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AccueilNuméros49Apprendre par adoption à l’école

Apprendre par adoption à l’école

Éléments introductifs et illustrations dans la discipline Éducation physique et sportive
Learning by adoption at school. Introductory elements and illustrations in the Physical education discipline
Benjamin Delattre
p. 9-40

Résumés

Dans la philosophie de Bernard Stiegler (1952-2020), l’adoption est le processus transmis par l’éducation qui rend possible l’individuation des sujets. Or, dans le champ de l’éducation scolaire, les apprentissages sont principalement vus comme des processus d’adaptation. L’approche de l’adoption vise à se substituer à celle de l’adaptation sans nécessairement prendre en compte la multiplicité des acceptions de cette notion. À partir d’une épistémologie pédagogique, ce texte se propose d’introduire des éléments pour envisager les apprentissages scolaires selon ce point de vue de l’adoption tout en identifiant les conditions permettant de composer avec les approches adaptatives qui se sont constituées au cours d’une longue filiation. Les travaux de Spencer, Dewey ou Piaget en constituent des apports majeurs. En explorant le syntagme « adopter des conduites adaptatives », particulièrement utilisé dans la discipline Éducation physique et sportive, nous tenterons de montrer comment cet apprentissage par adoption peut prendre forme.

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Texte intégral

Introduction : philosophie de l’adoption et éducation scolaire

  • 1 Stiegler adopte le terme « individuation psychique et collective » forgé par Simondon dans sa thèse (...)

1Cet article se propose de contribuer à l’idée que les apprentissages scolaires peuvent être vus à travers un processus d’adoption (Stiegler, 2001) qui, dans la philosophie de Bernard Stiegler (1952-2020), rend possible l’éducation et plus largement le processus d’individuation psychique et collective qui l’englobe1. L’adoption est chez Stiegler ce qui assure la possibilité du développement ontologique des sujets (individuation psychique) à travers leur capacité à « faire-sien » les composants des milieux psychosociaux qui leur préexistent afin de contribuer au développement des groupes et de la société dans laquelle ils vivent (individuation collective). Dans cette perspective, l’école constitue une institution-clé dans le processus d’éducation par adoption. Elle vise la socialisation de la jeunesse en constituant leur rôle d’élève à travers des dispositifs de transmission de savoirs diversifiés, organisés la plupart du temps en disciplines, et considérés comme nécessaires pour se former et se projeter positivement dans l’avenir.

  • 2 Au cours des quinze dernières années de son existence, Bernard Stiegler a fondé plusieurs associati (...)
  • 3 Cette critique est reprise dans un autre langage que celui de son père, par la philosophe Barbara S (...)
  • 4 L’anthropocène qui désigne « l’humanité comme une force géologique majeure » (Bonneuil et Fressoz, (...)

2Dans cette philosophie, le terme d’adoption vise à se substituer à celui d’adaptation, dont l’auteur et les collectifs auxquels il contribue2, étudient les effets néfastes sur les plans économiques, politiques et sociaux3, sans se référer toutefois à la multiplicité des acceptions que l’adaptation recouvre dans les disciplines scientifiques (Simonet, 2009) et dans le champ éducatif. Chez Stiegler « l’adoption n’est pas une simple adaptation au devenir, mais précisément sa transformation projective en avenir possible » (Stiegler, 2001, p. 260). Cette perspective s’oppose ainsi à la visée « adaptative » des sociétés industrielles consuméristes, entrées de plain-pied dans une accélération de l’« anthropocène4 » (Stiegler, 2015) en exploitant, rejetant et intensifiant la captation des ressources naturelles de la terre, principalement depuis la révolution industrielle thermodynamique.

3Le projet de ce texte est ainsi de s’appuyer sur cette perspective philosophique à visée globale pour contribuer à l’idée que dans le champ de l’éducation scolaire, l’apprentissage par adoption peut venir « contrarier » celle d’apprentissage par adaptation, dominante dans le champ éducatif (Blais, Gauchet et Ottavi, 2014). Afin de montrer comment cette proposition peut prendre forme dans les disciplines scolaires, il est proposé une « traduction » dans l’une d’entre elles : l’Éducation physique et sportive (EPS). Dans un premier temps, il est proposé d’introduire la notion d’adoption après avoir identifié la polysémie des usages du terme « adaptation » dans le champ éducatif contemporain. L’approche théorique permettant de problématiser les rapports entre les deux termes est envisagée à travers l’épistémologie de la pédagogie (Meirieu, 2006). Nous tenterons de montrer, après avoir précisé cette approche, que le terme « adoption » est bien présent dans le champ de l’éducation scolaire, mais qu’il reste « voilé » par la notion d’« adaptation ». En EPS, cela se concrétise par le syntagme « adopter des conduites motrices adaptatives » dont le premier terme « adopter » ne fait pas l’objet d’une théorisation explicite. Nous préciserons, pour illustrer le propos, en quoi la psychologie génétique fut l’une des sources permettant le développement et la « naturalisation » de cette notion d’adaptation dans le champ de l’EPS.

4Dans un deuxième temps, nous chercherons à développer davantage de ce que peut recouvrir un « apprentissage par adoption » à l’école en en précisant quelques éléments-clés à partir de l’EPS. Le positionnement de ce point de vue s’organisera à partir d’une discussion avec les approches de Herbert Spencer (1820-1903) et de John Dewey (1859-1952) qui constituent avec Jean Piaget (1896-1980) les auteurs principaux d’un « noyau théorique primordial » (Blais et al., 2014, p. 117) de l’éducation et de l’apprentissage vus comme « adaptation ». Ce retour nécessairement incomplet suppose de passer par d’autres perspectives, notamment la psychologie culturelle de Lev Vygostki (1896-1934), qui constitue déjà une logique adoptative que l’approche de Stiegler vient prolonger. Les relations adoption-adaptation ne sont ainsi pas considérées sur le mode de la séparation, mais davantage sur le mode du redoublement du premier terme sur le second et de leur possible combinaison.

1. Problématisation du rapport adaptation-adoption pour l’éducation scolaire

1.1. Adaptation(s) en éducation et introduction de la notion d’adoption

  • 5 Le terme adaptation est malgré tout beaucoup plus ancien. Renversant les propos d’Anaximandre, Aris (...)

5D’un point de vue global, les processus adaptatifs forment la possibilité pour tout organisme vivant confronté à des perturbations diverses de se retrouver en équilibre avec son environnement. Dans le champ d’origine de son développement épistémologique5, la biologie évolutionniste, il existe des conceptions différentes et des controverses importantes sur les modalités explicatives de l’adaptation (Chaline, 2006). La traduction de ce concept dans le champ de la psychologie et des neurosciences en a fait :

L’enjeu d’une véritable guerre froide […] puisque ce peut être en simplifiant à l’extrême, l’adaptation cognitive des représentations mentales, ou encore l’adaptation des voies neuronales plastiques, aussi bien au cours du développement, que dans la vie adulte, la vieillesse ou la maladie. Ces deux voies ont chacune leur histoire et cheminent de conserve en suscitant à l’occasion des polémiques (Barbara, 2008).

6Dans le champ éducatif, le mot revêt des significations différentes en fonction des pratiques sociales des acteurs considérés. Les enseignants le considèrent positivement pour évoquer la manière dont ils « mettent à portée des élèves les contenus d’enseignement fixés par les programmes scolaires » (Monfroy, 2013, p. 92). Cette acception est considérée comme un héritage des principes des pédagogies nouvelles (Bourgeois, 2018) qui ont fondé une part de leurs réflexions sur cette notion d’adaptation. Les sociologues, pour leur part, l’évoquent davantage pour signifier une réduction sensible des exigences et des ambitions intellectuelles « avec des effets fortement dommageables à la réussite scolaire de ces élèves » (Monfroy, 2013, p. 93). Le spectre de sens de l’adaptation en éducation est ainsi très large et Henri Pena-Ruiz, dans son Qu’est-ce que l’école ?, indique ces deux polarités : « il y a une grande différence entre le fait d’être d’emblée adapté à une tâche, voire à un rôle, et celui de détenir la capacité de s’adapter, en restant maître du processus d’adaptation » (Pena-Ruiz, 2005, p. 62).

  • 6 Simondon (2005) précise : « [l’adaptation] n’exprime pas les fonctions vitales en profondeur et ne (...)
  • 7 « Ce que Nietzsche objectera à Darwin, c’est que l’adaptation est la négation de l’invention, et qu (...)
  • 8 Pour l’humain, Stiegler prolonge l’idée de Simondon en montrant que le milieu potentiel (ou pré-ind (...)
  • 9 Stiegler distingue la transmission et l’adoption ainsi : « l’adoption n’est pas la transmission. Ce (...)

7La philosophie de l’adoption considère négativement la notion d’adaptation tant sur le plan de ses effets socioéconomiques (adaptabilité) que sur le plan épistémologique. Sur ce dernier plan, la critique de l’adaptation est envisagée selon deux axes principaux. La première critique est posée à partir des analyses de Simondon6 (2005), mais également de Nietzsche7. Selon Simondon, l’adaptation représente une « zone obscure » entre deux termes clairs qui préexistent à leur relation réciproque. Le point de vue de l’adoption pose que les termes se constituent l’un l’autre au cours de la relation à partir de la potentialité du milieu qui rend cette relation possible. Les termes de la relation ne sont pas pré-donnés, ils se forment à travers une inadéquation structurelle entre le(s) sujets/objet(s) (de la relation) et le milieu qu’ils adoptent et avec lequel ils ne se confondent pas. Dans cette perspective, l’individuation ontogénétique du sujet ne se confond pas avec l’évolution du collectif à partir duquel il peut se constituer à travers le potentiel du milieu qui rend lui-même possible cette relation psycho-sociale8. Cette « potentialité » du milieu peut d’ailleurs être capacitaire comme limitative si les sujets de la relation peuvent (ou ne peuvent pas) faire évoluer le milieu et que ce dernier offre (ou n’offre pas) un ensemble de possibles pour s’individuer. Par exemple, l’élève et le professeur ne s’instituent comme tels (au-delà de leur obligation de « présence »), au cours de leur relation réciproque que lorsque qu’ils reconstruisent conjointement les savoirs qui sont transmis9 (par le professeur) et adoptés (par les élèves) à travers le potentiel du dispositif pédagogique qui rend possible la relation et permet de la faire évoluer.

  • 10 « Le milieu s’oublie, parce qu’il s’efface derrière ce à quoi il donne lieu. […] il m’apparut tout (...)

8La seconde critique est corrélative de la première. La recherche d’« équilibre » entre les termes de la relation dans les théories adaptatives a tendance à « naturaliser » le milieu en « oubliant » ses composants technico-langagiers avec lesquels les individus apprennent à faire-corps et faire-société avec les autres sujets. Cette naturalisation qui fait du milieu technique humain un « environnement » n’est plus « vu » justement comme un milieu à adopter en le critiquant, c’est-à-dire en identifiant ses composantes, en comprenant ses effets positifs et négatifs, en modifiant sa « composition » si nécessaire, tel le poisson qui ne voit plus l’eau qui en constitue son élément, pour reprendre l’analogie que Stiegler emprunte à Aristote10 (Stiegler, 2003). De ce point de vue, nous nous constituons et évoluons ontogénétiquement comme sujets à partir de notre possibilité à habiter « les milieux artefactuels de la culture cumulative, que nous adoptons comme la nôtre en apprenant à utiliser les outils autour desquels la société est organisée » (Moore, 2017, p. 6). Cette adoption vise non simplement à survivre et à subsister (adaptation), mais à assurer la possibilité d’une véritable existence.

