• 1 Miguel Orozco, La Odisea de Miró y sus Constelaciones: el pintor y sus marchantes, Madrid, Visor Li (...)

1Le fascisme et la guerre menacent de dominer l’Europe. Nous sommes en 1940, et le peintre Joan Miró n’a pas choisi la voie de la résistance (comme Claude Cahun) mais celle de la retraite. De cette période sombre, alors qu’il vit dans un relatif isolement, en France, puis en Catalogne et à Majorque, est issue la série des Constellations, vingt-trois gouaches sur papier, peintes entre janvier 1940 et novembre 1941, considérées comme « les œuvres les plus connues du peintre1 ». Dans un entretien de 1947, Miró explique qu’elles furent peintes dans un moment de grande solitude, inspirées par les reflets de l’eau, la lumière colorée des vitraux de la cathédrale de Majorque, la musique de l’orgue qu’il y écoutait, les textes mystiques de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila et les poèmes de Rimbaud ou de Mallarmé. Ces références indiquent l’état d’esprit dans lequel le peintre se trouvait alors : l’évasion vers un monde éthéré, où les formes perdent leurs contours et se chargent de spiritualité. Les peintures, pourtant, montrent autre chose : sur un fond préparé aux tonalités vibrantes se détachent des formes soigneusement délimitées par des lignes précises, qui tracent des étoiles schématiques ou des figures plus ou moins abstraites, remplies de couleurs pures qui donnent à chaque gouache son caractère propre. Le Passage de l’oiseau divin (fig. 1), la dernière gouache de la série, offre ainsi un ensemble de formes noires et vertes qui se détachent sur un fond brun orangé. Le titre Constellations, que Miró et Pierre Matisse ont trouvé après coup, suggère une rêverie cosmologique et mythologique provoquée par l’état contemplatif, proche de l’hallucination, dans lequel le peintre souhaitait se trouver pour recevoir l’inspiration.

• 3 Pierre Francastel, Peinture et société. Naissance et destruction d’un espace plastique, de la Renai (...)

4L’interprétation surréaliste de la gouache de Miró par Breton donne à l’image de l’espace qui y est figurée son caractère scientifiquement contemporain : la peinture abstraite serait aux nouveaux espaces non euclidiens ce que la peinture en perspective aurait été à l’espace euclidien, c’est-à-dire sa forme symbolique. Au sortir de la guerre, Pierre Francastel, comme beaucoup d’historiens de l’art de sa génération, donne à la perspective picturale une date de naissance et de mort, comme si son utilisation n’était qu’une parenthèse entre la première moitié du xv^e siècle et la fin du xix^e siècle3. La perspective serait devenue, avec l’intérêt nouveau des artistes pour les cultures artistiques extra-européennes, l’avènement de l’abstraction en peinture, la découverte de nouvelles dimensions mathématiques et les révolutions de la physique, une technique du passé, définitivement inactuelle. Dans un monde dont la perception est devenue kaléidoscopique, la perspective n’aurait plus rien à signifier ou à faire voir.

• 4 Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard, 1 (...)

5Mais le contexte historique des Constellations, la Seconde Guerre mondiale, les menaces du fascisme et du nazisme, confèrent au refus de la perspective par un artiste dont la peinture était considérée comme « dégénérée » par les nazis une autre signification, plus politique. Car qui a utilisé toutes les ressources de la perspective pour organiser l’espace fictif ou réel, diriger le regard, ne proposer qu’un point de vue possible, si ce ne sont les dirigeants, les artistes et les architectes des régimes autoritaires de l’époque4 (fig. 2) ?

• 5 Leon Battista Alberti, La Peinture (1435), Texte latin, traduction française, version italienne, Th (...)
• 6 Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, p. 236-250.
• 7 René Descartes, La Dioptrique, discours quatrième, dans Discours de la méthode pour bien conduire s (...)
• 8 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découver (...)
• 9 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Sophie Renaut (trad. fr.), Bruxelles, Zones sensibles, 2 (...)
• 10 Adrian W. B. Randolph, « Les seuils de l’expérience. L’Annonciation de Crivelli et le genre de la p (...)

