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Tribune

La Hutte finale

Bruce Bégout
p. 12-16

Texte intégral

1L’intérêt que l’époque fait soudainement montre pour les cabanes est symptomatique à bien des égards de la manière dont elle envisage l’habitat. On assiste depuis une dizaine d’années à une floraison étonnante de livres, d’expositions, d’émissions qui sont consacrés à ce type de constructions légères et provisoires. La fragilité interroge, celle de la biodiversité comme celle des artefacts. Des philosophes s’intéressent à la question des façons alternatives d’habiter et restaurent l’esprit du cynisme antique ou sa version moderne, celle de Henry David Thoreau, des artistes proposent des expériences d’immersion totale dans une nature meurtrie en composant des habitats temporaires avec les pauvres éléments collectés sur place, des militants anti-productivistes font de la hutte un objet à la fois écologique, par son faible impact environnemental, et politique, par la contestation d’un mode de vie écocide. Tout le monde d’ailleurs y trouve son compte, de la cabane chic pour nantis qui se rêvent en Robinson survivalistes, dans un monde délivré des nuisances de la ville et des conflits sociaux, aux cabanes porte-étendards des zones à défendre qui investissent les friches, sans compter les camps de fortune des réfugiés qui se multiplient. Même si ces usages sont socialement différents et vont du désir au besoin, ils mettent néanmoins en avant un modèle d’habitat précaire imprégnant l’imaginaire contemporain. La cabane peut être refuge ou tremplin, repli sur soi ou œuvre collective, choix ou nécessité. Dans le contexte des crises continuelles et des catastrophes en tous genres (climatiques, géopolitiques, économiques), elle serait en tout cas une solution à la fois peu coûteuse et adaptée à un monde instable. Le délaissé urbain a sa poésie, ses ingénieurs et ses penseurs. Il est vu, tour à tour, comme la fin d’une ère honnie ou comme un nouveau champ de possibles. Mais dans les deux cas l’intérêt unanime qu’on lui porte est étrange.

Robin Falck, Nolla, 2018, cabane à empreinte carbone minimale conçue dans le cadre de la campagne « Journey to Zero » menée par la compagnie d’énergie Neste (Finlande).

Robin Falck, Nolla, 2018, cabane à empreinte carbone minimale conçue dans le cadre de la campagne « Journey to Zero » menée par la compagnie d’énergie Neste (Finlande).

© Robin Falck, avec son aimable autorisation

  • 1 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.

2S’il est indéniable que les raisons de l’alimenter sont nombreuses, le catastrophisme contemporain, qui a étendu son règne bien au-delà des limites du raisonnablement probable, dans cette zone réactivant peurs ancestrales et réflexes de génuflexion, s’enracine dans une conception particulière de l’histoire où la déception de l’absence de toute fin – ce que, dans les années 1970, Lyotard nommait les « grands récits1 » – est interprétée par la fin de la finalité elle-même, à savoir par la croyance dans l’achèvement de tout ad-venir. Comme si la disparition d’une fin donnée, par exemple la société sans classe ou le bonheur du plus grand nombre, entraînait dans sa chute l’absence de toute finalité, à savoir l’absence de la structure de la conscience historique tournée vers des fins. Dans ce marasme de la futurition, l’imaginaire post-apocalyptique, malheureusement si omniprésent dans les esprits confus de ce début de xxie siècle et qui se plaît, souvent de manière empressée, à dessiner à gros traits des paysages ruinés où le monde d’avant s’est entièrement effondré dans un chaos perpétuel et sans retour, voit également dans la cabane l’habitat idéal d’un monde sans idéal, la hutte finale qui bouclerait le long cycle historique de la construction humaine, allant des premières habitations de fortune du Paléolithique aux baraquements branlants des survivants de la fin de l’histoire. Promouvoir dès à présent la cabane, sa forme, sa symbolique, son coût, c’est se préparer à accepter un monde ruiné où l’architecture ne sera plus qu’une technique de fabrication hâtive, au jour le jour, d’abris temporaires.

