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L’émancipation comme finalité pédagogique en contexte scolaire

Emancipation as a pedagogical goal in a school context
Guillaume Caron
p. 9-34

Résumés

Dans cet article, nous étayons une caractérisation de la notion d’émancipation en éducation pour la questionner comme finalité pédagogique en milieu scolaire. Nous nous appuyons pour cela sur l’idée que l’émancipation est le processus de construction d’un sujet libéré des déterminismes, des tutelles, des emprises et des préjugés sur soi et son environnement. Sur le plan pédagogique, cela suppose la mise en œuvre de dispositifs permettant de prendre conscience de soi, de sa subjectivité et de sa capacité à être auteur, en lien avec les autres, de sa propre transformation et de celle du monde qui nous entoure. La répétition de ces expériences ainsi vécues serait susceptible de générer des capacités et des schèmes transférables à l’âge adulte. Une relecture de l’histoire de la notion d’émancipation et sa réinterrogation dans un contexte postmoderne nous permet de caractériser ce que pourraient être de telles expériences selon quatre dimensions qui s’imbriquent entre elles : intellectuelle, sociale, politique et existentielle. Elles s’inscrivent dans une articulation entre l’individuel, via l’idée de liberté, et le collectif, par la prise de conscience de l’égalité.

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Texte intégral

1Depuis la fin du xixe siècle, plusieurs courants pédagogiques ont mis l’émancipation au cœur de leur projet. Des pédagogues comme Paul Robin, Élise et Célestin Freinet ou Paulo Freire ont porté, d’une manière ou d’une autre, cet idéal dans une perspective sociale et politique.

2Il pourrait être incongru, pour n’importe quel pédagogue, de revendiquer une finalité contraire. De prime abord, il y a donc une forme de curiosité à ce que ces pédagogies, qui se sont construites dans les marges et par opposition aux méthodes traditionnelles, aient éprouvé le besoin de se distinguer à ce point sur un sujet qui semble pourtant être un « allant de soi » en tant que finalité éducative.

3Mais si cette revendication a été une manière de se démarquer pour des pédagogies différentes, c’est probablement pour trois raisons. La première est le lien ambigu qu’entretient l’école avec cet idéal quand il vise la transformation sociale (Chambat, 2015 ; Chauvigné, 2018 ; De Cock, 2019 ; C. Nordmann, 2007). La deuxième est que ce terme d’émancipation peut prendre une multiplicité de significations et son utilisation recouvrir en réalité des intentions différentes. La troisième tient au fait que les stratégies d’émancipation divergent (Galichet, 2014).

4Depuis les années 2010, ce terme d’émancipation fait l’objet d’une résurgence (Broussal, 2019). Chaque courant de pensée le brandit pour justifier ses positions, ses stratégies et même évacuer toute opposition. Comme si l’afficher permettait, de fait, de valider un caractère progressiste à ses actions. Ce qui est fait au nom de l’émancipation devient nécessairement légitime et toute opposition serait une remise en cause de la volonté même d’émanciper. Tant et si bien qu’il est utilisé tout autant par des pédagogies qui s’inscrivent dans la filiation de l’Éducation nouvelle que par les courants plus « traditionnels ». L’émancipation fait également l’objet de récupérations néolibérales lorsqu’elle est présentée comme la libération de toute contrainte de l’individu, qui ne devrait alors plus rien à personne. L’idée selon laquelle les pratiques pédagogiques peuvent avoir une influence sur la faculté d’émanciper n’est pas seulement défendue par ceux qui prônent l’émancipation des milieux populaires, mais aussi par une élite sociale (Pereira, 2017, p. 58). Il y a donc ici un premier argument justifiant la nécessité de circonscrire cette notion d’émancipation à un concept compatible avec la question pédagogique.

5Le second argument tient au fait que les pédagogues qui ont revendiqué cette finalité au centre de leur œuvre l’ont fait dans des contextes sociaux et historiques précis. Or la fin des grandes idéologies, la perte du sentiment de certitude, le caractère instable du savoir et l’individualisme qui caractérisent le postmodernisme (Lyotard, 1979) nécessitent une réinterrogation de l’émancipation.

6Cet article vise donc à clarifier un concept d’émancipation qui permettrait de le questionner en tant que finalité pédagogique, plus particulièrement en contexte scolaire.

7Nous proposons pour cela, dans un premier temps, de mieux définir ce terme à partir de son évolution à différentes périodes de l’histoire, avant de montrer en quoi la réalité postmoderne nécessite sa réinterrogation. Nous nous appuierons ensuite sur les travaux de François Galichet (2014) qui décline trois stratégies d’émancipation basées chacune sur un modèle : rationaliste, libertaire et constructiviste. Nous nous intéresserons, en particulier, à la stratégie constructiviste qui nous apparaît être la plus compatible avec le questionnement de ce concept comme finalité pédagogique en milieu scolaire. À partir de là, nous proposerons une caractérisation de l’émancipation telle qu’elle peut être entendue à travers cette stratégie particulière, qui s’appuie sur le postulat que tout individu est « capable de reproduire, dans l’ordre des rapports sociaux adultes, les schèmes […] acquis dans et par l’ordre des rapports scolaires » (ibid., p. 179).

Des grandes figures historiques de l’émancipation

8L’émancipation est utilisée par différents courants et dans des acceptations différentes, voire divergentes : cela peut s’expliquer par l’histoire de cette notion, qui a évolué au fil du temps en fonction des contextes.

9Commençons, comme le propose Foray (2016, p. 63), par donner une définition assez générale de celle-ci : le processus de libération d’un pouvoir qui maintient sous tutelle. Deux questions se posent à ce stade. Quelles sont les sources identifiées de ce pouvoir selon les époques ? Quels sont les leviers identifiés pour s’en libérer ? Pour y répondre, nous reprenons, entre autres, les découpages historiques proposés par Brassat (2013), Galichet (2014) et Taragoni (2016).

S’émanciper de quoi ?

10Historiquement, ce pouvoir, cette tutelle, ont largement évolué ou, en tout cas, ont pris, pour quelques-uns, davantage de place à certaines époques. Des nouvelles emprises ont été progressivement mises à jour, ou bien les levées de celles-ci ont montré leurs insuffisances. De quoi a-t-on souhaité se libérer lors de ces différentes périodes ?

11Dans l'antiquité, ce sont la passivité et la dépendance (le pathos) qui constituent les emprises dont il faudrait se libérer (Galichet, 2014, p. 83). On cherche alors la maîtrise de soi-même.

12La période des Lumières constitue un moment charnière de la notion d'émancipation. Dans une période révolutionnaire, il s'agit de se libérer des croyances, des dogmes, du mystique. C'est la religion, principalement, qui constitue l'emprise identifiée.

13Un basculement s’opère lors de la révolution industrielle au xixe siècle, avec des logiques de plus en plus mondiales et des écarts de richesses de plus en plus importants entre pays (Lew, 2000, p. 12). L’émancipation concerne alors « des hommes et des femmes pris dans le jeu des rapports sociaux dans lesquels se développent des formes de dominations » dont il faudrait se défaire (Marcel et Broussal, 2017, p. 37). Sa conception renvoie à la « lutte des groupes dominés pour leur libération, celle des opprimés contre les oppresseurs » (ibid., p. 53), liée à la tradition du mouvement ouvrier de l’époque. La libération relève alors de l'exploitation, la domination et l'aliénation qui en découlent.

S’émanciper par quoi ?

14Les trois grands temps de l'émancipation, en identifiant assez précisément une source de l'emprise, clarifient la réflexion sur la manière de mener le processus de libération.

