1L’émergence de problématiques telles que le climat, la pauvreté, la menace sur les démocraties, etc., réclame aujourd’hui une urgence de « l’agir » poussée par le mouvement des jeunes générations à vouloir changer le monde (Greta Thunberg, Youth for climate, etc.). L’interrogation directe des pouvoirs publics sur leurs responsabilités marque un tournant dans l’engagement de la jeunesse à participer à la construction du monde. Ce contexte n’est pas, ces dernières années, sans influence sur les politiques publiques éducatives, et en particulier les curricula scolaires, dans une perspective de formation du citoyen. L’injonction des « éducations à » et plus particulièrement des questions socialement vives vient, en quelque sorte, questionner les savoirs épistémologiquement situés et susciter une réflexion sur les valeurs jusqu’alors peu prise en compte.
2Nous faisons l’hypothèse que le traitement des questions socialement vives (QSV) à l’école permet un renouvellement de l’éducation à la citoyenneté, au-delà de la connaissance des institutions et des droits et des devoirs. Il ouvre en effet la possibilité d’une éducation au politique comme élucidation critique des problèmes qui concernent le commun et qui sont l’objet de controverses publiques. Cette dernière permet de rendre accessible la compréhension des enjeux politiques des problèmes dans une pluralité des intérêts et opinions qui est éprouvée dans les situations de classe (Barthes, 2022 ; Chauvigné et Fabre, 2024).
3Pour ce faire, notre proposition implique trois niveaux d’approche. Tout d’abord, dans un regard critique, il conviendrait de poser les bases d’une conception de l’éducation à la citoyenneté historiquement située à travers les glissements sémantiques opérés par les pouvoirs publics sur le plan éducatif. Ensuite, il s’agirait de questionner les fondements philosophiques (épistémologiques, éthiques et politiques) de ces injonctions et d’interroger la neutralité axiologique dont ce type d’enseignement ou d’éducation se réclament. Enfin, la question est de savoir si l’on peut, à l’aune des QSV, penser une nouvelle forme de réflexivité et d’engagement dans une éducation au politique, à bien distinguer d’une éducation politique ou partisane.
4Cette approche de l’éducation à la citoyenneté par l’élucidation des QSV pourrait-elle permettre à l’École de lutter contre le relativisme ambiant sans toutefois sacrifier au moralisme ? En somme, l’École comme milieu éducatif pourrait-elle, avec cette approche récente de questions articulant savoirs et valeurs, ouvrir la possibilité d’une émancipation renouvelée de l’élève ?
5L’éducation à la citoyenneté est étroitement liée en France à une certaine idée éducative dont l’holisme tend à s’effacer aujourd’hui pour laisser place à une école du sujet. Pour autant, le schème moral de la conversion semble bien résister voire cohabiter avec le projet politique et culturel actuel d’une école qui se voit saisie par les problématiques d’un monde devenu incertain (Fabre, 2011 et 2021 ; Chauvigné et Fabre, 2024).
6L’idée éducative issue de l’école chrétienne constitue la structure sous-jacente du système en son entier dans sa forme sécularisée. Ces trois composantes en sont l’unité de lieu, de temps et d’esprit, ainsi que l’éducation intellectuelle et morale pensée comme une conversion (Kerlan, 1998 ; Fabre, 2015 ; Chauvigné, 2017). Elles demeurent le socle de la fabrication d’un être dont l’esprit serait orienté à la fois par l’instruction et l’éducation pour atteindre un idéal humain. Le processus global dit de conversion assoit dès lors « un mouvement profond par lequel l’âme tout entière, se tournant dans une direction toute nouvelle, change de position, d’assiette et modifie, par suite, son point de vue sur le monde » (Durkheim, 1904-1905, p. 33).
