1Les demandes de reconnaissance sont un phénomène incontournable dans nos sociétés : elles en irradient la vie politique et civile et conduisent, le plus souvent, à l’institutionnalisation de nouveaux droits (comme le mariage pour tous, la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes, ou enfin la reconnaissance des travailleurs précaires comme salariés plutôt que comme indépendants à l’heure de l’ubérisation). Souvent, ces demandes réclament la fin de l’invisibilité de certains individus, de certains groupes sociaux, ethniques, religieux ou même sexuels, elles s’en font aussi parfois l’écho : pour entendre une demande, il faut d’abord reconnaître (même implicitement) l’existence du demandeur. Il est toujours possible d’étouffer les demandes de reconnaissance grâce à l’usage de la force et de la répression, le plus souvent violent : le demandeur est alors contesté dans la légitimité de sa parole et, finalement, réduit au silence. Parfois, les demandes de reconnaissance sont l’expression d’un malaise qui prend spécifiquement pied sur le terrain du travail avec un large éventail de professions perçues par leurs agents comme des professions trop peu valorisées, trop peu estimées socialement, ou encore trop peu rétribuées. En contexte de pandémie, les soignants d’abord, les enseignants ensuite et les « petits » métiers de nécessité enfin, métiers souvent invisibilisés dans les sociétés post-industrielles, ont montré leur éminente utilité pour la société dans sa globalité, mais aussi pour le confort et la survie des personnes à l’échelle première de l’individu. L’utilité de ces métiers est apparue, dans ce contexte sanitaire si particulier, comme une évidence trop longtemps ignorée, trop longtemps subordonnée à des logiques de rentabilité. La reconnaissance et le mépris ressentis constituent ainsi deux lignes de tensions à l’échelle de la société, de la vie intime ou encore du travail.
2Il s’agit, dans cet article, de questionner la portée de la reconnaissance dans le champ de la formation professionnelle, de l’apprendre à travailler, et, plus spécifiquement, de l’apprendre à enseigner. La reconnaissance semble pouvoir apporter une contribution, déterminante, à une entrée réussie dans le métier de professeur des écoles. La reconnaissance apparaît, en effet, pouvoir constituer un moment inaugural de l’accompagnement des jeunes professeurs grâce à une approche structurée et explicite. Ce texte s’ouvre sur une approche de la nature de l’accompagnement des professeurs des écoles débutants au niveau institutionnel et se prolonge avec la description d’une exploration phénoménologique de l’expérience vécue et écrite en première personne. En questionnant ce que sont l’accompagnement et la reconnaissance, il semble possible de caractériser l’accompagnement comme un dispositif propice à l’émergence d’une reconnaissance capacitaire du débutant, en opposition au déni de reconnaissance, et les différentes lignes de force autour de la personne, des résultats, de l’engagement et des valeurs sont évoquées. Le choix de reconnaître est alors envisagé comme un choix délibéré d’instituer le débutant comme sujet capable. Cette phase de reconnaissance explicite apparaît pouvoir engager le formé dans son accompagnement comme auteur de ses actions. Enfin, le moment de la reconnaissance est pensé comme le levier d’un engagement dans la durée, qui assure le novice de ce qu’il est déjà capable de réaliser, qui le conforte dans ses capacités plutôt qu’il ne le confronte à ses faiblesses et qui lui permet de mobiliser ses ressources au service de son développement professionnel en renforçant son estime de soi.
3L’accompagnement des enseignants débutants est aujourd’hui un dispositif central dans leur formation professionnelle initiale dite de terrain : apparu comme un dispositif privilégié dès la création des IUFM en 1990, il s’est encore renforcé avec la masterisation des parcours. Au sein des IUFM, les tuteurs accompagnaient déjà le déroulement des stages en responsabilité des novices et portaient une appréciation sur ceux-ci. À partir de 2013 dans les ESPE (Pana-Martin, 2015, p. 31), puis depuis 2019 dans les INSPE, ils évaluent un certain nombre d’UE (unités d’enseignement) universitaires et sont partie prenante de la validation du master Métiers de l’enseignement et de la formation (MEEF). Aujourd’hui, d’un point de vue institutionnel, il est possible de distinguer trois dispositifs successifs dans l’accompagnement des jeunes professeurs : la première année de master permet une découverte progressive du métier lors de stages de courte durée en « pratique accompagnée », la seconde année adosse ensuite la formation en exercice à un double tutorat (un professeur d’INSPE et un maître formateur ou un directeur d’école d’application). Enfin, après l’obtention du master et du concours de recrutement des professeurs des écoles (CRPE), lorsque l’étudiant est devenu enseignant débutant, il bénéficie d’un nouvel accompagnement modulable en fonction de ses besoins, pendant deux nouvelles années, au titre de sa formation initiale continuée. Le terme d’« accompagnement » lui-même est ainsi utilisé depuis 1996 pour décrire les missions du conseiller pédagogique (Pana-Martin, 2015, p. 30).
4Il ne s’agit pas de s’attarder sur la pratique accompagnée de première année de master qui peut être considérée comme une forme de compagnonnage ponctuel au service d’une prise de contact avec la classe : l’étudiant découvre le métier d’enseignant en observant la pratique d’un maître d’accueil (temporaire ou maître-formateur) volontaire, d’un praticien dont les compétences sont reconnues par sa hiérarchie. Le futur enseignant s’essaie à des prises en mains ponctuelles de la classe sous la supervision du maître de la classe. Ce compagnonnage voit deux praticiens (le chevronné et le novice) évoluer, le temps d’un stage (de quelques jours à deux semaines), dans un milieu partagé (la classe du titulaire) et agir de manière conjointe.
5Lors de la seconde année de master, le stagiaire découvre un nouveau dispositif : le tutorat (Hoff, 2010, p. 28). Cet accompagnement est défini dans l’arrêté du 27 août 2013 fixant le cadre national des formations dispensées au sein des masters MEEF :
Le stage de la formation en alternance comporte un tutorat assuré conjointement par un personnel d’une école ou d’un établissement relevant du ministre chargé de l’éducation nationale désigné par le recteur d’académie et un personnel désigné par l’école supérieure du professorat et de l’éducation. Les tuteurs accompagnent le stagiaire durant l’année scolaire et participent à sa formation (article 15).
- 1 NOR : MENE1315928A, arrêté du 1-7-2013, JO du 18-7-2013, MEN - DGESCO A3-3.
6Chaque enseignant stagiaire est ainsi accompagné, pendant la durée de l’année scolaire, à titre individuel, par deux tuteurs issus de deux institutions différentes : un formateur dit « de terrain » et un formateur universitaire. Ces tuteurs évaluent également le développement des compétences du stagiaire au regard du référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation1, tant au niveau pratique, qu’au niveau réflexif : le dispositif prévoit des visites régulières, des écrits réflexifs et des rencontres en trinômes (les deux tuteurs et le stagiaire) pour favoriser le développement de la réflexion didactique et amener le stagiaire à maîtriser les compétences attendues. Depuis la rentrée 2021, les étudiants alternent les stages de pratique accompagnée et de pratique en responsabilité lors de la seconde année de master MEEF. Le concours de recrutement, désormais programmé au terme du master et non plus en fin de première année, conduit les INSPE à repenser ce que sera l’accompagnement de ceux qui resteront étudiants jusqu’à la fin de leur formation initiale : les étudiants alternants ne seront plus considérés comme des fonctionnaires stagiaires et leur accompagnement est actuellement repensé dans sa nature et dans la posture qu’il suppose.
7L’accompagnement du débutant se poursuit encore pendant deux nouvelles années scolaires et il est alors couramment nommé « accompagnement à l’entrée dans le métier ». Cet accompagnement a la particularité de n’être sanctionné par aucune validation : il ne vise aucune évaluation en dehors de celle qui permet de réguler l’action du praticien. Il permet de poursuivre le travail engagé lors du master et envisage le passage à un enseignement en pleine responsabilité à plein temps. En effet, lors de ces commencements, émergent de nouvelles charges et de nouvelles contraintes que le néo-titulaire doit progressivement intégrer : interagir seul avec les familles des élèves, travailler à temps complet et rationnaliser son temps de préparation, coopérer au sein d’une équipe pédagogique, faire des choix pour faire progresser ses élèves sont quelques exemples de points de cristallisation qui peuvent conduire les jeunes enseignants à un décrochage de début de carrière et pour lesquels une attention particulière est requise.