9Ce redoublement de l’adaptation par l’adoption dans l’approche de Stiegler, appuyée notamment sur l’approche paléoanthropologique de Leroi-Gourhan, est structurellement technique. L’humain est cet animal qui a fait de son « défaut d’origine », c’est-à-dire de son inachèvement (inadéquation) structurel et de sa vulnérabilité dans les milieux naturels, « ce qu’il faut » (Stiegler, 1994). En « externalisant » sa mémoire corporelle et psychique dans des artefacts, qui sont qualifiés d’« organes » techniques et/ou symboliques (langagiers), l’humain a démultiplié potentiellement ses capacités d’intervention sur le milieu tout en continuant à façonner de nouveaux objets. Ces organes « inorganiques » (non biologiques) mais « organisés » se structurent en systèmes, dont l’évolution se concrétise aujourd’hui dans des réseaux d’une complexité inouïe qui ont précipité les individus dans une forme de « soumission adaptative » puisque ces technologies évoluent sans cesse et ne peuvent, de ce fait, que difficilement être adoptées pour former des pratiques sociales qui structurent un « nous ». Ce processus d’accélération, Stiegler le nomme à partir de 2016, la « disruption ».

  • 11 Il n’y a pas non plus véritablement de « coupure » anthropologique chez Stiegler, mais une sorte de (...)

10Barthélémy a reproblématisé l’approche de Leroi-Gourhan, de Stiegler et plus largement de la thèse dite « TAC » de la « technique comme anthropologiquement constituante/constitutive de l’humain » dont Leroi-Gourhan et Stiegler ont rendu l’émergence possible (Steiner, 2010). Barthélémy montre la coupure anthropologique « résiduelle » que provoque ce point de vue. Chez Barthélémy, l’humain est un prolongement de l’animal à travers une progressive mise en interface du langage et de la technique qui ne sont pas en eux-mêmes le propre de l’homme11. L’humain est celui qui a eu :

  • 12 Pour conforter son propos, Barthélémy s’appuie sur des données récentes en paléoanthropologie et en (...)

La chance d’une progressive mise en interface et interpénétration de ce langage et de cette technique préexistante, ce qui a rendu possible leur transformation, et par là, une réelle histoire cumulative […] par lequel le langage humain est devenu progressivement, pour chaque communauté humaine, une langue grammaticalisée et donc technicisée, et la technique humaine, un système d’objets symbolisés, car renvoyant les uns aux autres12 (Barthélémy, 2018, p. 13).

  • 13 Stiegler met également en évidence ce couplage technico-langagier, qu’il nomme techno-logique (Stie (...)

11Ce prolongement conceptuel permet ainsi de préciser davantage les constituants du processus d’adoption bien que le terme ne fasse pas partie du vocabulaire philosophique de Barthélémy13.

1.2. Une épistémologie pédagogique pour approcher le rapport adoption-adaptation à l’école et dans la discipline EPS

12Les quelques développements précédents montrent que les rapports adoption-adaptation ne vont pas de soi. Le spectre de l’adaptation est large en éducation et la philosophie de l’adoption qui propose de s’y substituer en s’y opposant pourrait empêcher des combinaisons intéressantes en occultant ses nombreuses acceptions. La perspective de recherche envisagée pour discuter cette question est l’épistémologie de la pédagogie (Meirieu, 2006) qui vise à mettre à jour et à « travailler » les grandes tensions, les contradictions et les obstacles qui se nichent dans tout acte éducatif. Cette épistémologie pédagogique se compose de trois dimensions qui sont à la fois constitutives l’une de l’autre et irréductibles l’une à l’autre.

    • 14 La démocratie est une forme d’idéal toujours en puissance et à venir, jamais achevée, à laquelle il (...)
    • 15 Buznic-Bourgeacq montre que l’assujettissement est constitutif du sujet, et il s’agit, de ce point (...)

    La composante philosophique, axiologique et idéologique mobilise des valeurs, met en évidence les critères d’une certaine « image » de l’élève à instruire, à former et à éduquer au sein de l’idéal démocratique14 dans lequel il s’insère. Ces enjeux sont traduits en normes diverses à travers lesquelles l’élève s’assujettit plus ou moins explicitement en y résistant ou en les acceptant, en les transgressant ou en y adhérant15 (Buznic-Bourgeacq, 2021).

  1. La composante « objective » assure la mobilisation et éventuellement la construction de savoirs rationnels, appuyés sur des paradigmes, des disciplines et des dispositifs méthodologiques d’objectivation, permettant de disposer de connaissances validées par des critères scientifiques.

  2. La composante « praxéologique » renvoie à l’action pratique et/ou à la production d’artefacts cognitifs et/ou matérialisés (ressources pédagogiques), de démarches, de méthodes, d’approches pédagogiques, de gestes professionnels permettant de « passer à l’acte » éducatif.

  • 16 Nous entendons comme « praticien » les femmes et les hommes qui cherchent, dans leurs diverses acti (...)
  • 17 Le terme « apprivoisement » se substitue ici à celui de « maîtrise », attaché à la pensée moderne p (...)

13Cette épistémologie pédagogique invite ainsi les praticiens16 à s’instituer « chercheurs de leurs propres savoirs » en construisant et disposant d’instruments cognitifs (de modèles d’intelligibilité) et/ou de dispositifs pratiques favorisant l’apprivoisement17 et l’orientation de leurs actions à travers les valeurs et les motifs qu’ils ont construits et adoptés au cours de leur vie afin d’éduquer le plus lucidement possible les élèves, de favoriser leurs apprentissages tout en assurant la transmission de leurs propres savoirs. Nous ne développons pas ici la manière dont ces trois catégories axio-objectivo-pratiques s’imbriquent sans s’y confondre. Précisons simplement avec Barthélémy (2018) et Stiegler (2005) qu’il est possible de considérer que le travail sur les tensions constitutives de ces dimensions peut être envisagé comme une recherche de dépassement des contradictions qu’elles donnent à voir dans un premier temps lorsque les termes sont vus comme des oppositions. Cela suppose de reproblématiser ces tensions en ressaisissant leurs contradictions comme des paradoxes heuristiques (Barthélémy, 2018, p. 38) permettant de constituer leurs relations, non plus sur le mode de l’opposition, mais de la composition possible entre les termes, puisque faire disparaître les termes d’une relation, par exemple celle qui se tisse entre « adoption » et « adaptation », c’est faire disparaître la relation elle-même et donc les termes eux-mêmes.

14À partir de cette approche, il est proposé de montrer que le point de vue de l’« apprentissage par adoption » puisse recouvrir, renouveler et composer avec celui de l’« apprentissage par adaptation » (Marsenach, 1991) assez dominant dans le champ éducatif (Blais, Gauchet et Ottavi, 2014) et dans les didactiques et les pédagogies de l’EPS (Delattre, 2021) puisque la notion d’adoption n’a pas véritablement fait l’objet d’une théorisation explicite.

1.3. La présence « voilée » de l’adoption dans l’éducation scolaire et en EPS

15Le terme d’adoption reste relativement transparent dans l’épistémologie des apprentissages scolaires, voilé par le schème adaptatif, bien qu’il soit présent un peu partout. Il apparaît par exemple dans la manière dont Brousseau montre comment il s’est appuyé sur le point de vue adaptatif de l’épistémologie génétique piagétienne pour fonder son propre modèle didactique et son questionnement sur les dispositifs à mettre en œuvre : « À quel jeu le sujet doit-il jouer pour avoir besoin de telle connaissance ? Quelle aventure – succession de jeux – peut l’amener à la concevoir, ou à l’adopter ? » (Brousseau, 2012, p. 105). L’adoption apparaît dans les théorisations sur les innovations en éducation et en formation (Cros, 1996). Le terme est très présent dans l’étude et les travaux rendant compte de la transmission de milieux pédagogiques très instrumentés tels que les Environnements informatiques pour les Apprentissages humains (EIAH). Il apparaît également dans les approches qui critiquent le point de vue adaptatif lui-même.

16En effet, les auteurs de Transmettre, apprendre (Blais, Gauchet et Ottavi, 2014) montrent que le constructivisme pédagogique, qui vise à favoriser la construction des savoirs par les élèves afin qu’ils puissent accéder à la culture et aux pratiques les plus émancipatrices, est fondé sur une idée adaptative de l’apprentissage à partir de la révolution épistémologique de la biologie évolutionniste de la seconde moitié du xixe siècle. Ce paradigme « n’a pas seulement bouleversé l’image de l’homme ; il a également modifié de fond en comble le regard sur l’enfance et la conception du processus éducatif » (Blais et al., 2014, p. 115). Le renouvellement de la notion et sa « naturalisation », c’est-à-dire aussi l’oubli des conditions de son émergence, a fourni « l’arrière-fond d’une conception constructiviste de la formation des outils cognitifs de l’humanité, dont la pratique pédagogique est invitée à s’inspirer, en valorisant l’activité de l’enfant, sur le modèle de la confrontation de l’esprit humain avec la nature » (Blais et al., 2014, p. 117). Or, précisent les auteurs, dans une perspective qui emprunte largement à l’œuvre de Lev Vygotski (1896-1934) :

L’humanité s’est faite elle-même dans une certaine mesure, en compliquant le processus adaptatif par la construction d’artefacts et d’instruments intellectuels qui lui ont procuré un meilleur contrôle de son environnement. L’éducation a précisément pour objet l’acquisition de ces compétences supplémentaires qui ont fait de l’animal humain un être culturellement capable de transformer la nature (p. 116).

  • 18 Il faudrait probablement revenir sur l’idée d’effraction dans ses rapports à l’adoption. L’effracti (...)

17Et ce faisant, ils montraient préalablement, mais sans le thématiser, que l’apprentissage est dans cette acception un processus d’adoption (ou d’effraction18), consistant « toujours à se confronter à une antériorité, à un domaine déjà-là » (p. 100).

18Dans le champ de l’EPS, il est possible de repérer que le processus d’adoption est présent, mais reste relativement transparent dans l’expression « adoption de conduites (ou d’une activité ou de réponses) adaptative(s) ». Ce syntagme constitue une formule organisatrice de la manière de voir les apprentissages malgré la diversité des paradigmes de recherche qui le porte (Ganière, 2015, p. 55‑56 ; Uhlrich et Éloi, 2016, p. 56 ; Vanpoulle, 2013, p. 58). Cette formule, plus ou moins distendue en fonction des modes d’écriture des auteurs, est constituée par l’idée que les apprentissages se forment par adaptation puisque le premier terme « adoption » n’y fait pas l’objet d’une théorisation explicite, contrairement à la notion d’« adaptation » qui s’est développée dans le champ de l’EPS à partir des années 1960-1970 à travers notamment le structuralisme génétique piagétien.

1.4. « Zoom » sur la « naturalisation » de la notion d’adaptation en EPS

19Le terme « adaptation » est assez dominant actuellement pour rendre compte de la manière dont l’élève apprend. Michel Récopé indique :

Chacun s’accorde à dire qu’apprendre, c’est s’adapter. Certains pensent que l’adaptation passe par une meilleure connaissance du monde tel qu’il est. D’autres considèrent que l’adaptation dépend toujours d’une expérience personnelle dans un contexte culturel : tout individu construit, dans l’expérience vécue, le monde auquel il s’adapte (2001, p. 11).

