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Alain Corbellari, Moyen Âge et critique littéraire, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2021

Anna Gęsicka
Référence(s) :

Alain Corbellari, Moyen Âge et critique littéraire, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Libre cours », 2021, 178 p.

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Texte intégral

1Depuis longtemps, Alain Corbellari mène sa recherche passionnante sur l’histoire de la médiévistique, domaine qui invite à une série d’études détaillées. Son nouveau livre est un pas suivant et important sur cette voie.

2En expliquant l’ordre des mots dans le titre − Moyen Âge et critique littéraire − Alain Corbellari formule son projet d’une façon si précise qu’il serait inutile de tenter de le reformuler : « Il s’agit moins d’expliquer comment les méthodes de la critique littéraire ont été appliquées à l’objet Moyen Âge (ce à quoi s’emploie d’ailleurs de plus en plus la revue Perspectives médiévales), […] que de montrer en quoi l’objet Moyen Âge a pu infléchir la critique littéraire » (p. 5). Et la thèse qu’il défend est

qu’une part non négligeable de la critique littéraire moderne trouve son origine dans les débats dont la littérature médiévale a été l’objet. Longtemps méprisée, la production du Moyen Âge pose des problèmes dont la prise en compte a, plus souvent qu’à son tour, permis de renouveler des approches figées par la tradition du classicisme (ou du romantisme : en l’occurrence c’est tout). (p. 6)

3Force est de constater que l’auteur a parfaitement atteint son but.

4Alain Corbellari fait une revue des écoles critiques qui ont bénéficié d’un apport souvent ignoré ou sous-estimé des médiévistes. Toutefois, les théories exposées ont des liens aussi bien avec les études médiévales qu’avec les lettres médiévales. C’est donc une sorte de précis indispensable, offrant un double savoir : sur la contribution − à travers les siècles − des penseurs médiévistes et auteurs médiévaux à l’essor des réflexions théoriques sur le savoir de la littérature, et la contribution des acquis de la critique littéraire au développement et à certaines réorientations des études médiévistes et médiévalistes.

5L’auteur, dans une présentation méthodique des approches choisies de la critique littéraire qu’il analyse par le prisme du Moyen Âge, rappelle d’abord des connaissances de base. Il faut souligner son talent pour résumer en des mots simples et clairs l’essence même d’approches théoriques complexes. Puis, il développe son exposé en fonction de l’objectif visé, le farcissant d’anecdotes et de détails moins connus ou méconnus du large public et ouvrant des pistes inspiratrices de réflexion. Il examine avec aisance et éloquence les rapports mutuels entre la critique littéraire et le Moyen Âge, les traitant dans une perspective historique, géographique et conceptuelle.

6Ce livre remarquable est bref, mais singulièrement riche. Alain Corbellari évoque plusieurs noms de savants et lettrés de diverses contrées et divers centres universitaires, dès les époques les plus éloignées dans le temps, apportant de larges connaissances historiques et théoriques. Le compte-rendu sommaire que je me permets de faire ici n’est donc qu’une esquisse modeste, ne rendant compte que faiblement de son contenu abondant.

7La conception du livre est réfléchie. L’avant-propos (p. 5-8) expose le projet de l’auteur qui présente les enjeux et l’ordre des matières de son livre. Dans le chapitre 1 (« La philologie, science pilote », p. 9-37), il rappelle l’histoire de la notion et du concept de « philologie », en juxtaposant diverses écoles et approches, en rendant hommage à leurs créateurs, dont les médiévistes bien sûr. C’est un grand savoir transmis en raccourci, qui reflète l’érudition et l’indépendance d’Alain Corbellari.

