1Issu de la thèse de doctorat soutenue par Betty Toux sous la direction du professeur Jean-Luc Rinaudo en 2016, cet ouvrage a été publié en 2020 aux éditions L’Harmattan dans la collection « Savoir et formation », dirigée par Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi et Patrick Geffard. Il s’inscrit dans le thème « Psychanalyse et éducation » qui publie régulièrement des travaux relevant du champ de la démarche clinique d’orientation psychanalytique en éducation et en formation. Aujourd’hui membre du Centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et formation (CIRNEF, Normandie Université), Betty Toux a été longtemps professeure des écoles spécialisée avant d’exercer en institut de formation, assurant l’accompagnement clinique des enseignants spécialisés en formation par des temps d’analyse de la pratique, ce qui n’est pas sans lien avec l’objet de recherche mis au travail dans ce livre. En effet, le cœur de sa réflexion de chercheuse porte sur le lien d’intersubjectivité créé par le cadre de l’inclusion scolaire entre un enseignant « ordinaire » et un élève en situation de handicap, plus précisément porteur de troubles du spectre autistique, lien susceptible de faire vivre au professeur une épreuve douloureuse.
2D’un point de vue formel, l’ouvrage compte 178 pages divisées en 5 chapitres. Il est écrit dans un style alerte et accessible. Il s’adresse aussi bien aux futurs enseignants en formation curieux de comprendre certains ressorts de la relation éducative à l’heure de l’école inclusive qu’à leurs formateurs qui trouveront sur cette question un éclairage d’autant plus pertinent qu’il est rare : en effet, à l’heure où les sciences cognitives apportent des lumières nouvelles aux problèmes d’éducation et d’apprentissage, donnant parfois à penser, par le relais qu’une forte médiatisation leur assure, qu’elles sont pourvoyeuses de solutions simples aux problèmes de l’école, un contrepoint psychanalytique n’est pas inutile pour redonner aux phénomènes scolaires toute leur complexité et pour restituer à la relation éducative sa dimension psychoaffective. Ainsi, en s’affiliant au courant qui lie psychanalyse et éducation, Betty Toux se donne les moyens théoriques d’investiguer sous l’angle des affects la question du rapport qu’entretiennent l’enseignant et l’élève en situation de handicap. Le dialogue que nous entretenons dans cette recension avec son travail est d’autant plus pertinent que nos travaux de recherche et la thèse, que nous avons soutenue la même année que Betty Toux, portent sur le même objet (Ployé, 2016). Il est heureux de pouvoir croiser des travaux jusque-là restés parallèles.
3Pour ce faire, nous proposons une restitution critique du contenu des cinq chapitres afin de suivre au plus près la construction de la pensée de l’auteure avant de proposer une synthèse de ce qu’apporte l’ouvrage à la question de l’école inclusive.
4Le premier chapitre s’intitule « Du cadre théorique à la question de recherche en passant par la chercheure ». Il est consacré à définir l’approche clinique d’orientation psychanalytique : l’auteure y explique ses choix méthodologiques, à savoir l’entretien non directif qu’elle juge « congruent avec la place donnée à la parole dans la théorie psychanalytique » (p. 23). Le matériau de la recherche est ainsi constitué par l’analyse d’entretiens conduits auprès de neuf « professeur·es des écoles confronté·es à des élèves en situation de handicap présentant des troubles du spectre autistique ». Le mot « confronté » renvoie au registre de l’épreuve d’une rencontre dont on entend immédiatement l’hypothèse, à savoir qu’elle sera douloureuse. Notons que le titre de la thèse contenait les mots épreuve et souffrance.
5La méthodologie de l’entretien emprunte ses canons de manière classique à Catherine Yelnik (2005) et s’inscrit dans le champ de l’approche clinique telle que décrite par la note de synthèse de Claudine Blanchard-Laville, Philippe Chaussecourte, Françoise Hatchuel et Bernard Pechberty (2005). Le chapitre est complété par un important développement autour des notions de contre-transfert dans l’analyse des entretiens et par une mise en abyme de l’histoire professionnelle de l’auteure. Elle met ainsi en récit son entrée en recherche qu’elle articule à l’élaboration de son rapport au savoir et de son rapport intime à l’objet de recherche. Ce que nous nommons « le détour par le soi du chercheur » (Ployé, 2016) est d’autant plus précieux qu’il permet d’accéder aux « processus inconscients à l’œuvre » (p. 37) dans la recherche. L’auteure peut ainsi par ce travail inspiré de Georges Devereux (1980) et Barus-Michel (1986) faire un lien conscient entre le choix de l’objet de recherche et les situations de handicap auxquelles elle a « été confrontée » dans sa vie privée. On notera la résonance du signifiant « confrontée » d’abord appliqué aux enseignants qui constituent le terrain de recherche puis à elle-même : les intuitions cliniques de la chercheuse se trouvent ainsi indexées à sa propre expérience du handicap.