20Ces modèles de l’apprentissage montrent deux usages principaux du terme. Le premier s’inscrit dans la perspective « cognitiviste » dont on pourrait saisir une filiation avec l’approche spenceriste. Ce modèle cognitiviste considère que l’adaptation est tout à la fois la capacité à « s’ajuster » à un monde pré-donné et le résultat du niveau de conformité à celui-ci qui se donne à voir dans les capacités exécutives des habiletés motrices. L’analogie avec le fonctionnement d’un ordinateur y réduit l’activité symbolique à une activité computationnelle de traitement de l’information de ce monde préconstruit visant à sélectionner un programme à réaliser, à fixer les paramètres de la réponse et à l’effectuer. Les critiques importantes à l’égard de ce programme assimilant le sujet à une machine et prenant peu en compte les possibilités d’adaptation en cours de situation ont restreint son pouvoir explicatif aux habiletés motrices dites « fermées » (Cornus et Marsault, 2003), dont le milieu de pratique reste relativement stable (gestes gymniques, athlétiques, apprentissage des nages, etc.).

21Le second méta-modèle qualifié de « bio-logique » par Récopé (2001) accueille une diversité de points de vue (épistémologie constructiviste, approche écologique, énactive, théories dynamiques). Ces approches ont en commun de considérer l’adaptation comme le processus interactif favorisant un état d’équilibre entre un organisme et son environnement. L’adaptation y est davantage une capacité d’émergence de la connaissance, une « prise de connaissance » ou une « prise de forme » (dans les modèles morphodynamiques) où le sujet co-construit le monde en sollicitant ses capacités d’auto-organisation, d’autorégulation, et d’autonomie. La filiation avec le modèle de Dewey pourrait être envisagée de ce point de vue.

  • 19 La psychologie de Wallon fut principalement adoptée pour mettre en évidence que le sujet s’adapte a (...)
  • 20 Notamment dans le courant du sport éducatif (Merand, 1966) et principalement Leontiev puisque Vygot (...)
  • 21 Les travaux de Lewin et Moreno sont sollicités par Parlebas pour envisager le fonctionnement des dy (...)

22Cet apprentissage par « adaptation » en éducation physique est issu de la toile de fond épistémique évolutionniste et de son adoption dans le champ éducatif. Il a été particulièrement sollicité pour mettre en évidence, dans les années 1960-1970, l’activité d’apprentissage effective de l’élève au-delà des modèles prescriptifs et rigides qui visaient une approche « techniciste » des techniques du corps assimilant les contenus de la discipline à l’inculcation de gestes justes indépendamment des conditions de leur production en situation. Le structuralisme génétique piagétien y constitue l’une des sources majeures conjointement aux psychologies culturelles et sociales qui rendaient compte, en parallèle, du développement des aspects sociaux et culturels de l’activité des élèves à partir de l’œuvre de Henri Wallon19, de la psychologie culturelle russe20 et américaine21.

23L’adaptation est chez Piaget le processus qui permet le développement de l’intelligence (conceptuelle). Elle vise à ce que le sujet puisse retrouver un équilibre avec son environnement en sollicitant et en transformant les « schèmes » qui constituent la structure générale et organisatrice des connaissances. Ces schèmes permettent l’ajustement, l’équilibration des conduites cognitives en fonction de l’évolution du contexte, dans la limite de ce qu’il (le schème) peut permettre de résoudre comme problèmes connexes. Une modification importante du contexte (un déséquilibre) suppose ainsi un processus actif de construction adaptative qui se compose de « deux pôles complémentaires, opposés l’un à l’autre (nous surlignons) » (Piaget, 1975, p. 244-245) :

  1. l’« assimilation », c’est-à-dire : « l’action de l’organisme sur tous les objets qui l’entourent, en tant que cette action dépend des conduites antérieures portant sur les mêmes objets ou d’autres analogues » ;

  2. l’« accommodation », « ou action du milieu sur l’organisme, étant entendu que l’être vivant ne subit jamais telle quelle la réaction des corps qui l’environnent, mais qu’elle modifie simplement le cycle assimilateur en s’accommodant à eux » (Piaget, 1947, p. 13‑15).

  • 22 Cette conception évolutive de la motricité du sujet a été réinventée dans le champ des Sciences et (...)

24Au cours de ses années 1960-1970, dans le champ de l’éducation physique, certains courants importants et « concurrents » de la discipline se sont emparés de cette théorie pour spécifier la manière dont apprend l’élève. Pierre Parlebas, qui fonde le courant de l’action (ou praxéologie) motrice, s’attache à l’idée d’une intelligence « motrice », tout à la fois « motricisée », telle chez Piaget dans les premiers stades du développement, et « motricisante », spécifique à la structuration évolutive de la motricité. Cette motricité parlebasienne se constituerait à partir d’une idée-force du structuralisme génétique qui consiste à dire que « toute genèse part d’une structure et aboutit à une autre structure » (Parlebas, 1976, p. 61) et que la discipline vise la plus grande « adaptabilité psychosociomotrice » possible des élèves22. Robert Merand, acteur majeur du courant du « sport éducatif » s’appuie également sur Piaget pour rendre compte du processus d’apprentissage de l’élève. Aussi, il s’attache davantage au processus adaptatif assimilation/accommodation qui est mis en œuvre dans différentes expériences. Merand propose par exemple une étude en gymnastique (Merand, 1972) à travers l’analyse « du franchissement du mouton avec élan » permis par « les conditions exceptionnelles offertes par le magnétoscope ». L’étude montre que la combinaison du schème de la course et du schème de la quadrupédie suppose le passage à une praxie d’ordre supérieur qui dépasse les coordinations internes de chaque composante pour élaborer une coordination externe. Jacqueline Marsenach qui fut également une des animatrices principales de ce courant développa plus largement une théorie de « l’apprentissage par adaptation », à partir des sports collectifs, à travers une forme de combinaison entre les apports de Wallon et de Piaget, tout en précisant que cette notion d’adaptation s’inscrit « dans les finalités de l’éducation nouvelle […] et permettent de se dégager du courant pédagogique traditionnel » (Marsenach, 1970, p. 22) :

L’adaptation peut donc, ainsi que le soulignent ces auteurs (ici Wallon et Piaget), se situer sur un certain plan (le plan sensori-moteur). Ce plan peut toutefois être dépassé. […] La pratique éducative des jeux sportifs collectifs doit donc permettre à l’enfant de s’adapter : mais l’adaptation doit être conçue non seulement comme une réponse juste aux sollicitations de l’environnement (note : c’est la conception, commune sur ce point, de Wallon et Piaget), mais encore comme la possibilité de transformer effectivement cet environnement. La nuance paraît essentielle, car elle impose de dépasser le seul plan des actions sensori-motrices pour entrer sur le plan des conduites où la représentation et la connaissance joueront un rôle de plus en plus grand (ibid.).

  • 23 Ces simulacres seront synthétisés sous l’idée de « représentations » dans les développements ultéri (...)

25Cette théorie met toutefois en évidence, sans le théoriser, que ce qui se joue dans cet apprentissage consiste à « adopter […] une conduite d’exploration » (Marsenach, 1970, p. 29) en permettant au sujet d’exploiter des « simulacres » (au sens de Wallon) « qu’il [Wallon] caractérise comme des situations où volontairement on met en relation deux événements qui n’y sont pas, par l’introduction des facteurs absents » (ibid.). En effet, ces simulacres23 rendent possible la possibilité d’« inventer » (et non simplement de s’adapter) la situation en cours d’action et assure au joueur la capacité de se projeter dans l’immédiateté, par exemple dans « la passe qu’il va faire à un autre joueur » ou de manière plus lointaine, en s’inscrivant dans « l’attaque dans laquelle il va engager l’équipe ».

  • 24 Dont l’espace transitionnel maternel décrit par Winnicott (2015) est premier. Stiegler définit ce m (...)
  • 25 Le choix et la classification des pratiques sont un enjeu de premier plan en EPS que nous n’aborder (...)
  • 26 Mauss précisait en son temps que ces techniques étaient transmises par l’imitation et par le langag (...)
  • 27 Au moment où il fondait le principe historique (en 1988) qui permet de saisir le passage de ce qui (...)

26La transposition du modèle adaptatif de Piaget (mais également de Wallon) pour la motricité sportive ne fut pas conservée comme telle au regard des critiques épistémologiques qui furent formulées (Arnaud, 1983, p. 151). Toutefois, elle constitue l’une des sources principales de l’apprentissage vu comme une « activité adaptative » qui réintégra au fur et à mesure de nouveaux apports et notamment la réactivation de la dimension proprement technique de la motricité (Garassino, 1980 ; Vigarello, 1988 ; Vigarello et Vivès, 1983), telle que Marcel Mauss (1936) l’a envisagé. Le développement de cette motricité fondée sur des « techniques du corps » culturellement significatives fut nommé, dans les développements didactiques ultérieurs, motricité « extra-ordinaire » (Marsenach, 1991). Cette motricité « extra-ordinaire » est celle qui transgresse les usages ordinaires du corps. Cette « extra-ordinarité » est potentiellement véhiculée par des dispositifs pédagogiques qui constituent des « milieux transitionnels24 » (Stiegler, 2010, p. 41) favorisant l’adoption, à travers leur scolarisation, des pratiques à visées sportives, artistiques, ou plus orientées vers le développement de la condition physique et/ou des pratiques somatiques25. L’accès à cette dimension « extra-ordinaire » des savoirs constitutifs des pratiques culturelles à partir d’un « apprentissage par adaptation » apparaît ainsi contradictoire. Cette contradiction se donne à voir dans des définitions significatives de l’activité technique du sujet en EPS. Elles sont vues à travers cette logique d’adaptation évolutive aux conditions que le sujet cherche à maîtriser (Amade-Escot, 1994, p. 131 ; Goirand, 1996, p. 14-15) alors que l’extra-ordinarité de cette activité est considérée, dans l’épistémologie des techniques corporelles (Vigarello, 2004), à partir de la capacité des sujets à s’instrumenter corporellement à travers le développement conjointement d’une incarnation langagière métaphorique et des impacts du milieu technique sur les transformations potentielles des conduites corporelles26. Le principe qui organise cette transformation adoptative technico-langagière est nommé chez Vigarello « principe d’intégration (ou de conquête) ». Ce principe d’intégration (considéré au départ comme une « loi ») fonde l’évolution historique des motricités et consiste en « une progressive [intégration] des forces, des fonctions et des sous-ensembles corporels au sein d’une même finalité technique : participation croissante, dans le temps, des zones corporelles les plus différentes et des forces les plus nombreuses, toutes soumises à la même visée ». « L’évolution se traduit par une unification, une convergence, une focalisation d’éléments dispersés (mais qui n’étaient pas vécus comme tels avant chaque innovation27) » (Vigarello, 1988, p. 24).

27Ce « zoom » sur l’une des modalités d’adoption de la notion d’adaptation au sein des spécificités de la discipline scolaire EPS suppose, pour mieux saisir ce qui se joue dans les rapports adoption-adaptation en général, de revenir plus spécifiquement sur deux des grandes conceptions de l’adaptation, celle de Spencer et celle de Dewey qui ont rendu possible cette « naturalisation ». Nous les discuterons à travers la théorie de l’adoption et du modèle de la psychologie culturelle qui vient « contrarier » la logique adaptative tout en « cohabitant », pour le cas de l’EPS, avec les logiques adaptatives.

2. L’adaptation chez Spencer et le redoublement par adoption

2.1. La continuité adaptative et le redoublement culturel par la psychologie sociohistorique

28Des travaux contemporains en philosophie de l’éducation (Ottavi, 2014b) et en épistémologie de la psychologie (Barbara, 2008) convergent sur l’idée que le philosophe américain Herbert Spencer « adopte l’adaptation lamarckienne de l’individu à son milieu pour l’étendre au domaine social » (Barbara, 2008) à partir d’un principe de continuité entre phénomènes biologiques et phénomènes sociaux pour saisir la manière dont l’homme peut s’intégrer à la nature. En ce sens, Spencer est « l’inventeur d’une nouvelle manière de voir » : « Il a en tout cas contribué à ce que des questions éthiques et politiques ne soient plus traitées en référence à des valeurs absolues, mais à une évolution réputée inéluctable à laquelle le présent est sommé de s’adapter » (Ottavi, 2014b, p. 3).

