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Vous avez dit éducation au politique ?

Did you say political in politics?
Michel Fabre
p. 31-47

Résumés

Quelle signification philosophique conférer au projet d’une éducation au politique dans le cadre de la démocratie libérale et des attendus de l’institution scolaire ? Par éducation au politique, il faut entendre une éducation allant au-delà d’une instruction ou d’une éducation civique, sans pour autant constituer une éducation politique au sens partisan du terme et visant l’élévation du niveau du débat public. L’entrée dans cette éducation peut se faire à partir des questions socialement vives relevant des « éducations à » du curriculum scolaire français. Le but de cet article est d’expliciter et de discuter les présuppositions philosophiques, épistémologiques et pédagogiques de ce projet et d’en établir les finalités éducatives face à deux repoussoirs démocratiques : la technocratie et le populisme.

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Texte intégral

1L’introduction dans le cursus scolaire des « éducations à » pose un certain nombre de problèmes, relativement à la forme scolaire classique. Ce type d’approche : a) ne concerne pas que des savoirs, mais également des valeurs éthiques ou politiques et des comportements ; b) renvoie davantage à des pratiques de référence (celles du médecin, de l’homme politique, de l’expert, etc.) qu’à des savoirs savants ; c) vise davantage la transformation des pratiques sociales que la scolarisation des pratiques existantes (Pagoni et Tutiaux-Guillon, 2012 ; Barthes, Lange et Tutiaux-Guillon, 2017). Parmi les contenus proposés, certains sont des « questions socialement vives », c’est-à-dire sujettes à controverses, non seulement dans les différentes communautés scientifiques ou professionnelles, mais sur la place publique. Les questions d’aménagement du territoire, de politique énergétique, de santé sont de ce genre (Legardez et Simonneaux, 2006).

2C’est dans ce contexte et ces modalités curriculaires que j’envisage la question d’une éducation au politique. Le but de cet article est d’expliciter et de discuter les présuppositions philosophiques, épistémologiques et pédagogiques de cette entreprise. Quelle signification philosophique conférer au projet d’une éducation au politique dans le cadre de la démocratie libérale et des attendus de l’institution scolaire ? Par éducation au politique, j’entends une éducation qui aille au-delà d’une instruction civique, au sens de l’enseignement des institutions de la République, et même au-delà d’une éducation civique centrée sur les droits et les devoirs du citoyen, sans pour autant viser une éducation politique au sens partisan du terme.

Les présupposés philosophiques de la démarche

3Comment entendre ici le terme de « politique » ? En la matière, le vocabulaire est polysémique et renvoie à trois réseaux de significations. Le politique désigne l’ordre indispensable qui permet aux hommes de vivre ensemble. La politique évoque la scène où s’affrontent les individus ou les partis en compétition pour la conquête et l’exercice du pouvoir. Les politiques renvoient aux actions gouvernementales de régulation de la société. On parlera alors de « politiques publiques » (Baudoin, 2009).

4Je pars de la définition du politique par Julien Freund (2004) et de sa déclinaison en trois présupposés : 1. le commandement et d’une manière générale les rapports hiérarchiques entre l’État et le citoyen ; 2. la relation public/privé, variable en fonction des types de régime politique ; 3. la relation ami/ennemi, fondatrice du groupe politique qu’il s’agisse des partis ou des nations (ibid.).

  • 1 Freund procède lui-même à une restructuration des priorités dans les présupposés du politique, puis (...)

5Une éducation au politique doit nécessairement prendre en compte tous ces éléments. Toutefois, l’entrée par les questions vives et le souci éducatif oblige à les hiérarchiser1. Si ces préoccupations s’accordent bien avec l’idée du bien commun, elles impliquent de se centrer sur l’élucidation des problèmes plutôt que sur les jeux de pouvoir marqués par la relation ami/ennemi, issue de Carl Schmitt (1992) ou même sur le commandement. C’est donc la relation entre privé et public qui nous semble devoir être privilégiée, car elle engage la prise en charge par les citoyens des problèmes du commun, comme l’établit Dewey (2003). Évidemment, dans une société pluraliste, le traitement de ces problèmes implique des oppositions idéologiques et d’intérêt. Il ne s’agit donc pas d’évacuer la conflictualité, mais de l’étudier comme une dimension fondamentale des problèmes politiques. Le cadre scolaire oblige également à une scénarisation du politique dans laquelle le pluralisme des opinions puisse s’exprimer dans une éthique de la discussion (Habermas, 2023), privilégiant l’argumentation rationnelle et non le recours à la force ou la ruse.

6Enfin, le présupposé qui sous-tend ma démarche est que la démocratie libérale se caractérise moins par ses dimensions institutionnelles que par l’idéal d’une forme de vie (Dewey, 1983) qui rende possible une attitude de discussion inclusive et de coopération dans tous les secteurs de la société (le monde du travail, de la famille, de l’école et de la cité) en respectant les caractéristiques propres à ces différents mondes, le degré d’horizontalité ou de verticalité et donc de « commandement » qu’ils peuvent admettre (Frega, 2020). Il en résulte que si l’éducation se définit par l’accroissement et l’affinement de l’expérience, alors le lien entre éducation et démocratie ne concerne pas deux termes qui seraient extérieurs l’un à l’autre. Comme nous l’a appris Dewey (1983), une éducation ainsi conçue est démocratique dans son essence parce qu’elle est la forme de vie qui permet le mieux à l’expérience de s’accroître et de se partager librement.