8Cet accompagnement qui a lieu en circonscription est réalisé par un conseiller pédagogique et présente quelques spécificités. Ainsi, en Meurthe-et-Moselle, un texte de cadrage de 2008 précise que « pour chaque T1 (titulaire de 1re année) un dossier temporaire est créé. Il contient les comptes-rendus des visites. Chaque visite doit faire l’objet d’un compte-rendu rédigé par le visiteur. Chaque T1 devra bénéficier de 2 visites au minimum. » Les mêmes dispositions s’appliquent aujourd’hui aux enseignants T2 (titulaires de 2e année). Les modalités des accompagnements sont laissées à la libre appréciation du formateur qui détermine la forme et le rythme qu’il juge les plus appropriés pour permettre le développement du débutant. Il s’agit d’une relation de tutorat envisagée dans la durée qui vise avant tout à développer les capacités du débutant à mobiliser une action efficace en contexte : ce tutorat doit favoriser la poursuite de la construction des compétences du référentiel des professeurs mais ne donne lieu à aucune évaluation, aucun rapport dont le dossier du débutant garderait la trace et n’est assuré que par un unique conseiller, contrairement à la seconde année de master. C’est cet accompagnement qu’il convient d’approcher de l’intérieur, comme un phénomène qui se déploie et est appréhendé dans son actualité.
9Notre exploration s’inscrit ainsi dans le champ de l’expérience vécue (Erlebnis) sous les traits d’une phénoménologie auto-appliquée à notre propre expérience de l’accompagnement des débutants, spécifiquement des titulaires 1re et 2e année (en tant que conseillère pédagogique et en tant qu’accompagnatrice en formation initiale). En effet, les stagiaires ne sont pas accompagnés par des conseillers pédagogiques en Meurthe-et-Moselle et les visites que nous (conseillers pédagogiques) proposons aux étudiants fonctionnaires stagiaires nommés dans nos circonscriptions restent ponctuelles. Ces visites ne s’inscrivent donc pas dans le suivi institutionnel prévu (les conseillers ne sont jamais tuteurs d’étudiants dans notre département) et ne s’inscrivent pas non plus dans un accompagnement long.
10Afin d’éviter toute méprise qui assimilerait l’autophénoménologie à une simple introspection, il convient de préciser d’emblée, comme le souligne Dominique Janicaud, qu’elle ne saurait être réduite « à la psychologie en première personne (fût-elle mise au pluriel), ce qui constitue un contresens majeur sur la phénoménologie husserlienne, laquelle, de toute façon, ne se borne nullement à vouloir des descriptions aussi objectives que possible des objets intentionnels » (Janicaud et Cometti, 2009, p. 259). La phénoménologie « en première personne » fait le choix d’une subjectivité assumée et celui d’être une phénoménologie concrète, pratique, endossée : il s’agit d’abord d’une expérience vécue, de son exploration et d’une écriture à la première personne. « En effet, le terrain pratique est celui 1) de l’individuel et 2) du hic et nunc » (Depraz, 2015, p. 12). La phénoménologie amène à appréhender l’accompagnement dans sa réalité concrète, dans son actualité en tant que phénomène. En effet, puisque l’accompagnement prend forme et s’ordonne dans le moment même où il advient, il peut sembler intéressant pour comprendre plus finement ce que signifie « accompagner » du point de vue du vécu dans l’expérience de l’accompagnateur, de laisser librement se réaliser le phénomène et d’y identifier ensuite des propriétés nécessaires, récurrentes (les moments du phénomène-accompagnement qui se déploie dans un temps long). Au-delà des singularités de chaque accompagnement, il s’agit d’approcher la nature de celui-ci à travers son vécu intentionnel. Méthodologie et objet entrent ainsi en résonance : chaque accompagnement a sa part d’inédit, son rythme propre, sa teneur qui ne peuvent être perçus que lorsqu’ils sont survenus, accomplis, actualisés.
11L’approche phénoménologique de l’accompagnement des débutants se déploie ainsi dans les trois gestes classiques de la phénoménologie :
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La suspension constitue le premier geste de l’épochè phénoménologique qui se traduit par une suspension de l’énonciation et du jugement. L’énonciation est différée de sorte que l’expérience peut décanter et qu’elle se donne enfin à voir pour soi. Cette expérience est celle d’une pratique professionnelle naturelle, spontanée qui se déroule sans autre contrainte que sa propre réalisation concrète et qui est revisitée lors d’un temps différé.
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La conversion intervient ensuite comme un retournement, une redirection de l’attention vers le vécu intentionnel (et non vers l’objet extérieur : l’accompagnement comme dispositif technique). Il ne s’agit donc plus tant de définir l’accompagnement mais de s’intéresser à la manière dont il se donne, à ses qualités pour moi, à sa texture vivante. L’accompagnement est ainsi revisité a posteriori (conversion), en revivant les échanges, les actes de l’accompagnateur avec la posture d’un « spectateur phénoménologisant » (der phänomenologisierende Zuschauer) tel qu’il peut être défini par Husserl dans ses Méditations cartésiennes (Husserl, Peiffer, et Levinas, 2014) : un spectateur désintéressé, passif.
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La variation eidétique permet enfin d’identifier les propriétés inhérentes à l’accompagnement, ses invariants, que je choisis de nommer ses moments : rencontrer le débutant, reconnaître, s’engager, mettre en projet, évaluer et l’éclipse. Si, comme il est écrit dans le Littré, le moment désigne un mouvement appliqué au temps, alors je choisis de nommer moments ces intervalles indéterminés, plus longs ou moins précisément limités que ne le sont les instants, porteurs d’unités de sens pour le sujet et qui jalonnent l’expérience vécue se déployant dans le temps. Cette construction a une valeur de décollement face au contingent, une vocation d’exemplarité qui embrasse les singuliers empiriques propres à chaque accompagnement. La variation constitue donc le dernier geste de la phénoménologie et permet de dégager l’identité invariante du phénomène-accompagnement.
12Une exploration analytique des différents termes mis en présence (accompagner et reconnaître) est réalisée pour les articuler ensuite l’un à l’autre. Il est possible de poser, pour commencer, que l’accompagnement des professeurs n’est pas circonscrit à la formation initiale et des groupes d’enseignants sont aujourd’hui accompagnés (en « constellations » selon le terme institutionnel qui désigne un groupe de six à huit professeurs des écoles constitués en collectif) au titre de leur formation continue depuis la rentrée 2019. Un nombre croissant d’enseignants y est engagé, chaque année, au niveau national. Face à ces développements récents qui étendent encore son champ d’utilisation, il semble particulièrement éclairant de questionner ce que signifie, de manière concrète, le verbe « accompagner ». Cette fois, c’est en appréhendant l’expérience et non plus en découpant le phénomène selon des champs de recherches différents (gestes d’enseignement, conduite d’entretien, éthique, posture du formateur, etc.) qu’il s’agit d’approcher l’accompagnement. Ce texte questionne le poids de la reconnaissance spécifiquement, son intérêt aussi, dans le processus initial de transformation que constitue le début de carrière. Pour aborder, au préalable, la signification assignée à l’accompagnement en formation, il est possible de convoquer son origine étymologique qui amène à identifier trois unités de sens distinctes : ac (ad : vers), cum (avec), pagnis (pain). Accompagner, c’est donc d’abord et littéralement partager le pain avec le compagnon. C’est, dans son utilisation usuelle, être aux côtés de l’accompagné (cum : avec), dans la direction où il va (ad : vers) dans un esprit de partage (pagnis : partage symbolisé par celui du pain). Dans sa définition minimale, « accompagner » se place ainsi dans une double perspective : celle de la relation (avec) et celle du cheminement (vers), comme le souligne Maëla Paul, « être avec et aller vers, sur la base d’une valeur symbolique, celle du partage » (2009, p. 95). De l’accompagnement émerge l’idée d’un partage et d’une relation qui se noue entre deux sujets : il s’agit alors de construire une communauté de travail entre le formateur-accompagnateur et le formé (cum-munus : partager des charges, des obligations mutuelles), communauté qui chemine côte-à-côte.