  • 28 Qui n’est pas le point de vue de Darwin lui-même, voir supra.

29La conception de Spencer a eu une forte influence tant aux États-Unis qu’en Europe et en France (Ottavi et Brecquemont, 2015). Dans le contexte d’une industrialisation massive des sociétés démocratiques, le « darwinisme social » de Spencer28 invite à concevoir l’éducation comme une lutte pour la survie et comme une sélection des plus aptes. Le sujet doit s’adapter, faire des efforts pour trouver sa place dans cette société. Lippmann, pourtant promoteur de l’adoption du principe d’adaptation pour penser les sociétés néolibérales (mais non-ultralibérales) critiquait ce point de vue spenceriste considérant qu’il mésinterprétait les conséquences de la révolution darwinienne sur les sociétés (Barbara Stiegler, 2019, p. 15).

  • 29 « L’Éducation physique doit avoir pour effet le développement harmonieux du corps, en équilibre mus (...)

30Spencer contribua d’ailleurs par ses écrits au développement du modèle du jeu sportif anglais dans le champ de l’éducation physique française. Il valorisait le « jeu spontané » au détriment de la gymnastique rationnelle tant par la quantité et la qualité des efforts musculaires déployés que par l’activité cérébrale qui y est développée (Morizur, 2019, p. 168). Paradoxalement les gymnastiques rationnelles, notamment celle de Philippe Tissié29, se fondaient sur des bases idéologiques et scientifiques très proches à travers l’idée d’une confrontation des capacités héréditaires de l’individu aux épreuves de l’environnement. À travers cet exemple, il est possible de considérer qu’un même schème organisateur de la pensée éducative peut aboutir à des propositions pédagogiques tout à fait différentes en fonction de la manière dont les dimensions axiologiques, scientifiques et praxéologiques s’agencent dans les modèles proposés.

31La loi de continuité adaptative fut remise en cause par les psychologues et neurologues inspirés par Spencer lui-même (Barbara, 2008) – ce que la psychologie historique, sociale et culturelle de Vygotski spécifiera en distinguant deux lignes de développement, biologique et sociale où « les mécanismes d’adaptation de type biologique constituent le substrat général des phénomènes mentaux, mais en aucun cas ils ne déterminent le développement de ces derniers » (Bulle, 2009). L’« appropriation » des instruments intellectuels médiateurs de la pensée redouble ainsi chez Vygotski les phénomènes adaptatifs biologiques. C’est principalement le langage et les diverses formes « de comptage et de calcul, les moyens mnémotechniques, les symboles algébriques, les œuvres d’art, l’écriture, les schémas, les diagrammes, les cartes, les plans, tous les signes possibles, etc. » (Vygotski, cité dans Laval, 2019, p. 92) qui rendent possible ce phénomène.

2.2. Redoublement culturel et adaptations en EPS

  • 30 Et non simplement énactées au cours de la situation comme le précisent les auteurs ailleurs dans le (...)
  • 31 Avec de nombreux autres modèles théoriques qu’il n’est pas possible dans le cadre restreint de cet (...)

32L’approche socio-historique de la psychologie a permis à certains courants de l’EPS de préciser la nécessité des sports et des pratiques artistiques pour le « développement humain » (SNEPS, 2018). L’apprentissage y est vu comme une activité socio-historique, tant sur le plan réglementaire que sur la construction des techniques corporelles : les « logiques de réponses sont des constructions psychiques et sémiotiques30, résultat d’une construction historico-sociale qui permet d’identifier les problèmes, de les penser et d’adopter des réponses les plus adaptées » (Uhlrich et Éloi, 2016, p. 45). Toutefois, le terme adoption, qui rend compte de l’intériorisation des dimensions technico-langagières n’est pas thématisé comme tel, ce sont davantage les adaptations qui organisent les capacités du sujet comme « adaptation […] à une situation toujours fluctuante » (Uhlrich et Éloi, 2016, p. 45). Le modèle piagétien, voire spencériste et le modèle vygotskien cohabitent dans cette discipline31, le premier pour montrer la nécessité de prendre en compte la sphère historico-culturelle des conduites motrices, le second principalement pour signifier les modalités d’apprentissage in situ. Or, cette cohabitation peut être vue sur le mode du redoublement du second par le premier.

33L’adaptation peut revêtir ainsi deux significations complémentaires :

  1. l’adaptation est ajustement du sujet aux aléas du contexte qu’il s’agit d’adopter, elle signifie dans ce cas la capacité à changer sa conduite pour maintenir l’intention qui est portée par l’action ;

    • 32 La notion de « condition physique » définie par Michel Pradet comme « un état optimal d’équilibre e (...)

    l’adaptation constitue également, de manière plus souterraine, l’activité biologique-physiologique qui sous-tend les conduites du sujet. Elle assure le développement de sa « condition physique32 », c’est-à-dire l’activation et la transformation du substrat organique qui porte l’activité culturellement significative de l’élève pratiquant.

34Dans la première acception, la capacité d’adaptation renvoie aux possibilités pour le sujet de modifier sa conduite au regard des spécificités d’un contexte qu’il a adopté en s’adaptant. Ce qui permet au jeune joueur de badminton de passer d’un « corps référant » (Arzel, 1995), contexte dans lequel il s’organise par rapport à son corps pour rencontrer le volant, à un « corps référé », où le joueur s’organise par rapport à la trajectoire pour la couper le plus efficacement possible, ce qui n’est pas simplement une question de réorganisation interne des coordinations perceptivo-motrices. Cela consiste en l’intégration progressive et réorganisée des conditions technico-langagières de l’action qu’il faut adopter pour transformer ces conduites : exploitation des propriétés de la raquette comme un « projectile », identification des propriétés de la trajectoire d’un volant en mouvement, positionnement par rapport aux différents espaces du terrain et à la trajectoire qu’il faut reconstruire symboliquement pour s’y ajuster. Toutefois, ce joueur de badminton apprend à construire un « corps référé » en cherchant à frapper des volants différents, auxquels il doit « s’adapter » tout en incarnant au fur et mesure les conditions technico-langagières (adoption) qui favorisent ses capacités adaptatives. L’impossibilité d’y arriver signifie la nécessité de nouvelles adoptions, par exemple, en nage de crawl, l’adoption d’une stratégie respiratoire subordonnée à l’action des bras permet de s’adapter à de nouveaux contextes tel celui qui consiste à nager plus longtemps et/ou plus vite sans s’arrêter.

  • 33 « Cette adaptation constante à un but physique, mécanique, chimique (par exemple quand nous buvons) (...)

35Ce sens de « l’adaptation aux circonstances » est probablement celui entendu par Mauss qui n’avait pas théorisé l’adoption en tant que telle (il parlait de « séries d’actes montés ») et semblait voir l’adaptation comme première dans le processus d’apprentissage33. Ce sens de l’adaptation est probablement aussi celui du deuxième champ de pratique (dit « champ d’apprentissage ») des programmes de l’EPS qui se nomme « adapter ses déplacements à des environnements variés ». Ce champ intègre les pratiques aquatiques d’aisance (savoir-nager) et de sauvetage, les pratiques de déplacement en milieu dit « naturel » (escalade, course d’orientation) dont les pratiques nautiques (canoé-kayak, voile). Toutefois, pour pouvoir s’adapter à des environnements divers, il faut avoir adopté les propriétés de l’eau permettant de ressentir une certaine flottabilité de son corps (savoir-nager), les conditions d’utilisation en situation de son embarcation ou encore les symboles permettant de se repérer avec une carte sur un terrain inconnu (course d’orientation).

  • 34 Les travaux et débats contemporains sur les rapports entre la dimension génétique et épigénétique n (...)

36Le deuxième sens de l’adaptation est biologique. Il renvoie à l’ensemble des dimensions de la condition physique et organique du sujet (dimension anthropomorphique, capacités physiques, développement des organes et des fonctions physiologiques, etc.). Cette deuxième acception de l’adaptation dispose d’une double dimension passive et active. « Passive », elle dépend des facteurs génétiques et du processus de maturation34, dont l’élève n’est pas à proprement parler « responsable ». Il peut apprendre toutefois à apprivoiser et à habiter les modifications organiques et fonctionnelles qui s’opèrent en lui, indépendamment de sa volonté, à travers les savoirs qui rendent compte des phénomènes endosomatiques. « Active », elle dépend de la manière dont l’élève stimule et active ces mêmes fonctions physiologiques qui assurent les adaptations respiratoires, neuromusculaires, métaboliques, etc., en adoptant les dispositifs qui permettent de les solliciter.

  • 35 La VMA est la vitesse à partir de laquelle un sujet atteint sa consommation maximale d’oxygène (VO2(...)
  • 36 C’est le système énergétique qui sollicite le plus activement l’activité ventilatoire et les réserv (...)

37Prenons l’exemple d’un groupe d’élèves qui coure sur des séries d’entraînement en « fractionné court-court ». Dans ces séries, l’élève peut travailler sur 2 à 3 séries de (10 × 15 secondes de course et 15 secondes de récupération passive), avec 3 à 4 minutes de récupération entre chaque série. La vitesse peut osciller entre 100, 110, 120 voire 130 % de la vitesse maximale aérobie (VMA) de chaque élève35. Dans ce dispositif, l’élève en consentant aux efforts à produire, adopte des vitesses de course répétées plusieurs fois pour solliciter la puissance de son système aérobie36. Il n’adopte pas en tant que tels les systèmes physiologiques qu’il fait fonctionner, il apprend à en apprivoiser les effets (augmentation de l’essoufflement et gestion du souffle, effets neuromusculaires, etc.). Ces systèmes physiologiques réagissent à ses sollicitations à travers des adaptations cardio-respiratoires, neuromusculaires, métaboliques, etc., qui sont conséquentes du « stress » provoqué par l’effort réalisé. Dans ce cadre, l’élève peut adopter les paramètres et les techniques d’entraînement qui lui sont proposées pour apprendre à les manipuler de manière de plus en plus autonome. Adoptant plus ou moins consciemment ces principes en les pratiquant, il provoque des adaptations physiologiques dont les effets immédiats et différés peuvent l’inviter à « s’adapter aux circonstances » en modifiant par exemple les vitesses de course qu’il engage.

2.3. Redoublement, adoption et pharmacologie

  • 37 Bien qu’il la connasse pour l’avoir étudiée et enseignée un temps en Russie.

38Stiegler pose, sans discuter explicitement dans ses ouvrages avec la pensée de Vygotski37, que les artefacts ou prothèses technico-langagières ne sont pas seulement des « médiateurs » qui prolongent le corps (dont le cerveau), mais « la constitution de ce corps en tant qu’humain » (Stiegler, 1994, p. 162). Dans le modèle de Vygotski, l’apprentissage est un processus d’intériorisation (ou d’assimilation pour ses successeurs) (Leontiev, 1975), une « reconstruction interne d’une opération externe » (Bulle, 2009). Chez Stiegler, l’apprentissage est également entendu comme un processus d’intériorisation de l’externe, mais également et conjointement une extériorisation de ce qui est intériorisé par l’adoption d’un « artefact qui augmente, différencie ou individue ses capacités, lui permettant de s’individuer psychiquement aussi bien que collectivement, en intensifiant ou élargissant sa puissance d’agir » (Stiegler, 2013, p. 362).

