• 1 Opérateur X [Joly], « Inventaire photographique d’œuvres d’art abritées pendant la guerre », 28 fév (...)

1Une Vierge à l’Enfant est photographiée, installée sur un rebord de pierre dans un espace aux murs aveugles, ressemblant à un caveau (fig. 1). Elle paraît mise de côté, entreposée là. Derrière elle, un vase de pierre et trois tableaux – descendus de leurs cimaises – semblent eux aussi stockés. Cette photographie, prise en mars 1919, a pour légende « Panthéon, statue de pierre ». Elle fait partie d’un reportage réalisé par un opérateur de la Section photographique et cinématographique de l’armée intitulé « Inventaire photographique d’œuvres d’art abritées pendant la guerre »1. La guerre aurait ainsi conduit au déplacement de cette statue à Paris. Comment et quand est-elle arrivée dans un caveau du Panthéon, alors que le pays sort tout juste du premier conflit mondial ? D’où vient-elle ? Pourquoi a-t-elle été déplacée, non pour être exposée au public, mais pour être cachée ? Qu’est-ce que le « transport » incarne dans cette situation de guerre ?

• 2 Xavier Perrot, « Jalons pour une histoire de la protection du patrimoine culturel en cas de guerre  (...)
• 3 Loi du 31 décembre 1913 sur les Monuments historiques, article 14, chapitre ii.
• 4 Charles de la Ménardière, « Les enlèvements allemands en France pendant la guerre de 1914-1918 et l (...)
• 5 Pour le service de protection, Gaëlle Pichon-Meunier donne le chiffre de 30 000 œuvres évacuées ; G (...)
• 6 Lieutenant Henri Hubert, « Rapport sur le service de protection (service des dépôts) », 1^er septemb (...)

2Les périodes de conflit font peser sur le patrimoine une « double menace2 » : la destruction, qu’elle soit militaire ou idéologique, et la spoliation, qui entraînent des déplacements multiples (forcés dans le cadre des spoliations ou préventifs pour échapper aux destructions). Durant la Grande Guerre, le patrimoine français se trouve particulièrement atteint. Ce conflit voit en effet le développement d’une puissance de feu nouvelle, conjuguée à l’augmentation de la force de frappe de l’artillerie depuis la fin du xix^e siècle et aux progrès de l’aviation, qui provoque des destructions inédites. L’évacuation vers l’arrière des objets mobiliers appartenant aux collections publiques ou privées et des objets classés au titre des Monuments historiques3 paraît alors être le seul moyen de les protéger de la destruction ainsi que des dangers de vol que le passage des armées et la désorganisation des structures administratives locales leur font courir. Le transport devient ainsi le « système de protection4 » privilégié : armées, administrations et particuliers participent à des transferts massifs d’œuvres provenant de la zone des combats pour les entreposer dans des dépôts prévus à cet effet5. C’est le cas du Panthéon, utilisé comme tel à partir de février 19186.

• 7 Pour une bibliographie plus complète sur la question, voir Arnaud Bertinet, « Évacuer le musée, ent (...)
• 8 Pichon-Meunier, 2013, cité n. 5 ; Claire Maingon, Le Musée invisible : le Louvre et la Grande Guerr (...)
• 9 Des évacuations ont aussi lieu en France occupée par le service organisé au sein de l’armée alleman (...)

3L’évacuation des collections des musées nationaux durant la Seconde Guerre mondiale est relativement connue et médiatisée7. Elle a cependant eu des précédents moins étudiés en 1870 et durant la Grande Guerre qui constituent des jalons essentiels de l’histoire des politiques de préservation du patrimoine français8. La Grande Guerre donne lieu à une importante circulation, sur le continent européen9, d’œuvres qui sont emballées, acheminées, passant d’un mode de transport à l’autre, posant ainsi des problèmes techniques aux hommes chargés de leur sauvegarde : comment ont-ils déplacé cette Vierge à l’Enfant grandeur nature ? Par quels trajets, quels moyens et selon quelles logiques circulent les œuvres en période de conflit ? Quels accidents connaissent-elles au cours de ces déplacements ?