13Lorsqu’il s’agit de parler communément d’accompagnement des enseignants novices, est ainsi évoqué un dispositif qui suppose une relation et un espace de travail coopératif et intervalorisant : « ce concept signe un passage d’ordre épistémologique d’un modèle de la transmission vers un modèle qui appelle l’accompagné à élaborer lui-même des modes opératoires qui lui permettront de gérer sa relation au monde » (Dejean et Charlier, 2012, p. 4). Chacun contribue à sa hauteur à l’œuvre d’accompagnement : le formé parce qu’il en définit le projet et le formateur parce qu’il y souscrit et y contribue. Tous deux construisent de manière dialoguée ce que sera l’accompagnement : sa teneur (problèmes à résoudre, gestes d’enseignement à approfondir, dilemmes professionnels, etc.), sa direction (aller vers davantage de coopération, renforcer un cadre, questionner un enseignement disciplinaire ou réussir à prendre en compte l’hétérogénéité) et son rythme (du travail à distance, des rencontres fréquentes ou des observations de classe en quantité variable). Évidemment, le chemin est déjà balisé dans ses grandes lignes. C’est bien d’enseignement dont il s’agit et l’accompagnement s’inscrit dans un cadre réglementaire connu de tous : il vise l’acquisition de compétences explicitement référencées et l’adaptation du débutant à son poste de travail. Et si le chemin est balisé, de nombreuses voies restent empruntables, parce qu’il existe toujours plusieurs façons de faire et que le chemin n’a de valeur que pour celui qui le choisit. Une action conjointe suppose ainsi une forme d’horizontalité dans la mise en relation : si le formateur-accompagnateur possède l’expertise, le formé détient, en quelque sorte, la boussole du cheminement commun. En effet, les chantiers possibles sont très nombreux et dépendent d’abord des besoins du formé, des problèmes qu’il rencontre en contexte. L’action conjuguée de ces deux sujets repose sur la possibilité que chacun puisse agir sans se subordonner et ce, d’autant plus que l’entreprise d’accompagner le débutant est motivée par la perspective de son autonomie croissante. C’est dans cet espace de coopération propre à l’accompagnement que la reconnaissance survient pour préserver et maintenir les capacités d’agir du débutant. Dans cette relation intersubjective et intervalorisante, la reconnaissance peut venir soutenir l’engagement professionnel du débutant.
- 2 GS : grande section de maternelle et CP : cours préparatoire.
14Lors de l’accompagnement, une première occasion pour la reconnaissance survient, dès le premier temps d’échanges, lorsque le formé évoque ce qu’il estime être ses propres points d’appui professionnels (« ma relation avec mes élèves », « ma bonne connaissance des programmes », « ma préparation ») et ce que sont ses questionnements professionnels en cours (« Sanctionner en maternelle est-il pertinent ? », « Comment différencier avec un élève allophone ? », « Comment construire l’alternance sur mon double niveau GS-CP2 ? »). Le discours du formé rend alors manifeste ce qu’il ressent parfois confusément : ses forces mais aussi ses insatisfactions (par exemple, ses éventuelles difficultés à mettre certains élèves au travail, son goût pour certaines constructions didactiques, son insécurité face à certaines disciplines, ou sa place dans l’équipe pédagogique). En tant qu’accompagnateur, je reconnais le débutant et sa professionnalité émergente lorsque j’accueille sa parole : j’entends les forces qu’il estime posséder et nous échangeons à leur propos. Je le conforte et je reconnais le travail réalisé, sa valeur. Le plus souvent, j’offre aussi au novice de nouveaux points d’appui professionnels, toujours chevillés à des règles de métier explicitement formulées – transposant les propositions de Sébastien Chaliès dans le premier degré (Escalie et Chaliès, 2011) –, pour échanger et penser à l’aide d’un langage professionnel commun : planifier son enseignement (rédiger un cahier-journal, construire un module d’apprentissage), mettre en œuvre son enseignement, ou encore réguler son action. Ce don vient conforter la compréhension que le débutant a de sa propre action et l’assure de sa visibilité : le plus souvent, il vient renforcer son estime de soi, son sentiment de légitimité, et son engagement professionnel ultérieur dans la mesure où « la reconnaissance professionnelle est liée à la façon dont le professionnel donne du sens à son action et se reconnaît dans ce qu’il fait. Le processus de reconnaissance opère à partir d’un double mouvement : une compréhension de soi dans l’action et une visibilité de soi par le regard d’autrui » (Jorro, 2011, p. 53). Que l’état des lieux que me livre le débutant et les axes de travail que j’ai identifiés pendant l’observation de sa pratique et de son travail de préparation se rencontrent n’est pas chose rare, bien au contraire. Le plus souvent, au-delà du vocabulaire utilisé et du niveau de formalisation professionnelle qui décrit l’activité, nous nous rencontrons et nous nous reconnaissons.
15Une seconde occasion se fait jour lorsque le formé définit son projet et participe à l’identification d’objectifs à prioriser, pour lui (par exemple avec le choix de savoirs didactiques ou de gestes professionnels spécifiques en classe et hors de la classe : étayage, planification, mise en œuvre de modalité de travail, etc.). Il choisit de conserver, au terme de notre analyse conjointe de sa pratique, les deux ou trois objectifs prioritaires qu’il devra atteindre et endosser, par là même, les transformations nécessaires à son propre développement. Je garantis tout au long de l’accompagnement un cadre favorable et sécurisant (tout questionnement peut être formulé et est réputé légitime par principe, l’erreur est acceptable et transitoire). Qu’il s’agisse de la seconde année de master ou des deux premières années d’enseignement en pleine responsabilité, l’accompagnement vise à rendre le débutant capable de s’autodéterminer dans sa propre classe. En bénéficiant de l’appui d’un ou de plusieurs formateurs extérieurs, le novice apprend, discute et construit sa compréhension du métier. L’activité « enseigner » est alors construite en conjuguant les prescriptions institutionnelles, les connaissances scientifiques, les usages (dans une certaine mesure) et les nécessités contingentes du contexte d’exercice. L’accompagnement prend chair, par nature, dans une mise en relation tendue vers un objectif commun qui implique deux sujets sans les subordonner l’un à l’autre : identités et différences sont conservées. Une variation eidétique autour de la chose-même, exercice propre à la phénoménologie permet d’approcher encore plus près ce qu’est l’accompagnement et d’envisager que la reconnaissance puisse en être un constituant, conçu comme une récurrence qui jalonne son expérience.
16S’il est ainsi permis de faire varier la nature de l’accompagnement tel qu’il a été défini en supprimant de sa nature la reconnaissance, il faut alors se demander si le phénomène, si l’accompagnement, ne se perd pas lui-même, s’il ne s’invalide pas quand il fait l’économie de la reconnaissance. En imaginant un instant un accompagnement qui ne conduise pas à reconnaître chacun de ses sujets constituants et en se laissant aller à supprimer la reconnaissance de l’accompagnement, il apparaît que l’accompagnement du débutant doive alors être tendu vers la réalisation du projet de son accompagnateur sans prise en compte du sens que le formé peut porter à sa propre action, sans adéquation peut-être avec les problèmes ressentis ou les envies de ce débutant. Se heurter à un accompagnement qui se déploie au rythme que lui imprime l’accompagnateur devient inévitable. Quelle part le débutant peut-il prendre dans un tel dispositif qui s’impose à lui sans partage et qui ne l’atteste plus de ses propres capacités à agir et à choisir ? Comment le débutant peut-il donner du sens à son action et élaborer ses propres modes opératoires si sa conduite lui est prescrite ? Si accompagner signifie cheminer aux côtés du formé pour que celui-ci puisse réaliser son projet, alors il semble qu’il soit impossible de faire l’économie d’une reconnaissance qui institue l’autre comme un sujet et qui lui atteste de ses capacités à prendre part à cet ouvrage commun. Cette reconnaissance peut être considérée comme inaugurale dans la mesure où elle marque un début, celui de la possibilité même d’un processus d’accompagnement : sans reconnaissance mutuelle, le premier pas du cheminement ne peut pas être entrepris. Toute relation qui ne reconnaît pas chez l’autre une aptitude à s’autodéterminer, à faire des choix pour réaliser son projet et progresser ne peut autoriser un accompagnement dans son sens plein ; même lorsque des connaissances sont enseignées au novice (didactiques, éthiques, etc.), même lorsque ses gestes sont analysés et modifiés (ajuster sa consigne, vérifier la compréhension et l’engagement dans une tâche, tisser le nouveau savoir avec des savoirs connus, s’appuyer sur la mémoire épisodique pour faire ressurgir dans l’esprit des élèves un échange, une procédure efficace, etc.), il est conservé comme un agent capable. Faillible mais capable, dit Ricoeur (Kunnath, 2014). À la façon d’un mur jaune qui ne peut exister sans étendue (Lyotard, 2015) puisque la couleur nécessite de couvrir une surface pour apparaître, l’accompagnement ne peut être appréhendé sans une reconnaissance mutuelle : il la nécessite pour pouvoir se déployer.