  • 38 « L’exosomatisation est le processus par lequel il y a plusieurs millions d’années, la vie, dont l’ (...)

39Stiegler ajoute à Vygotski et dans le prolongement de Leroi-Gourhan, que le milieu technique dans lequel baignent les sujets est le fruit d’un processus d’« extériorisation » des savoirs et savoir-faire constitutifs des pratiques corporelles humaines, ce qu’il reproblématisa avec Alfred Lotka (1946) comme un processus d’« exosomatisation38 » (Lotka, cité par Stiegler, 2016a). Les fruits de l’activité humaine s’externalisent dans une diversité d’artefacts : un silex taillé qui démultiplie les forces de l’individu, une calculatrice qui effectue les opérations arithmétiques à notre place ou des dispositifs encore plus élaborés. Aussi, il ne s’agit pas de s’adapter aux dispositifs techniques, mais de les adopter tout en les critiquant, c’est-à-dire en comprenant leurs propriétés, leurs effets et en pouvant participer à leur évolution.

  • 39 Le film de fiction The Social Network (David Fincher, 2010) met en scène de manière tout à fait int (...)

40Certains objets techniques/technologiques symbolisés sont plus particulièrement conçus pour conserver et réactiver la mémoire : supports d’écriture divers, livres, objets analogiques ou numériques assurant la production, la modification et la diffusion d’images, de textes, de sons, etc. Ils sont le fruit d’une extériorisation technologique de la conscience, notamment l’écriture alphabétique « orthothétique » (inventée dans le monde grec) qui assure l’enregistrement exact de la parole (Stiegler, 1996) – et permet ainsi de pouvoir la manipuler positivement comme négativement (la contrôler). Les technologies d’externalisation du mouvement et de l’imagination, de la chronophotographie aux images numériques, constituent de nouveaux stades de ce processus qui tend à externaliser les relations sociales elles-mêmes dans des réseaux dits « sociaux39 ».

  • 40 Stiegler ajoute : « Intériorisation signifiant ici individuation, et qui induirait en cela de vérit (...)
  • 41 Stiegler reprend et reproblématise les analyses de Marx et de Simondon (2012) à cet égard.

41Stiegler montre cette ambivalence structurelle des organes techniques qui viennent se combiner aux organes corporels (dont le cerveau), en parlant après Platon, puis Derrida de pharmaka : remèdes et poisons. Les techniques agencées en système sont intrinsèquement « pharmacologiques » : empoisonnantes et solutions à notre « finitude rétentionnelle », c’est-à-dire à la limitation structurelle de nos capacités d’action et de mémoire. L’auteur indique ainsi « la menace que constitue une extériorisation qui ne verrait pas la mise en place de dispositifs d’intériorisation corrélatifs40 » (Stiegler et Ars industrialis 2006, p. 137), dispositifs d’intériorisation dont l’école est l’un des lieux principaux de constitution. Déposer sa mémoire et ses opérations cognitives et/ou motrices hors de soi, s’adapter à des dispositifs techniques qui se renouvellent sans cesse sans pouvoir les intérioriser en y développant des pratiques (au-delà des usages), cela se nomme chez Stiegler la prolétarisation41, c’est-à-dire la perte ou l’impossibilité des savoirs, des savoir-faire et des savoir-vivre.

  • 42 Contrairement à ce qu’indiquait Mauss (1936) qui considérait les techniques du corps comme des obje (...)

42Les conséquences de cette analyse sur une discipline comme l’EPS sont multiples. En voici trois. D’une part, toute technique corporelle constitue une incorporation des « organes technico-symboliques » qui sont adoptés dans le milieu sans toutefois se confondre avec les objets techniques eux-mêmes qui ne sont pas « ingérés » par le sujet42. Il apprend à les pratiquer en « faisant-corps avec ». Un élève qui construit le « corps référé » en badminton (ou dans d’autres sports de raquette) apprend à organiser l’espace symbolique de jeu en distinguant les zones de marque favorables (au fond, devant, à contre-pied de l’adversaire par exemple) et ses propres zones de replacement au regard des possibilités réglementaires du jeu (zones de service, filet, etc.). Ce joueur ne « se confond pas » avec le terrain et éventuellement avec la raquette avec laquelle il joue. Il incarne en lui les propriétés technico-langagières de cet espace avec ses règles, ses notions (comme la « zone de marque ») tout en s’extériorisant à travers des conduites qui expriment ce qu’il a intériorisé. Il apprend à adopter cet espace comme le « sien » tout en s’engageant de plus en plus dans une pratique du « nous », de ceux qui jouent au badminton.

43Deuxième remarque, les milieux technico-symboliques à incarner pour s’extérioriser dans des conduites motrices ne sont pas « bons » en soi. Un bassin de natation est tout à la fois dangereux et substrat pour des pratiques jubilatoires. L’adoption du « corps flottant » (Catteau, 2000) pour être à l’aise dans l’eau devient dans cette perspective un enjeu de premier plan. Une raquette peut être utilisée pour taper sur son voisin ou permettre l’apprivoisement positif de ses pulsions d’agir en développant des conduites motrices de « débat ».

  • 43 L’époque orthocinétique s’ouvre avec la possibilité technologique de découper spatialement le mouve (...)

44Troisième remarque, le développement du « technicisme » en EPS peut être envisagé à partir de cette condition technico-pharmaco-logique. À la fin du xixe siècle, l’invention et le développement de la technologie analogique de la chronophotographie par Étienne-Jules Marey et sa collaboration fructueuse (et orageuse) avec Georges Demenÿ (Pociello, 1999) ont constitué une étape décisive dans la constitution d’une société de l’image. Ce découpage analytique et spatialisé du mouvement humain et animal a ouvert une nouvelle époque de l’œil, une époque orthocinétique43 (Delattre, 2019) où « l’œil possède dès lors une mémoire nouvelle » : « Le fugitif se fixe comme un point ou étale sa courte durée sous le regard du chercheur » (Vigarello, 1988, p. 110). Cette technologie analogique a introduit la possibilité de spatialiser et de décomposer les gestes, et notamment les gestes sportifs, du « dehors » pour les observer, les analyser puis les enseigner indépendamment des conditions de leur production contextualisée. Le « technicisme » comme enseignement de « gestes justes » est le fruit de cette condition techno-logique, condition qui a permis par ailleurs de développer bien d’autres paradigmes saisissant les possibilités de l’image et des sons enregistrés, dont le modèle de l’« apprentissage par adaptation » qui utilisait les « conditions exceptionnelles offertes par le magnétoscope » (Merand, 1972).

45Pour conclure sur cette partie, il est possible de repérer que l’approche spenceriste de l’adaptation diffère ainsi complètement de la conception adoptative de Stiegler ici via celle de Vygostki. Stiegler pose en quelque sorte que « the survival of the fittest » adaptatif de Spencer ne peut favoriser la constitution d’un faire-corps social démocratique (Petit, 2013, p. 372) fondé par l’adoption de tous les instruments technico-langagiers qui favorisent la capacitation collective des individus (Stiegler, 2013, p. 362). En ce sens, l’idéal démocratique fondé sur l’éducation défendu par le philosophe pragmatiste John Dewey, qui développe une conception adaptative alternative à celle de Spencer, est plus proche sur le plan axiologique des idées défendues par Stiegler, tout en se situant dans une perspective épistémologique différente.

46Toutefois, il est possible de repérer dans le champ de l’EPS que l’usage spencériste de l’adaptation peut être utilisé pour signifier des adaptations « locales » à des substrats technico-langagiers en cours d’adoption à travers l’ajustement des conduites du sujet aux aléas du milieu. Le « jeu » sur les paramètres/composantes des situations pédagogiques en intégrant plus ou moins d’incertitude, de matériel, de consignes, de partenaires, etc. La constitution d’un milieu transitionnel évolutif constitue de ce point de vue une question praxéologique de premier plan pour concrétiser ce complexe adoption-adaptation. De plus, le point de vue du redoublement de l’activité biologique adaptative par l’habillage technico-langagier de toute activité humaine ne signifie pas que cette activité biologique est « gelée » par l’autre dimension. La « condition physique et organique » du sujet constitue bien un substrat adaptatif et évolutif, qui se développe (mais également diminue jusqu’à ne plus fonctionner) en assurant (et/ou en empêchant) la possibilité du premier.

3. Adaptation et adoption, Dewey-Stiegler

3.1. L’éducation adaptative et la fiction adoptative

47John Dewey est le fondateur de l’éducation progressive aux États-Unis à la fin du xixe siècle, l’un des principaux inspirateurs du mouvement de l’éducation nouvelle (Ottavi, 2014a). Dewey s’appuie également sur un schème de pensée adaptatif pour développer sa philosophie de l’éducation (Fabre, 2008) en conjuguant le souci de l’intérêt des enfants et celui des savoirs qui doivent être appropriés pour enrichir leurs expériences et contribuer à l’évolution positive de leurs milieux de vie dans un contexte d’industrialisation massive. Les contours de son approche dépassent celle de Spencer en la dialectisant. Lorsque ce dernier insiste sur la stimulation des facteurs héréditaires transmis par les générations passées, reposant sur des rapports préétablis avec l’environnement (Barbara, 2008), Dewey développe une pensée de l’expérience du sujet, à partir d’une conception adaptative, à double sens, active et passive (Dewey, 2011). La nécessaire conformation à l’environnement, au sens de Spencer, n’est qu’une condition nécessaire pour le modifier volontairement. Le sujet par son implication dans les tâches qu’il effectue forme des expériences en « endurant l’impact du milieu » pour ajuster sa conduite (adaptation passive) tout en la réorientant (adaptation active) pour développer une intelligence collective et démocratique fondée sur une logique de l’enquête (sociale, scientifique, pratique, etc.) pour mener à bien ses projets.

  • 44 Ce principe est structurellement associé à un principe de transaction qui régit les rapports avec s (...)

48L’éducation est aussi entendue chez Dewey comme un processus de « continuité » entre les dimensions biologiques et sociales du sujet lui permettant de donner sens et d’articuler ses expériences44, mais une continuité par « renouvellement » du groupe social lui-même. En ce sens, l’adaptation de Dewey, tant dans l’éducation scolaire que dans la formation professionnelle constitue « la possibilité de se transformer en transformant le milieu et de participer à l’auto-transformation démocratique de la société » (Fabre, 2017, p. 8). Le premier chapitre de l’un de ses ouvrages importants, Démocratie et éducation (Dewey, 1916, traduit en français par Gérard Deledalle en 1975) semble attester l’idée d’une nécessaire adoption, non thématisée comme telle, des expériences du passé où « chacun des éléments constitutifs d’un groupe social, dans une cité moderne aussi bien que dans une tribu primitive, naît dénué de tout : sans langage, ni croyance, ni idées, ni règles sociales » : « Chaque individu, chaque unité qui détient l’expérience vitale du groupe, finit par disparaître. Pourtant, la vie du groupe continue […] à travers un processus de renouvellement de la vie par transmission » (Dewey, 2011, p. 80‑81).