6Rappelons que Leon Battista Alberti, dans son De pictura de 1435, le premier traité de théorisation de la perspective en peinture, suppose que celle-ci fonctionne à partir d’un unique point de vue, selon une conception géométrique de l’optique conçue comme une pyramide visuelle dont la pointe se confond avec l’œil de l’observateur. Tous les rayons optiques de la pyramide se rassemblent, « conviennent » autour du « chef et prince des rayons », le rayon central situé perpendiculairement à la base de la pyramide5. De là, il est possible d’utiliser de manière politique ce dispositif qui confère au sujet observant une place souveraine : la monarchie absolue a su l’utiliser dans ses mises en scène théâtrales, réservant le point de vue privilégié au roi, devenu par-là même le sujet principal de l’attention6. Parallèlement, René Descartes, dans sa Dioptrique, fait de la perspective une métaphore de sa façon de penser la connaissance comme représentation. Il faut abandonner la croyance erronée, écrit en substance le philosophe, selon laquelle nous connaissons le monde par la simple perception que l’on en reçoit : les choses ne ressemblent pas réellement à ce qu’elles paraissent être. En réalité, nous devons nous représenter le monde comme le dessinateur qui représente, grâce à la perspective, des cercles par des ovales ou des carrés par des losanges7 : c’est seulement en admettant l’existence de notre point de vue limité que nous pouvons nous donner une représentation du monde ; mais, de même que le peintre fait tout pour masquer les artifices matériels (les lignes de dessin, la surface peinte) afin de donner l’illusion d’une fenêtre ouverte, comme le disait déjà Alberti, de même le savant cherche à masquer la singularité de son point de vue, les moyens techniques de fabrication de ses observations, afin de donner l’illusion que ses représentations du monde sont la réalité elle-même8. Quel est le rapport, épistémologiquement, entre ces deux usages, politique et scientifique, de la perspective ? Le savant tire l’autorité de sa démarche de l’analogie avec le point de vue souverain ; mais il dissimule l’arbitraire de sa position supérieure sous les semblants d’un point de vue universel, neutre et objectif. La perspective conduit à naturaliser des constructions artificielles comme l’opposition entre sujet et objet, centre et périphérie, toute une série d’équivalences entre respect des proportions des corps eu égard au point de vue du spectateur et respect des conventions sociales établie par l’élite dirigeante. Elle fait partie de ces outils linéaires qui, selon Tim Ingold, ont servi aux Européens à donner du monde une vision géométrisée, quantifiable et maîtrisable, à l’instar de la cartographie à laquelle elle est liée et, par conséquent, à transformer la Terre en territoires à conquérir et en ressources à exploiter9. La perspective a contribué à conférer à la vision sa place dominante dans les sciences de la nature et l’expérience sensible, et à légitimer la supériorité du masculin (associé au visuel, à la distance, à la rationalité) sur le féminin (associé au tactile, au sensuel, à l’émotion)10. La description que fait Mary D. Garrard de la gravure d’Albrecht Dürer de 1525 (fig. 3) en donne un exemple éloquent :

• 12 Alberti, (1435) 2004, cité n. 5, II, 28, p. 113, II, 29, p. 115.
• 13 Creighton E. Gilbert, « La Flagellation de Piero della Francesca : les personnages du premier plan  (...)