6Ces étapes précèdent l’élaboration de la problématique, qui questionne les conséquences d’une école devenue inclusive qui invite les enseignants à accueillir des élèves en situation de handicap dans leur classe. Betty Toux pose plusieurs hypothèses. La première consiste à avancer que cette présence « contrarie [l’] idée d’un groupe classe fusionnel où tout le monde se ressemble » : « La singularité de cet élève, impossible à gommer, provoquerait une perte d’unité du groupe classe » (p. 40). À cette première hypothèse, elle en ajoute une seconde : la vulnérabilité des publics en situation de handicap incline l’enseignant à déployer « la dimension thérapeutique en tant que version latente du désir de former » (p. 41). On notera ici que l’auteure poursuit des élaborations entamées par Bernard Pechberty. Un versant thérapeutique du « moi-enseignant » (Blanchard-Laville, 2001) s’exprime « au détriment du versant didactique » (p. 41) et favoriserait un éloignement d’avec le « contrat pédagogique » originaire (Filloux, 1974).
7Le chapitre est conclu en évoquant le type de handicap rencontré par les enseignants dans la recherche : il s’agit de TSA (Trouble du spectre autistique), dont Betty Toux souligne qu’il affecte la structure du lien pédagogique par les difficultés de la communication entre l’élève et l’enseignant, facteur supplémentaire de rupture du contrat pédagogique.
8Au total, ce chapitre s’inscrit de manière très classique et très efficace dans les attendus épistémologiques de l’approche clinique. Si les thèses qu’il entend avancer empruntent à un vieux fonds des études reliant psychanalyse et éducation, comme la notion de contrat pédagogique, il les renouvelle en les soumettant au contexte nouveau de l’école inclusive. Ce chapitre est également, en soi, un facteur d’acculturation positif à la démarche clinique utile à tout étudiant attiré par ce domaine.
9Le chapitre 2, intitulé « Le handicap dans la société, à l’école » se donne pour ambition une double approche socio-historique et clinique d’orientation psychanalytique de l’école inclusive et, partant, de la place du handicap dans notre société. L’approche historique est rapide et parcellaire : le format imposé par l’ouvrage ne permet pas de problématiser réellement ce recours à l’histoire pour penser le handicap. En revanche, les références à une clinique du handicap sont plus convaincantes. Ainsi, l’auteure s’appuie sur l’usage que fait Simone Korff-Sausse du concept d’inquiétant familier (Unheimliche [Freud, 1983]). Rappelons que cette auteure est une chercheuse précieuse pour construire les bases théoriques de ce qu’elle a nommé une « clinique du handicap » (2007). Forte de ces étayages, Betty Toux fait l’hypothèse que « l’enseignant·e, tout comme l’enfant, le parent, le psychanalyste n’échappe pas à ce bouleversement des repères identificatoires lorsqu’il est confronté à l’inquiétante étrangeté de l’élève handicapé » (p. 57). Notons que Betty Toux se réfère plutôt à une psychanalyse anglaise, et notamment aux travaux de Wilfred Bion, et n’explore pas le travail de Jacques Lacan et des « lacaniens » autour de la question de l’Unheimliche.
10Le chapitre s’achève par une brève histoire de l’inclusion scolaire. Le sens de cette dernière est sommairement travaillé, mais là n’est pas le cœur de l’ouvrage qui se centre sur la rencontre de l’enseignant en classe ordinaire avec l’élève en situation de handicap et non sur la notion d’inclusion.