7Dans un espace public démocratique, l’élucidation des problèmes politiques implique également une épistémologie de la problématisation. Le modèle de problématisation que je privilégie est une interprétation de la théorie de l’enquête de Dewey (Dewey, 1993 ; Fabre, 2009 et 2017a). Il articule une dimension horizontale décrivant les phases du processus (position, construction et résolution de problème) à une dimension verticale qui relie des données factuelles à des conditions (des règles et des critères) en vue de leur conférer une signification et de proposer des hypothèses de résolution. L’ensemble du processus s’intègre à un cadre qui définit ce qui a statut de problème du point de vue d’un paradigme épistémologique déterminé, d’une position politique précise et dans une situation sociale, institutionnelle particulière.

  • 2 Bachelard termine La formation scientifique en démocratisant la vision aristotélicienne de la schol (...)

8C’est sur ces présupposés philosophiques et épistémologiques que j’esquisse l’idée d’une éducation au politique. On dira que c’est là se donner des conditions idéales du politique, fondées sur la rationalité de la discussion, la non-violence, la bonne volonté supposée des partenaires, leur souci du bien commun, etc. J’assume parfaitement cette perspective dans un dernier présupposé, pédagogique. L’idée d’école implique un modèle idéal de l’activité humaine, même si elle est évidemment toujours défaillante au regard de cet idéal2. Ainsi, l’image que l’école entend donner du politique n’est ni plus ni moins idéalisée que celle qu’elle entend donner des sciences, bien qu’elle ne puisse ignorer que celles-ci se construisent au sein de la société et sont exposées à tous les errements que la sociologie de la connaissance a mis en lumière.

Une épistémologie des problèmes politiques

9Quelles sont les spécificités des problèmes politiques par rapport aux problèmes scientifiques ou techniques ?

Monde problématique et problèmes pernicieux

10Le monde dans lequel se posent les questions socialement vives est un monde problématique (Meyer, 2000 ; Fabre, 2011). Certes il est bien difficile de trouver dans l’histoire de l’humanité des périodes sans problèmes. Mais caractériser notre époque de « monde problématique » renvoie à ce que Nietzsche appelait « la mort des dieux », ou la sortie du platonisme, c’est-à-dire la disparition de tout référentiel, de tout cadre absolu de problématisation. En politique, cette problématicité se traduit par le déclin des référentiels modernes de rationalité (le sens de l’histoire et le progrès) et par le questionnement de ce que l’on pensait être devenues des allants de soi : la république, la laïcité, la démocratie, etc.

11À ceci s’ajoute le fait que les problèmes politiques tranchent d’avec les problèmes scientifiques ou techniques à tel point que toute une tradition de recherche anglo-saxonne les caractérise de wicked, ce qu’on peut traduire, en dehors de toute connotation morale, par « pernicieux » (Rittel et Webber, 1973). Ces problèmes s’avèrent en effet :

  1. polysémiques, ils peuvent être construits de différentes manières ;

  2. ils sont pris dans des conflits d’intérêt, de pouvoir ;

  3. ils sont complexes, au sens de la théorie des systèmes (avec des sous-problèmes, des boucles de régulation, des seuils de fonctionnement) ;

  4. ils possèdent des dimensions spatio-temporelles spécifiques : l’urgence et l’irréversibilité des processus. Leurs implications sont à la fois locales et globales ;

  5. enfin, ce sont des problèmes qui ne peuvent probablement pas être complètement construits ni résolus (Fabre, 2021 et 2022).

12C’est muni de cette grille de lecture, celle des problèmes pernicieux dans un monde problématique, que j’aborde la spécificité des questions socialement vives, en tant que problèmes politiques. Ce sont des problèmes :

  1. qui concernent la vie en commun, les problèmes publics ;

  2. qui relèvent de décisions à prendre, dans un mixte de savoirs et de valeurs et dans un contexte incertain ;

  3. qui impliquent polysémie et conflictualité ;

  4. qui ne peuvent, pour la plupart d’entre eux, être ni adéquatement construits ni complètement résolus.

Les décisions concernant le commun

13Je regroupe ici les deux premiers traits des problèmes politiques. Ce sont des problèmes de décision affectant les questions que nous avons en commun.

  • 3 Dewey refuse toute conception organiciste de l’État issue de la philosophie politique de Hegel ou d (...)

14Pour les penser, je partirai de la distinction du privé et du public chez Dewey (2003). Est privée une action qui n’a pas de conséquences hors du cercle étroit des agents qui l’accomplissent. Mais des comportements individuels, des transactions commerciales, financières ou industrielles peuvent avoir des conséquences importantes sur le reste de la population. Elles relèvent alors de la sphère publique : elles concernent le commun. Évidemment, les frontières du privé et du public sont mouvantes selon les époques et les régimes politiques. L’économie d’un pays peut être entièrement privée, administrée par l’État ou encore par des associations, des communautés d’intérêts3. De toute manière, les problèmes ne sont pas privés ou publics en soi. Ils deviennent publics quand ils sont pris en charge par les citoyens. Être citoyen, pour Dewey, c’est prendre part au traitement des questions socialement vives, dans l’institution d’un public.