7Le souhait d’une école du peuple unifiée reviendrait alors à vouloir « une socialisation méthodique de la jeune génération » (Durkheim, 1922, p. 51) pour assurer les conditions d’existence et la pérennité d’une société dans le contexte naissant de la Troisième République. Pour y parvenir, l’école publique introduit l’instruction morale et civique, levier du projet républicain de régénération du peuple et de « nationalisation des comportements » (Husser, 2023).
8La composante morale, dans un esprit de discipline, conduit ainsi les jeunes scolaires, dès les classes de primaires, à l’obéissance et l’apprentissage du devoir (Chauvigné, 2016). Il s’agirait dans cette acception, selon Anne-Claire Husser, d’un véritable « instrument de maintien de l’ordre public et de reproduction d’un ordre social » appuyé sur les manuels scolaires et les instructions officielles (2023). Cette discipline adossée à l’attachement au groupe social, et en particulier à la patrie, amènerait au développement d’une conscience collective ; ce, dans le libre consentement de la morale inculquée par le maître – le religieux sans la religion, pourrait-on avancer ici ! (Fabre et Clavier, 2019). Dès son fondement, l’école de la République pose les bases d’un système codifié transmettant des valeurs et des attitudes dans un rapport hiérarchique où le maître donne le ton (Chauvigné, 2017 ; Foray, 2018). L’éducation est donc « inséparable de la politique, c’est-à-dire de la vie de la cité, des rapports économiques et sociaux qui la constituent, de la forme de son gouvernement […] ; d’une part, toute éducation dépend d’une option politique […] d’autre part, l’éducation elle-même n’est pas neutre » (Reboul, 1971, p. 79).
9Cette incursion dans l’histoire de l’école républicaine campe une certaine conception idéologique de l’éducation à la citoyenneté au service de l’ordre et de l’État, souvent pratiquée sur un mode incantatoire, qui effacerait l’idée même d’expérience démocratique (Chauvigné, 2013 ; Statius, 2016). L’école de Jules Ferry interprète la conversion durkheimienne comme formation d’un citoyen républicain et patriote. Elle est de part en part politique même si elle revendique une neutralité religieuse, dans un cadre laïque. Elle est républicaine, mais non démocratique, la forme scolaire imposant un rapport à l’autorité et à la hiérarchie qui ne permet que peu de participation de l’élève à la vie de la classe et de l’établissement.
10Suite à cette première période que nous qualifierons, dans sa construction et son entrée scolaire, d’éducation du citoyen patriote, nous avons identifié deux autres périodes qui nous amènent à une citoyenneté plus sociale (Chauvigné et Fabre, 2017).
11Cette citoyenneté patriotique de la Troisième République se fait oublier. Une autre tentative, davantage favorable à l’ouverture de la vie démocratique au sein des établissements scolaires, va avorter lors du projet global de réforme de l’enseignement et du système éducatif Langevin Wallon (1947) ; projet augurant d’une prise en compte de l’élève comme une personne et ouvrant vers des perspectives d’expression pour les élèves. Le plein essor économique de l’après-guerre orientait, à cette époque, la citoyenneté scolaire vers des enseignements d’initiatives à la vie sociale et économique. Cette parenthèse de courte durée laisse place, dans les années 1980, à la massification scolaire amenant, par plus d’hétérogénéité des publics et un environnement économique plus difficile, davantage de violences et d’attitudes individualistes. La période de 1985 à 2000 (seconde période) allait donc réinstaurer une éducation civique chargée de combler l’absence de repères partagés dans un monde plus libéral et encourager le vivre ensemble dans une citoyenneté plus sociale et instrumentale. La morale se mue en espaces régulateurs (instances, délégation, etc.) et fédérateurs (projets, savoirs transversaux, etc.), mais sous contrôle de l’établissement ou des adultes pour y parvenir. L’école revient donc, comme le soutenait Durkheim, à « semer des germes qui, une fois qu’ils y ont pris racine, tendront à se développer eux-mêmes » (Durkheim, 1934, p. 163).