15Pour la figure antique, l'accès à la maîtrise de soi recourt à la sagesse qui s'acquiert par les conversations et la méditation (Galichet, 2014, p. 83). Il ne suffit pas de naître homme libre pour être émancipé. Il y a une exigence éthique.

16Avec les Lumières, c'est de l'ignorance dont il faut se libérer. Cette libération est jugée possible par la connaissance scientifique et technique, et par l’exercice individuel de la raison et du jugement. C’est le « sujet rationnel se définissant par sa capacité à accéder à la dimension de l’universalité » (ibid., p. 28) qui cimente l’émancipation. Le savoir « libère en lui-même et par lui-même » (ibid.). Chacun devient responsable de sa propre émancipation pour passer au statut de sujet pensant, capable de se servir de sa raison et décider de sa vie au-delà de l’influence des traditions. Cette conception s’inscrit dans la pensée de Kant portant la devise des Lumières.

Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir [...]. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières (Kant, 1784, p. 43-44).

17Dans le champ scolaire, cette approche inspire Condorcet, pour qui la libération de l’individu se fait par la formation à la raison et implique de faire le choix de l’instruction plutôt que de l’éducation. « Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus, sur la terre, que des hommes libres, et ne reconnaissant d’autre maître que la raison » (Condorcet, 1795, p. 271). Condorcet fonde sa volonté de créer une instruction publique sur la confiance absolue dans le progrès de la connaissance humaine (Meirieu, 1996, p. 40-41). L’école ne doit être « entachée d’aucune ambition éducative : vouloir éduquer serait, en effet, pour la République, empiéter sur les droits légitimes des parents et, surtout, risquer de faire basculer dans l’endoctrinement du peuple » (ibid.). Il s’agit alors d’éclairer les hommes par la raison pour les libérer d’oppressions sur leur conscience :

Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées [...] le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves (Condorcet, cité par Meirieu, 1996, p. 41).

18Dans le projet des Lumières, c’est cet accès des hommes à la raison qui peut les unir. Kant souligne qu’il faut d’abord se discipliner avant de s’instruire par soi-même des sciences. Le jugement peut ensuite s’exercer au contact de la vie sociale et de la culture (Brassat, 2013, p. 49). L’émancipation est donc en premier lieu une affaire individuelle ; via l’idée d’universalisme, la socialisation en est une conséquence.

19La conception de l'émancipation liée au mouvement ouvrier du xixe siècle est fréquemment adossée à la figure de Marx comme rupture de la division dominants/dominés, dans une révolution des rapports sociaux qui passe par une abolition des rapports de classe (Tarragoni, 2016). La question de l’émancipation prend donc progressivement en compte « le problème de l’organisation du monde populaire et des projets qu’il peut et qu’il doit accomplir » (Lew, 2000, p. 17) et se lie à une dimension politique et militante (ibid., p. 18). Dans la pensée de Marx, la notion d’aliénation occupe une place importante : l’humanité est un seul et même individu, ce qui pousse Galichet à parler de figure individualiste de l’émancipation. L’humanité « ne peut s’émanciper que toute entière ou pas du tout » (Galichet, 2014, p. 70). L’émancipation implique donc l’éradication de toutes les dominations à la fois (ibid., p. 76), elle est globale ou elle n'est pas.

20Ce militantisme se retrouve chez certains pédagogues marquants et chez une partie de l’Éducation nouvelle. C'est le cas de Freinet avec l'émancipation du peuple, dont le but est « la libération intégrale des individus, leur préparation à la vie dans une société débarrassée de l’exploitation » (Freinet, 1935, p. 9), et de Freire (1974) avec celle des opprimés. On y retrouve l'idée de révolution, de rapports sociaux horizontaux égalitaires et une dénonciation de la domination par le savoir et la technique. Freinet s’est opposé à ceux qui « croyaient – et de grands esprits les avaient préparés à cette idée – que du progrès des Lumières viendrait naturellement le développement de la moralité et du bonheur social » (Freinet, 1924, p. 263). Le pédagogue libertaire Paul Robin, via les concepts d'éducation intégrale et de coéducation des sexes, s'inscrit également dans cette logique d'émancipation de tous par une réorganisation sociale (Lechevalier, 1994, p. 76) et la fin d'une « division bourgeoise » (ibid., p. 71) entre formation intellectuelle et manuelle.

21Nous venons donc de voir que les grandes figures historiques de l'émancipation s'appuient sur une identification bien précise des emprises dont il faudrait se libérer et des moyens par lesquels ce processus est possible. Toutefois, ces modes de pensées semblent largement remis en question par le postmodernisme, concept popularisé par Lyotard (1979).

L’émancipation à l’épreuve de la société postmoderne

22L’entrée dans la postmodernité se situerait dans la seconde moitié du xxe siècle. Elle trouve racine dans la dégradation du contexte économique (Marcel et Broussal, 2017, p. 43). La précarisation de l’emploi, la mondialisation, la compétition libérale engendrent une peur de l’avenir (ibid.). L’entrée dans la postmodernité s’apparenterait à une crise semblable à celle de la Renaissance ou des Lumières remettant en cause l’émancipation du genre humain (Foray, 2016, p. 138).

23Il convient donc de mettre en lumière les principales caractéristiques de ce bouleversement avant d’en étudier les conséquences sur les grandes conceptions historiques de l’émancipation.

Les caractéristiques du postmodernisme

24Quatre caractéristiques de cette période peuvent être mises en exergue pour justifier la réinterrogation du concept d'émancipation.

25La première est l’individualisme exacerbé, favorisé par la levée des freins institutionnels et la fin des grandes structures socialisantes, laissant place aux désirs singuliers et à l’accomplissement individuel (Lipovetsky et Charles, 2004, p. 23).

26Le désenchantement vis-à-vis des grandes idéologies, en particulier socialistes, constitue une deuxième grande caractéristique. Bentouhami et al. (2013) soulignent le succès incomplet du concept d’émancipation via les mouvements sociaux du début du siècle dernier. L’autoritarisme des états socialistes est cité parmi les causes de cette méfiance par Castoriadis (1975) et Lefort (1981).

27La troisième caractéristique est l’éclatement des dominations et donc des causes d'aliénation ainsi que leur invisibilisation. Si jusqu’en 1968, ces dominations sont visibles et identifiées, elles deviennent ensuite « plus diffuses, impersonnelles, imprécises » (Galichet, 2014, p. 10). En effet, jusqu’à cette date, les dominants sont plus facilement identifiés : les « patrons », les « Églises », les « machos », etc. Ils seraient désormais plus imprécis : le « système », les « puissances financières », le « marché », les « riches » (ibid.). L’évolution du capitalisme explique en grande partie ces dominations diffuses : elles engendrent un discours piège, tenu aux salariés, leur exhortant de prendre des initiatives, engageant dans le même temps leur responsabilité en cas d’échec (ibid., p. 85). La liberté ainsi donnée devient une nouvelle forme d’aliénation.

28La postmodernité se caractérise également par une modification du rapport au savoir marquée par la perte du sentiment de certitude, le caractère instable du savoir, la médiation entre des faits contradictoires mais aussi l’accueil de nouvelles découvertes (Pourtois et Desmet, 2012, p. 32).

Les limites des figures historiques de l’émancipation

29Ces bouleversements remettent assez largement en cause les grandes figures historiques de l’émancipation.

30L’individualisme questionne l’idée d’émancipation globale de tous, dans une forme de sujet collectif telle qu’elle a pu être développée dans la période marxiste. Avec la fin des grandes idéologies, la transformation radicale de la société sans les rapports sociaux inégalitaires peut être vue comme un objectif irréel, utopiste qui serait, de fait, inopérant en tant que norme pour orienter des actions concrètes. Sur le plan des questions pédagogiques, cela peut largement questionner, par exemple, l’œuvre de Célestin Freinet basée sur « les utopies sociales d’inspirations socialistes qui sont aujourd’hui laminées » (Peyronie, 1999, p. 4).