  • 4 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

15Deuxième caractéristique, les problèmes politiques sont des problèmes de décision convoquant un mixte de savoirs et de valeurs dans un contexte incertain et qui affectent la vie des citoyens. Doit-on implanter un champ d’éolienne dans telle ou telle commune ? Faut-il ou non interdire l’usage du glyphosate ? Ce sont là des problèmes que l’on n’a pas cherché à poser, mais qui concernent des maux dont on voudrait guérir la société. C’est pourquoi Dewey (1993) compare l’enquête sociale au diagnostic médical. Par ailleurs la prise de décision s’effectue dans un contexte incertain, car les informations sur lesquelles elle doit s’appuyer sont à peu près toujours incomplètes. Et, malgré le développement des instruments de prévision et de prospective (Hervé, 2022), on ne peut jamais savoir exactement de quoi demain sera fait, même si les travaux du GIEC4, par exemple, ouvrent un éventail de risques. Enfin, les données et les conditions du problème ne sont pas seulement d’ordres scientifique et technique, mais renvoient également à des valeurs, dans la mesure où les enjeux écologiques, mais aussi sociaux et politiques d’une question socialement vive, doivent être pris en compte. Dans un projet d’aménagement du territoire, que va-t-on privilégier, son impact écologique, son acceptabilité, l’emploi qu’il va créer, le bien-être des résidents, etc. ? Les problèmes de décision sont donc structurés par des savoirs et des valeurs.

16Pour toutes ces raisons, toute décision ressemble plus ou moins à un pari. Dans une perspective décisionniste, à la Weber (1959), les scénarios alternatifs ne peuvent être tranchés que par un choix de valeur. Même les théories rationalistes de la décision comme celle d’Habermas (1997) sont contraintes d’assouplir leur modèle qui ne peut plus reposer sur un raisonnement strictement scientifique, mais seulement argumentatif. Aristote a bien perçu les spécificités de la décision avec son concept de prudence, sorte de sagesse pratique pour un monde incertain et contingent. Entre la rationalité scientifique et la conduite irrationnelle, la phronesis occupe le domaine du raisonnable. Elle se définit comme « une disposition pratique accompagnée de raison juste, tournée vers l’action et concernant ce qui est bon et mauvais pour l’homme » (Aristote, 1965, p. 158). Il est vrai qu’Aristote a tendance à faire de la prudence une vertu aristocratique, celle de Périclès et des âmes « bien nées ». C’est Dewey (2011) qui la démocratisera, dans sa théorie des valeurs, en faisant de la wisdom une qualité que tout citoyen peut acquérir par l’expérience.

La conflictualité

  • 5 Chantal Mouffe euphémise l’antagonisme de Carl Schmitt en « agonisme », pour ramener la lutte polit (...)

17La troisième caractéristique des problèmes politiques, la conflictualité constitue une dimension fondamentale du politique. Néanmoins, la relation ami/ennemi, chère à Carl Schmitt (1992), même euphémisée par Chantal Mouffe (1992), ne saurait constituer la bonne entrée pour une éducation au politique5. Cette manière de procéder bloquerait immédiatement l’élucidation rationnelle des problèmes, comme on le voit dans des débats en classe, dits « du café du commerce », où les antagonismes indépassables rendent impossible tout apprentissage. La conflictualité ne peut donc être abordée que de manière indirecte dans la construction même du problème et le choix de ses solutions. Quand survient un problème politique, chaque public construit le problème à sa façon avec son propre cadre ou, si l’on veut, ses propres « métaphores génératives » (Schön, 1993). Par exemple, on construira différemment la question de l’éradication de la grande pauvreté selon qu’on mobilisera les métaphores de la médecine (c’est une maladie, voire une tare héréditaire, comme aurait dit Zola), celle de la morale (elle est due au vice et à la paresse), ou celle de la justice (elle résulte d’une redistribution injuste). La manière dont on construit le problème détermine évidemment les solutions acceptables. Mais le désaccord sur les solutions, le litige, renvoie souvent à un désaccord sur la manière même de construire le problème, à un différend (Lyotard, 1983).

  • 6 Schön (1993) donne un exemple de ce recadrage à propos de la rénovation urbaine des quartiers pauvr (...)

18Dans le pluralisme de la démocratie libérale, cette conflictualité peut se voir dépassée par l’obtention d’un consensus, ou du moins d’un compromis, ce qui exige alors des partenaires qu’ils modifient leur manière de construire les problèmes, voire transforment leurs métaphores génératives6. Il reste que, quelle que soit l’issue de la discussion, la dimension de conflictualité ne peut pas être esquivée. Les questions socialement vives sont ainsi prises dans des luttes de pouvoir et exposées au mensonge, à la mauvaise foi et aux tentatives d’intimidation. C’est pourquoi l’analyse des rapports de pouvoir et de ses effets est une dimension obligée de l’analyse des problèmes politiques, puisque les données ou les conditions de leur construction peuvent être manipulées à des fins de domination.

