs, rotondes ferroviaires et halles à marchandises en béton armé se répandent à partir des années 1930, période à laquelle les procédés constructifs commencent à se stabiliser. En effet, l’augmentation du trafic de marchandises, l’obsolescence de certains édifices conduisent à un besoin accru en édifices. La période qui suit la Seconde Guerre mondiale marque une rupture dans le domaine du bâti et voit l’abandon quasi définitif de la maçonnerie traditionnelle au profit du béton armé. Les dégâts considérables qu’ont subi les bâtiments durant cette période, qui touche également durement le bâti ferroviaire, mène à une urgence de reconstruction jusqu’alors inégalé. La politique publique, menée par Raoul Dautry ministre de la Reconstruction et de l’urbanisme, ancien directeur du réseau Ouest-État, favorise l’emploi de ce procédé. La SNCF fera appel à l’ingénieur rémois Bernard Laffaille pour la conception de rotondes et halles à marchandises. Elle saisit l’occasion de moderniser ses équipements tout en déployant une nouvelle organisation. Seuls quelques prototypes seront construits, notamment en raison des avancées techniques et organisationnelles du fret rendant obsolète l’usage de ces ouvrages. De 1910 à 1947, au travers de quelques exemples emblématiques, nous exposerons l’évolution des halles à marchandises en béton armé.
- 19 La circulaire du 20 octobre 1906 est l’aboutissement de 5 années d’expérimentation permettant de dé (...)
- 20 LE LOUARN-PLESSIX Geneviève, 2012, p. 393-414.
- 21 Plateforme ouverte du Patrimoine, ministère de la Culture, Ancienne gare ferroviaire départementale(...)
29On doit à l’ingénieur normand Louis Harel de la Noë (1852-1931), qui mène le programme d’aménagement de l’infrastructure ferroviaire d’intérêt local sarthois puis dans les Côtes-d’Armor (ex-Côtes-du-Nord), la construction de nombreux ouvrages d’art dans lesquels il expérimente ce nouveau matériau. Partisan du développement ferroviaire (désenclavement rural, tourisme, extension urbaine), il participe également à la commission mise en place en 1900, menant à l’établissement de la circulaire relative à l’emploi du béton armé du 20 octobre 1906, qui ouvre la voie à la normalisation, modifiant, ainsi, les pratiques constructives19. Entre 1903 et 1905, Louis Harel de la Noë aménage, à Saint-Brieuc, une gare centrale, composée d’un bâtiment de voyageurs, d’un bureau des messageries et d’une halle à marchandises, dans laquelle il opte pour le béton armé. Si les édifices restent de facture classique, en revanche, pour l’aménagement de la halle à voyageurs couvrant les voies, l’ingénieur opte pour une structure avec arcs paraboliques en béton armé, probablement la première de ce type dans le monde ferroviaire20. L’édifice, inscrit au titre des Monuments historiques21, en 2014, a été transformé en résidence universitaire. En 1902, une revue, Le Béton armé, organe de presse de l’entreprise de construction Hennebique qui vend ses prestations au moyen d’un puissant réseau de bureaux d’études en France et à l’étranger, fait la promotion de ce nouveau procédé constructif pour le domaine ferroviaire. L’article utilise une circulaire du ministre des Travaux publics relative à l’effondrement de la halle des marchandises de la ville de Valence, survenue le 1er février 1901, pour mettre en avant la dangerosité des charpentes métalliques. François Hennebique (1842-1921), qui dépose un brevet sur le béton armé en 1892, est plus un promoteur qu’un réel inventeur, ne faisant qu’adapter le système poteau-poutre-dalle de la maçonnerie traditionnelle au béton armé. Il exercera un véritable monopole et réussira à imposer le procédé face à la construction métallique, grâce au réseau de concessionnaires qu’il met en place en France et à l’étranger. Jusqu’en 1910, date à laquelle de véritables innovations formelles apparaîtront, le matériau sera essentiellement utilisé pour des reprises de dalles ou des agrandissements de bâtiments.
- 22 Un voile mince en béton armé correspond à une structure spatiale de très faible épaisseur où le mat (...)
- 23 PICON Antoine, 1997, p. 76-78.
30Simon Boussiron (1873-1958), ingénieur issu de l’école des Arts et métiers d’Aix-en-Provence est le premier à concevoir une halle à marchandises dans laquelle le béton armé est utilisé pour ses qualités architectoniques. Cet édifice est le premier à utiliser les voûtes en voiles minces, dont le développement, à partir des années 1920 mènera au système constructif des coques et voiles minces renouvelant ainsi la forme de la voûte en berceau et du dôme22. Il s’agit des halles de la gare de Bercy-Arrivages (Paris), aujourd’hui détruites. Reprenant la disposition des halles SERNAM de Nîmes, elles se composaient d’une série de halles accolées couvrant des quais disposés de part et d’autre d’une travée centrale. En revanche, le système constructif était totalement nouveau, tant pour les élévations que la couverture, où résidait la solution technique la plus novatrice. L’ossature béton au remplissage de briques supportait une fine couverture voûtée (8 cm), en béton armé, franchissant 10 m de portée. Pour apporter de la lumière, il a sectionné les voûtes aux deux tiers de leur longueur afin d’y placer un lanterneau vitré. L’auvent extérieur en porte-à-faux était également en béton. Simon Boussiron appliquait ici le système de voûtes paraboliques à trois articulations qu’il avait mis au point pour couvrir le canal Saint-Martin23.