• 10 Voir notamment Ian Malcolm Brown, British Logistics on the Western Front (1914–1919), Westport, Pra (...)

4Au xix^e siècle a lieu une professionnalisation du transport d’œuvres d’art, dans le cadre du prêt d’œuvres. Durant la Grande Guerre viennent cependant s’ajouter, aux contraintes habituelles du transport d’œuvres – la fragilité des objets concernés, leurs valeurs économique, artistique, patrimoniale et identitaire, la diversité des formes, poids et matières – des contraintes spécifiques au temps de guerre – l’urgence, la masse des œuvres et monuments à protéger, leur état parfois dégradé, les pénuries de matériel ou encore la compétition avec d’autres biens utiles à l’approvisionnement militaire. Dans ce contexte, on peut se demander si la Grande Guerre marque un tournant dans ces pratiques en raison de la quantité d’œuvres transportées, de la rapidité d’exécution et de l’organisation de structures spécifiques dédiées à cette tâche au sein des armées dans un conflit marqué par la révolution des transports. Si l’étude des aspects matériels du transport d’œuvres d’art semble encore constituer un point aveugle de l’histoire de l’art, les études portant sur la logistique militaire n’ont que peu intégré les évacuations de biens et encore moins celles d’objets artistiques : pour la Grande Guerre, elles se sont plutôt concentrées sur l’approvisionnement du front10 depuis l’intérieur, laissant de côté le mouvement inverse.

• 11 Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident (xviii^e-xxi^e siècle) : du monument aux val (...)
• 12 Id., « Le patrimoine en France : une génération d’histoire (1980-2010) », Culture et Musées, 1^er ju (...)
• 13 Jean-Charles Cappronnier, Elsa Marguin-Hamon, « La Grande Guerre du patrimoine », dans Philippe Poi (...)

5Il s’agit ainsi de considérer en quoi il est essentiel, pour comprendre la manière dont une société construit son patrimoine et son rapport à celui-ci11, de faire se rejoindre une littérature technique et une histoire de l’art qui s’intéresse à la circulation, en considérant sa matérialité. Le moment du transport apparaît en effet comme la réalisation en acte de la nécessité de préserver un héritage culturel commun. C’est un moment de « fabrique patrimoniale » compris comme « processus de reconnaissance sociale visant à conserver et à transmettre aux générations futures des biens communs pour leur valeur historique et/ou artistique12 ». La situation de guerre, en raison de la menace de destruction ou de spoliation pesant sur le patrimoine, rend le choix d’une œuvre plutôt qu’une autre et le soin apporté à l’une plutôt qu’à l’autre révélateurs de la conscience patrimoniale d’une société13. Les accidents et les tribulations d’une œuvre, de sa sélection à son arrivée dans un nouveau lieu en passant par son emballage et les soins accordés à son transport – ou leur absence – font ainsi pleinement partie de son histoire, jusqu’à parfois la marquer dans sa matérialité. Au-delà de l’étude de la circulation des images, des modèles et de leurs effets, cet article emprunte la voie d’une histoire des pratiques du transport en temps de conflit. À travers un cas particulier et l’analyse de la documentation qui lui est associée (inventaires, procès-verbaux, photographies, etc.), cette étude s’insère dans une histoire matérielle, culturelle et visuelle en cours d’écriture de la circulation des œuvres d’art durant la Grande Guerre.

• 14 « La France monumentale et la guerre », manuscrit, s. d., MAP, 80/47/02, n. p. (« Introduction »).
• 15 Une circulaire des Beaux-Arts émise le 19 août 1914 invite les autorités locales à prendre des mesu (...)
• 16 Aurélien Prévot, Les Chemins de fer français dans la Première Guerre mondiale : une contribution dé (...)
• 17 John N. Horne (dir.), State, Society, and Mobilization in Europe During the First World War, Cambri (...)
• 18 Ian M. Brown, « Transportation and Logistics », 1914–1918 online: International Encyclopedia of the (...)