D’étranges problèmes

19J’ai parlé un peu vite de construction et de solution, mais précisément, lorsque l’épistémologie de la problématisation aborde les problèmes politiques, elle se voit contrainte d’assouplir ses modèles de rationalité selon lesquels un problème digne de ce nom doit pouvoir être construit et résolu, ou du moins doit être supposé tel. Or, nous ne sommes pas certains de pouvoir véritablement construire les problèmes politiques et nous sommes à peu près sûrs de ne pas pouvoir les résoudre complètement. Qui pourrait se vanter aujourd’hui de maîtriser dans sa totalité le problème du changement climatique, même en synthétisant tous les rapports du GIEC ? Cette incomplétude est partiellement liée à la complexité des problèmes, laquelle s’avère difficilement maîtrisable. Sommes-nous sûrs de bien identifier les seuils dont le franchissement provoquerait l’emballement du système biophysique de la planète ? Elle est également liée aux différents points de vue possibles sous lesquels le problème peut être considéré, étant donné sa polysémie, comme on a vu plus haut avec la question de la pauvreté. Enfin, toute solution apparente relance le problème ou en crée de nouveaux. Par exemple, le choix industriel de l’électrique comme « solution » au problème des émissions carbonées ouvre de nombreuses autres énigmes. Quel mixte énergétique choisir pour la production de l’énergie ? Comment fabriquer les batteries le plus écologiquement possible ? Comment assurer l’approvisionnement des matériaux sans impacter trop le bilan carbone de l’opération (Vargas, 2019) ? Je propose donc de distinguer les solutions véritables des « issues », sortes de solutions partielles et provisoires qui constituent tout de même un « mieux » par rapport à d’autres possibles sans que l’on n’ait jamais la certitude d’avoir choisi le meilleur. Le traitement des problèmes politiques s’apparente ainsi à une navigation par gros temps où chaque tentative d’éviter Charybde risque d’entraîner le bateau vers Scylla.

20Malgré toutes ces difficultés, il est possible d’élaborer une matrice problématique définissant ce que notre intelligence peut connaître du problème politique. Une telle matrice permet notamment d’élucider :

  1. les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires, sociaux de telle question socialement vive ;

  2. les différents sous-problèmes en lesquels elle se ramifie ;

  3. les différentes valeurs en tension dans les controverses auxquelles elle donne lieu entre les acteurs impliqués (Fabre, 2022 ; Chauvigné et Fabre, 2023).

21L’intérêt d’un tel outil, déjà expérimenté dans les méthodes actives (jeux de rôles, analyses de controverses et enquêtes sociales) serait de permettre à l’éducateur ou l’enseignant de piloter et de réguler le travail des élèves à partir d’une base documentaire qui leur serait fournie.

Élever le niveau du débat public

22J’assignerai provisoirement à cette éducation au politique une finalité que l’on pourra trouver minimaliste ou au contraire excessivement ambitieuse : celle de contribuer à l’élévation du niveau du débat public. Autrement dit, il s’agirait de doter les élèves de connaissances, d’outils intellectuels et de savoir-faire communicationnels qui les rendent capables d’intervenir, plus tard, avec pertinence, dans le débat public à un niveau ou à un autre.

La compétence du citoyen

23Cela revient à initier les élèves à ce que Dewey appelait « l’enquête sociale » (Zask, 2008 et 2015). Il s’agit ici d’enquêter sur « les situations sociales réelles qui sont elles-mêmes conflictuelles et confuses » afin de leur trouver des remèdes (Dewey, 1993, p. 601). Cette démarche, transposée dans un cadre scolaire et régulée par une matrice problématique, obéit à une double exigence. D’une part, épistémologique : tenter autant qu’il est possible de faire le tour du problème sans trop réduire sa complexité ; et d’autre part démocratique, comprendre la logique des différentes positions en présence dans une société pluraliste afin de donner, soi-même, un avis éclairé.

24N’est-il pas illusoire d’espérer promouvoir une démarche intellectuellement si exigeante à l’école ? D’autant que le pari pédagogique semble se greffer sur un pari politique : est-il bien raisonnable de tabler sur la compétence du citoyen dans un monde problématique ? À ce sujet, les controverses qui ont structuré la pensée politique nord-américaine au début du xxe siècle paraissent tout à fait instructives. Le débat qui avait occupé les Pères fondateurs renaît dans les années 1920 entre Walter Lippmann et John Dewey (2003). Pour Lippmann, la thèse de « l’omnicompétence » du citoyen, véhiculée par la tradition libérale, n’est qu’un mythe, étant donné la complexité de la société. En outre, l’opinion publique se révèle façonnée par la propagande politique et les manipulations de la presse. Comme l’avait bien vu Platon, l’opinion distord la réalité, exprime des stéréotypes, fonctionne à l’émotion et s’avère extrêmement versatile. C’est pourquoi Lippmann plaide pour une technocratie, un gouvernement par une élite d’experts (Westbrook, 1991, p. 97). Pour lui, le rôle du peuple, dans les démocraties modernes, doit se réduire au vote, c’est-à-dire au choix de ses représentants et à la sanction des politiques publiques.

25Dewey partage les diagnostics de Lippmann sur « l’éclipse du public », manifestée par la montée de l’abstention électorale, la fragmentation de l’opinion selon les intérêts particuliers (Dewey, 2003, p. 147). Il admet également que le public américain est mal informé et mal outillé intellectuellement pour donner un avis éclairé sur la conduite des politiques publiques. Mais pour lui, « les maux de la démocratie requièrent non pas moins, mais plus de démocratie » (ibid., p. 155). D’où sa défense de la tradition jeffersonienne de la démocratie participative (Dewey, 2018 ; Westbrook, 1991 ; Zask, 2008 et 2015). Pour lui, « l’omnicompétence » du public constitue bien un mythe libéral. En revanche, le thème de son incompétence traduit un préjugé de classe. Le procès fait au peuple devrait être, en réalité, celui de l’ordre social et des inégalités culturelles qu’il génère.