- 3 https://www.education.gouv.fr/21-mesures-pour-l-enseignement-des-mathematiques-3242.
- 4 https://eduscol.education.fr/1853/plan-de-formation-en-francais.
17Le cheminement commun et partagé suppose que les deux sujets qui coopèrent puissent endosser chacun leur responsabilité dans cette entreprise : chacun est reconnu en ce qu’il est capable, pleinement capable. Ainsi, « le sujet capable s’atteste comme sujet responsable » (Ricœur, 2005). Avec la reconnaissance-attestation, apparaît la notion d’empowerment anglo-saxonne, difficilement traduisible en français (« capacitation » est ici préféré au disgracieux « empouvoirement ») comme autonomisation de l’autre, terme utilisé en France depuis les années 2000. Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener définissent l’empowerment comme un processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action et de s’émanciper (Bacqué et Biewener, 2013). L’attestation à l’autre de sa propre capacité à agir constitue, en effet, une qualité essentielle de l’accompagnement (« être aux côtés de l’accompagné dans la direction où il va » suppose que celui-ci soit capable non seulement d’agir mais aussi de juger) : puisqu’il s’agit de construire un praticien réflexif et autonome, il s’agit aussi de le reconnaître comme tel. La récente évolution de la formation continue dans le premier degré tend elle aussi à s’appuyer sur cette capacité des acteurs à prendre une part active à leur propre développement professionnel. Avec les Plan mathématiques3 (depuis 2018) et Plan français4 (depuis 2020), un nombre croissant d’enseignants ont aujourd’hui la possibilité de déterminer, au sein d’un collectif, avec l’appui d’un conseiller pédagogique accompagnateur, l’objet de travail qui constituera leur unique chantier de formation autour des apprentissages fondamentaux (mathématiques ou français) pendant une année scolaire : cet objet choisi est aux prises avec les problématiques des enseignants en situation d’enseignement et le travail conjugue apports scientifiques, savoirs situés et logiques des acteurs.
18L’attestation à l’autre de sa capacité à agir, à dire et à juger est incontournable en situation de travail. Lorsque je ne reconnais pas l’autre (débutant ou chevronné), je lui refuse une capacité éminemment morale : je lui refuse de pouvoir être l’auteur de ses propres actes. L’imputabilité telle qu’elle est définie, comme un corollaire des capacités de l’homme (dire, agir et raconter), conduit Paul Ricoeur à lier responsabilité et imputabilité. « Un agent humain est tenu pour l’auteur véritable de ses actes, quelle que soit la force des causes organiques et physiques. Assumée par l’agent, elle [l’imputabilité] le rend responsable » (Ricœur, 2005). S’abstenir de reconnaître, c’est finalement invalider toute possibilité d’entrer en relation avec d’autres sujets, c’est ignorer la nécessaire réciprocité dans une estime de soi à travers l’autre. « Le rapport positif à soi est intersubjectivement constitué et intersubjectivement vulnérable : il est donc en attente de confirmation » (E. Renault et département de philosophie, 2020). L’accompagnement fait le pari de la reconnaissance plutôt que celui du déni. Des tensions (déception, impatience, désaccord, etc.) peuvent évidemment exister, mais il faut considérer qu’elles sont une part acceptable de l’accompagnement : elles sont liées à la mise en relation de deux sujets « entiers », indépendants entre lesquels les désaccords et les ressentiments peuvent exister.
- 5 L’habitus vient du mot latin hexis, présent dans le Théétète de Platon et chez Aristote comme une d (...)
- 6 Ces règles de métier sont formulées explicitement dans les travaux de Sébastien Chaliès à l’univers (...)
19Il est possible de poursuivre en cernant encore plus précisément ce que sont la reconnaissance et son déni : à la source des théories de la reconnaissance, se trouve d’abord l’idée que le rapport positif que j’entretiens avec moi-même passe par le regard, le comportement et les jugements des autres à mon égard. L’élucidation se poursuit encore avec une exploration des différentes significations de la reconnaissance. Reconnaître, c’est « se remettre dans l’esprit l’idée de quelqu’un qu’on connaît » : l’institution reconnaît par principe ses professeurs en supposant acquises les compétences du référentiel, en définissant un concours d’entrée dans le métier et en s’appuyant sur leur habitus5 tel qu’il est défini par Perrenoud (1976) pour organiser le travail dans les écoles. Mais reconnaître, c’est aussi « connaître une personne qu’on n’a jamais vue à quelque signe ou à quelque marque physique, morale ou intellectuelle » : parce qu’elle connaît leur métier et la complexité de leur activité professionnelle, l’institution reconnaît les maîtres, au-delà de leurs singularités, comme des experts de la transmission, qu’ils soient polyvalents ou disciplinaires. Planifier son enseignement, l’organiser, le construire, et le mettre en œuvre, observer les élèves, les accompagner et réguler son action constituent les règles d’un métier6 que l’école connaît et dont elle reconnaît par principe la maîtrise par ses enseignants. Cette reconnaissance prend la forme institutionnelle de l’obtention d’un concours d’état, d’une certification professionnelle.
20Dans un mouvement inverse, celui qui cesse ou refuse de reconnaître n’est plus obligé envers l’autre : il n’est plus tenu d’écouter celui qu’il ne reconnaît pas, ni même d’avoir aucun égard envers lui. Songeons d’abord à ces élèves qui, devant une certaine impuissance de l’école à lutter efficacement contre les inégalités, contestent la légitimité de l’éducation nationale, discutent l’autorité des maîtres et se soustraient à l’exigence d’obéissance. Songeons aussi à ces enseignants « désobéisseurs » du premier degré qui, opposés à un projet de modification du temps scolaire qu’ils jugeaient être mené sans concertation suffisante, se sont insurgés contre les lois Darcos de 2008 et ont, au moins momentanément, refusé de faire passer les évaluations nationales dans leur classe ou d’accomplir certaines heures de service dévolues à l’accompagnement pédagogique complémentaire, nouveau dispositif apparu avec le passage à quatre jours de classe hebdomadaires. Ces enseignants, se sentant méprisés et exclus de la préparation d’une réforme tendant à modifier leur activité et les contours de leur métier, se sont affranchis de leurs obligations en signe de protestation. Une institution qui ne reconnaîtrait plus ses professeurs serait conduite immanquablement à la surdité et à une certaine forme de brutalité envers le terrain, envers les acteurs, leurs besoins et leurs aspirations professionnelles. L’accompagnement, bien au contraire, apparaît s’inscrire dans une dynamique de reconnaissance de l’acteur, de son activité, de sa subjectivité et de ses problématiques propres (« Cet élève me pose problème », « Je ne parviens pas à mettre mes élèves au travail en histoire » ou encore « Je ne travaille pas efficacement, je dors peu et je n’ai pas vu ma famille depuis plusieurs mois »). Reconnaître, c’est instituer et autoriser l’autre à remplir sa mission. Reconnaître les professeurs, c’est connaître finement leur activité et la réalité de leurs conditions d’exercice et c’est bien dans ce sens que sont formulées les demandes de reconnaissance des professeurs (en situation de pandémie comme dans toute autre, lorsque l’activité perd du sens ou qu’elle est désorganisée structurellement ou conjoncturellement).
21Depuis la fin du xxe siècle, la reconnaissance semble, en effet, constituer un paradigme dans la sphère sociale et dans le monde du travail : celui-ci sous-tend nombre de revendications qui ont trait à l’identité des personnes, de groupes, ou à la valeur du travail (au sein d’un collectif ou individuellement) et à sa rémunération.
22La reconnaissance professionnelle dans le champ du travail renvoie aux situations d’appréciation, voire de considération de l’agir professionnel d’un acteur. Ainsi, la reconnaissance professionnelle sous-tend un processus d’évaluation qui peut émaner de pairs, mais aussi d’un « hiérarchique » ou encore d’une instance externe sur le travail d’un individu. La rétribution symbolique qui en résulte s’accompagne d’un sentiment de gratification pour l’acteur. Parfois, l’effet produit est négatif laissant place à un déni de reconnaissance au travail (Jorro et Houot, 2013, p. 253).
23Sur le terrain du travail, reconnaître, c’est prendre en considération l’agir de l’autre, reconnaître son engagement professionnel et attester de l’utilité de son travail. Ainsi, une rétribution symbolique génère des effets positifs sur l’engagement et la motivation quand le déni de reconnaissance produit des effets inverses, négatifs qui, souvent, se traduisent par une résistance et une inertie en réaction aux demandes institutionnelles. C’est, en effet, comme le souligne Emmanuel Renault, « seulement lorsque les attentes de reconnaissance, ordinairement satisfaites, se trouvent déçues, qu’elles émergent à la conscience des individus concernés et qu’elles peuvent se transformer en demandes explicites adressées à autrui ou à des institutions » (E. Renault, s. d.).