8Le chapitre 2 (« Un formalisme à la médiévale », p. 39-65) met en valeur, parmi plusieurs autres, les approches de Joseph Bédier (la structure des anciens récits), Jean Rychner (qui « met la philologie au service d’une compréhension des procédés d’écriture », p. 49), Robert Guiette (la poésie formelle en France médiévale), Paul Zumthor (la poétique médiévale), Daniel Porion (étude des formes fixes de la fin du Moyen Âge), Emmanuèle Baumgartner (dans sa recherche « mêlant formalisme et histoire littéraire », p. 64). Alain Corbellari indique un parallèle entre les jeux de la forme dans la poésie du Moyen Âge et des recherches du groupe des « oulipiens » (leur admiration pour Arnaut Daniel ou les grands rhétoriqueurs). Quant à la prose médiévale, il signale « sa jonction avec une narratologie » (dans le sens du « plaisir du texte » Barthien, p. 65) et l’intérêt d’analyser la littérature médiévale dans la perspective transtextuelle.

9Le chapitre 3 (« De Rome à Tintagel », p. 67-94) montre l’importance de la tradition et des concepts hérités de l’Antiquité et nourrissant la littérature médiévale, pour le développement et la justification de certaines approches théoriques. Il y est d’abord question de la « grandeur et misère de l’allégorie » (p. 70). Entre autres, sont discutées les conceptions et lectures de Friedric Schleiermacher, D. W. Robertson Jr, Jacques Ribard, Jean-Jacques Vincensini, C. S. Lewis. Puis, les réflexions autour de l’affectivité (Jean Starobinski, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Michel Zink). Ensuite, l’impact du médio-latin (p. ex. Edmond Faral) et la survie des topoï (Ernst Robert Curtius). Par la suite, la perspective celtisante « à l’origine des Cultural Studies ? » (p. 83) qui envisage le point de vue des laïcs et illettrés (le paganisme celte), et non celui des clercs (latinité judéo-chrétienne), avec les contributions originales d’Ernest Renan, Roger Loomis et Gertrude Schoepperle Loomis, Jean Marx, Jean Frappier, Laurence Harf-Lancner, Laurent Guyénot, Jacques Roubaud, Jean Markale. Et finalement, la vision d’un Moyen-Âge « panmythique » (p. 93) avec les apports de Philippe Walter, Pierre Gallais et Georges Dumézil.

10Le chapitre 4 (« Le Moyen-Âge, si loin si proche », p. 95-122) se concentre sur différentes facettes de méthodes « connexes aux disciplines historiques » (p. 8). L’auteur commence par « la nouvelle histoire et anthropologie historique » (p. 97) – il rappelle le rôle de Lucien Febvre et Marc Bloch (école des Annales), Johan Huizinga, Marcel Mauss. Puis, dans le sous-chapitre « Marxisme et littérature médiévale » (p. 101), on voit se juxtaposer les approches de Georges Duby, Jean-Charles Payen, György Lucács, Erich Köhler. Ensuite, une large place est consacrée à Mikhaïl Bakhtine avec sa conception de la culture populaire et à Denis de Rougemont, avec des réactions face à sa vision mythique de l’amour occidental. Suivent des réflexions sur l’anthropologie structurale (Claude Lévi-Strauss, Jacques Le Goff) et l’anthropologie culturelle (R. Howard Bloch, Jean-Marie Fritz, Francis Dubost). En parlant des « Aventures de la réception » (p.119), Alain Corbellari revient par la suite à Hans Robert Jauss et Umberto Eco.

11Le chapitre 5 (« Pour une herméneutique du soupçon », p. 123-150) qui, selon les propres mots de l’auteur, « explore les types exégétiques qui ont remis en question la transparence du discours littéraire » (p. 6), fait entrer dans le champs des « interprétations les plus audacieuses de la critique moderne » (p. 125). Viennent successivement : le déconstructivisme et Jacques Derrida (apport de Roger Dragonetti), puis la psychanalyse de Freud, Jung et Lacan (lectures de Henry Rey-Flaud, Jean-Charles Huchet, Charles Méla), la « philosophie et la déconstruction » (p. 136) avec Nietzsche et Heidegger (analyses de Giorgio Agamben et Daniel Heller-Roazen), le féminisme (Christine de Pisan en pionnière, les noms de Jules Michelet, Jean Rychner, E. Jane Burns, Helen Solterer, Simon Gaunt, Yasmina Foehr-Janssens, Georges Duby), les gender studies avec John Boswell, Christiane Marchello-Nizia, Georges Duby et Bill Burgwinkle, « un postcolonialisme avant la colonisation ? » (p. 146) selon, entre autres, Sharon Kinoshita et Keith Busby, et enfin le retour vers la nature avec l’animal turn de Sharon Kinoshita, Peggy McCracken et Robert Sturges.