26Pour Dewey, le jugement politique ne repose pas sur un don qu’auraient les « grands hommes » ou même exclusivement sur des acquis antérieurs, tels que des études de science politique. Il s’acquiert en s’exerçant, même s’il faut posséder une formation de base comme celle que l’école doit procurer à tous. En démocratie, dit Dewey, « le gouvernement populaire est éducatif » (Dewey, 2003, p. 197). C’est en débattant de problèmes publics et en participant à des collectifs de réflexion, de proposition ou de décision que le citoyen se forme et acquiert sa compétence politique en dialoguant éventuellement avec des experts (Fabre, 2014 et 2017b). D’où la formule souvent citée : « Celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut » (Dewey, 2003, p. 197).

27Reste à tenter la définition positive d’une telle éducation au politique. Peut-on le faire sans sacrifier à l’énumération fastidieuse de listes de compétences plus ou moins convenues attendues de futurs citoyens ? Si l’on veut éviter ce formalisme, il est nécessaire de se donner une image de ce que l’on ne veut pas ou de ce qu’on l’on voudrait éviter dans l’espace public. Les spectres de la technocratie et du populisme se proposent alors immédiatement comme repoussoirs du débat public démocratique, les deux risques s’alimentant d’ailleurs l’un l’autre par leur excès. Le cordonnier sourd aux critiques de celui qui porte la chaussure trouve son répondant dans les demandes irréalistes et contradictoires de son client.

Le péril technocratique

28La technocratie a ses lettres de noblesse dans La République de Platon qui fonde la légitimité du philosophe-roi sur sa connaissance des lois de l’univers qui doivent servir de modèle à la cité. Mais c’est l’époque moderne, avec le développement des sciences et des techniques et la foi au progrès, qui lui donnera son essor. Saint-Simon (1869) esquisse ainsi dans L’Organisateur un parlement à trois chambres : une chambre d’invention composée d’ingénieurs et d’artistes, une chambre d’examen composée de savants et une chambre d’exécution composée d’industriels. Son disciple, Auguste Comte, propose d’étendre la méthode scientifique au contrôle de la société et de substituer aux régimes politiques une autorité constituée « d’ingénieurs sociaux » appliquant une théorie de la société, une « physique sociale » élaborée par les savants. Étant donné la complexité de la société industrielle moderne, on ne saurait donc confier l’organisation de la société à des « routiniers » incompétents (Comte, 1970, p. 72).

  • 7 Ainsi, en 1917, en quelques semaines, l’opinion américaine, jusqu’alors non interventionniste a été (...)
  • 8 Thorstein Veblen (1857-1929), collègue de Dewey, est bien connu pour son ouvrage de 1899 The Theory (...)

29Saint-Simon et Comte fournissent les concepts clés sur lesquels varieront les conceptions technocratiques du xxe siècle. Walter Lippmann, en tant que journaliste, s’élève à la fois contre la versatilité de l’opinion et sa manipulation par une presse militante qui manque à son devoir d’objectivité7. Dans une perspective quasi platonicienne, Lippmann disqualifie l’opinion publique et cherche une articulation plus solide entre politique et vérité dans la création d’un corps d’experts s’interposant entre le public incompétent et le gouvernement. De même, Thorstein Veblen semble réclamer, vers la fin de sa vie, la création d’un « soviet de techniciens » compétents et désintéressés aux commandes de l’État8. Même si la pensée de Veblen (1979) constitue, par bien des côtés, une critique de gauche du capitalisme et en particulier de la consommation ostentatoire de la « classe de loisir », on peut entendre la critique d’Adorno qui lui reproche d’édifier une nouvelle stratification sociale se substituant à celle de la bourgeoisie et des classes laborieuses et risquant de dériver vers une forme de totalitarisme bureaucratique (Brette, 2005).

30L’incompétence du citoyen face aux problèmes des sociétés industrielles, la décrédibilisation de l’opinion publique comme celle des institutions de la démocratie libérale, la foi dans le progrès scientifique et technique, la recherche d’un nouvel ordre qui échappe aux crises et aux divisions idéologiques, tels sont les thèmes de la pensée technocratique de Saint-Simon à Thorstein Veblen, pour ne parler que des périodes moderne et contemporaine. On ne saurait minorer leur influence dans la conduite des politiques aux États-Unis et en Europe, des Trente Glorieuses à nos jours.

L’avènement des populismes

  • 9 Niklas Luhman (1927-1998) défend une sociologie fonctionnaliste fondée sur l’idée de systèmes socia (...)

31Il était fatal que la confiscation technocratique des problèmes politiques entraîne, par contrecoup, de nombreuses réactions plus ou moins véhémentes et plus ou moins rationnelles de contestation de l’expertise et de son lien avec les pouvoirs. André Gorz (1975) et Jacques Ellul (2021) en France, Jürgen Habermas en Allemagne, pour ne citer que les plus connus, retrouveront les accents de la première école de Francfort, pour dénoncer l’impérialisme de la technique, comme idéologie (Habermas, 1973). La controverse entre Luhman et Habermas rejouera sur la scène européenne, celle entre Lippmann et Dewey. Pour Luhman (1999) qui élabore une théorie systémique de la société9, les concepts de sujet, d’émancipation, de délibération collective et même de démocratie ne sont que de vieilles lunes (Dupeyrix, 2005, p. 134). À l’encontre de ce « paternalisme systémique […] cherchant à contourner le pouvoir fondé sur la communication du public des citoyens », Habermas (1997, p. 379) décrit la société tendue entre les deux pôles des systèmes (économiques, politiques, juridiques, bureaucratiques, etc.) et du monde vécu avec ses acteurs et leurs activités communicationnelles.