3Si la cabane rustique, celle que décrit Vitruve dans son traité d’architecture, ou contemporaine, celle des néo-hippies ou des réfugiés climatiques, recèle plusieurs dimensions de sens qui restent à interroger (son lien avec la nature et l’enfance, la possibilité qu’elle offre de se déplacer sur un territoire de manière nomade, son retrait vis-à-vis de la ville et de sa densité étouffante, sa façon d’articuler l’intérieur et l’extérieur, etc.), elle possède en tout cas cette caractéristique commune qui nous intéresse au premier chef : elle ne peut devenir une ruine. D’une part parce que les matériaux et les techniques sommaires qu’elle emploie pour sa construction ne présentent pas une solidité telle qu’elle puisse durer dans le temps, surtout si elle n’est pas entretenue, d’autre part, parce qu’elle est conçue comme l’antithèse de la ruine, à savoir comme une construction médiocre, marginale et provisoire qui ne peut rivaliser avec le temps. Si, du point de vue social et écologique, la cabane peut avoir un sens dans un monde abîmé et nourrir quelques espoirs d’une autre manière d’habiter le monde, du point de vue architectural, elle représente une version minimale des exigences vitruviennes : firmitas (« pérennité »), utilitas (« utilité ») et venustas (« beauté »).

  • 2 Paul Scheerbart, L’Architecture de verre, Strasbourg, Circé, 1995.
  • 3 Gilles Tiberghien, Notes sur la nature, la cabane et autres choses, Strasbourg, École supérieure de (...)

4Comme l’« architecture de verre2 » de Paul Scheerbart, la cabane ne laisse pas de traces. Abandonnée à elle-même, elle disparaît en effet en quelques mois : le bois pourrit, la structure s’effondre, tout est, à la fin, végétalisé. Là encore, la passion contemporaine pour les cabanes, passion étrange, paradoxale et révélatrice, sans doute empreinte d’illusions morales et de fantasmes hypocrites, témoigne avant tout d’une sensibilité hypernerveuse qui ne veut plus goûter le plaisir long de contempler des choses se dégrader lentement, et qui, par conséquent, accepte sans remords l’horizon de l’anti-monumentalité. Elle renforce en effet l’idée que rien n’est fait pour durer, et que, puisque cette obsolescence est plébiscitée, seul le temps présent mérite notre attention et doit mobiliser nos capacités actives et intellectives. Comme le dit justement Gilles Tiberghien, « construire une cabane, c’est précisément ne rien fonder3 ». Dans un geste anti-architectonique, la cabane se distingue ainsi de toute construction dans l’exacte mesure où elle refuse, par principe, de donner lieu à une ruine. Elle n’est pas ruine en puissance, mais ruine en acte. Si la cabane devient une des références centrales de la pensée contemporaine de l’habitation et si toute cabane dénie la possibilité du devenir-ruine, alors la ruine est niée en tant que telle par son intégration initiale dans la construction. La fragilité de la première rejaillit sur la seconde, et une ruine devenue cabane, à savoir entièrement fragile et provisoire, n’est plus une ruine. Encenser la cabane, c’est donc entériner la fin des ruines. Qu’elle soit utopique ou dystopique, fantasme d’un retour à une nature préservée ou habitat fait de bric et de broc dans un univers dévasté, la cabane incarne, dans sa forme et ses matériaux, dans son imaginaire même, la caducité rapide de tout habitat.

5Si la culture a pour but de donner à l’homme un « corps nouveau » (Ernst Cassirer), à savoir un corps plus grand, plus solide et plus durable, comment peut-elle accepter que ses réalisations concrètes dans le monde, notamment ses réalisations architecturales, soient plus fragiles que le pauvre et petit corps humain qui les fait naître et attend d’elles un secours ? Comment, par la suite, une culture, fascinée par la cabane et les formes précaires d’habitat, parvient-elle à conjurer l’insécurité existentielle par des formes qui seraient encore plus précaires et passagères qu’une existence humaine ? Habiter n’est-ce pas toujours trouver un abri et séjourner un certain temps ? Peut-on habiter un monde rendu encore plus vulnérable que soi, un monde où toute stase cède devant le flux, tout ancrage devant la mobilité ?

Lectoure, le 11 novembre 2021

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Notes

1 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.

2 Paul Scheerbart, L’Architecture de verre, Strasbourg, Circé, 1995.

3 Gilles Tiberghien, Notes sur la nature, la cabane et autres choses, Strasbourg, École supérieure des arts décoratifs, 2000, p. 35.

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Table des illustrations

Titre Robin Falck, Nolla, 2018, cabane à empreinte carbone minimale conçue dans le cadre de la campagne « Journey to Zero » menée par la compagnie d’énergie Neste (Finlande).
Crédits © Robin Falck, avec son aimable autorisation
URL http://journals.openedition.org/perspective/docannexe/image/24570/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 654k
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Pour citer cet article

Référence papier

Bruce Bégout, « La Hutte finale »Perspective, 2 | 2021, 12-16.

Référence électronique

Bruce Bégout, « La Hutte finale »Perspective [En ligne], 2 | 2021, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/perspective/24570 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.24570

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