31La multiplication des causes d’emprise et la difficulté à les identifier rendent par ailleurs caduques les stratégies d'émancipation univoques caractéristiques des grandes figures historiques de l’émancipation.

32Enfin, avec les modifications liées au rapport au savoir, il apparaît illusoire de penser que l’accumulation de connaissances pourrait suffire à se libérer des emprises. L’émancipation par le savoir via un principe de vérité est réinterrogée. Le discours postmoderne remet également en cause la toute-puissance du savoir et de la raison du projet des Lumières. Cette critique est double puisqu’elle dénonce, comme Freinet, l’aliénation à la technique, au progrès et aux savoirs qui a amené une concurrence libérale, mais aussi le danger d’une vision par la volonté individuelle de l’émancipation que portaient les Lumières. Le triomphe de la raison et du savoir agit comme une nouvelle aliénation,

l’homme est ainsi soumis à sa seule raison. C’est de cette façon qu’il s’intègrera dans le monde social, en remplissant son rôle de travailleur, de soldat, de citoyen plutôt qu’en étant l’acteur de sa vie personnelle. En ce sens, la raison devient un instrument de puissance et de domination de l’homme (Pourtois et Desmet, 2012, p. 29).

33Dans le domaine scolaire, le renvoi au courage individuel pourrait se traduire par l’adage « quand on veut, on peut », mais, comme le soulignent Bentouhami et al. (2013), « le présupposé rationaliste de l’émancipation ne doit pas faire oublier le caractère incarné des expériences négatives telles que la honte de soi, l’humiliation ou le mépris social, qui découlent entre autres du partage statutaire des savoirs » (p. 16).

34À ce stade, nous avons vu que l’émancipation a pris des colorations différentes selon les grandes époques historiques associées à cette notion. Les mutations de la seconde moitié du xxe siècle que nous venons d’exposer ont remis en question cette lecture univoque à partir d’emprises clairement identifiées. Il nous faut donc penser un concept d’émancipation compatible avec les caractéristiques postmodernes.

Caractériser une émancipation postmoderne

35Avant de développer, commençons par rejeter l’idée que l’émancipation puisse être une libération de chaque individu qui échapperait à toute contrainte, qui ne devrait rien à personne dans une perspective d’épanouissement individuel. Cette vision pourrait être qualifiée de récupération néolibérale qui ne se justifierait pas lorsque l’on se penche sur l’histoire de la notion.

36Pour caractériser l’émancipation dans le contexte postmoderne, nous proposons de nous appuyer sur trois points. D’abord l’idée qu’elle peut se penser comme une agrégation progressive de ses conceptions historiques. Ensuite, que les prises de pouvoirs localisées ont remplacé la notion d’émancipation totale et définitive. Enfin, qu’elle s’inscrirait dans un processus de subjectivation qui rendrait compatibles l’individuel et le collectif.

L’émancipation comme agrégation progressive de ses différentes figures historiques

37Le premier point que nous avançons s’appuie sur la proposition de Galichet (2014, p. 16) faisant de l’idée d’émancipation aujourd’hui une agrégation des différentes figures historiques. En effet, ces grandes conceptions perdurent. Il est vrai qu’elles se sont pourtant construites en rupture les unes par rapport aux autres, chacune pointant l’impasse de la précédente. Mais il apparaît difficile actuellement d’en rejeter ou d’en conserver une en particulier, chacune des libérations envisagées gardant une légitimité. En réalité, ce sont plutôt des réinterrogations et des manques successifs liés aux contextes qui ont engendré ce caractère nomade. C’est en ce sens que les figures s’intègrent les unes aux autres. Il est donc nécessaire de penser un concept d’émancipation qui pourrait rendre compatible, dans une forme d’agrégation, ces grandes figures historiques, et réinterroger avec les caractéristiques postmodernes leurs manques et leurs (in)compatibilités, pour éviter de tomber dans un œcuménisme inopérant ou un parti pris restrictif.

Des prises de pouvoir localisées

38La deuxième idée est de considérer que l’émancipation n’existe pas dans l’absolu : elle n’est que relative, dans un contexte, avec des personnes et des collectifs précis, par des prises de pouvoir localisées. Nous l’avons vu, il n’existe plus aujourd’hui de théorie globalisante permettant d’expliquer les aliénations et d’envisager une émancipation totale et définitive. En effet, cela nécessiterait qu’elle s’appuie, pour la définir, sur une théorie de la nature humaine : la maîtrise de soi dans l’antiquité, la rationalité à la période des Lumières, la liberté et la puissance pour le xixe siècle (Galichet, 2014, p. 94). Or les sciences humaines contemporaines ont largement remis en cause cette idée (ibid., p. 95). Il apparaît difficile de trouver des dénominateurs communs à toutes les émancipations. Certaines pourraient même entrer en concurrence.

Un processus de subjectivation, entre l’individuel et le collectif

39Enfin, l’émancipation s'inscrirait dans un processus de construction du sujet. Cette idée de subjectivation rend compatible les dimensions individuelles et collectives permettant de forger le concept.

40Dans l’histoire de l’émancipation, les mouvements ouvriers ont apporté une dimension indéfectible au lien social, et donc au collectif. « S’émanciper ce n’est pas faire sécession, c’est s’affirmer comme copartageant d’un monde commun, présupposer, même si les apparences sont contraires, qu’on peut jouer le même jeu que l’adversaire » (Rancière, 1990). La finalité de l’émancipation a donc une dimension collective et individuelle dans la mesure où elle exigerait une augmentation de l’autonomie de la personne et la transformation de la société vers plus de liberté, de justice et d’égalité pour tous (Grootaers et Tilman, 2004). En effet, « l’état de sujétion d’un individu s’inscrit toujours dans un groupe d’appartenance où se jouent des rapports sociaux » (ibid.).

41Dans sa déclinaison de l’aporétique éducative, Paturet (2007) mentionne « l’insociable sociabilité de l’homme » (p. 74). Il y aurait, chez l’homme, une inclination à entrer en société tout en ayant une répulsion à le faire. L’éducation s’oppose précisément à cette insociabilité qui, d’une part, menacerait la société et, d’autre part, engendrerait des sujets soumis et non libres. En poussant le raisonnement de l’auteur, la non-contrainte sociale, le refus du collectif seraient alors incompatibles avec l’émancipation.

42Broussal (2019) pointe toutefois le risque que l’émancipation se déconnecte du concept de sujet. De la même manière qu’il serait réducteur de ne la considérer que sous l’angle de la libération individuelle, il est illusoire de la penser comme simple horizontalité des rapports sociaux et comme lutte collective.

43Cela nous amène donc à penser l’émancipation comme un processus de subjectivation. À partir des travaux de Cornu (2014), Wieviorka (2007, 2012) et Bertucci (2007), nous retenons l’idée que la subjectivation serait un processus de construction du sujet à partir de la prise de conscience de soi, de sa propre subjectivité, de sa capacité à devenir acteur de son destin et d’être ainsi responsable de ses actes, en lien avec les autres. Elle est affaire d’expérience vécue, « ce que chacun fait de lui-même en faisant quelque chose en relation avec les autres » (Dardot, 2011, p. 235). Nous reviendrons, dans la perspective pédagogique qui nous intéresse, sur la place des expériences durant ce processus.

44La subjectivation est donc affaire d’individuel et de collectif. Elle nécessite à la fois un rapport à soi produit par la soumission à une norme et un rapport à soi conquis contre cette soumission au prix d’un travail de transformation de soi (ibid., p. 236-237). Il s’agit alors de dépasser la vision du collectif comme collection de plusieurs éléments sans tomber dans celle d’un tout intégratif qui ne considèrerait plus la spécificité de chacun (ibid., p. 241).