32La critique de l’expertise a contribué à renouveler la pensée politique avec la recherche de nouveaux dispositifs de démocratie plus délibérative ou représentative, comme les débats citoyens (Callon, Lascoumes et Barthes, 2001 ; Nebauer, 2004). Elle a également suscité de nouvelles formes du politique (Ogien et Laugier, 2014) avec des démarches de contestation diverses qui se sont quelquefois cristallisées en mouvements populistes plus ou moins organisés, voire institués en partis politiques. Bien que la tentative de définir le populisme se heurte à la diversité des courants qui s’en réclament (Souchard et al., 2007), on peut, avec Rosanvallon (2020), en énumérer cinq traits assez communément partagés :

  1. opposition entre « eux » (les riches, les technocrates, les élites, etc.) et « nous » (le peuple) ;

  2. recours à la démocratie directe et à l’expression spontanée du peuple (valorisation du référendum et méfiance pour les corps intermédiaires) ;

  3. mise en avant de la figure d’un « homme-peuple », un leader incarnant la volonté populaire ;

  4. position souverainiste et national-protectionniste ;

  5. grande importance donnée à la mobilisation des émotions et des passions.

  • 10 On peut certes décider, comme Laclau (2005) ou Mouffe (2018b), d’appréhender positivement le populi (...)

33Le populisme n’est pourtant pas un corps étranger à la démocratie, mais tient plutôt à son essence et plus précisément à ce que Chantal Mouffe appelle « le paradoxe démocratique », c’est-à-dire la tension entre la perspective libérale des droits de l’homme et celle de la souveraineté populaire issue de Rousseau (Mouffe, 2018a, p. 14). La tradition libérale institutionnalise la liberté individuelle dans un système représentatif et dans la division des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. La tradition que Mouffe appelle « démocratique » et qu’elle fait remonter à Rousseau se réfère, quant à elle, à la souveraineté du peuple, qui ne se délègue ni ne se partage (2011, livre II, chap. 1 et 2). La démocratie libérale vit sur cet équilibre instable et penche tantôt du côté de l’État de droit et tantôt du côté de la volonté populaire : d’où la tentation du populisme. D’un point de vue critique, le populisme apparaît comme un double symptôme. Celui de la corruption de la démocratie représentative envahie par les intérêts privés, les exigences de l’économie mondialisée et le mépris des élites pour le peuple. Mais il peut également se comprendre comme un effet pervers des tentatives de démocratie participative lorsqu’elles recourent à l’expression directe du peuple au détriment de toute véritable discussion et médiation. Émergent alors une multitude d’intérêts particuliers plus ou moins convergents et qui s’expriment davantage selon l’émotion que selon la raison10 (Gaubert, 2021).

Le péril populiste

34Du point de vue d’une philosophie de l’éducation au politique, le populisme apparaît comme l’obstacle symétrique de la technocratie. Et ceci pour trois raisons.

35D’abord, – comme je l’ai dit plus haut – cette approche fait de la conflictualité l’essence du politique, alors que d’un point de vue éducatif, celle-ci ne peut être abordée que dans le cadre de la construction des problèmes par les différents acteurs formant les publics en présence. Ensuite, le populisme conteste le rationalisme des choix politiques au profit d’un décisionnisme wébérien. Il valorise également l’émotion, l’empathie pour le « nous » et la colère contre « eux », les adversaires (l’élite, les riches, etc.). Le populisme de Laclau et Mouffe escamote ainsi le moment « idéaliste » de la délibération rationnelle tel qu’Habermas s’efforce de le penser (Mouffe, 2018a). De sorte que rien ne nous est dit de la manière dont il faudrait élucider les problèmes publics. Pour toutes ces raisons, l’éducation au politique ne peut consister à faire de l’élève le militant d’un « peuple » en formation, au sens de Laclau et de Mouffe. Elle se propose plutôt de le rendre capable de participer à un « public », au sens de Dewey, ce qui est tout autre chose.

36La troisième raison de s’opposer au populisme, c’est que les « nouveaux populismes » d’Europe ou d’Amérique du Nord (Reynié, 2013) naissent et se développent sur le terreau d’une opinion publique marquée par la post-vérité (Fabre, 2019). Habermas (1992) notait déjà, dans son analyse de l’espace public, la dégradation de la publicité émancipatrice des Lumières (Öffetlichkeit) en publicité marchande, en réclame (Werbung). Et Arendt (1972b), dans le même sens, constatait le basculement de l’expertise politique dans la communication publicitaire. Or c’est ce discours, fonctionnant essentiellement à l’émotion (l’amour et la colère) qui règne dans des secteurs entiers de l’espace public et particulièrement dans les réseaux sociaux (Bronner, 2013 ; D’Ancona, 2017 ; Flichy, 2008). Dans le discours de l’émotion, l’important est que la parole, devenue slogan, fasse « du buzz », peu importe sa vérité : il n’y a plus de faits, seulement des interprétations. Or, comme le soulignait Arendt, il ne peut y avoir de démocratie si « l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat » (1972a, p. 303). On comprend que l’ajournement du souci de la vérité et le développement des théories du complot puissent, par contrecoup, alimenter le désir d’un retour à la rationalité et au sérieux de l’expertise technocratique.