24Si ce paradigme trouve sa genèse philosophique dans l’idéalisme allemand, il s’agit bien plus d’une pensée contemporaine qui se nourrit des travaux d’Axel Honneth (La lutte pour la reconnaissance) et de Paul Ricoeur (Parcours de la reconnaissance et Histoire et vérité). « C’est par des expériences négatives de mépris, Missachtung, que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de reconnaissance est né de la dissatisfaction ou du malheur du mépris ; c’est toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Axel Honneth de l’héritage du jeune Hegel », tel est le point d’ancrage de la reconnaissance que livre Paul Ricoeur lors de son discours inaugural aux viie Rencontres internationales de Camino de Santiago en Espagne en 2003. Pour le Hegel des écrits de Iéna, la lutte pour la reconnaissance (Kampf um Anerkennung) s’inscrit dans une aspiration profonde à « être reconnu », sans toutefois que cette aspiration puisse être ramenée à une approche contemporaine du travail. Chez Hegel, cette lutte pour la conquête de l’identité et de la liberté, traverse et caractérise les relations sociales et trouve un moyen d’accéder à l’universel au service de l’autre (Dienst) par le travail. Ainsi, la lutte pour la reconnaissance passe d’une forme active présente chez Fichte, « reconnaître l’autre », à une forme passive « être reconnu par l’autre ». Avec Axel Honneth, le mépris et, plus largement, le déni de reconnaissance sont considérés comme une forme d’injustice qui limite la liberté d’agir de l’individu et sa capacité à se comprendre lui-même dans l’intersubjectivité. Ne pas être reconnu par l’autre, c’est subir un refus de construction de sa propre identité. Chaque forme de mépris (sévices, privation de droit ou offense) « ébranle la relation pratique à soi-même, en refusant, au sujet la reconnaissance de certaines de ses revendications d’identité » (Honneth, 2015, p. 162).
25Dans le champ du travail, la reconnaissance peut donc conforter l’individu et/ou son travail, lorsque le mépris niera, en miroir, l’individu et/ou la valeur de son travail. Dans l’enseignement et la formation plus spécifiquement, la reconnaissance semble pouvoir être appréhendée selon quatre directions différentes qui toutes concourent à la reconnaissance de la personne au travail. Ces quatre dimensions distinctes peuvent être déclinées autour de la personne, des résultats, de l’effort et des compétences. J’explore à présent chacune d’elles. De quelle reconnaissance s’agit-il lorsqu’il est question d’attester l’autre de ses capacités ? Une revue de ces dimensions semble indiquer qu’elles ne peuvent pas toutes constituer un point d’appui pour une reconnaissance-attestation. Jean-Pierre Brun écrit en 2008, dans Sciences humaines, que dans le travail :
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Reconnaître la personne conduit à s’intéresser davantage au sujet qu’à l’employé. Qu’en est-il de cette forme de reconnaissance, à l’échelle de la circonscription ? La circonscription représente l’institution au niveau local : elle comptabilise environ deux cent cinquante enseignants d’enseignement primaire autour d’une équipe de pilotage restreinte (une secrétaire, en moyenne deux conseillers pédagogiques, un enseignant formateur aux usages du numérique et un inspecteur de circonscription). À l’échelle de la circonscription, la reconnaissance de l’individu est omniprésente, elle cimente les relations et voit la confiance se construire.
En circonscription, la confiance est adressée à Mme Labor ou à M. Job. Il ne s’agit pas là d’une considération acquise par principe, désincarnée ou liée au statut plutôt qu’à l’exercice réel du métier. L’équipe de pilotage connaît ses enseignants, ses directeurs, elle les reconnaît dans les tâches qu’ils accomplissent. Elle a connaissance de leur travail, interagit avec eux de manière très fréquente, souvent individuelle ou à l’échelle d’une équipe d’école et mesure assez finement les éventuelles fragilités qui conduiraient, dans une logique de soutien de ses professionnels, à épargner les individus, à les soutenir ou à les renforcer en fonction de leur contexte personnel autant que professionnel. Cette reconnaissance de l’individu, derrière le professionnel, naît de la mise en relation des individus en situation de travail, elle est adressée et trouve son siège dans le sujet : celui qui reconnaît, celui qui est reconnu.
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Brun dépeint ensuite une reconnaissance des résultats qui, quant à elle, repose sur une approche de l’agent en tant qu’il fait progresser (positivement) ses résultats. Cette reconnaissance intervient comme une récompense dont la valeur est instrumentale et d’abord, au service du résultat. En éducation, la reconnaissance par le résultat ne semble pouvoir trouver ni sa légitimité, ni sa place : faut-il conclure à un travail insatisfaisant ou de piètre qualité des enseignants dès lors que les scores aux évaluations subissent des variations défavorables ou n’évoluent pas aussi positivement qu’escompté ? La reconnaissance par les résultats semble, par ailleurs, particulièrement propice à l’émergence de situations de déni de reconnaissance : est-il acceptable de désavouer l’action des enseignants lorsque les élèves ne réussissent pas assez ? Une reconnaissance qui retiendrait ses faveurs, qui passerait au crible les individus pour séparer le bon grain, digne de reconnaissance, de l’ivraie n’apparaît pas pouvoir remplir ce rôle fondamental recherché dans la reconnaissance. Le sujet ne peut être institué par ses résultats.
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Reconnaître l’engagement conduit, au contraire, à une approche subjective dans laquelle l’effort et l’engagement des acteurs sont reconnus, le plus souvent symboliquement, et ce, quels que soient les résultats de leur action. Reconnaître l’effort s’inscrit dans un souci de préservation de la motivation, les conséquences peuvent en être matérielles, ou être revendiquées comme telles. Ainsi, l’effort peut-il être reconnu de manière globale, adressé à une profession dans son ensemble en tant qu’elle renvoie à des acteurs impliqués, ayant consenti des efforts importants (par exemple, en surcroît de travail des soignants en cas de crise sanitaire). En janvier 2020, les professeurs ont pu lire dans la lettre d’information des personnels de l’éducation nationale : « en ce mois de janvier, tous les personnels bénéficient d’une augmentation indiciaire de 0 à 15 points d’indice selon l’échelon. Il s’agit de mieux reconnaître l’engagement des personnels ». Dans ce cas, la majoration d’un indice et du traitement des personnels est explicitement évoquée par l’institution comme un moyen de reconnaître l’engagement professionnel à travers une revalorisation financière de tous les acteurs. Si des professionnels peuvent être reconnus en tant qu’ils sont membres d’un groupe de travail, il est aussi possible d’envisager plus spécifiquement que la reconnaissance puisse attester de l’effort réalisé par un individu donné, qu’elle vienne renforcer ce sujet dans ses capacités et rende compte d’un engagement professionnel important.
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Enfin, une quatrième dimension, sur le terrain de l’éthique, amène à envisager plutôt l’implication des individus, leur sollicitude au travail, en intégrant une dimension normative à l’agir professionnel. L’éducation doit davantage être considérée comme le champ de la construction d’une éthique commune, de valeurs propres à fonder une déontologie enseignante, comme le suggère Eirick Prairat (2013), plutôt que comme le terrain d’une évaluation individuelle éthique des professeurs. Si une formation éthique doit être proposée aux enseignants tout au long de la carrière et si cette formation doit faire l’objet de l’attention de nos collectifs de travail, elle ne saurait être évaluée individuellement, en situation de travail.