45Le concept de subjectivation rend donc compatibles les dimensions individuelles et collectives de l’émancipation, constituant un équilibre entre liberté et égalité. Cela fait écho à la pensée de Freire selon laquelle personne n’émancipe autrui et personne ne s’émancipe seul. S’émanciper se situerait entre un projet politique et une entreprise individuelle (Broussal, 2019, p. 15).

46L’émancipation se définirait comme le processus de construction d’un sujet libéré – des déterminismes, des préjugés sur lui et son environnement, des états de tutelle et des emprises – par la prise de conscience de soi et de sa capacité à être auteur de sa propre transformation et de celle du monde qui l’entoure, en lien avec les autres, dans une perspective d’égalité.

47Elle s’inscrit ainsi dans une dialectique entre une approche individuelle et une approche collective.

Vers un modèle analogique de l’émancipation en contexte scolaire

48Nous venons de proposer une caractérisation de l’émancipation à partir du contexte postmoderne, en précisant que les stratégies historiques étaient remises en question. Mais quelles sont alors les stratégies possibles d’émancipation ? Pour répondre à cette question, nous nous appuyons sur les trois modèles développés par Galichet (2014). Après les avoir précisés, nous allons tenter d’argumenter le choix du modèle analogique pour penser l’émancipation comme finalité pédagogique en contexte scolaire.

Trois stratégies d’émancipation

49Galichet, après avoir rappelé que l’émancipation a toujours été liée à l’éducation (2014, p. 133), décline donc trois grandes stratégies : la stratégie rationaliste (modèle mimétique), la stratégie libertaire (modèle réaliste), la stratégie constructiviste (modèle analogique).

50La stratégie rationaliste s’appuie sur la figure de Condorcet. L’école publique est alors « la condition nécessaire et suffisante pour un développement universel, potentiellement indéfini » (ibid., p. 137). C’est la notion de vérité qui est le principe directeur de cette éducation (ibid., p. 141). Dans cette optique, le sujet à émanciper est « pris dans un réseau institutionnel qui définit à l’avance son cheminement, les buts à atteindre, les étapes à franchir » (ibid., p. 142). S’instruire consiste à refaire un chemin déjà parcouru, ce qui fait de la démarche de Condorcet une démarche mimétique, non comme imitation aveugle mais comme accès à des évidences transmises par d’autres. On raisonne alors en termes de déficits et de capacités, « l’émancipation est une restauration de ce qui aurait dû être et ne l’a pas été du fait de la misère matérielle et culturelle » (ibid., p. 144). Il s’agit d’une logique binaire dans la mesure où elle ne concerne qu’une partie de la population : les exclus, les marginaux, les décrocheurs.

51La stratégie libertaire s’inscrit en faux contre cette logique binaire. Elle oppose émancipation et instruction. Galichet illustre cette position avec la figure de Jacotot mise en lumière par Rancière (1987). L’émancipation passe par la conscience de l’égalité. « Ce qui abrutit le peuple ce n’est pas le défaut d’instruction, mais la croyance en l’infériorité de son intelligence » (Galichet, 2014, p. 147). La stratégie libertaire dénonce le paradoxe d’une émancipation du peuple qui passerait par une avant-garde, qu’elle soit « hussards noirs » ou « militants révolutionnaires ». La lutte contre l’inégalité révélerait dans ce cas une nouvelle inégalité. L’émancipation dépasse ainsi les revendications, elle nécessite la conscience d’une solidarité.

52Un siècle après Jacotot, c’est Paulo Freire qui va préciser cette stratégie. Il fait de l’émancipation une exigence qui concerne les dominés et dominants. Les opprimés doivent « se libérer eux-mêmes et libérer leurs oppresseurs » (Freire, 1974, p. 21). En effet, seuls les premiers, par la menace qu’ils ressentent, peuvent engendrer le processus. Pour Freire, ce n’est pas non plus l’instruction qui sera libératrice, dans la mesure où elle s’inscrit dans ce qu’il qualifie de logique « bancaire », dans laquelle le savoir est une donation. Dans sa conception, les opprimés ont également un savoir ; il faut alors passer par une approche dialogique et conscientisante. Freire décline plusieurs étapes dans ce processus : dégager des thèmes générateurs grâce aux échanges verbaux, développer une prise de conscience des problèmes, problématiser et passer à l’action. L’égalité se plaçant au début du processus, ce n’est pas encore un idéal. L’émancipation postule l’égalité comme « déjà là » et comme « but » (Galichet, 2014, p. 162), ce qui peut être vu comme paradoxal. La stratégie libertaire est une démarche réaliste de vérification de l’égalité dans un contexte réel.

53La stratégie constructiviste se différencie de la stratégie libertaire dans la mesure où elle cherche à élaborer des dispositifs, « c’est-à-dire des milieux complexes, en partie artificiels, mais qui ont l’avantage de placer le sujet dans des situations qui l’obligent à réagir, chercher, inventer, coopérer sans s’exposer aux risques qu’il courrait dans la réalité sociale, où on n’a guère droit à l’erreur » (ibid., p. 183). Dans une telle approche, tout apprentissage doit être motivé par un besoin réel et la connaissance s’acquiert par la confrontation des points de vue.

54Galichet prend l’exemple de la pédagogie Freinet comme illustration de cette stratégie qu’il qualifie d’analogique. Il s’agit de construire un espace organisé, un « modèle réduit », en partant du postulat selon lequel tout individu est « capable de reproduire, dans l’ordre des rapports sociaux adultes, les schèmes (coopération, démocratie, esprit critique, etc.) acquis dans et par l’ordre des rapports scolaires. L’émancipation à l’école devient alors une pédagogie des attitudes : on postule que les attitudes inculquées à l’école peuvent s’exercer ailleurs que dans leur champ d’origine, puisqu’il y a analogie des rapports » (ibid., p. 179).

55Là aussi, tout repose sur le postulat d’égalité et sur un rapport horizontal entre les acteurs. Cependant, contrairement à Jacotot pour qui l’autorité est vue comme une domination, elle est ici remplacée par un système complexe, matériel et institutionnel de la classe (ibid., p. 176). Cela est encore plus visible avec la pédagogie institutionnelle (Oury et Vasquez, 1998). Il y a contrainte sans oppression.

  • 1 L’empowerment est ici entendu dans son modèle radical tel qu’il est décrit par Tilman et Grootaers (...)

56Dans la stratégie constructiviste, l’émancipation est également associée à l’idée d’empowerment. Il s’agit non pas de chercher une libération globale, un « grand soir », mais « des prises de pouvoir localisées et focalisées sur des points précis liés à la vie des habitants » (p. 164). L’empowerment1 se caractérise par des capacités qui sont à la fois des objectifs et un processus émancipateur : une conscience de sa condition humaine au-delà de la condition sociale ; la possibilité pour le sujet de se situer dans le monde en y percevant une raison de vivre ; la conscience qu’il est possible d’agir sur son environnement individuellement et collectivement et de participer ainsi à la transformation sociale. « L’émancipation, entendue comme empowerment ou puissance sociale, est un processus d’autorisation et se manifeste par une plus grande capacité d’agir. Il s’agit d’opposer au “pouvoir sur” du dominant le “pouvoir de” du dominé » (Galichet, 2014, p. 165).