6Pour pouvoir suivre des œuvres à travers ce conflit, il est d’abord nécessaire de comprendre comment évolue le transport d’œuvres d’art en temps de guerre par rapport au temps de paix. Au moment de l’entrée en guerre en août 1914, aucun programme national ni service spécifique dédié à la sauvegarde du patrimoine intégré à l’organisation générale de l’armée n’existe alors en France14. Les dangers qui pèsent sur les œuvres d’art dans la zone du front conduisent le sous-secrétariat d’État aux Beaux-Arts à évoquer l’évacuation des collections dès les premières directives envoyées aux autorités locales en août 191415, faisant ainsi en partie dépendre la capacité à préserver le patrimoine de la capacité à le transporter. La mise en place de cette évacuation de masse apparaît d’emblée comme un défi logistique, technique, matériel, humain et militaire, devant s’adapter aux évolutions technologiques du conflit mais aussi s’intégrer à l’organisation du pays en guerre, caractérisée par la réquisition généralisée des moyens de transport et de communication16, la mobilisation des ressources et de la main-d’œuvre17 ainsi que l’urgence et la désorganisation dues aux mouvements des armées. Si, en temps de paix, le transport d’un objet artistique suppose la mise en place d’un dispositif dédié, en temps de guerre, sa circulation est avant tout conditionnée par des contraintes extérieures et circonstancielles. Les œuvres doivent ainsi s’intégrer à une logistique militaire pensée comme l’art et la science de déplacer des objets de leur lieu de production à leur lieu de consommation de manière efficace et rentable18 : ces biens – non essentiels à l’effort militaire – refluent, eux, vers l’arrière, à l’inverse du mouvement qui domine l’organisation logistique générale, faisant affluer hommes et biens vers le front.

• 19 Bertinet, 2015, cité n. 7 ; Maingon, 2016, cité n. 8.
• 20 Notamment l’entreprise Chenue ; Vera de Ladoucette, « Chenue, du layetier de Marie-Antoinette à un (...)
• 21 MAP, 80/47/02, cité n. 14.
• 22 Emmanuelle Danchin, « La cathédrale de Reims en flammes, une icône au service du débat de la lutte (...)

7Alors que la progression allemande vers Paris se confirme à la fin du mois d’août 1914, l’évacuation du Louvre et de plusieurs musées de la région parisienne est décidée19 et sa mise en œuvre assurée par des emballeurs et des transporteurs privés20. Ces évacuations, qui n’ont pas été prévues dans l’organisation militaire du pays, se font dans un contexte de très forte concurrence avec l’armée pour le matériel et l’utilisation des voies de communication : « Les autorités militaires, maîtresses de l’exploitation des voies ferrées, obligées de satisfaire d’abord aux besoins des armées en campagne, n’accueillaient alors aucune requête étrangère21. » Le sous-secrétariat d’État aux Beaux-Arts se trouve rapidement dans l’incapacité d’obtenir les moyens humains – son personnel étant mobilisé – et logistiques lui permettant d’effectuer des évacuations, alors que la question de la sauvegarde du patrimoine devient, à la suite du bombardement de la cathédrale de Reims le 19 septembre 1914, un nouveau terrain d’affrontement entre les deux pays belligérants22.

• 23 Bertinet, 2015, cité n. 7 ; minute de lettre n^o 5029 du sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts au di (...)
• 24 Minute de lettre n^o 948 du sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts au général commandant en chef du G (...)
• 25 Ibid. Les brigadiers des musées nationaux non mobilisés sont employés à ces évacuations mais ils ne (...)
• 26 Notamment Chenue ou Borgest ; AN, F/21/3967, cité n. 24.
• 27 Prévot, 2014, cité n. 16, ici p. 194.
• 28 Claire Maingon, « L’instrumentalisation du patrimoine blessé. Paris, 1916 : l’Exposition d’œuvres d (...)