37Lorsque j’évoque la visée d’élévation du débat public, j’ai en tête cet espace public marqué par la post-vérité et qui me semble constituer le contre-modèle même de l’école. C’est un espace de confusion où les genres de discours ne sont pas distingués, où l’opinion la plus aventureuse compte autant que le discours scientifique le mieux fondé et où le religieux empiète sur le scientifique, l’éthique, la politique, etc. C’est aussi un espace mental où l’esprit critique se transforme en un scepticisme autodestructeur, tout en s’alliant à la crédulité la plus naïve (Bronner, 2013).

Conclusion

38L’éducation au politique, telle que je la conçois, consiste, du point de vue épistémologique, en l’élucidation des problèmes relevant des questions socialement vives, dans toutes leurs dimensions de « perniciosité » : leur polysémie, leur conflictualité, leur complexité, leurs dimensions spatiotemporelles spécifiques et leur absence de solution définitive. Du point de vue démocratique, il s’agit de reconnaître le pluralisme des conceptions, c’est-à-dire la pluralité des cadres idéologiques qui structurent les différentes manières de construire les problèmes et fondent l’acceptabilité de leurs issues, pour pouvoir prendre individuellement position, en connaissance de cause, après un débat rationnel suffisamment informé. Loin de tout relativisme, cette élucidation suppose la distinction des types d’arguments mobilisés et des types de discours qui les soutiennent : idéologiques, scientifiques, religieux, etc., avec leur statut épistémologique propre. Une démarche didactique d’éducation au politique implique ainsi :

  1. le repérage des enjeux du problème (écologique, sanitaire, économique) ;

  2. l’identification des différents protagonistes, des différents « publics » concernés par le problème ;

  3. l’élucidation de leur position (la manière dont ils tentent de construire le problème) ;

  4. la détermination d’un espace-problème des controverses avec localisation des points de désaccord (les litiges et les différends) et des points d’accord possibles.

  • 11 Pour des approfondissements didactiques de cette démarche, voir Fabre, 2021 et 2022.

39Bien que la démarche revendique une écoute bienveillante de toutes les positions en présence, elle se dote également d’outils critiques rendant possible le dévoilement des jeux de pouvoir, des distorsions de la communication, de la mauvaise foi, qui affectent inévitablement le débat public en fonction de l’importance des enjeux11. En donnant comme finalité à cette démarche l’élévation du niveau du débat public, j’ai en tête l’état dans lequel se trouve aujourd’hui l’espace public contaminé par le virus de la post-vérité avec ses « faits alternatifs », ses théories du complot et son langage publicitaire à base d’émotion plus que de raison.

40On trouvera peut-être cette tentative à la fois trop ambitieuse et trop timide. Trop ambitieuse, car la nature des problèmes, comme mixte de savoirs et de valeurs, oblige les enseignants et les éducateurs à s’exposer davantage encore que dans les enseignements disciplinaires dont l’actualité montre qu’ils n’ont rien de neutre, comme on pourrait le croire. Est-ce bien d’ailleurs à l’école de se préoccuper de ces questions ? On retrouverait là les controverses autour de la pertinence de l’introduction des « éducations à » dans le cursus scolaire (Fabre, 2018). Sans rentrer dans ce débat, on peut seulement faire remarquer qu’en France du moins, l’école s’est bâtie sur un projet politique, celui de faire accepter la République, même s’il s’interdit, en principe, toute position partisane au sein du cadre républicain. La tentative d’instaurer une éducation au politique ne constitue donc qu’une variation sur ce projet.

41Mais cette perspective paraîtra peut-être également trop timide, car du moins pour certains types de questions socialement vives, comme le « développement durable12 », les textes officiels – en en particulier le vade mecum des éco-délégués13 – préconisent d’engager les élèves dans des actions concrètes, en vue non seulement d’une prise de conscience, mais d’une transformation des comportements en matière de tri des déchets, de chasse au gaspillage et de recyclage. Ces préconisations sont légitimes dans la mesure où l’école s’est toujours faite le relais des politiques publiques démocratiquement décidées, telles que les campagnes pour l’hygiène, contre l’alcoolisme, pour le développement durable, etc. Toutefois la manière dont est compris cet engagement, le plus souvent à base « d’écogestes » individuels ou collectifs, demande à être interrogée. Quelle place accorde-t-elle à l’élucidation des problèmes traités ? Analyse-t-on suffisamment les effets, éventuellement pervers, des solutions envisagées ? Dans quelle mesure la dimension proprement politique du problème est-elle prise en compte, au-delà des incitations morales au civisme individuel ? L’élucidation sérieuse de ces perplexités demanderait toute une théorie de l’engagement en milieu éducatif, pour éviter le moralisme culpabilisant et l’endoctrinement.

42La visée d’élévation du débat public me semble donc impliquer un engagement intellectuel suffisamment important et courageux pour constituer une finalité en soi.

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Notes

1 Freund procède lui-même à une restructuration des priorités dans les présupposés du politique, puisque, sous l’influence de son maître Raymond Aron, il place la relation ami/ennemi au troisième rang alors que Schmitt en faisait le seul critère du politique. De plus, il pense la politique précisément comme régulation de la conflictualité (Leclerc Provencher, 2021).

