Éditorial
Texte intégral
1Perspective étrenne, avec ce numéro, une formule collaborative qui sera désormais celle de ses prochaines livraisons. Thématique comme de coutume, le présent dossier a été pensé en compagnie de Victor Claass, coordinateur scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art. Il lui doit ses axes et ses pistes, développés, en amont des débats, entretiens et essais qui structurent habituellement la revue, dans un texte introductif vif et érudit. Venant à la suite du numéro Habiter qui explorait, au sortir des confinements, les manières dont l’histoire de l’art peut s’emparer de cette problématique majeure des communs, les pages qui suivent adoptent un point de vue résolument itératif pour embrasser les formes de la mobilité que connaissent, jusque dans les stases paradoxales de l’arrêt, les œuvres et les vies qui s’y nouent.
2D’une crise à l’autre : nous étions loin de nous douter que – ironie tragique des calendriers – l’élaboration de ce volume consacré à la question des « transports » coïnciderait avec la procession terrifiante de chars russes en plein cœur de l’Europe, avec l’exil de plus de cinq millions de réfugiés ukrainiens et le déplacement précipité de milliers d’œuvres soustraites à l’impermanente immobilité des musées, des institutions et des églises, pour regagner de fragiles havres – caves, réserves, sous-sols. Alors qu’elles sont transportées d’urgence, leur vie y est prolongée par la soustraction aux regards qui les frappe, dans l’attente de regagner la vue de tous ; dans leur capacité à toucher à nouveau, pleines de nouvelles strates de signification, plus vivantes d’avoir risqué la disparition.
3Si tous les transports charrient en effet quelque péril, indiquant en creux la fragilité matérielle, contextuelle, symbolique, consubstantielle aux images et aux objets d’art, leur déplacement en tant que tel, subi ou choisi, les enrichit de nouvelles puissances. Ces dernières font l’objet de ce numéro, dans l’infinie multiplicité des situations, des intentions et des modalités accompagnant tout mouvement – de la guerre à l’exil, de la saisie à la préservation, de la collection à l’exposition. Le plus prosaïque et le plus métaphorique s’entremêlent, tant l’identité d’un objet se révèle précisément dans les circulations qui l’affectent ; tant, aussi, nos identités sont façonnées par les objets que, matériellement ou symboliquement, nous manipulons, les faisant nôtres.
4À cet égard, l’histoire de l’art ne peut ignorer combien de transports, de natures variées, modèlent ses objets, quand l’historiographie ne saurait, de son côté, oublier les déplacements de sens que l’empilement des méthodes et des regards confère à l’histoire de l’histoire de l’art, pour en constituer, in fine, le mouvement perpétuel. Cette archéologie des déplacements et des circulations, que met en œuvre tout procédé historiographique, est une traversée attentive des strates de lectures et de significations qui font la densité de la discipline, à l’image de ses objets ; une traversée des traversées en quelque sorte, qui ne peut s’effectuer que dans le franchissement délibéré, informé, des frontières méthodologiques et des barrières épistémologiques ; ce qui donne du recul et permet d’avancer. Un viatique, donc, à l’image de Courier (Le Convoyeur), œuvre de Gülsün Karamustafa qui accompagne ces lignes et en constitue l’exergue visuel (fig. 1 et 2).
1. Gülsün Karamustafa, Courier [Le Convoyeur] (détail), 1991, techniques mixtes, trois pièces mesurant chacune 40 × 40 cm, collection de l’artiste.
![1. Gülsün Karamustafa, Courier [Le Convoyeur] (détail), 1991, techniques mixtes, trois pièces mesurant chacune 40 × 40 cm, collection de l’artiste.](docannexe/image/26418/img-1-small480.jpg)
© SALT Research, Gülsün Karamustafa Archive
2. Gülsün Karamustafa, Courier [Le Convoyeur], 1991, techniques mixtes, trois pièces mesurant chacune 40 × 40 cm, collection de l’artiste.
![2. Gülsün Karamustafa, Courier [Le Convoyeur], 1991, techniques mixtes, trois pièces mesurant chacune 40 × 40 cm, collection de l’artiste.](docannexe/image/26418/img-2-small480.jpg)
© SALT Research, Gülsün Karamustafa Archive
5Ces vestes renvoient à l’exil que connut, avec les siens, la grand-mère de l’artiste lorsque son peuple fut « déplacé » – selon l’euphémisme d’aujourd’hui, qui brouille la frontière entre l’humain et l’objet – des Balkans vers la Turquie, en 1893 : « Quand nous traversions les frontières, nous cachions ce qui nous était précieux, cousu à l’intérieur des vestes des enfants. » Quelques pellicules et photographies, des poèmes pliés, tout une série de choses que l’on ne peut que deviner à travers la ouate protectrice : ces petits objets, précieux et dérisoires, pris dans les strates de gaze des gilets enfantins, constituent autant de présences fantomatiques et d’histoires potentielles dans l’attente d’être développées. Au plus près du corps, au plus loin de chez soi, enfouie dans les couches des vêtements comme des objets pris dans les strates géologiques de l’histoire, cette archéologie de l’intime croise de nombreuses réflexions développées dans les lignes qui vont suivre. Ironiquement réalisée alors que Karamustafa était privée de passeport et assignée à résidence en Turquie, en raison de ses engagements politiques, l’installation ouvre avec tact aux enjeux de ce numéro, en ce qu’elle catalyse les tensions à l’œuvre dans tout transport, entre mobilité et immobilité, vu et invu, matières et mémoires.
Table des illustrations
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Titre | 1. Gülsün Karamustafa, Courier [Le Convoyeur] (détail), 1991, techniques mixtes, trois pièces mesurant chacune 40 × 40 cm, collection de l’artiste. |
Crédits | © SALT Research, Gülsün Karamustafa Archive |
URL | http://journals.openedition.org/perspective/docannexe/image/26418/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 476k |
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Titre | 2. Gülsün Karamustafa, Courier [Le Convoyeur], 1991, techniques mixtes, trois pièces mesurant chacune 40 × 40 cm, collection de l’artiste. |
Crédits | © SALT Research, Gülsün Karamustafa Archive |
URL | http://journals.openedition.org/perspective/docannexe/image/26418/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 254k |
Pour citer cet article
Référence papier
Marine Kisiel et Matthieu Léglise, « Éditorial », Perspective, 1 | 2022, 6-8.
Référence électronique
Marine Kisiel et Matthieu Léglise, « Éditorial », Perspective [En ligne], 1 | 2022, mis en ligne le 09 juin 2022, consulté le 02 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/perspective/26418 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.26418
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