12La troisième période de 2005 à 2015, celle de l’école du socle commun et de l’éducation aux valeurs, se caractérise par le renforcement informatif (programmes), normatif (vivre ensemble) et argumentatif (enseignement moral et civique) d’un enseignement porté sur les compétences sociales et civiques (2006) dans les contextes difficiles de cristallisation identitaire de plus en plus nombreux en établissements. Les attentats de 2015 seront l’occasion de réaffirmer les valeurs de la République et le sentiment d’appartenance, mais aussi de les compléter par une approche éthique et critique (enseignement moral et civique) et par le parcours du citoyen (2016). La recherche d’unité sociale, d’une formation d’un citoyen de droit se reconnaissant dans une communauté nationale, relève ici d’une nécessité politique et sociale afin d’assurer la paix, mais également d’épouser les valeurs de la République dans une citoyenneté d’adhésion (Chauvigné et Fabre, 2017). L’école apparaît ainsi comme une instance salvatrice dans un processus global de conversion orientant les élèves « dans un sens défini non pas seulement pendant l’enfance, mais pour la vie » (Durkheim, 1938, p. 34). Si au fil du temps, les formes normatives de l’éducation à la citoyenneté résistent dans un souci de régulation des populations, elles laissent aussi entrevoir un tiraillement avec des formes plus ou moins émancipatrices : culture commune posée comme unifiée, autonomie recherchée et développement de responsabilités, notamment ces dernières années. Mais il faut bien voir aujourd’hui que l’école est en pleine mutation, et ce pour plusieurs raisons.
1. Les contextes se complexifient et la porosité entre des questions de société et certains savoirs scolaires tendent à faire évoluer certaines approches des programmes avec les « éducations à » (santé, développement durable, etc.) et les QSV (pandémie, climat, laïcité, etc.) depuis les années 1980.
- 1 Multiplication de groupes de contestation (gilets jaunes, marche pour le climat, etc.), des organis (...)
2. L’expression publique de la jeunesse sur ces problématiques écologiques ou identitaires (réchauffement climatique, genre, etc.), de plus en plus active sur les réseaux sociaux, interroge directement les pouvoirs publics et leurs responsabilités. On constate l’émergence de lanceurs d’alerte (Greta Thunberg, etc.), des phénomènes de contre-démocratie (ZAD, zones d’aménagement différé) où l’émergence des droits et la vivacité des questions mobilisent les individus ou encore des formes de participation et de pouvoirs nouveaux1 (Rosanvallon, 2006 ; Zask, 2011).
3. Une méfiance générale s’installe envers la technocratie d’où la venue dans l’espace public des problèmes d’aménagement du territoire, de politique industrielle, de politique écologique, de santé, etc.
4. Le développement des politiques internationales, notamment sur la question de la transition écologique par l’ONU, avec le programme Horizon 2030, pousse aussi les politiques nationales et éducatives à agir.
5. Ces contextes viennent exercer une pression sur l’école dite traditionnelle « qui ne parvient plus à s’imposer comme référence légitime » (Charlot, 2020, p. 51), et bousculer une forme scolaire (Vincent, 1994) qui résiste. Se pose alors la question du type d’éducation que nous souhaitons transmettre aux générations présentes et à venir (Chauvigné et Fabre, 2021). Quel contenu, quelle méthode, quel modèle culturel adopter pour éduquer le citoyen ? Quelle intelligence au monde développer, quel espace de décisions aux jeunes pour envisager le monde dans lequel nous vivons ?
- 2 En référence à Ricœur : « C’est par convention que je réserverai le terme d’“éthique” pour la visée (...)
- 3 École ou établissement en démarche globale de développement durable.
