Entretien avec Jean Houssaye
Texte intégral
Les pédagogues ont toujours été des résistants.
Peut-être que nous aussi, à travers la revue, nous résistons. J. H.
Émilie Dubois (ED) : Comment est né ce projet de revue Penser l’éducation il y a 25 ans ?
- 1 Jean Houssaye est le fondateur de la revue Penser l’éducation.
- 2 Diplôme d’études approfondies.
Jean Houssaye (JH1) : Je dirais qu’il est né dans l’inconscience, dans une forme de naïveté au départ, parce qu’il n’y avait aucune structure, pas d’argent, pas de laboratoire, pas de secrétariat. Il n’y avait rien. Mais cela n’a pas suffi à décourager. Au départ, je crois que c’est surtout un projet individuel, il ne faut pas se le cacher. Vu ma formation, mon fonctionnement – professeur de philosophie, intéressé par les questions pédagogique – je réfléchissais à « comment enseigner la pédagogie autrement ? » (ça, c’est le triangle pédagogique). Je dis : « seul », mais finalement pas tant que ça, car je suis un homme de réseau, une sorte d’entrepreneur de réseau. J’avais d’un côté des publications personnelles, sur les valeurs, l’autorité en éducation, et puis j’ai, d’un autre côté, coordonné dans ces années-là beaucoup d’ouvrages collectifs autour de la pédagogie. On connaît les Quinze pédagogues, mais il y en a d’autres. J’avais tout un réseau, qui m’apparaît maintenant car, à l’époque, je n’en avais pas tout à fait conscience. Nous avions aussi le DEA2 européen, qui est devenu le master européen de recherche en sciences de l’éducation (MERSE) à l’université de Rouen. Enfin, c’est aussi grâce à Michel Soëtard, qui m’avait fait entrer dans tous ces réseaux. J’étais le coordonnateur de tout cela.
Le but était que la philosophie de l’éducation et l’histoire des idées pédagogiques soient plus visibles et qu’il y ait un instrument pour leur permettre de se développer à travers la revue et ses articles.
ED : Comment s’est passé le lancement de la revue ?
JH : L’idée de départ était d’amalgamer des universités françaises et internationales autour de ce champ-là, en faisant en sorte que ce ne soit pas la revue de Rouen mais la revue de 28 universités, dont 17 étrangères. Il était demandé à chaque partenaire de verser une petite somme initiale, qui devait ensuite être renouvelée au fil des années – bon, ça ne s’est pas fait. Avec cet argent, il a été possible de construire la revue, de lancer l’appel pour les articles, de réguler l’évaluation des articles et de trouver un imprimeur.
Tout cela a été fait avec l’aide de l’UFR des sciences humaines et sociales, car à ce moment-là, les sciences de l’éducation n’avaient pas de secrétariat. Le laboratoire n’en avait pas, alors que la psychologie et la sociologie, les deux autres départements de notre UFR, oui. J’ai pu jouer là-dessus pour obtenir que quelqu’un puisse prendre en charge la partie pratique du lancement de la revue. Ce soutien s’est affirmé ensuite : la revue, il a fallu l’envoyer ! Cela représente une somme non négligeable, car il y a bien sûr des frais postaux. L’UFR a eu la bonne idée de ne jamais réclamer la somme correspondante. Ce fut une aide très appréciable.
- 3 Centre interdisciplinaire de recherche sur les valeurs, les idées, les identités, et les compétence (...)
ED : Comment la revue s’est-elle articulée avec le laboratoire CIVIIC3 ?
JH : En 1996, le CIVIIC n’existait pas (la création se fait en 1999). Ce n’est pas le laboratoire qui a fait la revue, mais on peut dire que c’est la revue qui a fait le laboratoire, d’une certaine manière. En 1996, il y avait un laboratoire d’éducation qui s’appelait EFS (Éducation formation société), mais qui était plutôt une coquille vide ; ce qui nous permettait d’être assez heureux finalement. EFS a eu quelques malheurs, il n’a pas été reconnu par le ministère au moment où naissait la nécessité de structurer les laboratoires en montant des axes bien identifiés. Le ministère nous a demandé de faire autre chose et nous a suggéré un laboratoire centré sur la philosophie de l’éducation et les pédagogies, puisque la revue Penser l’éducation existait déjà. C’est ainsi que CIVIIC a été agréé, et je pense donc que Penser l’éducation a joué un rôle dans la naissance du CIVIIC.