49La toile de fond épistémique qui organise la dynamique de pensée de Dewey reste sous-tendue par le schème adaptatif biologique. Elle structure sa réflexion philosophique et ses grandes expériences éducatives qu’il ne considère pas par ailleurs comme des « modèles » à appliquer. Aussi, ce renouvellement de la vie par transmission ne pose pas en tant que tel l’adoption de ce que Stiegler nomme une expérience « fictive » d’accès « à un passé qui n’a jamais été vécu ni par celui dont il est le passé, ni par ses ancêtres biologiques » (Stiegler, 2001, p. 142) :

[ce processus d’adoption] suppose l’accès à un passé factice, mais dont la facticité constitue le socle d’un « déjà-là » à partir duquel l’héritier phantasmatique peut vouloir un avenir en commun avec ceux qui partageant également ce passé par adoption et phantasmatiquement. […] j’hérite d’un passé que je n’ai pas vécu, qui peut très bien ne pas être celui de mes ancêtres, et qui néanmoins devient mon passé à mesure que je le transforme en avenir (Stiegler, 2001, p. 142).

  • 45 Ce qui est important particulièrement pour Dewey qui voit dans les « propres activités sociales de (...)

50L’accès à ce passé, c’est-à-dire aussi à l’ensemble des savoirs qui s’y sont accumulés, est conditionné par des organes de transmission qui sont nécessairement matérialisés par un ensemble de dispositifs techniques (des « signes » au sens de Vygotski) qui assurent leur réactivation potentielle. Ces dispositifs sont intrinsèquement pharmacologiques. C’est pour cela qu’ils supposent d’être adoptés à partir d’un enseignement qui puisse permettre de les pratiquer en constituant des savoirs chez le sujet. La conception et la mise en œuvre des dispositifs de transmission sont conditionnées par leur potentiel de « capacitation » et s’observent à travers l’extériorisation chez les élèves de ce qu’ils ont intériorisé, c’est-à-dire à travers les conduites (langagières, motrices, production de démarches historiques, de démonstrations mathématiques, etc.) qui s’y forment et qui sont au cœur également de la pensée de Dewey. L’évolution de ces conduites dans des pratiques sociales45 constitue ainsi une part de la « vie » (de l’individuation) même du sujet-élève, à travers la positivité des savoirs auxquels il s’assujettit (Buznic-Bourgeacq, 2021).

  • 46 Ce que signifie aussi la « zone proche de développement » chez Vygotski, où se joue le rapport de l (...)
  • 47 Auxquelles invitent notamment les pédagogies dites « coopératives ».
  • 48 À partir du modèle de Vygotski, nous pourrions distinguer des « fonctions psychomotrices et sociomo (...)

51De ce point de vue, les élèves qui apprennent par adoption, apprennent conjointement et dans la mesure du possible46 (biologico-psychique), à re-construire et à transmettre ce qu’ils savent, selon des formes très variées47, en « jouant » sur les propriétés technico-langagières du milieu tout en développant des capacités d’empathie avec leurs interlocuteurs. Ils identifient les effets positifs et négatifs de leurs nouvelles capacités. Un élève de sixième peut apprendre à « remonter passivement dans l’eau » en adoptant certaines propriétés du milieu et notamment l’action conjuguée de la poussée d’Archimède et de la pesanteur dans ce bain homogène. Il exprime une conduite qui est de plus « à l’aise dans l’eau », en apprivoisant ses réactions et ses peurs d’un « corps coulant » qui se concrétise par une réorganisation de ses fonctions psychomotrices supérieures48 (modalités ventilatoires en blocage inspiratoire, pilotage informationnel, inhibition des réflexes propulsifs, etc.). Il apprend conjointement à tenir la perche pour que son camarade puisse descendre au fond et permuter les rôles. Il apprend à identifier les dangers de la situation en repérant les réactions potentielles du partenaire. Il peut proposer des modifications de consignes sur le milieu, par exemple la détermination d’un nouveau but, circonscrit dans les possibles du dispositif. Il peut préciser des contenus à son partenaire au regard de ce qu’il a observé et donc préalablement adopté : indiquer d’ouvrir la bouche à la remontée par exemple, pour faire sentir que l’eau n’entre pas au-delà de la cavité buccale si la tête est vers le bas.

3.2. Ménon, adoption et transmission

  • 49 Meyer renvoie le modèle maïeutique à une forme de sophisme, que combat par ailleurs Platon en fonda (...)

52La distinction et la complémentarité des modèles de Dewey et Stiegler peuvent s’interpréter à partir du croisement de leur lecture de la leçon de géométrie dans le Ménon de Platon. Cette leçon pose l’aporie selon laquelle je ne peux pas chercher ce que je ne sais pas et je n’ai pas besoin de chercher ce que je sais déjà. Platon, par l’intermédiaire de Socrate, y propose la thèse de la réminiscence (ou anamnèse), en démontrant à travers l’application de sa méthode dialectique (la maïeutique) que chaque fois que je découvre quelque chose, je me ressouviens. Je retrouve en moi-même et par moi-même ce que je savais déjà dans une vie antérieure, mais que j’avais oublié, enfoui. Cette leçon introduit la position philosophique fondamentale qui consiste à considérer que je ne peux jamais simplement recevoir un savoir, il me faut le « concevoir », c’est-à-dire former des concepts, celui du carré par exemple et des propriétés de sa duplication49 (Stiegler et During, 2004, p. 38).

53Dewey fait remarquer que « le dilemme ne fait aucune place à l’acquisition de la connaissance, à la possibilité d’apprendre. Il assume une connaissance complète ou une ignorance complète » (Dewey, 2011, p. 232). De ce fait, pour Dewey la reconstruction de l’expérience du passé comme modalité active d’acquisition du savoir suppose d’assumer une « zone crépusculaire ». Le sujet y apprend à penser dans l’incertitude (comme adaptation active), dans des situations problématiques en faisant un saut dans le « possible », en inventant et en découvrant ce qu’il cherche. Cette démarche suppose la possibilité de faire des simulations, de développer des conclusions hypothétiques et des résultats provisoires à travers une méthode d’enquête fondée sur une « matrice culturelle » composée du langage, et de toute la culture technique, scientifique, etc. (Fabre, 2008, p. 37). Cette approche est l’une des sources principales de l’apprentissage par problématisation (Fabre, 2005). L’approche par problématisation vise à ne pas se limiter à enseigner des savoirs propositionnels, comme des réponses à des questions que les élèves ne se sont pas posées ou à résoudre des problèmes posés a priori, mais à enquêter en faisant reconstruire aux élèves les problèmes à partir desquels ces savoirs constituent tout à la fois des réponses « révisables » et des appuis (objectifs) pour reconstruire d’autres problèmes. L’adoption de cette approche en EPS (Lebouvier, 2015) constitue l’une des évolutions les plus significatives du modèle du sport éducatif devenu au cours des années 1980 didactique des activités physiques et sportives (APS) (Marsenach, 1991) et qui a buissonné en divers paradigmes en conservant la visée de scolarisation et d’appropriation critique des pratiques culturelles de type sportives et artistiques.

[Dewey] pour expliquer que tout savoir est en nous […] prend ses distances par rapport à la notion de mémoire biologique et de récapitulation, […] tout en considérant que l’histoire est alors […] le résultat d’une confrontation de l’homme à son environnement, la confrontation avec le milieu naturel en étant la première et la plus incontournable des formes (Ottavi, 2014a, p. 233).

54Cette confrontation adaptative, cette interaction avec l’environnement assurant le processus de continuité bio-social est conduite par les opérations (mentales, motrices, etc.) qui permettent d’accéder à l’unité organique du concept. Aussi, de ce point de vue, la signification du carré et de ses propriétés de démultiplication sont conditionnées par les opérations à partir desquelles ses propriétés sont déterminées. Cette conception de Dewey fait l’objet d’une critique vygotskienne qui pose que « les construits cognitifs (entendus ici comme résultats de l’intériorisation des opérations qui ont permis d’ élaborer les construits eux-mêmes) ne servent pas en premier lieu de médiateurs de l’expérience empirique, mais d’instruments médiateurs de la pensée » (Bulle, 2016). Et Nathalie Bulle ajoute cette citation de Vygotski (extrait de Mind in Society) :

Il est impossible d’assimiler le rôle de l’outil de travail, qui aide l’homme à soumettre les forces naturelles à sa volonté, avec celui du signe, qu’il utilise pour agir sur lui-même. L’outil de travail est orienté vers l’extérieur, alors que le signe est orienté de manière interne. Les tentatives pour assimiler le signe à l’outil externe, comme c’est le cas dans les travaux de Dewey, font perdre la spécificité de chaque type d’outil, en les réduisant artificiellement à un seul.

  • 50 Platon s’oppose même à l’hypomnèse écrite, dans Phèdre, tout en écrivant le livre à partir duquel i (...)
  • 51 Dans son entretien avec During, Stiegler attribue à l’esclave de Ménon l’exécution des tracés sur l (...)
  • 52 Le texte indique en italique : « Socrate trace sur le sol les figures nécessaires à sa démonstratio (...)
  • 53 Plus encore à l’époque de la massification et de l’hégémonie des industries culturelles et sociales (...)

55L’approche « adoptative » stieglerienne du Ménon peut constituer une forme d’« arbitrage » entre ces deux points de vue. La méditation de ce dilemme est l’une des sources de la philosophie de Stiegler. Il organise moins sa réflexion sur la question pédagogique qui y est posée que sur la condition même de la pensée qu’elle exhume. Stiegler montre qu’à la source de cette aporie, il y a un refoulement chez Platon de l’hypomnèse (de la mémoire technique) qui rend possible l’anamnèse50. La démonstration de Socrate est transmissible par l’intermédiaire des inscriptions sur le sol qu’il effectue au cours du dialogue51. Platon voit ces traces comme une évidence telle l’eau pour le poisson52. Dans cette perspective, Stiegler pose que la mémoire artificielle et technique et principalement les organes mnémotechniques, et au premier chef l’écriture alphabétique (Stiegler, 1996), « soutiennent la transmission des questions de génération en génération » (Stiegler et During, 2004, p. 39) et constituent la condition même de la pensée. Condition techno-logique, conjointement langagière et technique, cette mémoire permet de matérialiser le raisonnement et de soutenir la « mémoire vive » qui a tendance à se disperser et à changer d’objet53. La formation du concept, celle du carré par exemple (ou celle du « corps flottant » du jeune nageur) est ainsi transmise et adoptée via le langage à travers l’élaboration d’un processus de signification commun où chaque protagoniste peut reconnaître que « ceci est bien un carré » en explicitant ses propriétés, comme d’autres pourraient dire « ceci est bien une remontée passive et tranquille du corps depuis le fond du bassin ». Cette signification commune installe la possibilité d’un « nous » inter- et transgénérationnel, tout autant celui des géomètres que de ceux qui ont vaincu la « peur de couler ». Ce langage se matérialise dans des formes graphiques symbolisées, par exemple le dessin du carré et l’adoption des modalités démonstratives de sa démultiplication. Paradoxalement, c’est en se matérialisant que ce carré peut devenir une « idéalité » qui ne se réduit plus à sa forme écrite et peut devenir un concept pour le sujet. Le « corps flottant » agissant comme « bouée », ou encore le « point fictif » de rencontre entre le tamis de la raquette et le volant pour pouvoir le frapper intentionnellement, n’existent pas en tant que tels. Ils constituent des fictions heuristiques qui ne se déduisent pas seulement des opérations intellectuelles et/ou motrices réalisées.