7Ces critiques de la perspective, de ses usages et de ses théorisations en Europe à partir du xv^e siècle, il faut les avoir en tête quand on prend en charge la rédaction en chef d’une revue d’histoire de l’art intitulée Perspective. Mais je ne cesse de penser également à l’affirmation plusieurs fois répétée par Alberti, que la peinture, si l’on suit ses conseils de construction, plaira autant aux savants qu’aux ignorants12. Certes, si la perspective met à distance les émotions ressenties par le spectateur face à celles représentées par les personnages, et intellectualise le plaisir que l’on prend à regarder de la peinture, du moins met-elle tout le monde à égalité face au tableau : parce qu’elle s’appuie sur l’expérience commune de la perception, chacun peut occuper, à tour de rôle, la position du sujet auquel elle s’adresse. C’est peut-être l’amorce d’un « partage du sensible » égalitaire et démocratique que suggère Alberti. L’autre grand artisan de la théorie de la perspective au Quattrocento, Piero della Francesca, aurait inscrit sous sa fameuse Flagellation (fig. 4) la phrase « Convenerunt in unum » [Ils se rassemblèrent / Ils se mirent d’accord]. Référence, sans doute, aux Nations qui conspirèrent ensemble contre Jésus (Ac IV, 26-27), représentées par les trois personnages du premier plan, mais référence, peut-être, aussi aux délégations romaines et byzantines, qui se réunirent pendant le concile de Mantoue afin de mettre fin à des siècles de schisme (et pour lutter contre l’ennemi commun musulman). Référence possible, enfin, aux lignes de fuite qui convergent en un seul point, dans un tableau souvent considéré comme une véritable démonstration de perspective13.

• 14 Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Oiar (...)
• 15 Emmanuel Alloa, Partages de la perspective, Paris, PUF, 2020, p. 251-252.

8La perspective est un dispositif dont les possibilités métaphoriques sont immenses et variées. Si elle se prête à une interprétation centralisatrice, hiérarchisante et autoritaire, elle peut aussi se comprendre comme un outil au service du gai savoir et de la démocratie. Loin d’être complètement remisée dans les greniers des notions dépassées, la perspective a trouvé de nouvelles couleurs et de nouvelles acceptions dans les années récentes. Le « perspectivisme » théorisé par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro à propos de l’épistémologie amazonienne, la « standpoint theory » [théorie du point de vue], mise au point par la philosophe féministe Sandra Harding, associée aux « savoirs situés » de la biologiste et philosophe féministe Donna Haraway, sont au contraire des manières de détacher le lien qui paraissait indestructible entre la perspective et l’impérialisme masculiniste occidental, et de montrer que d’autres perspectives sont possibles, celles qui partent du point de vue des « subalternes », des populations invisibilisées par le point de vue dominant14. Récemment, le philosophe de l’art Emmanuel Alloa en appelait à un « perspectivisme diagonal », fondé sur la confrontation (âgon) des points de vue, pour refonder l’expérience de vie collective sur la capacité à établir démocratiquement celui qui serait le plus profitable au bien commun15.

• 16 Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique et autres essais (1927), Guy Ballangé (trad.  (...)

9La revue Perspective s’est engagée sur cette voie depuis sa fondation en 2006. Comment ce titre s’est-il imposé au moment de sa création ? J’ai recueilli, au cours d’entretiens avec divers membres fondateurs de la revue, au moins trois raisons. Premièrement, la perspective fait partie des termes techniques de l’histoire de l’art et renvoie aussi bien au traité fondateur d’Alberti qu’à des classiques de l’histoire de l’art comme les ouvrages d’Erwin Panofsky ou d’Hubert Damisch16. Deuxièmement, le mot « perspective » avait déjà fait ses preuves comme titre de revue d’histoire de l’art : il existe en Italie une revue intitulée Prospettiva. Rivista di storia dell’arte antica e moderna, fondée en 1975 par Mauro Cristofani et Giovanni Previtali, publiée par le renommé Centro Di de Florence. Ce précédent pouvait servir d’inspiration légitime à la nouvelle revue de l’Institut national d’histoire de l’art. Troisièmement, et c’est à mes yeux la raison la plus importante, « perspective » est aussi un terme largement utilisé aujourd’hui dans un sens figuré qui excède l’histoire de l’art. Le Trésor de la langue française définit ainsi la perspective comme une « manière particulière d’envisager les choses ou d’en interpréter le déroulement », c’est-à-dire d’observer les phénomènes avec du recul, de les situer dans leurs contextes historiques. Elle peut enfin renvoyer à un « événement ou [une] succession d’événements que l’on considère comme probable ou possible », souhaitable ou désagréable ; « perspective » est alors synonyme de « prospective ».