ED : Comment avez-vous choisi ce titre Penser l’éducation ? Aviez-vous hésité avec d’autres titres ?
- 4 Habilitation à diriger des recherches
JH : Je n’ai pas l’impression d’avoir hésité. J’ai au contraire l’impression que cela m’est venu tout de suite. Il y a l’influence philosophique, « penser ceci, penser cela » ; les philosophes adorent ce genre de choses. C’est aussi grâce à Michel Fabre et à son HDR4 « Penser la formation », qui est antérieure à la naissance de la revue. J’étais dans son jury d’HDR, j’ai recensé son ouvrage. Donc, naturellement, ce titre m’est venu.
ED : Dans le premier numéro, vous avez rédigé un prélude, pourquoi ce prélude et non un éditorial ou une préface ? Et 25 ans plus tard, qu’est-ce qui a changé dans la revue par rapport à ce qu’annonçait ce prélude ?
JH : Sur ce qui a changé, ce n’est pas mon affaire, mais la vôtre. J’aimerais même vous retourner la question et vous demander : seriez-vous prête à signer un prélude comme celui-ci aujourd’hui ?
Pourquoi prélude ? Bon, c’est un peu précieux, il faut l’avouer. Mais, ce que je voulais faire aussi, c’était une belle revue, d’où le format un peu spécial des premiers numéros, qui rappelle les revues de luxe. Le fait que sur la 4e de couverture, il n’y avait rien. On devait véritablement rentrer dedans pour voir ce qu’il y avait. Et pourquoi prélude ? Parce que le prélude, c’est ce qui donne le ton dans une pièce musicale. Cela annonce ce qui va suivre. Cela aurait pu être une préface, mais ça ne marche pas : la préface est souvent une présentation extérieure, comme on en trouve dans les ouvrages par exemple, faite par quelqu’un d’autre que l’auteur. On aurait pu mettre une présentation, ou un éditorial. Cela se fait beaucoup. Mais ce n’était pas le but : un éditorial ou une présentation annoncent souvent un ensemble d’articles qui ont une cohérence. Or, le but de la revue est de ne pas avoir de cohérence thématique. C’est une revue de champ, et c’est tout. D’où cette idée de faire en sorte que des articles très différents, dans le même champ, soient acceptés pour favoriser l’évolution et le développement du champ. Éditorial ça ne fonctionne pas, présentation non plus, préface non plus, donc prélude ! Puis, l’idée était aussi de n’en avoir qu’un, au premier numéro. Car ensuite, il n’y en aurait pas besoin.
ED : Avec le recul, comment percevez-vous l’évolution de la revue ?
JH : Moi, je ne la perçois pas. J’expertise toujours des articles, comme je pouvais le faire auparavant. Soit les articles sont du champ, soit ils ne le sont pas. Je regarde s’ils sont bien construits, s’ils sont référés, si l’argumentation est sérieuse. J’interviens pour d’autres revues, et c’est le même travail. La forme a changé, c’est vrai. Il a fallu faire survivre la revue qui, je le rappelle, était au début la revue des 28 universités engagées dans le projet. Bien sûr, le relais attendu de la part des autres universités partenaires n’a pas eu lieu. Et il a fallu continuer à trouver de l’argent, ici, à l’Université de Rouen. Les frais étaient déjà importants, au-delà même des frais d’impression, puisqu’on envoyait gratuitement la revue aux 28 partenaires et aux contributeurs du numéro, et qu’il y avait peu d’abonnés, pas assez pour couvrir les frais engagés.