13De fait, l’éducation à la citoyenneté, dans cette contextualisation rapide, demeure plus que jamais un outil politique susceptible d’agir sur les masses, dans le contexte d’évènements politiques et sociaux de grande ampleur qui viennent bousculer certains aspects éducatifs, loin d’une supposée neutralité de l’État. Qu’il s’agisse de la citoyenneté patriotique, sociale ou « du commun », ces trois périodes dessinées au fil du temps scolaire s’emploient à renforcer le sens d’une citoyenneté scolaire d’adhésion. Si les différentes approches éducatives oscillent entre la morale et l’éthique pensées dans des acceptions ricœuriennes (Ricœur, 19902), l’objectif est toujours de fédérer autour d’une identité partagée dans une citoyenneté sociale et instrumentale. Pour ne prendre qu’un exemple, l’urgence de la question climatique (Morin, 2012 et 2016), voire de la catastrophe planétaire (Dupuy, 2004 ; Servigne et Stevens, 2015 ; Servigne, Stevens et Chapelle, 2018), sous-tend ces dernières années, l’injonction à traiter la question des déchets ou encore l’engagement à l’écoresponsabilité (label E3D3 pour les établissements scolaires, la mise en place des écodélégués, etc.).
14Mais les récentes inflexions curriculaires ainsi que l’injonction toujours plus forte à un engagement citoyen viennent-elles vraiment redessiner le paysage scolaire de la formation du citoyen ou du moins offrir des conditions de possibilité d’une éducation au politique dans un souci d’émancipation des élèves ?
15L’éducation au politique naissante exige bien entendu la connaissance des institutions et des droits et des devoirs du citoyen et ne saurait se défaire d’une certaine normativité. Mais elle doit pouvoir aller plus loin, jusqu’à une confrontation avec les problèmes politiques et leurs enjeux, soit les problèmes du commun, sous peine de fracture entre le politique (droits), le social (loisirs, associations, etc.) et le privé (vie individuelle) et donc avec la jeunesse elle-même.
16Si de tout temps l’école, dans sa mission d’instruction, vise un certain nombre de finalités éducatives comme nous l’avons observé antérieurement, la prolifération des « éducations à », dans les curricula des années 1980, témoigne d’une nouveauté dans le paysage éducatif. De « formes a-disciplinaires et transversales » (Lange et Barthes, 2021, p. 135) à entrées thématiques, elles viennent bousculer une forme scolaire constituée de disciplines hiérarchisées et coupées d’un espace de vie scolaire où les jeunes font l’expérience de la socialisation et de la vie en communauté. Plus enclines à porter sur des valeurs éthiques, politiques à visée comportementale, les « éducations à » mobilisent davantage des pratiques de référence que des savoirs savants tout en ayant pour but la transformation des pratiques sociales (Barthes, Lange et Tutiaux-Guillon, 2017 ; Chauvigné et Fabre, 2021 ; Lebeaume, 2017) ; elles interrogent par conséquent les métiers du professorat et de l’éducation dans ses méthodes pédagogiques, éducatives et ses postures de neutralité, etc.
- 4 Distinguer être pragmatique (qui renvoie à un opportunisme censé garanti sans idéologie) et être pr (...)
17Ces « éducations à » sont parfois traversées par des QSV relevant de problèmes flous, voire pernicieux (Fabre, 2021) concernant l’aménagement du territoire, les politiques de santé, la transition climatique, etc. Dans ces cas, la vivacité des questions posées ne trouve pas d’accords ou de solutions toutes faites, ce qui entraîne, par là même, des controverses et un bouleversement des savoirs savants considérés comme des vérités. Ces objets exposent donc « les savoirs au questionnement du monde » (Chevallard, 1991) et interrogent la forme scolaire traditionnelle en ouvrant l’école aux problèmes du commun, donc au politique. Le but est de préparer les élèves à la compréhension des problèmes publics. En ce sens, et par leur constitution même, les QSV impliquent une approche pragmatique de l’exercice démocratique, social et critique avec pour fer de lance l’engagement promu, par ailleurs, par les directives éducatives nationales. Nous prendrons ici la question du climat comme exemple de question socialement vive et nous convoquerons la perspective pragmatiste4 de Dewey pour une lecture des QSV et voir si elles peuvent augurer d’une éducation au politique (Barthes, 2022 ; Chauvigné et Fabre, 2021 ; Simmoneaux, Simmoneaux, Hervé et al., 2017).