8Jusqu’en 1917, seuls quelques musées sont évacués23. Chaque évacuation en zone des armées doit faire l’objet d’une demande de moyen de transport auprès du ministère de la Guerre ou du Grand Quartier général puis d’une demande de permis de circulation pour le personnel envoyé en mission24. Les Beaux-Arts, ne disposant pas de personnel habilité à travailler dans cette zone ni spécialisé dans les évacuations25, sont contraints de faire appel à des entreprises de transport privées26. Ils ne parviennent ainsi pas à être en charge de la totalité du processus d’évacuation, les réseaux étant régulièrement saturés en raison des événements militaires27 et l’armée ne donnant pas de priorité de transport à ces biens, malgré l’instrumentalisation croissante du patrimoine blessé28 dans la propagande de guerre. L’émergence d’un modèle nouveau permettant d’intégrer ces évacuations dans l’organisation générale de l’État en guerre apparaît alors comme une nécessité aux Beaux-Arts pour sauvegarder le patrimoine des atteintes subies.

• 29 John N. Horne, « Remobilizing for Total War: France and Britain (1917–1918) », dans Horne, 1997, ci (...)
• 30 Pichon-Meunier, 2013, cité n. 5, p. 286.
• 31 Lettre n^o 13654/D du cabinet du ministre de la Guerre au sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, 24  (...)

9L’évolution de la guerre, le poids de cette question dans l’opinion publique ainsi que les efforts de la remobilisation politique et culturelle du pays29, dans laquelle le patrimoine joue un rôle catalyseur, conduisent à la création, à l’été 1917, du service de protection des monuments et œuvres d’art en zone des armées. Sous l’égide des ministères de la Guerre et de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, cet organe est intégré à l’armée française et divisé en trois sections. Il est actif dès l’automne30. La question du transport des œuvres d’art est présente dès sa mise en place et incluse dans ses premières instructions datant d’octobre 1917 : « Évacuation – S’il y a lieu à évacuation soit sur les lieux choisis de dépôt, soit sur des gares d’embarquement, les transports se feront au moyen de camions automobiles, dont les chefs de section devront adresser la demande au 4^e bureau des armées intéressées31. » Cette intégration à l’organigramme de l’armée paraît être l’unique solution pour employer les moyens logistiques militaires. C’est au bureau chargé du ravitaillement et des transports que le service doit s’adresser afin d’évacuer les œuvres vers un ensemble de dépôts – d’abord dans des dépôts transitoires puis dans d’autres situés en dehors de la zone des armées. Dans ce nouveau contexte, la reconnaissance de la spécificité du patrimoine semble justifier son évacuation et son intégration à la logistique de la France en guerre (fig. 2).

• 32 Des réclamations des chefs de section lors des réunions de la Commission à la tête du service ont l (...)
• 33 Aimé Doumenc, Les Transports automobiles sur le front français (1914-1918), Paris, Plon, 1920, p. I (...)
• 34 Lettre n^o 717 S.C. 10985 (copie) du 4^e bureau de l’état-major du groupe d’armées de réserve signée (...)
• 35 AN, 313AP/136, cité n. 32, 31 juillet 1918.

10Cependant, même une fois intégrées à l’organisation de l’armée, les évacuations sont rendues complexes par le manque de matériel et de personnel – les corvées militaires accordées étant largement insuffisantes aux travaux nécessaires32 – ainsi que par la volonté d’une partie de l’armée d’intégrer ces opérations au schéma général du transport de matériel de l’armée. La reprise de la guerre de mouvement avec l’offensive allemande du 21 mars 1918, la forte augmentation des évacuations qui en découle ainsi que la structuration croissante du système des transports militaires33 conduisent, à l’été 1918, à envisager de centraliser auprès d’un organe directeur les différents services d’évacuation afin d’obtenir une meilleure division du travail, visant à supprimer la spécificité des biens concernés ainsi que l’autonomie du service de protection34. La Commission interministérielle de protection des monuments et œuvres d’art en zone des armées qui dirige le service s’indigne alors de cette tentative par la voix de Jean Bourguignon, son secrétaire : « Ce serait enlever au service de protection des monuments et œuvres d’art l’autonomie relative dont il bénéficie actuellement : les autorités militaires n’ont aucune qualité pour se mêler de questions techniques qui doivent être réglées uniquement par l’administration des Beaux-Arts35. » Si l’autorité du service est finalement maintenue, la nécessaire intégration du transport des œuvres à un système totalement tourné vers l’effort de guerre paraît conduire à faire disparaître la spécificité du statut d’œuvre d’art.