Pourquoi les universités partenaires n’ont-elles pas pris totalement le relais ? Je pense qu’elles ont dû, à cette même période, structurer leurs propres laboratoires. Elles se sont un peu repliées sur elles-mêmes. Il a donc fallu trouver des financements ici, à l’interne, et ça n’a pas été une mince affaire.
- 5 Conseil national des universités.
- 6 Haut-Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.
Ce qu’il faut comprendre et défendre, c’est que c’est positif pour une UFR d’héberger une revue, qui plus est, une revue à comité de lecture, reconnue comme revue qualifiante par la 70e section du CNU5 et par le HCERES6. C’est positif pour un laboratoire également. Et c’est positif pour une université aussi, surtout quand la revue tient. 25 ans, ce n’est pas rien !
ED : Selon vous, quelle est la place de Penser l’éducation dans le panorama des revues en sciences de l’éducation et de la formation ? En quoi est-ce une revue singulière ?
JH : Elle a, je crois, une place spécifique dans l’ensemble des revues des sciences de l’éducation et de la formation. Elle est reconnue comme ayant cette place de choix pour les publications de philosophie de l’éducation, d’histoire des idées pédagogiques. Cette dimension, c’est gagné. Je crois qu’il n’y a pas de remise en cause possible. Et le fait qu’elle ait tenu pendant ces années fait que, désormais, elle est installée dans le paysage des sciences de l’éducation. Ce qui n’est pas toujours facile.
- 7 Aujourd’hui, le laboratoire CIRNEF (Centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et (...)
- 8 Instituts universitaires de formation des maîtres.
Sur cette thématique-là, il y a deux revues, qui sont d’ailleurs maintenant dans le même laboratoire7 : Le Télémaque et Penser l’éducation. Le Télémaque, c’est au départ le réseau des anciens professeurs de philosophie des écoles normales, devenues ensuite IUFM8. Il ne faut pas oublier une chose : les IUFM étaient hors universités. Ils ont intégré les universités en 2005 seulement. Ces anciens professeurs de philosophie se sont organisés autour du Télémaque, qui est, elle aussi, une revue de ce champ de la philosophie de l’éducation. C’était une revue dans laquelle ils pouvaient également publier.
La revue Penser l’éducation, quant à elle, n’a pas du tout le même réseau. C’est celui des philosophes des départements des sciences de l’éducation. Elle est en continuité avec ces philosophes, et il faut remonter à la philosophie de l’éducation dans les départements des sciences de l’éducation. Ces personnages, ce sont Daniel Hameline, Georges Snyders, Olivier Reboul, Guy Avanzini et Jean Chateau. Ce sont des philosophes qui sont en lien très étroits avec les questions pédagogiques, et avec les pédagogues. Donc, dans cette tradition des philosophes de l’éducation dans les départements des sciences de l’éducation, philosophie de l’éducation et histoire des idées pédagogiques allaient de soi. Penser l’éducation s’inscrit dans cet héritage, elle reflète cette articulation spécifique.
ED : Et par rapport à ce champ de la philosophie de l’éducation qui passe aussi par les pédagogues, comment se porte-t-il aujourd’hui ? Dans le prélude, vous écriviez qu’il n’avait pas toujours une forte visibilité. Qu’en est-il aujourd’hui ?
JH : Je pense que ce champ s’est structuré. Il y a une fidélité à une tradition d’abord dans les départements des sciences de l’éducation. On ne trouve pas les philosophes de l’éducation dans les départements de philosophie ! La question est réglée de ce côté-là.
- 9 Société francophone de Philosophie de l’Éducation, créée en 2006.
- 10 Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation, créée en 2011.