- 5 Circulaire no 2019-121 du 27-08-2019 relative à la nouvelle phase de généralisation de l’éducation (...)
18Institutionnellement, dans le souci d’une éducation en actes (2019), le ministère de l’Éducation nationale lance une nouvelle phase d’amplification de l’éducation au développement durable (MEN, 20195) :
La lutte contre le réchauffement climatique ainsi que la protection de l’environnement et de la biodiversité constituent un enjeu majeur des prochaines décennies. Elles impliquent une mobilisation forte, efficace et pérenne de l’ensemble de notre société, et des évolutions profondes des comportements individuels et collectifs, dans la perspective des objectifs de développement durable de l’Agenda 2030 des Nations unies.
- 6 Initialement, l’engagement à une connotation politique et morale, c’est « l’action de se lier par u (...)
19Faut-il alors envisager cette mobilisation collective et cette prise de conscience individuelle « dans un mouvement profond » et un changement de « position » qui impliquerait une conversion à de bonnes pratiques (Durkheim, 1904-1905, p. 33) ? Le caractère d’urgence et les incertitudes que requiert cette question climatique mobilisent non seulement l’appareil d’État, mais aussi la place de la science et du progrès dans les sociétés post-modernes (Beck, 2001). Cependant, elle interroge aussi les vérités scientifiques dispensées à l’école, notre rapport collectif au monde et les décisions qui seront à prendre. Ainsi, un lien étroit se tisse entre les domaines politique, moral et éducatif. La notion d’engagement, entendu dans le sens de Schnapper6 (2012), n’y est pas étrangère et nous amène à questionner ce que nous souhaitons transmettre à l’école et sous quelles formes pour outiller les élèves à l’exploration et la compréhension de la complexité des problèmes politiques contemporains et des controverses qu’ils suscitent (Venturini, 2008 ; Chauvigné et Fabre, 2021).
20Les QSV, par leur caractère socioépistémologique et la politisation des problèmes qu’elles portent, offrent, selon nous, une autre perspective d’apprentissage chez les élèves en termes de réflexion, d’existence propre et de vie en société. Elles constituent un support de réflexion nouveau par leur complexité vis-à-vis des domaines mobilisés (disciplines scolaires, champs social, économique, politique, etc.), par l’hétérogénéité des discours (points de vue, croyances, etc.) et par la méthode d’investigation utilisée (débats dans une dynamique dialogique comme méthode pédagogique). Les QSV ne seraient-elles pas, par conséquent, une condition de possibilité d’une éducation au politique ayant la démocratie comme ressort et comme idéal ?
- 7 On parle d’attitude procognitive lorsqu’elle les recherche dans des domaines qu’elle ignorait jusqu (...)
21Comment mettre en cohérence cet idéal démocratique et la forme pédagogique qui lui correspond ? L’élève ne saurait être mis à l’écart de cette émancipation collective et rester dans une tradition scolaire distinguant le politique, le social et le privé (Arendt, 1972) dans un monde où le savoir, par le développement de sources multiples (multimédias, réseaux sociaux, etc.), n’est plus l’exclusivité de l’école. Si la vérité scientifique ne s’impose plus comme autorité incontestée, les QSV constituent l’exemple même, en milieu scolaire, d’un levier d’approche active et critique possible pour former les élèves dans une forme nouvelle de participation ou de pédagogie démocratique à définir. Donnant lieu à l’introduction de cartes de controverses, elles offrent un outil d’orientation des élèves dans notre monde incertain et leur donnent l’opportunité d’être en position d’enquêteurs sur des sujets complexes donc « en situation de co-recherche » (Latour, 2007, p. 82 et 83). L’enquête est donc appréhendée comme une expérience continue des apprentissages scolaires et de la vie. Elle organise l’expérience guidée comme méthode démocratique, consistant « à créer sans cesse une expérience plus libre et plus humaine que tous partagent et à laquelle tous contribuent » (Dewey, 1993, p. 245). Les élèves sont amenés à repérer les diverses positions d’acteurs dotés de représentations et d’intérêts divergents, évoluant dans le jeu des alliances (Châteauraynaud, 2011), et à développer une enquête sociale pour problématiser ces controverses dans une attitude de procognition7 (Chevallard, 2020 ; Latour, 2007). La mise en débat de l’expertise et de la contre-expertise permet de défendre les arguments, de discuter la parole légitime dans un idéal pratique que constitue la démocratie. « La participation politique n’est pas l’unique manière pour une humanité de se réaliser, mais elle est le moyen de restaurer ses chances, d’individualisation et d’initiative […] » (Zask, 2011, p. 39). Les QSV demeurent une immersion dans l’expression des différences et des différends qui instaurent un enrichissement.