57La stratégie constructiviste consiste alors à faire acquérir les capacités nécessaires sans s’exposer aux duretés du réel dans une « alphabétisation sociale » (ibid., p. 166). Elle s’oppose à l’analphabétisme social qui concerne aussi bien les dominés et les dominants et qui se définirait comme « l’incapacité à travailler en groupe, à animer une équipe, à développer des procédures de concertation, à déléguer des responsabilités, à conduire un projet, à prendre en compte des exigences éthiques » (ibid., p. 166). La stratégie constructiviste s’inscrit dans une approche complexe, multiple qui « oblige à se référer simultanément à la psychanalyse (sentiment de culpabilité ou d’impuissance), aux sciences cognitives (échec scolaire, difficultés de compréhension et de mémorisation), aux sciences sociales (notion d’habitus, de domination, d’institutions, etc.) et bien entendu aux sciences politiques et juridiques » (ibid., p. 163).

58C’est cette dernière stratégie que nous allons considérer pour sa compatibilité, que nous proposons de justifier, avec la visée émancipatrice d’une pédagogie en contexte scolaire.

Un modèle analogique compatible avec la question pédagogique en contexte scolaire

59La stratégie rationaliste a été remise en question par le postmodernisme. Le caractère instable du savoir et son évolution constante font que l’accumulation de connaissances ne peut suffire à se libérer des emprises de l’ignorance, des dogmes, des croyances. Nous reviendrons par la suite sur la question spécifique du lien entre émancipation et rapport au savoir.

60Envisager une stratégie qui consiste à refaire faire à ceux qu’on éduque un chemin prévu à l’avance, balisé par les savoirs et les connaissances d’un monde établi, pose le problème futur de se passer ensuite de la tutelle. Le modèle mimétique est alors incomplet. Il normalise et prépare à un monde déjà établi sans penser à la transformation de celui-ci.

61La stratégie constructiviste permet par ailleurs de prendre en compte la tension pédagogique qui existe entre la reconnaissance d’un sujet déjà-là et l’éducation par la formation d’un sujet qui n’accédera que plus tard à ce statut. Alors que sur le plan politique, l’avènement du sujet est lié à une rupture nette au-delà de laquelle l’éducation n’est plus légitime pour prévenir tout risque de manipulation, ces deux positions « s’entrelacent en permanence dans l’action pédagogique » (Meirieu, 1996, p. 120).

Le pédagogue est, en quelque sorte, condamné à s’imposer et à imposer, par son autorité, un « monde » sans lequel la continuité transgénérationnelle serait elle-même compromise et l’enfant livré à la violence des hommes et des passions sociales. Mais […] une telle posture, en dépit de sa cohérence politique et de son bien-fondé pédagogique, n’est pas tenable dans la quotidienneté éducative et […] le maître, tout en assumant son autorité doit interpeller la liberté de l’enfant, faire appel à sa responsabilité que, par ailleurs, il ne le considère pas encore capable d’exercer (ibid., p. 123).

62Il apparaît difficile d’imaginer que l’individu puisse, à un moment précis, être libéré de ses préjugés, et ce, pour toujours (ibid., p. 118).

63Le pédagogue doit donc sans cesse reconnaître la liberté qu’il peut susciter tout en assumant le fait d’instrumenter le milieu pour favoriser celle-ci. C’est un argument en faveur du modèle analogique d’émancipation, qui permet précisément des espaces de reconnaissance de la liberté au sein de dispositifs.

64La stratégie libertaire, parce qu’elle propose une conscientisation des dominations dans le but de « transformer la réalité matérielle et sociale » (Galichet, 2014, p. 159) en contexte réel, apparaît plus problématique dans un milieu scolaire. Les deux figures choisies par Galichet pour l’illustrer (Jacotot et Freire) concernent d’ailleurs la formation d’adultes. L’émancipation comporte une dimension politique ; envisager l’éducation des adultes pose la question des risques pour la démocratie, dans la mesure où cela exposerait aux manipulations. Cela justifie, au moins du point de vue politique, la nécessité d’une rupture. Mais le risque de manipulation existe tout autant avant ce moment bien précis. L’enseignant qui exerce une tutelle, un assujettissement, ne peut le faire pour induire une conduite politique dans l'immédiateté réelle. C’est dans une perspective d’avenir que ce « pouvoir » s’exerce afin d’apporter une liberté qui serait impossible à construire sans cette éducation.

65Si l’on veut considérer une pédagogie à visée émancipatrice en contexte scolaire, la stratégie constructiviste proposée par Galichet apparaît donc comme la plus compatible. Au sein des dispositifs sur lesquels elle repose, le pédagogue aspire à ce que les apprenants puissent faire l’expérience de ces prises de pouvoirs localisées. Il nous faut donc maintenant nous intéresser à ces dispositifs et caractériser ce qui pourrait les rendre émancipateurs.

Des dispositifs à visée émancipatrice

66Pour caractériser ce que pourraient être des dispositifs à visée émancipatrice dans un contexte pédagogique, nous proposons d’abord de distinguer ce qui relève des intentions, des expériences et ce qu’elles produisent avant de décliner des attributs à de telles expériences.

Des intentions, des expériences vécues et des schèmes émancipatoires

67Sous l’angle de la question de l’émancipation, Aussel (2017, p. 201) propose un cadre d’analyse des dispositifs qui décline trois éléments à prendre en compte : les intentions, les expériences et les produits.

68Les intentions peuvent être normalisantes, émancipatrices ou en tension entre normalisation et émancipation (ibid.). Le modèle analogique d’émancipation renvoie à cette troisième catégorie qui marque une tension dialectique entre domestiquer et affranchir. Le pédagogue contraint par des dispositifs normalisants, mais ceux-ci doivent permettre des expériences de prises de pouvoir individuelles et collectives. Cela ne va cependant pas de soi pour tous les dispositifs scolaires, dont l’intention peut être avant tout de normaliser. Il y a donc là un premier niveau sur lequel questionner l’émancipation en contexte scolaire.

69Le second niveau est celui des expériences. Aussel s’appuie sur Dewey pour distinguer les expériences actives lorsque « l’acteur destinataire du dispositif sortira enrichi et aura la capacité à transformer le monde » (ibid., p. 202) ou passives lorsque ce dernier sera davantage « consommateur et ne pourra transférer en dehors du dispositif l’expérience qu’il aura vécue » (ibid.).

70Le troisième niveau, celui des produits (ibid., p. 203), concerne les changements permis par les dispositifs, les transformations relatives à la construction du sujet. Dans le modèle constructiviste d’émancipation que nous avons retenu, ces produits s’apparentent à ce qui pourra être transféré dans le « monde réel », en dehors des dispositifs.

71Galichet (2014) fait le choix d’utiliser le terme de schème pour désigner ce qui se transfère ainsi à partir des expériences faites dans les dispositifs pédagogiques vers « l’ordre des rapports sociaux adultes » (p. 172). Le concept n’est toutefois pas précisé. Chez Kant, le schème représente l’intermédiaire entre le sensible et l’entendement et place le sujet comme sujet cognitif indépendamment de ses pratiques sociales et son historicité. Une telle conception poserait alors la question de la compatibilité des schèmes avec une émancipation qui ne peut être déconnectée du social et de l’histoire du sujet. L’usage de Galichet dans le cadre d’une stratégie d’émancipation qu’il qualifie de constructiviste peut davantage faire écho au schème tel que l’entend Piaget : « un schème est la structure ou l’organisation des actions telles qu’elles se transfèrent ou se généralisent lors de la répétition de cette action en des circonstances semblables ou analogues » (Piaget et Inhelder, 1966, p. 11). Dans le modèle analogique d’émancipation, c’est la répétition d’expériences de prises de pouvoir localisées qui serait susceptible de générer des capacités transférables. C’est ainsi que nous considérons l’usage du terme schème.