2 Bachelard termine La formation scientifique en démocratisant la vision aristotélicienne de la scholé, comme idéal de l’humanité : « La Société sera faite pour l’École et non pas l’École pour la société » (Bachelard, 1970, p. 252).

3 Dewey refuse toute conception organiciste de l’État issue de la philosophie politique de Hegel ou de Fichte. Pour lui, l’État n’est ni « un monstre qu’il faut détruire », ni « un Léviathan qu’il faut chérir » (Dewey, 2003, p. 67). Il est simplement « l’organisation politique des relations humaines » (ibid., p. 45). Ce qui signifie que, dans la démocratie radicale de Dewey, le lieu du politique a tendance à se relocaliser vers ces « communautés auto-gouvernées » chères à Jefferson et qui constituent, pour Dewey, le modèle même de la constitution des publics (2018, p. 451). Toutefois, le rôle de l’État est indispensable, notamment parce qu’il dit le droit, lequel constitue une canalisation de l’action en fonction de ses conséquences possibles, comme on le voit sur l’exemple du Code de la route (Dewey, 2003, p. 90 et 91).

4 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

5 Chantal Mouffe euphémise l’antagonisme de Carl Schmitt en « agonisme », pour ramener la lutte politique dans le cadre de la démocratie libérale.

6 Schön (1993) donne un exemple de ce recadrage à propos de la rénovation urbaine des quartiers pauvres de la ville de Lima. Au lieu d’imposer une politique autoritaire de rénovation aux habitants des favélas, la municipalité a choisi une stratégie articulant des soutiens financiers et techniques de la part de l’État et de la ville à des initiatives venues des habitants. D’où une modification des métaphores génératives. Le comportement des squatteurs n’est perçu ni comme criminel ni comme anarchiste. Les squatters ne sont pas considérés comme des bénéficiaires passifs, mais comme des habitants responsables auxquels on peut faire confiance.

7 Ainsi, en 1917, en quelques semaines, l’opinion américaine, jusqu’alors non interventionniste a été retournée en faveur de l’entrée en guerre des États-Unis.

8 Thorstein Veblen (1857-1929), collègue de Dewey, est bien connu pour son ouvrage de 1899 The Theory of the Leisure Class, dénonçant la consommation ostentatoire des élites, ce qui inspirera les travaux de Baudrillard sur la société de consommation et ceux de Bourdieu sur la distinction. Je pense plutôt ici à The Engineers and the Price System de 1921 (traduction française : Les ingénieurs et le capitalisme, Paris, Gramma Gordon and Breach, 1971), où il met les ingénieurs au pouvoir, pour précisément gérer la société avec le souci de l’efficacité et de la sobriété. Ces préoccupations retrouvent une certaine actualité avec la crise climatique et résonnent avec l’idée de décroissance, comme le souligne Dominique Méda, actuelle présidente de l’institut Veblen.

9 Niklas Luhman (1927-1998) défend une sociologie fonctionnaliste fondée sur l’idée de systèmes sociaux. Il rejette l’idée d’action individuelle à la faveur du jeu des systèmes (et en particulier des systèmes institutionnels) qui gèrent la complexité de la société et maintiennent l’ordre social. Pour Habermas, la théorie des systèmes rend impuissante toute volonté démocratique (1997, p. 362).

10 On peut certes décider, comme Laclau (2005) ou Mouffe (2018b), d’appréhender positivement le populisme. Une telle ambition apparaît toutefois contestable au vu du mouvement trumpiste aux États-Unis ou des « nouveaux populismes européens » (Reynié, 2013) que des « ingénieurs du chaos » font dériver quasi inévitablement vers des démocraties illibérales (Da Empoli, 2019). Mouffe (2018b) s’efforce bien de distinguer un populisme de droite (ou d’extrême-droite) nationaliste, xénophobe et réactionnaire, d’un populisme de gauche, anti-capitaliste et en quête de justice sociale. Il faut par ailleurs lui reconnaître son souci d’inscrire son populisme dans le cadre des institutions démocratiques en contestant la dichotomie marxiste de la réforme et de la révolution. Toutefois ces essais ne résistent pas à l’analyse historique des mouvements populistes qui ne cessent d’osciller d’un bout à l’autre de l’échiquier politique.

11 Pour des approfondissements didactiques de cette démarche, voir Fabre, 2021 et 2022.

12 Selon l’expression un peu désuète, toujours utilisée par Eduscol : https://eduscol.education.fr/1117/education-au-developpement-durable.

13 https://eduscol.education.fr/document/5239/download?attachment.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Fabre, « Vous avez dit éducation au politique ? »Penser l’éducation, 54 | 2024, 31-47.

Référence électronique

Michel Fabre, « Vous avez dit éducation au politique ? »Penser l’éducation [En ligne], 54 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/pensereduc/2233 ; DOI : https://doi.org/10.4000/121bw

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Auteur

Michel Fabre

Professeur émérite à Nantes Université (CREN), co-rédacteur en chef de l’ARPHÉ (Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation) et rédacteur en chef adjoint de Recherches en éducation, il codirige, avec Céline Chauvigné, le séminaire Questions socialement vives de l’équipe SAVE (Savoir et valeur) du CREN.

Articles du même auteur

  • Hans Jonas [Texte intégral]
    Responsabilité et paternalisme
    Hans Jonas. Responsibility and paternalism
    Paru dans Penser l’éducation, 49 | 2021
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