26Ainsi, si la reconnaissance doit être considérée comme un acte fondateur de la mise en relation dans l’accompagnement et par extension dans la formation, alors celle de l’individu et celle de l’effort (et de l’engagement professionnel dans son sillage) constituent chacune une polarisation possible des actes de reconnaissance. Lorsque j’adresse un feedback à Paul qui accuse réception du travail qu’il a effectué pour construire un module d’apprentissage sur la division euclidienne, lorsque je porte une valeur à la posture de Nora qui parvient à installer dans sa classe un climat propice aux apprentissages, qui allie exigence et bienveillance, je les reconnais « entièrement » comme personnes et comme professionnels et j’atteste de la valeur de leur travail. Dès lors, la reconnaissance dans le travail gagne un nouvel élan, celui de l’éthique et peut être rapprochée du travail de Paul Ricoeur et de sa phénoménologie de l’homme capable, avec une reconnaissance des capacités de l’agent humain qui assume une dimension morale pour une attestation du sujet comme un acteur responsable. « Dans le panorama des capacités affirmées et assumées par l’agent humain, l’accent principal se déplace d’un pôle à première vue moralement neutre à un pôle explicitement moral où le sujet capable s’atteste comme sujet responsable » (Ricœur, 2005). Le concept de reconnaissance qui est approché ici dans l’accompagnement doit être appréhendé comme une étape essentielle, fondatrice et inaugurale, une étape première conçue comme une autorisation à prendre sa part dans le travail qui s’annonce. Ainsi, « la reconnaissance comme sentiment repose sur des personnes qui sont, de par leur nature même, des fins en soi et non des moyens dont nous disposerions à notre guise » (Kunnath, 2014, p. 36). Reconnaître l’autre, c’est le reconnaître comme un sujet complet qui ne peut être subordonné aux desseins d’un autre. Reconnaître signifie alors instituer comme sujet, comme c’était déjà le cas chez Kant :
L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen pour l’usage arbitraire de telle ou telle volonté, et que dans toutes ses actions, soit qu’elles ne regardent que lui-même, soit qu’elles regardent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin (Kant, 1988, p. 61).
27La reconnaissance reconnaît en l’autre son humanité, celle-là même que j’estime en moi-même et cette quête du valoir dans l’estime de l’autre qu’est la demande de reconnaissance peut devenir un levier pour conforter le sujet mais aussi pour conforter le sujet dans son mode de relation aux autres. « La quête d’estime de soi n’a en soi rien d’égoïste ni de solipsiste. Nous y trouvons le désir d’exister à travers le simple fait d’être reconnu par autrui. La quête de reconnaissance est une relation interhumaine réciproque » (Kunnath, 2014, p. 35). La souveraineté est affirmée et renforcée dans cette reconnaissance irréductible de l’identité.
28Lorsqu’il s’agit de rencontrer véritablement ce débutant qui me fait face, lorsqu’il s’agit de nouer une relation qui sera propice à de nouveaux modes d’action, à la construction de nouvelles significations, il s’agit d’abord de le reconnaître dans son identité et dans sa capacité à dire ou à agir. Reconnaître que ce professionnel qui me fait face, cet autre, « a des qualités personnelles propres à aller dans le sens de mes intentions […] mais surtout en reconnaissant que ses propres intentions, ses choix libres vont dans le même sens que les miens. Reconnaissance de la liberté de l’autre de se rapprocher dans un dessein » (Honoré, 1992, p. 93-94). La reconnaissance de l’autre préserve de l’invisibilisation du travail et de l’engagement comme processus de destruction du sens de l’activité de l’autre, et assure ce dernier de l’utilité de son travail. L’autre ne peut être ni minoré, ni nié, ni même ignoré dans ce qu’il fait par le formateur. Reconnaître que le débutant œuvre activement à la réussite de ses élèves, parce que c’est bien le cas la plupart du temps, c’est déjà lui reconnaître une certaine légitimité, celle du laborieux qui remet son ouvrage sur le métier chaque jour, mais c’est également lui attester de son identité de professionnel, en construction peut-être, mais professionnel déjà. Le traiter comme tel constitue le premier ressort d’une présence éthique à l’autre pendant l’accompagnement à visée formative, pour favoriser le développement professionnel. Cette présence tient dans un équilibre délicat : elle offre sa sollicitude sans écraser, elle soutient l’action sans la modéliser, elle est là pour l’autre, par l’autre.
29Poser que la reconnaissance puisse constituer un moment fondateur de la relation, c’est aussi accepter d’entrevoir une dimension essentielle qui pèsera sur ce que sera l’accompagnement : un dispositif de formation tout à la fois technique et éthique qui refuse l’affadissement dans une décomposition des gestes. Fonder la mise en relation sur la volonté de reconnaissance permet de réunir les deux versants d’un acteur et d’embrasser la complexité de la personne au travail sans la réduire à un agent professionnel indifférent. Il est alors possible de dépasser une apparente dualité entre le prochain et le socius, présentée dans Histoire et vérité. En effet, pour Paul Ricoeur, il existe une fausse alternative entre les relations longues et anonymes avec le socius, et les relations courtes avec son prochain. « L’opposition brutale entre communauté et société, entre relation personnelle et relation administrative ou institutionnelle, ne peut être qu’un moment de la réflexion » (Ricœur, 2001, p. 119-120). La rencontre peut, en effet, être considérée sous le prisme d’une dialectique, d’un entrecroisement entre autrui (le prochain) et le socius (l’autre que j’atteins dans sa fonction sociale : son métier, sa fonction).
- 7 Ce texte reprend à son compte la distinction individu/personne propre à Paul Ricoeur qui fait de l’ (...)
30Lorsque je rends visite au formé, lorsque j’entre en relation avec lui, je le rencontre tout entier, à la fois socius et prochain, c’est bien Émilie, Fabien ou Thomas que je rencontre, comme enseignants et comme personnes singulières qui ont leurs particularités et leur projet propre. Fabien a été fragilisé l’année précédente dans une classe qui l’a mis en difficulté, Thomas a le projet d’enseigner dans un dispositif Ulis (Unité localisée d’inclusion scolaire) école parce que son histoire personnelle l’a sensibilisé à la scolarisation des élèves porteurs de troubles cognitifs et Émilie projette de construire sa carrière en maternelle, dans le cycle qu’elle apprécie le plus et dans lequel elle se sent en situation de confort. Les vécus de classe d’Émilie, de Thomas ou de Fabien sont nourris par leurs aspirations individuelles, leur histoire personnelle, leurs connaissances ou encore leurs aspirations professionnelles. En effet, « ce sont les mêmes situations qui sont vécues sur un mode interpersonnel et dans le cadre d’institutions ou d’organisations économiques, politiques, culturelles » (Ricœur, 2001, p. 132). Il m’est possible de choisir de reconnaître pour rencontrer, et spécifiquement en formation professionnelle, pour accepter l’autre, l’enseignant débutant tel qu’il est : proche et lointain, privé et public. L’accompagné n’est ni tout l’un, ni tout l’autre, jamais seulement un prochain puisqu’il exerce un métier qui justifie une mise en relation institutionnelle avec le formateur, ni jamais seulement un socius puisqu’il est le proche dont le formateur s’approche volontairement dans une relation empreinte de civilité. Ricoeur établit ainsi une praxis du prochain qui ne se borne pas aux proches « en acte », mais s’étend au mouvement de soi qui vise à se rendre proche, à se rendre présent, à se faire le prochain. Avec ce « mouvement vers », la volonté de se rendre proche et de rendre présent donne à la reconnaissance une grande puissance : celle de tisser du lien entre la fonction et la personne7 sans jamais sombrer dans le psychologisme, celle de réconcilier la personne et le professionnel.
31Lors des premiers moments d’enseignement du débutant, la notion de reconnaissance constitue un levier pour son développement. En effet, si le professeur chevronné, qui a pourtant pour lui le retour souvent reconnaissant des familles ainsi qu’une maîtrise pédagogique et éducative solide, peut souffrir d’un déni de reconnaissance porté sur son travail et sur son expertise, alors il semble évident que le débutant, qui construit non seulement sa pratique mais aussi son identité professionnelle, peut, lui aussi, durant cette période de vulnérabilité où il apprend son métier et se trompe parfois, être fragilisé par une absence de reconnaissance. Cette question de la reconnaissance professionnelle « est [en effet] cruciale du point de vue des enseignants débutants qui ne pourraient supporter une forme d’invisibilité au moment où ils produisent des efforts pour faire face à la complexité du métier d’enseignant » (Jorro et Pana-Martin, 2012, p. 5).