72Dans notre réflexion centrée sur le contexte scolaire, nous ne pouvons que postuler les produits des dispositifs. Nous reprenons ainsi à notre compte la distinction opérée par Aussel (2017, p. 203) entre « dispositif d’émancipation » et « dispositif à visée émancipatrice ». Dans notre cas, il s’agit plutôt de la seconde terminologie puisque le transfert des capacités, des schèmes relatifs aux expériences en contexte scolaire au sein de dispositifs ayant comme intention l’émancipation, est incertain.

73Comme le souligne Foray (2016, p. 44), les expériences peuvent aussi être négatives, traumatiques et donc engendrer des blocages. Ainsi « une expérience est enrichissante si elle incite à recommencer, à prolonger ou à prendre des initiatives ; elle est appauvrissante si elle conduit au contraire au repli sur soi et à la peur de refaire » (ibid.). L’appropriation des dispositifs pourrait également être socialement discriminante dans la mesure où elle pourrait supposer des dispositions inégalement réparties entre les groupes sociaux (ibid.). Les propos de Foray valent pour l'autonomie mais nous y voyons une congruence avec les expériences à potentiel émancipateur.

74C’est donc aux expériences qu’il convient de nous intéresser. Qu’est-ce qui pourrait caractériser des expériences à potentiel émancipateur, c’est-à-dire celles dont la répétition pourrait générer des schèmes émancipatoires ? C’est ce que nous allons tenter d’identifier.

Des expériences d’émancipation intellectuelle

75Le premier élément sur lequel nous devons nous pencher est celui des expériences liées au savoir, que permettent les dispositifs. « Les savoirs gardent une aura libératrice et un rôle essentiel en termes d’intégration sociale » (Raveaud, 2006, p. 41). Ne pas y avoir accès fait courir un risque d’emprises liées à cette ignorance. C’est le propre de nombreux dispositifs scolaires que de l’assurer.

76Cet objectif est au cœur de la stratégie rationaliste. Les savoirs sont alors vus comme une condition suffisante pour assurer la libération de tous. L’école française est encore amplement sous l’influence du projet des Lumières et de Condorcet. Mais cette vision du maître qui, en « offrant » le savoir aux élèves, lui permettrait de s’émanciper est largement remise en question.

77L’accès au savoir, s’il est une condition nécessaire, est insuffisant pour garantir l’émancipation.

En réalité, penser que si les peuples opprimés, ceux qui vivent dans la grande pauvreté, accédaient au savoir, à la conscience, ils se mettraient à agir est une illusion. Ce n’est pas si simple que cela. Preuve est faite que la déferlante des moyens d’information peut, au contraire, affaiblir les gens et les rendre encore plus impuissants (Benasayag, 2012, p. 4-5).

78Deux éléments nous semblent justifier le caractère incomplet d’une telle stratégie et orienter ce qui pourrait être des expériences émancipatoires en lien avec le savoir.

79Le premier s’appuie sur la distinction opérée par Astolfi (1992, p. 67-72) entre savoir, information et connaissance. Le savoir est une construction intellectuelle formalisée à partir d’un cadre théorique. Il peut évoluer, être amélioré mais doit faire l’objet d’une objectivation par des experts. La transmission du savoir ne peut se faire que par le biais d’informations susceptibles de circuler. Elles sont extérieures au sujet et peuvent être stockées et quantifiées. La connaissance, quant à elle, est propre au sujet qui la construit à partir des informations soumises à son expérience. Ainsi, les connaissances seraient intransmissibles dans la mesure où leur nature est singulière. L’accès au savoir via des informations transmises ne garantit en rien la construction de connaissances. L’enjeu des dispositifs pédagogiques est donc de faire le lien entre enseigner et apprendre afin de permettre cette construction propre au sujet.

80Cette considération, qui se range dans une perspective constructiviste de l’apprentissage, pose des bases compatibles avec l’émancipation. En effet, si c’est le sujet qui construit ses connaissances, ce rapport au savoir ne dépend pas uniquement de ceux qui pourraient lui transmettre. En contexte scolaire, les dispositifs favorisent cette construction via la tutelle du maître. Cependant, ce dernier ne pourra apprendre à la place de l’élève. Les dispositifs à visée émancipatrice prétendent à penser le retrait de cette tutelle. Les expériences à caractère émancipateur doivent permettre de générer des schèmes de construction continue de connaissances à partir des savoirs et des informations.

81Le second élément à considérer est qu’il n’y aurait pas d’émancipation par le savoir seul : il s’agirait d’une manière de se comporter par rapport à celui-ci. Au-delà de la capacité à construire ses connaissances, que nous venons d’évoquer, la question du rapport au savoir se pose donc. Nous reprenons l’acceptation de cette notion développée par Bernardin (2013) selon laquelle « le rapport au savoir est […] entendu comme façon de penser les objets du monde, référant à ce qui s’est construit depuis l’espace familial, plus ou moins en phase avec les attendus et usages scolaires » (p. 18). Il serait alors question simultanément d’un « rapport à un objet et à l’activité permettant son appropriation » (ibid.).

82Toullec-Thery et Marlot (2012) ont questionné ce lien entre savoir et émancipation sous l’angle de la théorie de l’action conjointe en didactique, afin d’identifier si des situations d’aides professorales pouvaient être émancipatrices ou non. Elles s’appuient sur les travaux de Rochex et Crinon (2011) selon lesquels « faire de l’appropriation des savoirs par tous les élèves un critère de bon fonctionnement de l’école revient à mettre l’accent sur le rôle émancipateur que doit remplir l’école » (p. 11). À partir de là, elles caractérisent les situations d’enseignement-apprentissage émancipatrices comme celles où « l’élève vit une véritable expérience avec le savoir en ce sens qu’il fait explicitement l’expérience des enjeux de savoir portés par la situation » (Toullec-Thery et Marlot, 2012, p. 2). Autrement dit, en considérant cet angle didactique, une situation scolaire deviendrait émancipatrice lorsque tous les élèves parviendraient à percevoir les savoirs en jeu derrière les tâches scolaires et lorsque les réussites fourniraient des règles pour des expériences futures.

83Cette vision nous semble incomplète. Il convient en effet de considérer l’émancipation au-delà des seuls savoirs didactisés et des situations d’enseignement-apprentissage. Hugon et Robbes (2016, p. 9), qui se sont appuyés sur la considération du rapport au savoir décrite précédemment pour le questionner dans les pédagogies différentes, indiquent que les enseignants doivent composer avec des savoirs de types très divers (domestiques, d’expérience, savants, didactisés) mais aussi de rapports pluriels à ceux-ci (social, identitaire, instrumental, épistémique). Le fait de se projeter au-delà de la forme scolaire en développant des buts d’apprentissages personnels appartient au répertoire des tactiques pour une pédagogie de la résistance de Michel de Certeau, cité par Pereira (2017, p. 78).

84Plus que la simple perception des savoirs en jeu dans les tâches scolaires, c’est la construction d’un rapport critique au savoir qui semble indispensable pour favoriser l’émancipation. « Il est possible d’être érudit sans être critique. Les écoles peuvent être scolastiques ; les connaissances, dogmatiques ; la pensée prisonnière d’un cadre théorique » (Foray, 2016, p. 143). Les savoirs enseignés ont tendance à être présentés comme préétablis, préconstitués comme une vérité (J.-F. Nordmann, 2013, p. 63), ce qui engendre un rapport de croyance vis-à-vis de ceux-ci. Outre les phénomènes possibles de domination entre ceux qui détiendraient le savoir-vérité et les autres, cela fait courir le risque de rendre les élèves perméables à toutes les emprises, aux fausses informations. Or l’esprit critique, le courage de penser par soi-même et la faculté à formuler des problèmes plutôt que de se contenter des évidences constitueraient les vertus d’un citoyen émancipé (Pereira, 2017, p. 72).