11C’est dans le chapitre 3 (« De la confrontation à la mise à l’épreuve ») que Betty Toux déplie sa thèse : la rencontre avec le handicap serait l’occasion d’une confrontation que l’enseignant risque de vivre comme une épreuve, alors même, comme elle le souligne (p. 73), que les enseignants de son panel sont majoritairement favorables au principe de l’inclusion. On comprend ici ce qui fait l’intérêt majeur des choix méthodologiques de l’auteure : une investigation clinique du discours des enseignants permet d’entendre un rapport complexe à l’inclusion à laquelle il ne suffit pas d’adhérer idéologiquement pour pouvoir la vivre sans heurt dans la classe. L’approche clinique nuance les positions des enseignants et le travail de Betty Toux est de rendre compte des ambivalences des professeures de son panel. Car les entretiens donnent à entendre, de manière impressionniste, leur solitude, voire leur sentiment d’abandon, les affects négatifs qu’ils éprouvent quand la communication avec l’élève est entravée ou encore la « violence » de la situation inclusive. Il en résulte un désarroi professionnel qui s’exprime par une perte de maîtrise ou encore une « impuissance à accomplir son métier » (p. 83). L’ensemble de ces éprouvés psychiques sont renvoyés utilement au concept freudien de Hilflosigkeit qui désigne un état de détresse qu’éprouve le nouveau-né…
12La description phénoménologique des souffrances enseignantes débouche sur un développement théorique de ce que Betty Toux appelle la mise à l’épreuve. Il s’agit d’une mise à l’épreuve « du surmoi didactique et professionnel, de l’idéal du moi pédagogique et didactique, de l’image de l’élève idéal et, dans certains cas, du groupe-classe idéal » (p. 93) : ce sont ainsi les facettes de l’idéalité professionnelle qui sont bousculées par la « confrontation avec l’élève handicapé » (p. 93). Cependant l’épreuve n’est pas pensée comme point d’arrêt, mais comme rite de passage « pour accéder à une pratique professionnelle plus riche, plus créative ou l’expérience devient source d’apprentissage » (p. 94).
13Le chapitre 4, « De la souffrance à la créativité », est l’occasion d’un nouveau développement théorique sur la souffrance au travail, avec des références aux travaux de Christophe Dejours et Claudine Blanchard-Laville. Une nouvelle hypothèse apparaît : dans sa confrontation à l’élève handicapé, l’enseignant doit faire un double deuil : « celui de l’élève idéal, mais aussi celui de l’élève ordinaire » (p. 104). Toutes les dimensions de l’idéalité sont ainsi attaquées.
14Résumons : il y aurait pour l’enseignant un chemin dans la rencontre avec le handicap qui le conduit à renoncer aux objets perdus de l’idéalité du métier (enseignant idéal, idéal pédagogique et didactique, idéal de l’élève, de l’enfant), ce renoncement s’apparentant à l’épreuve du deuil qui ne se fait pas sans souffrance. Celle-ci n’est pas vaine cependant, car elle peut déboucher sur une créativité renouvelée. La créativité est définie avec Donald Winnicott et Carl Rogers notamment. Elle est « du côté de la pulsion de vie, de liaison, alors que l’incapacité à activer cette capacité relève de la déliaison, de la pulsion de mort » (p. 112).
15On a ici l’impression d’un certain éclectisme théorique qui, s’il permet de déplier les objets de recherche sous tous leurs aspects, brouille parfois la cohérence de l’ensemble.
16Le dernier chapitre est dédié au « Passage de l’épreuve ». Que signifie cette expression pour Betty Toux ? C’est, depuis ce point de souffrance qu’occasionne la confrontation avec l’élève autiste, être capable d’activer sa créativité, qui profite ensuite à l’ensemble des élèves. Mais le passage de l’épreuve n’est pas général : seulement 5 des 9 professeurs rencontrés y parviennent. L’auteure analyse que ceux qui n’y parviennent pas, outre qu’ils se montrent incapables d’élaborer psychiquement la violence qu’ils rencontrent parfois en classe, sont impuissants à percevoir l’ambivalence des sentiments, la liaison des pulsions de vie et de mort.
17De manière symétrique, elle se demande quels sont les « facilitateurs de créativité » (p. 150) chez les enseignants qui passent l’épreuve. Aussi le chapitre déploie-t-il une théorisation complexe qui articule l’analyse d’un essai de Friedrich Hölderlin, « Le devenir dans le périr », réalisée par Antoine Masson (2013), avec le modèle de l’expérience chez Wilfred Bion. Betty Toux évoque ainsi, de manière complexe, cinq opérations poétiques permettant le passage du périr au devenir chez Friedrich Holderlin qui lui évoquent l’apprentissage par l’expérience chez Bion, au cœur duquel intervient la « fonction alpha ». Un processus se dessine alors dans la confrontation aux élèves en situation de handicap : les enseignants ont le sentiment de perdre la maîtrise. Ils se sentent démunis. Le tournant inclusif est alors perçu comme un « changement catastrophique » (p. 147). Un vécu de déliaison psychique provoque souffrance et frustration avant que les enseignants puissent « activer leur fonction alpha, leur capacité de penser » (p. 147). Ce processus est celui de l’apprentissage par l’expérience qui rend possible une croissance psychique du sujet :
Le passage allant du périr au devenir […] ou de la déliaison à la liaison […] montre qu’une transformation, un agrandissement de soi au niveau de l’être est possible à la condition de pouvoir supporter, endurer les différentes épreuves : lâcher le connu, s’appuyer sur un sentiment de sécurité intérieure, tolérer la frustration et la souffrance, accueillir surprise et imprévu pour apprendre par l’expérience (p. 150).