32L’invisibilité des efforts consentis par les jeunes enseignants, très importants en début de carrière, constitue un réel point de crispation dont il faut tenir compte absolument sans risquer de conduire à une démobilisation, voire à des démissions précoces. Cette invisibilité naît le plus souvent des attentes parfois déçues de la part de la hiérarchie, des collègues ou des familles de voir chez le novice une pratique efficace et stabilisée ou une communication maîtrisée. Plus trivialement, il est attendu que la classe et son enseignant « roulent ». Les défauts de la pratique qui ne manquent pas d’être soulignés (par un parent dans un cahier de liaison, sur les réseaux sociaux aujourd’hui, par un collègue même) renforcent encore l’invisibilité de ce qui a pourtant été construit et de ce qui a réussi : une séance qui atteint son but, un élève fragile qui entre plus facilement dans les apprentissages, une gestion de classe rigoureuse et bienveillante, etc. La plus anodine séance demande au débutant une débauche de temps et de réflexion parce que rien n’est encore automatisé, parce que les « façons de faire » de l’enseignant sont encore en cours d’acquisition. Après le choc de la réalité et la rencontre avec la classe, les débutants ont souvent l’impression qu’ils ont perdu toute possibilité d’avoir une vie personnelle qui ne soit pas dévolue au travail de préparation. Nombreux sont les jeunes enseignants qui cherchent d’abord à attester du travail qu’ils ont effectué, quels qu’en soient, d’ailleurs, les résultats. Lors de mes visites en classe, il est très fréquent que les débutants commencent par évoquer le temps qu’ils consacrent à préparer : mêlant la préparation matérielle et la conception des séquences d’apprentissage, ils considèrent avoir bien travaillé lorsque beaucoup d’heures ont été nécessaires pour la préparation de la journée de classe (même s’il s’agit de plastification et de découpage des supports). En début de carrière, il n’est pas rare de peaufiner une séance pendant plusieurs heures, séance qui se refusera pourtant à ne jamais fonctionner en classe et à laquelle il faudra renoncer, malgré l’investissement, les lectures, la réflexion, la préparation matérielle, etc. L’injustice ne naît pas toujours d’un mépris volontaire mais parfois d’un simple silence. Dans tous les cas, le déni de reconnaissance, qu’il s’agisse de mépris ou de non-dit qui invisibilise, empêche qu’une appréciation du travail ne soit réalisée par l’autre, et en écho, par soi. Par exemple, lorsque le formateur se concentre exclusivement sur les manques ou n’adresse aucun feedback positif pendant l’entretien, il vient entraver la mise au jour de l’effort consenti, de l’engagement, et, finalement, du travail accompli.
33La préparation et la conduite de la classe ne reposent sur aucun habitus, aucune expérience qui, décontextualisée, puisse être convoquée dans une nouvelle situation, aucune routine telle que la définit Eirick Prairat. Les habitudes de l’enseignant ne peuvent être réduites à de simples gestes automatisés et le terme de routines peut leur être préféré :
L’activité d’enseignement est un ensemble de routines qui ne peuvent être mises en œuvre qu’après appréciation de la situation ; choisir la bonne routine, la plus efficiente, exige habileté et expérience. […] Le mot routine ne doit pas être entendu de manière péjorative comme ce qui résulterait d’une activité mécanique et irréfléchie mais simplement comme ce qui revient de manière régulière, sans que ce retour ne soit pure répétition à l’identique (Prairat, 2019, p. 55).
34Cette définition de la routine rejoint la notion de schème d’action piagétienne.
Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et s’appliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent. Nous appellerons schèmes d’action ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d’une situation à la suivante, autrement dit ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action (Piaget, 1973, p. 23-24).
35En outre, ces débutants dépensent également une énergie considérable en classe pour parvenir à être présents, réceptifs dans l’instant et avec leurs élèves. Cette présence peut être pensée selon les trois lignes de sens définies par Eirick Prairat : « c’est d’abord un art d’être présent, […] c’est aussi un art d’être au présent, […] c’est enfin un art du présent » (2017, p. 77). Être disponible, être impliqué et donner de soi, pour être présent à soi, aux élèves, hic et nunc, être dans la réalité de l’instant, disponible en donnant de soi (de sa patience, de son énergie, etc.).
36Cette construction progressive de l’identité professionnelle, de ses façons de faire et de juger repose sur l’accompagnement et l’espace sécurisant qu’il garantit : l’accompagnateur et l’accompagné font alliance autour du projet du débutant, considérant que l’erreur est une étape de l’apprentissage et que la relation se noue au bénéfice de l’apprenant.
37L’accompagnement professionnel fonde ainsi sa légitimité sur la possibilité pour les enseignants débutants de pouvoir profiter de la présence d’un tiers pour se développer, de pouvoir apprendre des difficultés rencontrées : « ils peuvent faire l’expérience d’une transition formative grâce à l’accompagnement d’un pair expert dont l’intervention s’apparente à une modalité clinique ou réflexive plutôt que prescriptive » (Jorro et Pana-Martin, 2012, p. 2). Le développement professionnel correspond ainsi à la conjugaison de deux approches : celle d’une acculturation professionnelle progressive qui enrichit la professionnalité du débutant et celle d’un ajustement croissant de l’agir à partir d’essais-erreurs vécus en contexte. Parce qu’accompagner signifie aller avec l’autre, au rythme de ce dernier, et dans la direction qu’il a choisie, pour élaborer de nouvelles modalités d’action et se définir dans un ethos professionnel qui « désigne la manière dont le stagiaire [le débutant] construit une “identité axiologique” en fonction du métier visé, dont il définit et redéfinit son aire d’action tant au regard d’une approche déontique de l’activité que de son pouvoir de subjectivation sur l’activité en question » (Jorro, 2011, p. 53), il est fait cas des prises de décision du sujet qui font partie intégrante de l’art d’enseigner, mais aussi de la contextualisation des jugements du professeur qui opère des choix hic et nunc, en fonction de sa propre sensibilité professionnelle, du profil de ses élèves, de sa classe, ou encore du moment de l’année où un apprentissage est entrepris. L’accompagnement est le dispositif au temps long qui permet d’ouvrir la boîte noire des significations que donne le débutant à son action et d’articuler la compréhension de soi et la reconnaissance par autrui. Il se démarque des « dispositifs de transfert des connaissances pour une pratique basée sur les données probantes » (Gosselin, Viau-Guay et Bourassa, 2014, p. 4).
- 8 L’orthographe de « maitre » est ici celle de l’orthographe rectifiée proposée par le conseil supéri (...)
38Lorsque je choisis une approche constructiviste du développement professionnel, je choisis un maitre8 capable de questionner son action, son milieu professionnel et son projet. Je choisis de construire un parcours de formation qui donne la possibilité à ce maitre de questionner sa professionnalité en préférant l’accompagnement et son approche clinique à l’injonction. Ainsi, le processus de subjectivation peut prendre appui sur la reconnaissance professionnelle pour favoriser l’engagement et il est non seulement urgent d’y porter une attention particulière mais aussi nécessaire d’envisager de l’institutionnaliser comme une composante essentielle de l’accompagnement à visée formative, notamment à travers des outils spécifiques. Lors de mes accompagnements, je prends grand soin de relever les traces de toute acquisition portant sur une professionnalité émergente, sur des règles de métier ou sur toute capacité à s’adapter en situation du débutant : lorsque le débutant a écrit et a partagé avec moi ce qu’il estime être ses propres forces pour enseigner et que je les accueille pour ce qu’elles sont (ce qui le rassure au quotidien), je lui offre, sans contrepartie, grâce à ces traces relevées dans sa pratique, de nouveaux points d’appui dont il n’a pas toujours conscience. Ces points d’appui, formulés en règles d’action, mobilisent un langage institutionnel qui conforte autant qu’il accroît la compréhension du débutant de sa propre activité. Ce don se dévoile d’abord dans la parole adressée, lors des échanges, pendant un temps spécifique qui vient répondre au débutant et amplifier sa parole, première, mais il est aussi gardé en mémoire grâce à un écrit spécifique (celui-ci est nommé contrat d’accompagnement et témoigne de la responsabilité que nous endossons chacun à notre niveau). Ce contrat conserve les traces des transactions de reconnaissance et l’orientation que l’accompagné donne à l’accompagnement à chacune de nos rencontres (les objectifs qu’il se choisit après notre analyse conjointe de son action). Ce document reçoit également, au terme de nos échanges, les objectifs de travail que le débutant se donnera pour la suite. Faire de la reconnaissance l’objet d’un moment explicitement identifié comme tel pendant les entretiens post-visites ouvre de nouvelles perspectives au formateur et amène à opérer un pas de côté pour, finalement, modifier les pratiques ordinaires d’accompagnement et ouvrir une voie dans laquelle l’accompagné s’engage, dit, agit et choisit. En effet, « la situation d’entretien qui suit l’observation de classe est un moment privilégié pour instaurer une situation de reconnaissance professionnelle. Le dialogue qui est institué lors de la visite de classe offre un échange entre l’évaluateur et l’évalué de sorte qu’une réflexion partagée s’élabore » (Jorro et Pana-Martin, 2012, p. 5).