31En 1926, Eugène Freyssinet (1879-1962) et les Entreprises du Limousin remportent le concours lancé par la Cie du Chemin de fer Paris-Orléans pour la construction d’une halle de messageries située à la gare d’Austerlitz (Paris). L’ingénieur a déjà à son actif la conception de plusieurs hangars d’avions à voûtes paraboliques (Avord, près de Bourges 1915, Villacoublay, 1919-1925), dont les plus connus, pour des dirigeables, sont ceux d’Orly (1923), dans lesquels il a poussé le matériau au-delà de ses limites connues (88 m de portée, 50 m de largeur, 300 m de longueur). Il met au point deux procédés essentiels. Celui du décintrement des voûtes par la pose de vérins à clefs, ce qui facilite le contrôle du retrait et des déformations subies par le béton, ainsi que celui de la vibration du béton, étape fondamentale dans le durcissement du matériau. à la halle des messageries d’Austerlitz, Freyssinet conçoit l’édifice comme un vaste parapluie de béton. Couvrant une superficie de près de 34 000 m², il élabore un voile de béton d’une extrême finesse (5 cm d’épaisseur) qui repose sur un savant système d’équilibre entre les tirants, les nervures et les coques24 (fig. 8 et 9). Ce chantier rend possible la mise au point du béton précontraint, dont il dépose le brevet en 1928. L’introduction de câbles en acier mis sous tension à l’aide de vérins hydrauliques permet au béton d’améliorer sa résistance à la compression. Il connaîtra une immense postérité après la seconde guerre mondiale, notamment dans les ouvrages d’art, qui, pour la plupart utilisent ce procédé. L’édifice, un temps menacé de destruction, a finalement été racheté par une entreprise des nouvelles technologies pour être reconverti en bureaux nouvelle génération.
Fig. 8
Paris (Île-de-France). Chantier de la halle des messageries de la gare d’Austerlitz. Photographie N&B. 1928. SARDO.
© Centre national des archives historiques (CNAH) du groupe SNCF, 0040LM0016
Fig. 9
Paris (Île-de-France). Halle des messageries de la gare d’Austerlitz ; vue intérieure du chantier de construction. Photographie N&B. 1928. SARDO.
© Centre national des archives historiques (CNAH) du groupe SNCF, 0040LM0016
- 25 PRéVOT Aurélien, 2018, p. 245-271.
32Les premiers prototypes que nous venons d’évoquer semblent servir de support à des pratiques constructives qui se standardisent, par adoption du système d’assemblage de poutre en béton avec remplissage de briques ou d’aggloméré de ciments surmonté d’une couverture cintrée. C’est particulièrement vrai pour La Cie du Nord, qui eut à subir de nombreuses destructions durant la Première Guerre mondiale25. Les procédés mis au point par Eugène Freyssinet, Simon Boussiron, mais également le bureau d’études Hennebique, qui abandonne le système traditionnel du poteau-poutre-dalle pour adopter celui de la voûte en berceau, se répandent dans toute la France. Sont alors édifiées des halles modulaires à portiques, telle que celle de la gare de Pau (fig. 10).
Fig. 10
Pau (Pyrénées-Atlantiques). Halle à marchandises de la gare de Pau ; Pierre Boyer, ingénieur, Béton armé Hennebique, bureau technique central, Halle aux marchandises pour les Chemins de fer du Midi. Coupe transversale et plan des fermes. Encre sur calque. 19/10/1929.