Ils se sont aussi structurés dans la recherche en éducation. Il y a la SOFPHIED9 ; c’est bien la preuve que tout ceci a coagulé. D’ailleurs, dans le prélude, je parle du colloque de Dijon, en 1993 je crois. Ce colloque, c’est un peu l’origine de la SOFPHIED : des chercheurs, qui se sont trouvés là, ont eu l’idée de construire en réseau ce lieu spécifique de la recherche en philosophie de l’éducation. Néanmoins, tous les philosophes de l’éducation ne sont pas nécessairement intéressés par les pédagogues. Si vous regardez aujourd’hui les publications de leurs membres, les pédagogues ne sont pas au premier rang de leurs intérêts. Du côté de l’histoire, ça s’est aussi structuré avec l’ATRHE10. C’est bien que les historiens de l’éducation se soient structurés mais, pour la plupart d’entre eux, ce sont des historiens des institutions, pas des historiens des idées pédagogiques, ou des historiens des pédagogues. Donc là aussi, avec Penser l’éducation, on est assez minoritaires. Mais on existe ! On existe par rapport à la philosophie et l’histoire, on existe à travers des revues, ce que n’ont pas nécessairement les autres champs. Et on existe aussi, même si on a du mal, par rapport aux autres champs des sciences de l’éducation, même si on n’est manifestement pas majoritaires. La sociologie de l’éducation, les questions de la formation, recoupent beaucoup de monde. On résiste. Les pédagogues ont toujours été des résistants. Peut-être que nous aussi, à travers la revue, nous résistons. Cela nous encourage à continuer. Il y a bien une nécessité de maintenir l’affichage de ces deux dimensions dans la publication scientifique en éducation mais aussi dans les cursus de sciences de l’éducation. Il ne faut pas se leurrer, dans les maquettes, il y a la philosophie, l’histoire, mais pas forcément cet ancrage commun tel qu’il existe dans Penser l’éducation. La revue est là pour rappeler cet ancrage, pour poursuivre cette histoire autour de ces deux thématiques importantes en sciences de l’éducation et ailleurs.
ED : Penser l’éducation est une revue qui fonctionne sans publicité, qui reçoit spontanément des propositions d’articles. Donc elle répond aussi à ce besoin d’écrire des chercheurs en philosophie de l’éducation et en histoire des idées pédagogiques.
JH : C’est vrai. Lorsque j’ai participé à des jurys de thèse, j’ai dit systématiquement aux jeunes docteurs d’essayer d’envoyer un article à la revue pour qu’il y soit expertisé. Et les membres du réseau faisaient la même chose. Ce qui peut aussi inciter des auteurs à proposer leurs articles à la revue, c’est aussi le fait qu’elle s’engage à essayer de formater le moins possible les articles. Bien sûr, la qualité de l’article est requise, les références également, mais il n’y pas de critère de longueur, ni de commande d’une structuration spécifique de l’article, ni de thème imposé. Les articles peuvent faire 10 pages comme 30 pages. Ce refus de standardisation est intéressant, je crois qu’il faut le maintenir. Ce qu’il faut voir peut-être désormais dans la revue, par rapport à ses débuts, c’est la place des chercheurs étrangers qui y publient.
ED : Cela tombe très bien que vous en parliez puisqu’on y travaille ! On a pour souhait de renforcer de nouveau ces publications qui sont toujours bien présentes, mais peut-être moins qu’au début. On serait même prêts à accueillir aussi des publications en langue étrangère, même si cela impacte tout le processus de publication, de l’expertise aux relectures avant impression.
JH : J’ai juste à vous souhaiter bon courage pour les 25 prochaines années !
Notes
1 Jean Houssaye est le fondateur de la revue Penser l’éducation.
2 Diplôme d’études approfondies.
3 Centre interdisciplinaire de recherche sur les valeurs, les idées, les identités, et les compétences en éducation et en formation, EA 2657.
4 Habilitation à diriger des recherches
5 Conseil national des universités.
6 Haut-Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.
7 Aujourd’hui, le laboratoire CIRNEF (Centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et formation, UR 7454).
8 Instituts universitaires de formation des maîtres.
9 Société francophone de Philosophie de l’Éducation, créée en 2006.
10 Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation, créée en 2011.
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Référence papier
Émilie Dubois, « Entretien avec Jean Houssaye », Penser l’éducation, 50 | 2022, 105-110.
Référence électronique
Émilie Dubois, « Entretien avec Jean Houssaye », Penser l’éducation [En ligne], 50 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/pensereduc/734 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pensereduc.734
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