56L’adoption de l’idée du carré, du « corps flottant » (ou des concepts en général) est fondée, la plupart de temps, sur l’oubli des conditions techniques qui ont permis leur émergence comme l’enfant a oublié qu’avant de compter « dans sa tête » il utilisait ses doigts et avait recours à la manipulation de différents types de collections. La matérialisation peut parfois s’effacer, se corriger, se modifier sans réduire l’idée même de carré qui est bien un concept qui n’existe pas dans le réel (comme le « corps flottant » du nageur) et suppose pourtant une matérialisation effectuée par les gestes « adaptatifs » du corps, à travers ce que Dewey nommerait peut-être une « coordination sensori-motrice » (Dewey, cité par Deledalle, 2011, p. 51), anticipant en cela Piaget. La matérialisation rend ainsi possible l’intériorisation du concept à travers son extériorisation dans l’écriture et la construction de la démonstration. L’intériorisation passe ainsi par le « dehors ». Mais si ce dehors que l’évolution technique a permis de « concrétiser » (Simondon, 2012) dans des objets techniques de plus en plus complexes (une machine à calculer les proportions du carré par exemple) ne repasse pas par l’activité même du sujet, alors ce dernier perd un savoir qui n’est plus transmis. C’est en cela que la condition de la pensée et de l’action est structurellement pharmacologique, remède et poison, et que l’école est l’un des lieux permettant de prendre conscience et de travailler cette situation contenue dans l’adoption de tout savoir. L’adoption n’est ni « bonne » (éducative) ni « mauvaise » (consumériste, aliénante) en soi. Elle dépend nécessairement de ce qui est adopté et de la manière dont cette adoption forme la possibilité que le « je » et le « nous » se constituent l’un l’autre.

Conclusion

57Dans cet article, nous avons tenté d’introduire l’idée que l’« apprentissage par adoption » peut composer avec les approches adaptatives qui ont « naturalisé » les organes technico-langagiers qui « habillent » l’évolution du sujet. À travers la discipline EPS, nous avons cherché à montrer que la réhabilitation de la notion d’adoption dans le syntagme « adopter des conduites / activité adaptative » permet malgré tout de ne pas négliger les processus adaptatifs constitutifs de l’activité du sujet. Cette activité adaptative est double : elle est adaptation au sens d’un ajustement aux aléas des circonstances variées que les milieux proposent au cours de leur adoption. Elle est adaptation de la condition physique de l’élève. Cette condition organique permet de ce fait de ne pas confondre les conduites du sujet avec les objets techniques – les « organes inorganiques organisés » – qu’il manipule en se constituant comme sujet par leur adoption. Dans cette perspective, il fut envisagé le principe d’un redoublement et non d’une continuité entre la sphère biologique – endosomatique du sujet, et la sphère culturelle – exosomatique qui se concrétise dans l’adoption d’une diversité de complexes technico-langagiers qui s’expriment via les conduites du sujet.

  • 54 Foucault définissait ces techniques de soi « qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou ave (...)

58L’école comme « institution qui fait de l’avenir son principe » (Meirieu, 2013), les disciplines qu’elle porte et les dispositifs pédagogiques qu’elle propose visent ainsi de « bonnes pratiques » des pharmaka. Aussi prosaïques que puissent être les crayons, règles, compas, équerres, cahiers, balance de Roberval, tapis de gymnastique ou l’eau du bassin de la piscine, ces artefacts organisés en milieux portent déjà en eux la possibilité de reconstruire l’expérience « fictive » des savoirs qui s’y sont constitués. Ces expériences permettent aux élèves de se projeter dans l’avenir en élaborant des conduites « disciplinées », des techniques de « soi54 » (Foucault, 1994, p. 785) et du « nous » – constitutifs d’un « nous » par l’adoption conjointe des règles qui portent les savoirs à re-construire et la dimension extra-ordinaire qu’ils trament.

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Notes

1 Stiegler adopte le terme « individuation psychique et collective » forgé par Simondon dans sa thèse d’État (1958) et publié par ailleurs (Simondon, 2007), pour signifier l’évolution d’une vie humaine. Il en prolonge le concept (Stiegler, 1998) et le stabilise (Stiegler, 2004, p. 105‑106) en montrant que toute individuation psychique est constitutivement collective à travers la contribution réciproque du sujet et des groupes à la modification des milieux technico-langagiers à travers lesquels ils forment leur existence. Ces milieux offrent les conditions de possibilité du processus psychosocial lui-même. Ces milieux peuvent ainsi, en fonction de leurs constituants et des modalités de leur structuration collective, faciliter ou rendre difficile le développement des sujets et des groupes avec lesquels les individus font société.

2 Au cours des quinze dernières années de son existence, Bernard Stiegler a fondé plusieurs associations pour élaborer des programmes théoriques, politiques et pratiques visant à lutter « pour » une organisation sociale des technologies numériques afin que les citoyens puissent les prendre en charge pour prendre soin de leurs milieux d’existence en luttant contre l’« entropie » qui constitue l’asphyxie de la biodiversité, tant noétique que biologique. (Stiegler et Collectif Internation, 2020).

3 Cette critique est reprise dans un autre langage que celui de son père, par la philosophe Barbara Stiegler, qui montre que ce discours de l’adaptation a servi au cours du xxe siècle et sert encore à justifier que l’espèce humaine est structurellement « en retard » sur l’évolution technique et technologique induite notamment par l’activité industrielle et qu’il est nécessaire de s’y adapter à travers un réseau de réformes conduites par des experts (Barbara Stiegler, 2019).

4 L’anthropocène qui désigne « l’humanité comme une force géologique majeure » (Bonneuil et Fressoz, 2013). Le terme proposé par le chimiste Paul Joseph Crutzen en 2000 est « provoqué » par la convergence de la science et de la technique à partir de la première révolution thermo-industrielle dont le brevet de James Watt (1784) concernant la machine à vapeur en constitue le paradigme principal. La première occurrence du terme apparaît chez le géologue russe Alexei Petrovich Pavlov en 1922. L’ère de l’Anthropocène est ainsi la concrétisation dans la vie humaine du modèle qui associe la technique et la science et dont l’association entre l’entrepreneur anglais Boulton et Watt constitue un geste inaugural et qui se prolonge et s’intensifie où « la science n’est plus alors ce derrière quoi l’industrie investit, mais ce qui est commandité par l’industrie pour ouvrir de nouvelles possibilités d’investissements et de profits » (Stiegler, 2001, p. 283).

5 Le terme adaptation est malgré tout beaucoup plus ancien. Renversant les propos d’Anaximandre, Aristote (cité par Simonet, 2009) proposait sa vision téléologique dans La partie des animaux : « ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains […] La forme même que la nature a imaginé pour la main est adaptée à cette fonction. »

6 Simondon (2005) précise : « [l’adaptation] n’exprime pas les fonctions vitales en profondeur et ne peut rendre compte de l’ontogenèse ; il faudrait réformer tous les systèmes intellectuels fondés sur l’adaptation » (p. 210).

7 « Ce que Nietzsche objectera à Darwin, c’est que l’adaptation est la négation de l’invention, et que la théorie de l’adaptation au milieu est celle de l’anéantissement des exceptions, c’est-à-dire du tarissement des possibilités d’évolutions » (Barbara Stiegler citée par Bernard Stiegler, 2001, p. 158). Il faut préciser par ailleurs que Darwin n’applique pas à la civilisation humaine en tant que telle la théorie de l’évolution naturelle qu’il met à jour : « […] l’effet réversif de l’évolution est ce qui permet de penser chez Darwin le passage entre ce que l’on appellera par commodité la sphère de la nature, régie par la stricte loi de la sélection, et l’état d’une société civilisée, à l’intérieur de laquelle se généralisent et s’institutionnalisent des conduites qui s’opposent au libre jeu de cette loi. […] En termes simplifiés, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle » (Tort, cité par Barthélémy, 2018, p. 57).

8 Pour l’humain, Stiegler prolonge l’idée de Simondon en montrant que le milieu potentiel (ou pré-individuel) est techniquement constitué, alors que Simondon, qui développe par ailleurs une philosophie de la technique, ne pose pas cette dernière comme « transductive » (c’est-à-dire organisant la relation réciproque, possible et évolutive entre les termes) des relations entre les individus.

9 Stiegler distingue la transmission et l’adoption ainsi : « l’adoption n’est pas la transmission. Celle-ci (la transmission) constitue le dispositif de legs, tandis que celle-là (l’adoption) est l’assomption de l’héritage. Mais il n’y a pas d’adoption possible sans dispositif de transmission – qui peut évidemment très bien ne pas être adopté, et s’effondrer » (Stiegler, 2001, p. 209).

10 « Le milieu s’oublie, parce qu’il s’efface derrière ce à quoi il donne lieu. […] il m’apparut tout d’abord que ce milieu était celui du langage. Je me mis à lire Saussure et Wittgenstein. Plus tard, le milieu devient pour moi celui de l’artefact, du supplément en général, dont le langage où se produit le plus quotidiennement l’expérience du logos était une dimension, mais dont les artefacts techniques en quoi consistent les choses formeraient une autre dimension » (Stiegler, 2003, p. 32-33).

11 Il n’y a pas non plus véritablement de « coupure » anthropologique chez Stiegler, mais une sorte de « zone floue » où l’homme ne dispose pas d’« origine » en tant que telle, mais se forme par la capacité à accumuler les organes techniques produits dans un processus nommé « épiphylogenèse ». Ce processus constitue une troisième forme de mémoire qui n’est soluble ni dans la mémoire phylogénétique qui transmet un patrimoine génétique brassé à l’individu, ni dans la mémoire épigénétique qui modifie le vivant à travers les expériences qu’il vit. Cette troisième mémoire technique, garde, à travers les artefacts et le langage qui s’y forment, la mémoire des productions humaines passées. Cette mémoire suppose d’être adoptée pour y accéder et faire partie d’un « nous » qui est en quelque sorte une « fiction » projetée via ces supports artefactuels.

12 Pour conforter son propos, Barthélémy s’appuie sur des données récentes en paléoanthropologie et en neurosciences qui montrent que c’est « la même aire cérébrale très développée chez l’humain qui permet le langage grammaticalisé et la création d’un système d’objets » (Barthélémy, 2018, p. 61).

13 Stiegler met également en évidence ce couplage technico-langagier, qu’il nomme techno-logique (Stiegler et During, 2004).

14 La démocratie est une forme d’idéal toujours en puissance et à venir, jamais achevée, à laquelle il faut prendre soin puisqu’elle est constitutivement fragile et à reconstruire par ceux qui en sont les héritiers, à travers et au-delà de leurs aînés.

15 Buznic-Bourgeacq montre que l’assujettissement est constitutif du sujet, et il s’agit, de ce point de vue, d’envisager son développement à travers une « création normative » (et non une abolition de la normativité) inhérente aux techniques de soi sur soi qu’il exerce, comme jeux de tensions et d’écart à soi-même à travers des pratiques plus ou moins institutionnalisées (2021, p. 48‑49).

16 Nous entendons comme « praticien » les femmes et les hommes qui cherchent, dans leurs diverses activités professionnelles et/ou citoyennes à prendre soin des questions éducatives en y participant activement, de quelque manière que ce soit, à travers, mais également au-delà de leurs rôles et statuts professionnels respectifs.

17 Le terme « apprivoisement » se substitue ici à celui de « maîtrise », attaché à la pensée moderne puisque le sujet humain est structurellement travaillé et traversé par des pulsions qu’il apprend autant que possible à canaliser et à orienter en les « apprivoisant » à travers une multiplicité de pratiques sociales plus ou moins instituées.

18 Il faudrait probablement revenir sur l’idée d’effraction dans ses rapports à l’adoption. L’effraction dans ce cas de figure est un « mode d’entrée » dans le symbolique qui bouscule les normes, modèles, façons de faire en vigueur et ne s’oppose pas nécessairement à l’adoption.

19 La psychologie de Wallon fut principalement adoptée pour mettre en évidence que le sujet s’adapte au sein d’un milieu qui n’est pas simplement « physique », mais social en s’y structurant et en contribuant à le transformer par ses actions (Le Boulch, 1972 ; Merand, 1966).