© Fonds Bétons armés Hennebique. CNAM/SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture contemporaine
33La période de la Reconstruction apportera de nouvelles avancées techniques, avec la construction d’édifices de plus grandes dimensions, qui répondent également au nouveau modèle économique mis en place par la SNCF : la halle à trafic accéléré. La concentration du flux de marchandises entraîne un mode de gestion logistique qui exigera de puissants moyens mécaniques : ponts roulants, bandes transporteuses, engins motorisés pour le chargement, etc. Les bandes transporteuses permettent d’effectuer les manutentions simultanément sur deux rames de wagons placées de part et d’autre des quais. Le stockage et le classement des colis peut s’effectuer soit sur un quai latéral, soit directement sur des plateformes motorisées qui réceptionnent les colis à la volée lors de leur passage le long de banquettes latérales. Le prototype de ces bandes a été réalisé pour la première fois dans la halle d’Angers – Saint-Laud. C’est ce même dispositif qui est installé aux halles de Pantin, de Paris-Tolbiac et de Lyon-Guillotière. Pour autant, ce système ne fait pas que conditionner le bâtiment et Bernard Laffaille (1900-1949), concepteur de ces modèles de halles, trouve des solutions techniques et formelles qui transcendent sa simple fonctionnalité. Paul Peirani, architecte chef de la Division des bâtiments à la SNCF, fait appel à l’ingénieur rémois pour plusieurs programmes de reconstruction (halles à marchandises, rotondes ferroviaires, ateliers), qui partagent tous des caractéristiques communes. Durant cette période de pénurie de matière première et de main d’œuvre, Bernard Laffaille répond aux contraintes économiques par l’emploi de travées-types réduisant au maximum les adaptations aux particularités locales26. La halle de Lyon – Guillotière, édifiée entre 1947 et 1949 se compose de deux halles articulées, dont une seule sera conçue selon les dessins de Bernard Laffaille. Le bâtiment de 21 000 m², se compose d’une structure complexe de 21 sheds conoïdes et de sheds transversaux apportant un maximum de luminosité à l’intérieur de l’édifice (fig. 11). L’une des façades latérales se compose de châssis vitrés en béton, l’autre, largement ouverte pour l’accès des camions, repose sur un système de poteaux. L’édifice, rythmé par de grandes ouvertures longitudinales, est couronné par une corniche-déflecteur. Les innovations se sont également portées sur le chantier, qui a permis de mettre au point de nouvelles méthodes, notamment la préfabrication, sur site et en usine, de certains éléments.
Fig. 11
Lyon (Rhône). Halle SNCF de « trafic accéléré » des marchandises, gare de Lyon-Guillotière ; vue du bâtiment en cours d’achèvement. Photographie N&B, s.d.
© Fonds Laffaille. SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture contemporaine
34Seulement trois halles à marchandises seront construites selon ces principes. Le coût engendré par l’aspect expérimental de ces édifices, allié au déclin du transport de marchandises par voie ferrée auront vraisemblablement eu raison de constructions plus nombreuses. Si le développement des procédés constructifs en béton armé émerge à la fin du XIXe siècle, il faudra attendre plusieurs décennies avant de le voir se généraliser, et son utilisation dans le domaine ferroviaire n’est pas aussi fréquente qu’on pourrait l’imaginer. Les halles à marchandises ont été le support de certaines innovations d’ingénieurs pionniers, dont certaines sont d’autant plus audacieuses que les méthodes de calcul et les techniques de mise en œuvre s’amélioraient.
35Ces bâtiments techniques, qui jalonnent l’histoire constructive ferroviaire, sont le fruit d’une réponse à des besoins qui, dans l’histoire de l’architecture, émergent dans des proportions jusqu’alors inconnues. Sans occulter le rôle déterminant de leur fonction, nombre de ces halles à marchandises dépassent le simple cadre utilitariste, leur qualité architecturale relevant de leur capacité à répondre à des besoins fonctionnels, du soin apporté à leur construction ou de leurs inventions techniques et formelles. Si le maître d’ouvrage est celui qui crée les conditions premières à la création de l’édifice, le dessin revient à l’architecte et, plus précisément, dans le cadre de ces édifices, à l’ingénieur.
36La construction des halles à marchandises connaît un accroissement considérable à partir du développement spectaculaire du réseau, et relève d’une architecture fonctionnelle et standardisée apportant une réponse rationnelle à l’ampleur de la production. L’élaboration d’idées et de valeurs architecturales portées notamment par la littérature technique et théorique, ainsi que leur diffusion par l’enseignement et l’établissement de normes les font entrer dans le champ de l’histoire de l’architecture.
37Il est cependant assez difficile de retracer l’histoire, de leur naissance, de leur conception et de leur évolution, tant les traces écrites et dessinées sont ténues, l’essentiel du travail s’étant fait oralement ou au moyen de documents dont les témoignages n’ont pas été conservés. Les documents tels que ceux concernant la halle de Lyon-Guillotière, conservés au Centre d’archives d’architecture contemporaine, sont extrêmement rares. Ne reste, bien souvent, que l’analyse du bâtiment lui-même pour retracer son passé.
38Nombre de ces halles, qui se sont installées dans les anciens faubourgs aux marges de la ville, sont aujourd’hui englobées dans le tissu urbain. Inutilisées, elles se retrouvent dans la difficile position de friches industrielles difficiles à requalifier, quand elles n’échappent pas de justesse à la démolition. À titre d’exemple, la halle des marchandises de Pau est engagée dans un processus de reconversion, celle de Pantin-Bobigny a été transformée en plate-forme pour les entrepreneurs du bâtiment, mais l’avenir de celle de Lyon-Guillotière, inutilisée depuis de nombreuses années, est incertain. Patrimoine fragile, car méconnu, elles sont à envisager dans leur dimension de réseau et non comme un objet isolé. Espérons que l’évolution du regard porté sur le patrimoine industriel, qui s’étend aujourd’hui à de nouvelles thématiques, puisse intégrer ces édifices.