39Bien évidemment, identifier les points d’appui d’un enseignant semble, a priori, plus aisé lorsque ce dernier est expérimenté et qu’il a déjà construit des gestes professionnels assurés, des attitudes et une conception éthique de son métier, parce qu’il maîtrise déjà son art. Néanmoins, les premières années d’enseignement demeurent une opportunité, qui ne se représentera pas si souvent lors de la carrière des enseignants, d’instaurer un dialogue accompagné entre la théorie et la pratique et d’installer une phase de reconnaissance professionnelle explicite (parce que l’accompagnement s’inscrit dans la durée et que les rencontres sont multiples et régulières). Cette phase de reconnaissance peut conforter un moment réflexif et autoriser un retour sur sa propre action sans risquer de dégrader son estime de soi.
L’accompagnement à l’entrée dans le métier tend à montrer la nécessité d’instaurer un espace inter-valorisant dans lequel le conseiller pédagogique, en position de tiers, et le professeur débutant échangent en vue de permettre une compréhension de la situation expérimentée ainsi qu’une reconnaissance de soi par soi au travail et par autrui. L’accompagnement et la reconnaissance professionnelle étant reliés par un processus intermédiaire : l’évaluation (Jorro et Pana-Martin, 2012, p. 3).
Prenons un exemple :
Céline (le prénom a été modifié), enseignante débutante pour la première année à temps plein en maternelle, donne à voir une pratique professionnelle évaluée comme peu efficace : sa classe s’articule entre de nombreux temps d’autonomie avec un engagement réduit de ses jeunes élèves, un rendement faible et des moments collectifs pendant lesquels la présence de l’enseignante est peu « guidante » et en retrait.
L’enseignante n’anime pas encore sa classe comme un collectif mais comme une juxtaposition d’élèves avec lesquels elle interagit individuellement : elle ne s’adresse jamais au groupe-classe, même pendant les temps de regroupement, ne pose pas sa voix et n’échange avec les élèves qu’en situation de dialogue à voix basse, multipliant ainsi les interactions avec ses trente élèves lorsqu’une consigne doit être passée à la classe entière.
Si les transformations à entreprendre par Céline sont importantes tant au niveau des écrits professionnels que de l’animation de la classe, il s’agit tout de même d’identifier ce qui la conduira à prendre confiance en ses propres capacités, à estimer sa propre action professionnelle pour envisager ensuite des évolutions coûteuses. En effet, Céline me dit ne pas se sentir à la hauteur de ce qui est attendu d’un enseignant, elle se sent particulièrement incompétente dans la communication avec les familles de ses élèves et la gestion administrative de sa classe au quotidien. Elle songe à démissionner et à s’engager dans la restauration en rejoignant sa famille dans une région éloignée.
Progressivement, lors de l’accompagnement, des points d’appui sont dégagés, même pour cette pratique imparfaite en construction : lors de la première visite, la jeune maitresse mobilise deux cahiers-journaux distincts utilisés en parallèle pour gérer son cours double et un emploi du temps avec de longues plages d’autonomie inadéquates au regard de l’âge et des capacités d’attention de ses élèves (le cahier-journal est l’outil de préparation central du professeur des écoles, il est construit comme une description détaillée des différentes séances de classe, de leurs objectifs et de leur déroulement, parfois jusqu’à faire figurer les consignes ou les tâches des élèves).
Céline s’était fixée, au terme du premier entretien post-visite, les objectifs de retravailler ses écrits professionnels et de reconstruire un rythme de la journée plus adapté à son double niveau de maternelle.
Ce travail, conséquent, a effectivement été réalisé et observé lors de la seconde visite : l’emploi du temps a été revisité vers un plus grand équilibre du temps de présence entre les deux niveaux d’enseignement, avec des phases de travail plus courtes et une alternance de moments plus ou moins exigeants au niveau cognitif. Le cahier journal est à présent un document unique où chaque niveau et les activités correspondantes figurent côte à côte et peuvent être embrassés du regard simultanément.
Un premier point d’appui apparaît ainsi et c’est sur celui-ci qu’il est possible de capitaliser : Céline est capable de se fixer des objectifs d’évolution dans son travail et d’effectuer les transformations nécessaires pour les atteindre. L’année se poursuivra avec la réalisation d’objectifs personnels ponctuels (passer une consigne collective, anticiper la préparation matérielle de ses ateliers, etc.) que Céline atteindra et qui la conforteront dans un sentiment d’efficacité naissant et lui donneront à voir qu’elle est capable de faire ce qui est attendu d’un enseignant. Céline ne démissionnera pas cette année-là.
40Le débutant apparaît être doublement qualifié en tant que professionnel lorsqu’il effectue un retour sur son activité, qu’il l’évalue et qu’il bénéficie d’un retour sur son analyse et lorsqu’il est reconnu comme un acteur autonome et capable d’agir et de juger par le formateur. Qu’il y ait une parfaite congruence entre les points repérés par la dyade formateur/formé ne semble finalement pas si nécessaire : des écarts peuvent exister sans que cela ne pose aucunement problème. La subjectivité de chacun des observateurs (formateur/formé) conduit à des grilles de lecture qui peuvent être différentes mais qui participent chacune à la compréhension de ce que signifie vraiment enseigner : lors de mes accompagnements, en début d’année, le débutant est souvent centré sur sa relation avec ses élèves et le climat de classe, alors que je suis plutôt attentive à l’enseignement dans sa planification et dans sa mise en œuvre. Il semblerait vain et destructeur de ramener le débutant, à chacune de ses tentatives, au menu de toutes ses imperfections et de toutes ses insuffisances, sans jamais identifier un élément positif auquel il pourrait se raccrocher. Quel débutant pourrait accepter de mobiliser tant de ressources affectives et cognitives pour développer son art si, à chaque tentative, je lui faisais exclusivement mention de ce qui ne donne pas satisfaction, de ce qui ne correspond pas aux attendus du métier ? Les défauts existent dans les premières années de pratique, il ne s’agit pas de le nier. D’ailleurs, certains enseignants demeurent même des enseignants « moyens » pendant toute leur carrière et il est à regretter que certaines mises en œuvre n’atteignent que trop peu souvent leur but, la réussite de tous les élèves. Ces imperfections existent, il convient d’en avoir conscience pour faire progresser l’ensemble du système scolaire et de ses acteurs. Parfois, les difficultés sont telles qu’elles peuvent déboucher sur une prise en charge spécifique, voire un renouvellement de l’année de stage. Mais s’il semble impossible de nier certains cas comme des cas-limites pour l’action du formateur (je pense notamment à ce débutant qui, bien qu’il ait été capable de poser théoriquement la nécessité d’un cadre sécurisant pour apprendre, de le caractériser et d’en avoir recensé des mises en œuvre, n’aura finalement pas été capable d’assurer la sécurité physique de ses élèves au quotidien et aura fini par changer de voie professionnelle après avoir conclu que la dimension éducative de l’enseignement dans le premier degré ne l’intéressait pas), il semble tout aussi irréaliste de vouloir capitaliser sur des manques, d’engager l’autre par la révélation exclusive de ses incapacités : « face à ces situations, le novice se sent vulnérable, il est sous l’influence de ses sentiments d’insécurité, de doute de soi et de remise en question qui peuvent porter atteinte à l’image de soi comme professionnel » (Dejean et Charlier, 2012, p. 3). Le professeur, comme tout autre travailleur, a besoin d’être réassuré dans sa capacité à être et à devenir, à pouvoir enseigner aujourd’hui et demain.
41La reconnaissance semble pouvoir constituer aujourd’hui un élément-clef, premier, de l’accompagnement des professeurs débutants et elle trouve, dans sa dimension fondatrice, un espace pour se déployer dans l’entretien post-visite appréhendé comme une rencontre au service du développement des capacités d’agir du débutant. Cette phase inaugurale s’articule autour d’une analyse partagée de l’action du débutant au regard du genre du métier et d’une évocation de son éthos comme nouveau venu dans le monde de l’enseignement. Ce moment explicite prend appui sur une trace, une mémoire, et permet d’instituer le débutant comme un sujet capable, au-delà de ses fragilités, comme un acteur dont le travail est reconnu et dont l’utilité est attestée.
42La reconnaissance professionnelle structurée et explicite constitue un levier en formation initiale et continue (elle doit pouvoir conforter également l’engagement des professeurs chevronnés). Elle favorise l’engagement du formé et crée des conditions favorables au développement professionnel dans un espace inter-valorisant. La reconnaissance professionnelle permet de revisiter les pratiques de formation en prenant le soin de conforter la personne dans ses capacités professionnelles pour l’amener à endosser de nouvelles transformations.