85C’est la position défendue par Freire (1996) pour qui « une des conditions de la pensée correcte consiste à n’être pas trop sûr de nos certitudes » (p. 30). Cette éducation à l’incertitude rejoint le développement de la pensée non dogmatique (Favre, 2016) qui reposerait sur quatre attitudes cognitives : l’habitude d’expliciter, la prise de distance pour évaluer les degrés de certitude, la prise en compte du domaine de validité de ce que l’on affirme et la conscience de sa propre subjectivité qui peut biaiser notre pensée. Cette pensée non dogmatique permettrait aux personnes d’avoir moins besoin de certitudes, favorisant une sécurité affective et une faculté à faire évoluer ses représentations tout au long de la vie. La sécurité affective qui en découle, l’esprit critique, ainsi que le postulat de cohérence consistant à accueillir la pensée de l’autre en présupposant qu’il a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense, favoriseraient donc l’émancipation, dans la mesure où cela développerait une résistance aux emprises.

86Face à des savoirs qui évoluent, il convient d’être ouvert et apte à produire des connaissances (Freire, 1996, p. 46). Enseigner ne se limite donc pas à un transfert de savoir mais doit permettre de « créer les possibilités de sa production ou sa construction » (ibid., p. 40) en renforçant « la capacité critique, la curiosité et l’insoumission » (ibid., p. 43). C’est le développement d’une curiosité épistémologique (Freire, 1996), en dépassant les seuls savoirs didactisés, qui permettrait un véritable rapport au savoir émancipateur.

Des expériences d’émancipation sociale et politique

87Les critiques du xixe siècle nous invitent à questionner les expériences du point de vue des rapports de domination. Des dispositifs scolaires favorisant les expériences vis-à-vis du savoir telles que nous venons de les décrire, mais qui ne permettraient pas de remettre en question les rapports sociaux et scolaires inégalitaires, seraient insuffisants pour générer des schèmes émancipatoires.

88La dimension sociale de l’émancipation tiendrait au fait de quitter le milieu auquel on est assigné, à la sortie des déterminismes de toutes sortes. Il s’agit de sortir de l’état de sujétion dans le groupe d’appartenance (Grootaers et Tilman, 2009). Cela ne semble toutefois pas suffire à caractériser cet aspect. La sortie de quelques-uns du statut qui leur était prédestiné relèverait davantage de l’affranchissement que de l’émancipation (Brassat, 2013, p. 46).

89Sur le plan pédagogique, cela suppose donc de construire des dispositifs susceptibles de permettre des expériences favorisant des logiques de non exclusion, la nécessité d’une reconnaissance mutuelle (Gorz, 2009), d’une réciprocité (Broussal, 2019) et la fin des rapports de domination.

90Dimension la plus radicale et critique, l’émancipation politique serait liée à une volonté de transformation collective. Selon la catégorisation proposée par Delvaux et Delvaux (2012, p. 3), les postures d’alliance et d’engagement la caractériseraient le mieux. Nous pouvons associer l’influence de Freire avec la notion de conscientisation, transitive d’abord lorsqu’il s’agit de percevoir les rapports de domination, critique ensuite lorsque cette situation est problématisée et analysée en vue d’agir. On retrouve la volonté de transformer la société à travers l’action collective, que nous avons évoquée en lien avec le concept d’empowerment dans sa version radicale. L’objectif visé serait alors davantage de justice et d’égalité pour tous (Grootaers et Tilman, 2009). C’est donc vers une posture critique et collective que s’oriente cette dimension.

91Dans le champ scolaire, elle pourrait se questionner au regard du développement de l’éducation à la citoyenneté et de l’engagement collectif à mettre fin aux phénomènes de domination et d’exclusion. Des dispositifs à visée émancipatrice favoriseraient ces possibilités d’engagement, d’agir collectif pour plus d’égalité, mais encourageraient aussi des possibilités de prise de pouvoir sur l’environnement.

Des expériences existentielles : vers des schèmes d’autorisation ?

92À ce stade, il semble manquer un élément central permettant de caractériser l’aspect émancipateur potentiel des expériences réalisées au sein des dispositifs. En effet, Verrier (2016) indique que ce qui participe à l’émancipation, c’est un peu de social, de culture, d’éducation, de politique, mais que sans « mouvement existentiel de la personne » (ibid.), celle-ci ne peut advenir. On retrouve ici l’influence de la figure antique d’émancipation. Ce mouvement interne passe par la fin d’un état de dépréciation (Foray, 2013), une estime et une meilleure connaissance de soi (Verrier, 2016).

93Si l’émancipation peut parfois relever d’un lent mûrissement, elle peut aussi passer par des moments plus « instinctifs », « pulsionnels » de volonté de création de sa propre liberté dans un processus d’autorisation (ibid.). Verrier (2016) parle d’hapax existentiels émancipateurs en lien avec le concept introduit par Jankélévitch (1957) ou d’insights comme « appréhension nouvelle et soudaine d’une situation estimée inextricable » (Verrier, 2016).

94Faire l’expérience d’un lent mûrissement ou de ces moments pulsionnels en contexte scolaire pourrait favoriser leur reproduction une fois adulte. Ces expériences d’« instants capitaux », ces prises d'initiatives qu’il convient d’entretenir (Verrier, 2016) permettraient l'émergence de schèmes d’autorisation.

95Cette idée d’autorisation mérite d’être développée. En pédagogie, elle fait écho à la posture d’enfant auteur développée par le mouvement Freinet, qui va plus loin que le simple fait d’être celui qui écrit un texte ou une étude. L’autorisation peut prendre deux sens (Marpeau, 2018, p. 223) qui, ensemble, vont contribuer au processus de subjectivation nécessaire à l’émancipation. Il s’agit d’abord de s’autoriser. Cela rejoint l’idée d’élan individuel que nous venons de décrire. En faisant des expériences ponctuelles d’autorisation de soi, l’apprenant se place comme étant à l’origine de ses actes, il sort d’un état de passivité, d’impuissance. Il passe d’un statut de dépendance à celui d’auteur, c’est-à-dire celui qui a du pouvoir sur lui et son environnement. Mais l’autorisation, c’est aussi la permission donnée à et par autrui, non pas dans une relation de dépendance mais dans une reconnaissance mutuelle. On ne s’autorise pas seul, tout comme il ne suffit pas de placer quelqu’un en position d’auteur pour qu’il s’autorise (ibid., p. 226). Cela suppose donc des dispositifs qui permettent à chacun d’expérimenter cette posture d’auteur en lien avec les autres.

Des dimensions liées entre elles

96Il nous semble nécessaire de penser cette construction de l’émancipation comme le développement des quatre dimensions : intellectuelle, sociale, politique et existentielle. Toutefois, il ne s’agit pas de les superposer pour que le processus émancipatoire ait lieu. C’est bien une construction simultanée, dans la mesure où ces quatre dimensions semblent interdépendantes vis-à-vis de l’émancipation que l’on considère.

97Par exemple, la dimension intellectuelle semble être favorisée par des rapports sociaux permettant d’exprimer controverses et désaccords. À l’inverse, en l’absence de dimension sociale, les phénomènes de dépréciation de soi par le sentiment d’exclusion, sans la perspective de sortir d’un état de domination et de minorité, pourraient constituer des freins réels à cette construction intellectuelle. Nous avons également mis en lumière que la pensée non dogmatique dans la dimension intellectuelle favoriserait d’une part le postulat de cohérence permettant d’accueillir les représentations des autres et permettrait, d’autre part, de résister aux emprises qui se jouent sur le plan social. L’esprit critique donnerait également la possibilité de remettre en cause les inégalités.