- 8 Entendu comme le rassemblement de groupes formés, instruits, ayant librement choisi des normes de c (...)
- 9 Adossé aux enseignements, en particulier l’enseignement moral et civique (EMC), l’éducation aux méd (...)
22La démocratie comme mode de vie (Dewey, 2011) est l’expérience de la coopération mutuelle dans « la croyance en la capacité de l’expérience humaine à générer les buts et les méthodes qui permettront à l’expérience ultérieure d’être riche et ordonnée » (Dewey, 1993, p. 245), mais c’est aussi l’expérience du conflit dans le sens de dispute intellectuelle comme moyen de subjectivation politique (Rancière, 1990 ; Foucault, 2004). Cette perspective offre dès lors la possibilité de capabilités, d’appréhension globale des problématiques du monde et de délibération, éléments indispensables d’une acquisition et d’un renforcement de l’autonomie pour agir. Nous entendrons la notion d’autonomie dans le sens donné par Renaut, celle d’une possibilité de fondement de l’individualisme du citoyen8 et de la légitimité « d’une communauté de citoyens » s’accordant sur des valeurs communes. Cette approche trouve, au côté de la connaissance de l’héritage historique et institutionnel des droits et devoirs dans la tradition arendtienne, une culture fonctionnelle dans une continuité avec la vie (Dewey, 2011) pour prendre part à l’autotransformation de la société. Cette double inscription se retrouve dans les instructions officielles. Pour reprendre l’exemple de la question climatique, le préambule du parcours citoyen, un des cinq domaines des acquis obligatoires des élèves dans le cadre du socle commun de connaissances, de compétences et de culture durant leur scolarité le précise : « L’École est à la fois le lieu où s’acquièrent les connaissances et les compétences nécessaires pour vivre et s’insérer dans la société et celui où se mettent en place des pratiques et des habitudes permettant à chaque enfant et adolescent de devenir un citoyen libre, responsable et engagé, habitant d’une planète commune9 » (MEN, 2015).
23La démocratie, outre sa dimension pédagogique permettant l’apprentissage actif des savoirs et des valeurs, peut alors se comprendre comme un choix éthique relevant de « l’idée selon laquelle les hommes résoudront mieux leurs problèmes communs ensemble que seuls chacun dans leur coin et déléguant leur participation à un autre » (Point, 2017, p. 78). L’apprentissage des QSV contribuerait, en ces termes, par leur spécificité d’approche, au développement de capabilités : agir, parler, réfléchir, argumenter, décider de manière responsable et la plus juste possible. Le politique apparaîtrait donc « comme le lieu d’excellence d’accomplissement des potentialités humaines » (Ricœur, 1975, p. 37). Dans la classe comme dans l’établissement scolaire, ces espaces d’apprentissage symbolisent alors le passage de l’individu au citoyen éclairé, capable d’engagement sur les problèmes de société, mais aussi des lieux de médiation nécessaires à sa formation et à son épanouissement.