12Alain Corbellari a fait un travail imposant, rassemblant dans son parcours de l’histoire de la science de la littérature et de la médiévistique des voix et des apports multiples des auteurs, chercheurs et théoriciens. Il tente d’être le plus objectif possible dans la présentation des diverses approches, déclarant dans sa « Conclusion » concise (p. 151-153) ce qui fut fondamental pour son projet et ce qui résulte de sa conviction profonde de chercheur : « J’ai cependant tâché d’éviter d’en privilégier certaines au détriment des autres, l’exercice de l’histoire de la critique m’ayant par ailleurs, je crois (ou plutôt j’espère) habitué à un œcuménisme que je revendique sans fausse honte » (p. 152).

13Les idées exposées dans ce volume, qui enrichiront sûrement l’étude des lettres (et non seulement médiévales), invitent à une réflexion plurilatérale. Car ce qui y est bien dévoilé, à travers d’intéressantes références, associations et analogies aux époques passées et à l’époque contemporaine, c’est une logique historique de continuités et de discontinuités au sein des conceptions et des définitions, ainsi que leur universalisme et leur relativisme. En se penchant sur l’évolution de la critique littéraire depuis la perspective du médiévisme largement compris, Alain Corbellari met en évidence la grande potentialité qui réside dans l’union de ces deux domaines. Il opte aussi pour le dépassement des barrières disciplinaires traditionnelles afin d’élargir les champs de recherche.

14Ce livre sera un outil précieux pour les chercheurs, y compris non médiévistes, aussi bien débutants que professionnels. L’auteur signale des vues théoriques qui peuvent constituer un support méthodologique dans diverses directions de la recherche médiéviste ou médiévaliste. Il présente l’état actuel des recherches. Le lecteur appréciera la riche bibliographie mise à jour et l’index des noms (la majorité de ceux mentionnés).

15Microsoft Office User2022-10-02T16:02:00MOUJe trouve ce livre passionnant et ceci vient principalement de cet angle différent – la focalisation sur le médiévisme − sous lequel Alain Corbellari propose de percevoir l’histoire de la critique littéraire, et de l’importance accordée à la dimension sémantique de l’analyse des textes. J’aime et j’apprécie ses provocations intellectuelles (si ce sont bien des provocations?), telle la figure de Marie de France en pré-déconstructiviste, ou les divagations sur le « pré-néocolonialisme » de la littérature médiévale.

16Je goûte beaucoup le style auctorial d’Alain Corbellari, vivant, brillant, personnel, doté d’une ironie élégante qui augmente le plaisir de la lecture. Les titres des chapitres et sous-chapitres sont captivants : l’auteur a le don de la formule appropriée et suscitant l’intérêt. Peut-être vaut-il aussi la peine de mentionner l’emploi de l’écriture inclusive (point milieu).

17Ce petit livre est particulièrement joli et agréable à voir. Sa conception graphique sobre est fondée sur la mise en valeur de trois couleurs : le violet de la couverture, le blanc des pages imprimées et le noir des pages de titre intérieures. Les sept pages vides en fin de volume en font un livre interactif et invitent le lecteur à y mettre abondamment ses propres notes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anna Gęsicka, « Alain Corbellari, Moyen Âge et critique littéraire, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2021 »Perspectives médiévales [En ligne], 43 | 2022, mis en ligne le 17 octobre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/peme/44625 ; DOI : https://doi.org/10.4000/peme.44625

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Auteur

Anna Gęsicka

Université Nicolas Copernic, Toruń, Pologne

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