• 36 André Collin, « Rapport sur les opérations de la 2^e section (Centre) du service de protection et de (...)

11La pression logistique qui pèse sur ces transports semble aussi contribuer à exacerber la matérialité de l’objet au-delà de ses qualités esthétiques : l’œuvre est avant tout un poids, un volume ou encore une catégorie technique ; les hiérarchies esthétiques disparaissent. André Collin, chef de la section du Front du Centre, fait en 1919 le bilan de ce qu’il a évacué : « 842 statues, pierre, bois, métal ou ivoire, 521 meubles ou œuvres de bois sculpté, 1 365 tableaux ou panneaux peints, 126 tapisseries en étoffes brodées, 341 objets divers en métal, monnaies, 472 caisses de céramiques ou émaux, 565 caisses de volumes ou de vitraux, 133 caisses de tableaux ou gravures, représentant 14 896 objets36. » Le transport d’œuvres d’art semble ici conditionné par un ensemble de contraintes extérieures, faisant se confronter des logiques différentes et modifiant le statut de l’œuvre par rapport à celui qui est le sien en temps de paix.

• 37 Le wagon P.O. 22.895 part de Compiègne le 27 mai 1918 ; voir l’inventaire du dépôt du Panthéon, MAP (...)
• 38 MAP, 80/03/21, cité n. 37, p. 46.
• 39 AN, F/21/7976, dossier « Oise », fiche n^o 3768.
• 40 Collin, s. d., cité n. 36, p. 6.
• 41 Ordre de transport n^o 16970294, MAP, 80/03/21.
• 42 AN, 313AP/136, cité n. 32, 29 juin 1918.
• 43 Inventaire général des évacuations de l’Oise, MAP, 80/03/20, p. 135.

13La légende du cliché ne nous indique pas la provenance de l’œuvre mais seulement son lieu de dépôt. Cependant, la confrontation de l’inventaire du dépôt du Panthéon et de la base de données Palissy permet de supposer qu’elle est arrivée de Compiègne par chemin de fer et provient de l’église de Saint-Martin-aux-Bois (Oise)37. L’inventaire indique en effet qu’une « grande statue, la Vierge et l’Enfant, pierre, xiv^e siècle38 », entrée au Panthéon sous le numéro 376839 est arrivée de Compiègne, où se trouve l’un des dépôts transitoires de la section du Front du Centre du service de protection40, et qu’elle a fait l’objet de plusieurs photographies. Ce dépôt ne possède pas d’inventaire connu mais il est possible de suivre l’œuvre de Compiègne à Paris le 27 mai 191841, date qui marque le début de l’offensive allemande sur le chemin des Dames et à la suite de laquelle les œuvres stockées au dépôt du palais de Compiègne sont transférées vers l’arrière42. L’inventaire des évacuations réalisées par la section du Front du Centre dans l’Oise indique que plusieurs œuvres de l’église classée de Saint-Martin-aux-Bois ont fait l’objet d’une telle évacuation43. Comment et quand ont-elles quitté cette église ?

• 44 Nanterre, La Contemporaine, album Valois, VAL 277/141, cliché CB000814, 24 mai 1918 [URL : argonnau (...)

14Les clichés des œuvres mentionnées dans l’inventaire du Panthéon permettent de suivre l’évacuation de la statue. Une première photographie montre la Vierge à l’Enfant encore en place, surplombant une porte dans l’église de Saint-Martin-aux-Bois44 ; une seconde présente l’évacuation en cours : deux civils et six militaires encadrent la statue qu’ils viennent de faire descendre, après l’avoir descellée de la niche dans laquelle elle était placée (fig. 3). L’étape du transport de l’œuvre n’est pas documentée. Cependant, le transport d’une autre Vierge, à la même date, montre la sortie de l’église de Monchy-Humières de la statue, allongée sur une structure permettant de la déplacer, et son chargement dans un camion militaire (fig. 4).