24Cette façon de voir conduit à déplacer la posture traditionnelle de l’enseignant ou de l’éducateur axée soit sur l’enseignement de savoirs comme des vérités, soit sur une éducation citoyenne réduite aux seuls prismes de la civilité et du civisme. La visée démocratique consiste plutôt en des formes plus ouvertes d’apprentissage comme l’enquête et l’expression collective, sorte d’expériences avec et par les autres permettant une autonomie individuelle et collective. « Croire en la démocratie revient à croire au caractère éducatif de l’expérience partagée » (Point, 2017, p. 79) pour une émancipation individuelle et collective.
25Si l’école n’est pas la seule détentrice de cette émancipation, il n’en demeure pas moins que, dans la perspective qui est la nôtre, la formation du citoyen exige d’instituer un milieu propice à son émergence et pousse à repenser la forme scolaire traditionnelle. Certes l’école reste, dans son histoire et jusqu’à aujourd’hui, extrêmement codifiée et antidémocratique dans son essence hiérarchique, malgré les timides incursions des idées de l’éducation nouvelle dans le second degré. On peut penser, malgré tout, son ouverture sur la vie (Go, 2006). À ce titre, l’enseignement des QSV répond à ce critère de rapprochement de l’école et de la vie en tentant, dans une approche réflexive et critique, d’aborder les problématiques contemporaines du monde et d’en recueillir les savoirs nécessaires à une émancipation, dans des formes pédagogiques plus souples liant l’éducation formelle et non formelle au service d’une éducation globale. Ces QSV étudiées en classe peuvent trouver leur prolongement dans ce que l’on appelle la vie scolaire, espace de socialisation et de vie en dehors de la classe dans la fabrication du social (coopération, solidarité, penser les espaces à la lumière de la question écologique, par exemple).
26Plus largement, l’idée d’instituer l’école comme milieu de vie est l’une des conditions d’une éducation à la démocratie, et par conséquent d’une éducation au politique, dans le fait même d’organiser le milieu de vie dans lequel les élèves passent 50 % de leur scolarité. Le milieu est entendu ici comme « l’ensemble des institutions qui forment la collectivité, qui instituent le commun de cette collectivité, en pénétrant la pensée de ses membres et en constituant leur identité » (ibid., p. 86). Ainsi ces dispositions peuvent permettre aux élèves d’instituer un rapport au monde et de faire l’expérience de la vie sociale, des règles et des espaces qu’ils auront définis ensemble avec le soutien et la vigilance des adultes. « Sans médiation institutionnelle, l’individu n’est qu’une esquisse d’homme, son appartenance à un corps politique est nécessaire à son épanouissement humain » (Ricœur, 1995, p. 39).
27L’école instituée comme milieu, l’immersion dans ce milieu et sa structuration progressive pourraient donc constituer un espace d’expression, d’implication et d’intervention (Rosanvallon, 2006) pour les élèves et les amener à s’intéresser aux affaires publiques tout en créant des collectifs permettant de dépasser le caractère normatif d’une éducation à la citoyenneté. Ceci revient à repositionner ici la réflexion de Ricœur : « Comment éduquer à l’adhésion critique des citoyens qui sont dans la situation de ne jamais pouvoir engendrer à partir d’eux-mêmes le politique ? » (1995, p. 157). Nous avançons à cet égard trois conditions :
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la nécessité de garder une perspective de politisation des sujets dans l’approche des QSV pour éviter leur réduction à des questions purement techniques ou de comportement individuel ;
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la nécessité d’une démocratisation des espaces de prise de parole dans un souci de réflexion sur un monde commun dans des débats menés de manière collective et argumentée pour éviter les jugements simplistes, un certain relativisme ou le gouvernement des conduites ;
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la nécessité d’éprouver le monde dans et hors la classe comme source de savoirs, savoir-faire et savoir-être en devenir.