18Betty Toux peut alors identifier ce qu’elle nomme avec une prudence revendiquée des facilitateurs de créativité, dans le dernier mouvement de l’ouvrage : la reconnaissance de l’autre et la « décentration de l’idée d’un soi comme norme » (p. 151) sont les premiers de ces facilitateurs. Il permet à l’élève handicapé de se positionner et d’être positionné comme sujet ; puis, s’inspirant de Donald Winnicott, elle décrit un second facilitateur de créativité : elle affirme que l’enseignant doit, malgré ce que lui inspire le handicap, penser « l’élève potentiel » (p. 155) que peuvent masquer les manifestations du handicap. Il faut garder « l’illusion que cet élève peut accéder au savoir » (p. 155), ne pas y renoncer. Il s’agit également de considérer comme tentative de communication les conduites de l’élève handicapé, fussent-elles les moins appropriées, les plus opposées à l’ordre scolaire, ce qui là encore le maintient dans une position de sujet. Ce dernier point nous a évoqué fortement les travaux de Gladys Swain (1994) qui, cherchant, après Michel Foucault, à construire « une autre histoire de la folie », et se penchant sur l’œuvre de Philippe Pinel, montre que l’inclusion, au-delà d’une simple définition topologique, est d’abord l’effort pour réintroduire l’autre, le fou, dans la communauté humaine, en admettant comme postulat que l’aliéné ne l’est jamais si complètement qu’on ne puisse tenter d’instruire avec lui un dialogue rationnel. C’est l'effort de Philippe Pinel de vouloir réinscrire le fou dans une circularité inter-humaine de la communication qui pose la pierre de touche d’une définition anthropologique de l’inclusion : inclure, c’est d’abord reconnaître de l’homme en l’autre malgré l’inquiétante étrangeté du handicap. Ce pari pinellien, quoique masqué par la critique devenue universelle de l’invention de l’asile dont on lui attribue la paternité, sera aussi celui d’une éthique de la psychanalyse dans laquelle s’inscrit avec bonheur le travail de Betty Toux. Reconnaître l’autre comme sujet. C’est cela, penser « un élève potentiel » derrière le handicap. Mais Betty Toux nous rappelle, peut-être trop rapidement en conclusion du chapitre, combien les violences du transfert avec l’élève handicapé rendent cet exercice compliqué. Ce qu’elle nomme dans une pirouette trop rapide « l’attrayante étrangeté » du handicap (p. 158) sature l’espace psychique de l’enseignant d’éprouvés d’envahissement, d’accaparement ou de fusion avec l’élève qui rendent difficile l’exercice de la capacité de rêverie.
19La conclusion, en bonne logique, en appelle à l’accompagnement des enseignants qui incluent des élèves en situation de handicap. Betty Toux, d’une manière très classique dans le courant qui est le sien, et notamment en parfait accord avec les travaux de Claudine Blanchard-Laville, suggère que la mise en place de temps d’analyse de pratique de type Balint, c’est-à-dire avec une orientation psychanalytique, offrirait aux professeurs des écoles des espaces-temps d’élaboration de leur confrontation avec le handicap. Nous étions pour notre part arrivé dans nos propres travaux sur une question voisine à la même conclusion, à l’actualité brûlante de laquelle nous continuons de souscrire : construire l’école inclusive, c’est aussi accompagner les souffrances des enseignants dans une rencontre avec le handicap qu’il ne s’agit pas de banaliser sous prétexte de normalisation. Là est sans doute une condition de la réussite du processus inclusif engagée depuis la loi de 2005 en France.
20Concluons à notre tour : l’ouvrage de Betty Toux est nécessaire ; outre qu’il s’inscrit avec pertinence dans le champ des démarches cliniques d’orientation psychanalytique, il participe à renouveler le regard sur l’inclusion. Il invite à sortir des rationalisations instrumentales qui visent habituellement à gommer les aspérités de la rencontre avec le handicap. Betty Toux situe cette rencontre dans le cadre d’une intersubjectivité : il s’agit de ne pas penser l’inclusion qu’au travers des mots fétiches que sont la compensation, l’adaptation et l’accessibilité, si présents dans le champ du handicap, mais au contraire de réaffirmer qu’elle est d’abord et avant tout l’aventureuse rencontre de deux sujets, au sens que la psychanalyse donne à ce terme.