• 45 Le maréchal Foch donne le chiffre de 6 000 véhicules fin août 1914 dans l’armée française après réq (...)
• 46 Note de service 33399/A de la direction de l’Arrière – direction des Services automobiles, 6 juille (...)

15La Grande Guerre voit en effet le développement considérable de l’automobile45, ce qu’illustre bien la dotation des sections du service, une voiture et une camionnette. Chacune des sections peut d’autre part disposer quotidiennement – au plus fort des évacuations, en juillet 1918 – de trois à six camions militaires d’une charge utile plus importante (2 à 3,5 tonnes)46. Ces camions sont indispensables pour acheminer les œuvres de leur lieu de conservation au dépôt transitoire avant d’être évacuées vers l’arrière et constituent de véritables unités mobiles de conservation, comme l’explique Fernand Sabatté, chef de la section du Front du Nord :

• 48 AN, F/21/7976, cité n. 39.
• 49 Dossier « Restitution des œuvres », « Objets cassés », s. d., AN, F/21/7975.
• 50 Procès-verbal de restitution n^o 18, 31 décembre 1919, MAP, 80/03/21.
• 51 Monuments historiques, 1997, cité n. 37. Le dossier de l’œuvre classée ne mentionne pas plus d’élém (...)

18Un cliché du 25 mai 1918, au lendemain de son évacuation, montre la sculpture sans main droite ni Enfant sur le bras, celui-ci étant à ses pieds en plusieurs morceaux (fig. 6). Pourtant, la photographie prise au Panthéon en mars 1919 présentait une Vierge qui avait bien son Enfant sur le bras. La fiche d’inventaire du dépôt indique quant à elle que « l’Enfant est brisé ainsi que la main gauche de la Vierge et [ces fragments] sont joints avec d’autres morceaux à la pièce capitale, la main droite de la Vierge manque48 ». L’œuvre a en fait subi une première réparation au dépôt49 avant d’être envoyée chez le sculpteur Camille Garnier à Paris50, où, après une restauration temporaire, elle fait certainement l’objet d’une restauration définitive. Sans connaître les circonstances exactes de cet accident, cette œuvre a indéniablement été marquée dans sa matière par l’évacuation. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, il ne reste que peu de traces de cet épisode : la base Palissy mentionne bien qu’elle est mutilée, que « les doigts de la main droite de la Vierge manquent » et que les « extrémités de ses deux pieds sont cassées51 ». Si les dommages subis par l’Enfant ne sont évoqués nulle part, les traces doivent encore aujourd’hui être visibles. L’étude du cadre logistique du déplacement et de l’ensemble de la documentation produite à cette occasion semble ainsi permettre de mieux connaître l’œuvre et son histoire en identifiant les disparitions ou les accidents qui surviennent dans le cours de ces transferts, qui plus est en situation de conflit.

• 52 L’Association des conservateurs des musées des Hauts-de-France a lancé en 2016 une enquête sur les (...)
• 53 Poulot, 2013, cité n. 12.

22L’étude des conditions matérielles de l’acheminement physique des œuvres permet ainsi de mieux les suivre et les connaître, car le transport fait pleinement partie de leur histoire. Cette étude apparaît aujourd’hui comme une nécessité, notamment dans le cadre de la recherche de provenance et dans les recherches menées par les musées sur les œuvres disparues de leurs collections en temps de guerre52. Elle permet d’approfondir la connaissance des localisations successives, des circonstances et des contextes de déplacement des objets afin de construire « une histoire sociale des provenances et des trajectoires des objets53 », visant à compléter les enquêtes sur les processus administratifs, politiques et judiciaires. Loin de constituer une histoire parallèle de l’art, cette approche logistique et matérielle doit venir enrichir une histoire politique, administrative et idéologique du patrimoine, afin d’affiner la connaissance des œuvres et de leurs expériences.