28Une telle démarche s’oppose aux conceptions éducatives qui font de la clôture scolaire une condition nécessaire aux apprentissages. On peut ainsi comparer cette approche à celle du philosophe Alain (1986), qui lui aussi voulait faire des élèves de futurs citoyens critiques. Tout en partageant sa méfiance envers l’État éducateur et son attention aux formes diverses de pouvoir et de contre-pouvoir dans la société, nous ne croyons pas que l’apprentissage de la rigueur géométrique, associée à la pratique des langues ou de la littérature, suffit pour comprendre le monde dans lequel les élèves – qui ne sont plus ceux d’Alain – sont, de toute façon, immergés du fait des médias. Former des citoyens critiques passe aujourd’hui par l’élucidation des problèmes sociopolitiques dans lesquels les jeunes sont déjà directement ou non embarqués. S’initier à l’enquête sociale est une manière, pour les élèves, de se préparer à devenir membre d’un « public » au sens de Dewey (2003). Mais, comme Alain, qui suit en cela Condorcet, nous pensons que l’école a pour but la formation du jugement et non la soumission des élèves à un processus de moralisation plus ou moins culpabilisante, comme dans la pédagogie des écogestes.
29Ainsi définie, la formation du citoyen, pensée comme éducation au politique, viserait la promotion d’un citoyen responsable, soucieux du bien commun, participant au traitement des questions vives de l’actualité et à l’autotransformation démocratique de la société. Ce qui implique de reconnaître l’élève comme sujet de droit, donc ayant droit à la parole et à l’initiative non seulement en classe, mais dans la vie de l’établissement. L’éducation au politique comme élucidation des problèmes communs et expérience du collectif ne pourrait donc se concrétiser que dans une démocratie comme mode de vie (Dewey, 2011), venant ainsi bousculer un système scolaire marqué aujourd’hui par la soumission de l’enfant et l’adolescent à l’autorité de l’adulte et sa mise à l’écart peu ou prou d’une émancipation collective.
30Historiquement fondée sur l’appartenance à la Nation (dimension politique), l’éducation à la citoyenneté connaît une approche plus sociale et morale au fil du temps, dans un vivre ensemble reposant sur une démocratie représentative (délégation et commissions) et une adhésion aux valeurs de la République, se voulant ainsi plus instrumentale. La ligne dominante visant à changer le comportement des élèves dans une logique de conversion n’a pas faibli pour autant et refait surface à chaque période critique de l’école. Elle entre aujourd’hui en tension avec une possible visée plus émancipatrice de la citoyenneté qu’imposent maintenant les quelques inflexions curriculaires liées aux « éducations à » et en particulier aux QSV. L’éducation au politique, dans le contexte d’une crise démocratique, pose la question d’un renouveau politique et citoyen des jeunes générations au sein même de l’institution scolaire. Si l’école, dans sa conception même et ses visées éducatives, promeut davantage l’adhésion des élèves aux conduites attendues en société, il n’en demeure pas moins que l’évolution des problématiques sociétales et leur porosité d’avec l’école ne peut laisser plus longtemps cette dernière en dehors de leur prise en charge. Mais quelle méthode adopter en la matière : doit-on privilégier l’état éducateur ou réfléchir à d’autres formes d’émancipation ?
- 10 Rosanvallon évoque à ce sujet la surveillance du pouvoir par la société, le rejet systématique des (...)
31L’école dans son histoire et ses politiques n’est pas encline à se séparer de la première option, mais pour autant, elle propose aujourd’hui des formes éducatives et pédagogiques qui, par leur essence même, ouvrent la possibilité d’une éducation au politique, entendue comme intelligibilité des enjeux des problèmes de société et expérience des élèves dans un monde qui s’offre à eux. Dans les temps incertains où l’impolitique et la contre-démocratie (ensemble de formes et de pratiques de pouvoir10) prédominent (Rosanvallon, 2006), l’école doit plus que jamais prendre sa part dans une éducation au politique et instituer des formes nouvelles pour y parvenir afin d’aider les élèves à appréhender de façon globale les problèmes liés à l’organisation du monde commun discutée et coconstruite avec eux.