20 Notamment dans le courant du sport éducatif (Merand, 1966) et principalement Leontiev puisque Vygotski n’était pas encore traduit à cette époque.

21 Les travaux de Lewin et Moreno sont sollicités par Parlebas pour envisager le fonctionnement des dynamiques de groupe.

22 Cette conception évolutive de la motricité du sujet a été réinventée dans le champ des Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) et des pratiques corporelles, à partir des années 1990, en se séparant du modèle strictement piagétien tout en conservant son schème génétique pour constituer des approches spécifiques, telles que le « curriculum conatif » (Bui-Xuân, 1999) ou le modèle de repérage de l’aisance socio-motrice (During, 2001, p. 71). Le modèle « morphodynamique » s’inscrit également dans cette perspective en reconstruisant un structuralisme néogestaltiste (Ganière et Cizeron, 2015). Ce structuralisme où les conduites motrices sont indissociablement « forme et structure » se fonde sur de nombreux autres paradigmes (thèse TAC, modèle fonctionnaliste de Le Boulch, etc.).

23 Ces simulacres seront synthétisés sous l’idée de « représentations » dans les développements ultérieurs de cette théorie (Marsenach, 1991, p. 27), idée de « représentation » déjà très présente à cette époque qui permet de rendre compte du passage d’une activité perceptive à une activité mentale de simulation, qui « oublie » que cette activité est rendue possible par l’intériorisation des organes technico-symboliques de la situation et que pour faciliter cette activité Marsenach propose (dans un autre article) aux élèves de représenter sur une feuille l’espace d’action en volley-ball pour en faciliter l’appropriation.

24 Dont l’espace transitionnel maternel décrit par Winnicott (2015) est premier. Stiegler définit ce milieu transitionnel à partir de Winnicott comme une « aire intermédiaire d’expériences où se forment les objets de la culture, des arts, de la religion et de la science ».

25 Le choix et la classification des pratiques sont un enjeu de premier plan en EPS que nous n’aborderons pas ici.

26 Mauss précisait en son temps que ces techniques étaient transmises par l’imitation et par le langage, c’est-à-dire par deux aspects du processus d’adoption.

27 Au moment où il fondait le principe historique (en 1988) qui permet de saisir le passage de ce qui est appelé en EPS une motricité de « terrien » vers sa progressive évolution vers des modalités de plus en plus complexes, Vigarello n’avait pas explicitement thématisé que cette progressive intégration, était conditionnée par l’adoption des éléments technico-langagiers constitutifs du milieu tel qu’il le synthétise en 2004.

28 Qui n’est pas le point de vue de Darwin lui-même, voir supra.

29 « L’Éducation physique doit avoir pour effet le développement harmonieux du corps, en équilibre musculaire, en santé, en beauté, en résistance et en force, en vue de l’hérédité, pour sa meilleure adaptation au milieu, dans le temps et dans l’espace » (Tissié, 1919, p. 58). Il est possible de remarquer par ailleurs que Tissié précise son projet selon le point de vue adoptatif : « La formule suédoise a fait ses preuves d’excellence au cours d’un siècle sur tout un peuple. Elle les fournit chez tous les peuples et sous toutes les latitudes où elle est appliquée. Elle se résume en trois mots : Santé, Travail, Longévité. Il faut l’adopter. D’où ce livre » (Tissié, 1919, p. 6).

30 Et non simplement énactées au cours de la situation comme le précisent les auteurs ailleurs dans le texte.

31 Avec de nombreux autres modèles théoriques qu’il n’est pas possible dans le cadre restreint de cet article de faire figurer dans leurs complexités internes et leurs modes de relations aux autres théories.

32 La notion de « condition physique » définie par Michel Pradet comme « un état optimal d’équilibre et d’harmonie qui s’établit entre toutes les qualités physiques d’un individu et qui contribue à la meilleure adaptation possible de son organisme à l’effort » constitue en quelque sorte la synthèse de ces différentes dimensions.

33 « Cette adaptation constante à un but physique, mécanique, chimique (par exemple quand nous buvons) est poursuivie dans une série d’actes montés, et montés chez l’individu non pas simplement par lui-même, mais par toute son éducation, par toute la société dont il fait partie, à la place qu’il y occupe » (Mauss, 1936). Mauss nomme trois fois le mot « adoption » (sans le théoriser) dans son texte pour signifier : 1) le choix d’une technique matérielle (une sonnerie) par les armées ; 2) le choix et la transmission d’une technique de marche chez les femmes Maori ; 3) l’acceptation tacite par l’auditeur/lecteur des définitions proposées par l’auteur des techniques du corps elles-mêmes pour continuer son propos.

34 Les travaux et débats contemporains sur les rapports entre la dimension génétique et épigénétique ne permettent que d’identifier à grand trait ce qui revient à la sphère du programme génétique.

35 La VMA est la vitesse à partir de laquelle un sujet atteint sa consommation maximale d’oxygène (VO2MAX). Elle est établie par des tests d’effort dont les résultats dépendent en partie de leurs modalités de fonctionnement. De ce fait, les vitesses réalisées dépendent en partie du dispositif proposé.

36 C’est le système énergétique qui sollicite le plus activement l’activité ventilatoire et les réserves de glycogène (réserve de glucides stockée dans le foie et les muscles qui forment une réserve d’énergie importante pour l’organisme).

37 Bien qu’il la connasse pour l’avoir étudiée et enseignée un temps en Russie.

38 « L’exosomatisation est le processus par lequel il y a plusieurs millions d’années, la vie, dont l’évolution consiste en une morphogenèse d’organes toujours plus complexes et différenciés, également appelée organogenèse, a engendré ce que l’anthropologue André Leroi-Gourhan décrivit comme un processus d’extériorisation, et Alfred Lotka comme un processus d’exosomatisation – au cours duquel l’organique se dote d’organes inorganiques, poursuivant sa différenciation par d’autres moyens que la vie, c’est-à-dire à travers des organes qui ne sont donc plus endosomatiques, mais exosomatiques » (Stiegler, 2016b).

39 Le film de fiction The Social Network (David Fincher, 2010) met en scène de manière tout à fait intéressante la naissance de ce nouveau processus de grammatisation des relations sociales.

40 Stiegler ajoute : « Intériorisation signifiant ici individuation, et qui induirait en cela de véritables pertes de savoirs, c’est-à-dire d’individuation. Ainsi, l’école (grecque ou moderne), est-elle l’organisation qui, appuyée sur l’existence des livres et comme lieu d’apprentissage de l’écriture (instruction élémentaire), permet aussi de réaccéder en abrégé à l’histoire des savoirs littéralisés, et, ainsi, de les adopter et de s’individuer à partir de ce que, comme passé des connaissances, ils permettent d’élaborer comme avenir » (Stiegler et Ars industrialis 2006, p. 137).

41 Stiegler reprend et reproblématise les analyses de Marx et de Simondon (2012) à cet égard.

42 Contrairement à ce qu’indiquait Mauss (1936) qui considérait les techniques du corps comme des objets techniques tout en limitant la portée des instruments dans la construction des techniques du corps elles-mêmes.

43 L’époque orthocinétique s’ouvre avec la possibilité technologique de découper spatialement le mouvement des humains et des animaux et de les étudier indépendamment du contexte de leur apparition.

44 Ce principe est structurellement associé à un principe de transaction qui régit les rapports avec son environnement.

45 Ce qui est important particulièrement pour Dewey qui voit dans les « propres activités sociales de l’enfant » le point de jonction de toutes les matières scolaires.

46 Ce que signifie aussi la « zone proche de développement » chez Vygotski, où se joue le rapport de l’ascendant au descendant (organisant éventuellement des rapports entre « pairs » symétriques et/ou asymétriques) à travers l’agencement et les modifications (adaptations) du dispositif technico-langagier qui se forme au cours de la situation pédagogique.

47 Auxquelles invitent notamment les pédagogies dites « coopératives ».

48 À partir du modèle de Vygotski, nous pourrions distinguer des « fonctions psychomotrices et sociomotrices supérieures », directement connectées aux organes technico-symboliques et des « fonctions corporelles inférieures » qui constituent les fonctions physiologiques vitales adaptatives. Il faudrait pour nourrir et thématiser ce programme s’appuyer et discuter avec les nombreuses approches qui travaillent sur ces questions et en proposent des modèles heuristiques à partir de paradigmes diversifiés, par exemple : Bui-Xuân (1999), Ganière (2015), Le Boulch (1998), Roquet (2019) ou encore Vanpoulle (2011).

49 Meyer renvoie le modèle maïeutique à une forme de sophisme, que combat par ailleurs Platon en fondant la philosophie sur la possibilité de connaître les « essences », savoir ce que sont les choses. La problématologie de Meyer montre que Platon oublie de son côté les problèmes (les questions) à partir desquels les connaissances constituent des propositions de réponses (Fabre, 2007).

50 Platon s’oppose même à l’hypomnèse écrite, dans Phèdre, tout en écrivant le livre à partir duquel il est possible de réactiver « à la lettre » et d’élaborer une critique de ce que dit Platon lui-même quelque 2 500 ans après que le texte a été écrit. Le livre est fondé sur une forme « exacte » de l’écriture à partir de représentation symbolique de la diversité des sons audibles de la langue grecque, qui dépasse en cela l’écriture mésopotamienne par exemple (Stiegler, 1996). Il est ainsi traduisible dans d’autres idiomes qui eux-mêmes s’appuient sur des formes écrites visant l’exactitude de la transposition de l’oral à l’écrit, ce qui modifie la condition de production de la langue orale elle-même et constitue peut-être l’enjeu du ressaisissement des productions orales par elles-mêmes, à travers ce qui est nommé après Bakhtine, le processus de secondarisation (Bautier et Goigoux, 2004) et qui constitue un enjeu pour l’école contemporaine.

51 Dans son entretien avec During, Stiegler attribue à l’esclave de Ménon l’exécution des tracés sur le sol (ou sur le sable) alors que dans le texte elle semble appartenir à Socrate. La dévolution de cette responsabilité à celui qui apprend constitue probablement l’enjeu premier de l’adoption. Ici, Socrate conserve le pouvoir de la graphie (du pharmakon, ce qui constitue davantage une « technique de pouvoir » au sens de Foucault que la possibilité de construire une « technique de soi » pour ce dernier.

52 Le texte indique en italique : « Socrate trace sur le sol les figures nécessaires à sa démonstration. »

53 Plus encore à l’époque de la massification et de l’hégémonie des industries culturelles et sociales du numérique de marché qu’à celle de l’invention de l’écriture alphabétique dont la philosophie est fille et source de soin, plus encore qu’à celle de l’imprimerie qui démultiplie la possibilité des supports écrits et de l’époque analogique qui assure l’externalisation de l’imagination à partir de la photographie et du cinématographe.

54 Foucault définissait ces techniques de soi « qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Benjamin Delattre, « Apprendre par adoption à l’école »Penser l’éducation, 49 | 2021, 9-40.

Référence électronique

Benjamin Delattre, « Apprendre par adoption à l’école »Penser l’éducation [En ligne], 49 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 19 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/pensereduc/410 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pensereduc.410

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Auteur

Benjamin Delattre

Benjamin DELATTRE est docteur en sciences de l’éducation, chercheur associé au CIRNEF. Il est formateur à l’INSPE Normandie Caen où il coordonne le parcours Éducation physique et sportive. Ses travaux se situent dans une approche interdisciplinaire en sciences humaines, particulièrement sensible aux conditions philosophiques, épistémologiques et pédagogiques des pratiques d’enseignement et d’apprentissage des élèves.
benjamin.delattre[at]unicaen.fr

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