Il s’agit de préparer l’enfant non pas à penser en série, à obéir servilement aux perfides suggestions des corrupteurs sociaux et aux ordres impérieux de ses maîtres, mais à réfléchir, à juger, à orienter ses efforts, à découvrir le mensonge, même lorsqu’il se cache sous les apparences hypocrites de l’humanité, de la charité ou de la religion (Freinet, 1934, p. 7).

98Les liens entre dimension sociale et dimension politique se jouent sur plusieurs registres. La volonté de transformation collective passe par une alliance nécessaire et une certaine horizontalité. Mais cette horizontalité passe aussi, parfois, par l’engagement « politique », « citoyen », par l’étape, indispensable pour tous, d’une conscientisation nécessaire pour s’en emparer.

99Enfin, la construction d’un rapport critique aux savoirs et au monde favoriserait cette conscientisation, cet engagement lié à la dimension politique.

Conclusion : conséquences en pédagogie

100L’objet de cet article était de mieux circonscrire un concept d’émancipation pour le questionner en tant que finalité pédagogique en contexte scolaire. Nous avons pour cela défendu l’idée de la stratégie constructiviste telle que la présente Galichet (2014) qui postule le transfert, pour la vie adulte, de capacités et de schèmes acquis au sein de dispositifs. Une fois ce postulat posé, il est donc nécessaire de déterminer ce que pourraient être des dispositifs à visée émancipatrice. C’est à partir des différentes figures historiques de l’émancipation et d’une réinterrogation de la notion dans un contexte postmoderne que nous avons tenté de le préciser. Les caractéristiques ainsi identifiées, qui ne peuvent être exhaustives dans leur description, s’inscrivent dans des dimensions indissociables : intellectuelles, sociales, politiques et existentielles.

101Concernant les dispositifs, nous avons distingué les intentions, les expériences vécues et les transformations potentielles que cela peut engendrer. La proposition que nous faisons est de s’intéresser aux dispositifs par le prisme des expériences qu’ils rendent possible. Permettent-elles aux élèves de prendre conscience d’eux-mêmes, de leur subjectivité et de leur capacité à être auteurs de leur propre transformation et du monde (au sein de dispositifs dans le modèle analogique) qui les entoure ?

102Une pédagogie ayant pour finalité l’émancipation permettrait, au sein de ces dispositifs, de faire l’expérience de la construction de connaissances, de l’exercice de l’esprit critique, d’une pensée non dogmatique et d’une curiosité épistémologique développant ainsi des schèmes dans la dimension intellectuelle. Elle nécessiterait, sur le plan social, d'expérimenter la sortie des déterminismes et des dominations, les logiques de non exclusion et de reconnaissance mutuelle. Mais s’émanciper, c’est aussi se sentir capable d’agir collectivement pour la transformation sociale, dans une perspective d’égalité qui se conjugue avec la liberté. Contrairement à l’autonomie qui permet de se diriger soi-même dans un monde déjà constitué (Foray, 2016), l’émancipation doit pouvoir permettre la transformation collective de ce monde. Enfin, le processus émancipatoire nécessite un élan intérieur qui pourrait être favorisé par des moments d’autorisation, de prise de conscience de soi et de sa valeur intrinsèque.

103Se pose la question de savoir si les dispositifs pédagogiques permettent d’en faire l’expérience dans le monde factice constitué dans le modèle analogique. Par exemple, dans les pédagogies Freinet (Connac et al., 2019), ces dispositifs s’inscrivent dans une logique de « dévolution radicale » qui fait le pari que l’élève puisse « faire l’expérience de sa puissance d’agir et de penser » et agir « pour sa propre libération » (LRC, 2018, p. 144). L’expression libre, les techniques éducatives, les institutions, les conférences d’enfant, le conseil, les responsabilités sont autant de dispositifs visant le développement de ces schèmes émancipatoires.

104Mais il s’agit bien d’intentions qui demandent à être vérifiées dans les expériences vécues par les élèves. Prenons l’exemple du conseil de coopération dont l’intention est bien de permettre aux élèves de prendre le pouvoir sur leur environnement, tout en assumant cette tension entre normalisation et émancipation. Le pédagogue postule que les expériences des élèves au sein de ce dispositif vont comporter certaines caractéristiques que nous avons identifiées comme potentiellement émancipatrices. Il s’agit bien là d’un premier stade d’analyse et de conception pédagogique. Toutefois, si certains élèves vont en effet s’autoriser à prendre la parole, à proposer des modifications sur l’organisation de la classe, d’autres vivront l’expérience du conseil de manière bien moins salvatrice, pouvant même aller à l’encontre des intentions souhaitées. Des élèves pourraient ne jamais se saisir de cette institution de classe, d’autres pourraient le vivre comme un « tribunal » et les conforter dans leur statut. Les caractéristiques que nous proposons permettent de poser la question des points de vigilance et de l’ajustement pédagogique de tels dispositifs. Cela nécessite donc de s'intéresser à la subjectivité des acteurs impliqués dans ceux-ci afin de tenter de comprendre les organisations susceptibles de favoriser la construction de ces schèmes émancipatoires. Cela suppose aussi pour le pédagogue de répondre à un triple enjeu : concevoir ces dispositifs, les mettre en œuvre et les réguler.

105Pour terminer, nous pourrions conclure que des pédagogies émancipatrices en contexte scolaire seraient des pédagogies :

  • de la construction par l’expérience : de soi comme sujet, du commun pour agir dans une perspective d’égalité et de ses connaissances ;

  • du questionnement : pour cultiver la curiosité épistémologique, l’esprit critique et la pensée non dogmatique ;

  • de l’autorisation : de soi par soi, des autres par soi et de soi par les autres permettant de sortir des déterminismes ;

  • de la responsabilité : permettant d’être à l’origine de ses actes, de s’autoriser à les assumer en sujet, mais aussi vis-à-vis des autres dans le groupe d’appartenance, pour que le processus visé ne se limite pas à l’affranchissement de quelques-uns.

Carte heuristique de l’émancipation comme finalité pédagogique dans un modèle analogique

Carte heuristique de l’émancipation comme finalité pédagogique dans un modèle analogique
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Bibliographie

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Notes

1 L’empowerment est ici entendu dans son modèle radical tel qu’il est décrit par Tilman et Grootaers (2016, p. 72-74) qui le distinguent des acceptations sociales-libérales, néolibérales et managériales.

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Table des illustrations

Titre Carte heuristique de l’émancipation comme finalité pédagogique dans un modèle analogique
URL http://journals.openedition.org/pensereduc/docannexe/image/608/img-1.png
Fichier image/png, 79k
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Pour citer cet article

Référence papier

Guillaume Caron, « L’émancipation comme finalité pédagogique en contexte scolaire »Penser l’éducation, 50 | 2022, 9-34.

Référence électronique

Guillaume Caron, « L’émancipation comme finalité pédagogique en contexte scolaire »Penser l’éducation [En ligne], 50 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 07 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/pensereduc/608 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pensereduc.608

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Auteur

Guillaume Caron

Guillaume Caron est doctorant en sciences de l’éducation et de la formation au sein du Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation (LIRDEF) à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Ses travaux portent sur les liens de coopération entre élèves et émancipation. Il a récemment publié « De la compatibilité de l’instruction directe et des pédagogies coopératives » (Cahiers pédagogiques, 2021), « Autorité et émancipation en classes coopératives » (Animation et éducation, no 276, 2019) et, avec Laurent Fillon, Céline Scy et Yasmine Vasseur, Osez les pédagogies coopératives au collège et au lycée (ESF, 2021, 2e éd.).
guillaume.caron.dk[at]gmail.com

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