• 17 Alain Schnapp, « Poursuivre l’idée de Jacques Doucet », Perspective, n^o 1, 2006, p. 5-6 [DOI : http (...)

10Ce sont précisément les deux acceptions du mot « perspective » les plus adéquates pour caractériser la ligne éditoriale de la revue. D’une part, la prise de recul qu’implique la vision perspective sur un phénomène historique, un courant artistique, le travail d’une artiste, correspond non seulement aux exigences minimales de toute revue scientifique d’histoire de l’art, mais plus particulièrement, dans le cas de Perspective, au désir d’adopter une forme de distance critique à l’égard de la discipline elle-même, afin que la revue devienne, comme l’écrivait Alain Schnapp dans l’éditorial du premier numéro, « un forum de réflexion sur l’élaboration des connaissances » en histoire de l’art et en archéologie. De là s’explique la place fondamentale et originale, par rapport aux autres revues francophones d’histoire de l’art, qu’y occupent les débats et les articles historiographiques. D’autre part, la vision perspective comme anticipation du futur se traduit dans la revue par le souhait, également formulé dès son origine par Alain Schnapp, d’être un « instrument d’échange d’idées pour faire avancer la discipline », en s’ouvrant notamment aux nouvelles recherches, aux nouvelles méthodes, aux nouveaux objets de l’histoire de l’art17.

• 18 Damisch, (1987) 1993, cité n. 16, p. 361-371.
• 19 Anne Lafont, « Éditorial », Perspective : actualité en histoire de l’art, n^o 2, 2015, p. 5 [DOI : h (...)
• 20 Marine Kisiel, Matthieu Léglise, « Éditorial », Perspective : actualité en histoire de l’art, n^o 2, (...)
• 21 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 154-188.

11Ces deux exigences au cœur de la ligne éditoriale de Perspective – la mise à distance critique et la prospective – traduisent la vision d’une discipline en mouvement, dont les limites ne cessent de se redéfinir, bien loin de l’idée d’imposer un seul point de vue. Chaque nouveau numéro, chaque nouvelle équipe de rédaction ont proposé des manières de faire sortir l’histoire de l’art de ses automatismes, en se confrontant avec son dehors. Hubert Damisch a montré que le dispositif géométrico-optique théorisé par Alberti produisait un effet de déformation sur les bords de la représentation, que les peintres théoriciens comme Piero della Francesca ou Léonard de Vinci essayèrent de corriger en assouplissant la rigueur purement géométrique du dispositif albertien, en y intégrant d’autres éléments comme la couleur ou le flou18. De la même façon, c’est en élargissant le champ de vision de l’histoire de l’art, en incorporant ce qui lui échappait, que Perspective a participé à la redéfinition de la discipline. Elle a accueilli, notamment, de plus en plus de travaux portant sur l’art récent, voire l’art actuel, malgré le préjugé qui veut que l’histoire de l’art ne s’occupe que de l’art passé. Elle a ouvert ses pages à des formes artistiques relativement peu abordées dans les départements d’histoire de l’art, comme le cinéma, les arts textiles, la photographie, les arts de la mode ou les images populaires. Elle s’est internationalisée, en cherchant à multiplier les points de vue afin d’« interroger l’évidence d’une forme de hiérarchie culturelle entre un centre et des périphéries dans notre monde globalisé de l’art et de l’histoire de l’art », comme l’écrivait Anne Lafont, alors rédactrice en chef, dans un éditorial de 201519. Elle a, enfin, questionné ses objets et ses méthodes en s’associant à d’autres sciences humaines et sociales, comme les études de genre, la sociologie de l’art, les études littéraires, l’anthropologie, les visual et cultural studies, pour travailler son « indisciplinarité », pour reprendre un mot cher à Tim Ingold, cité par Marine Kisiel et Matthieu Léglise, qui m’ont précédé à la rédaction en chef de la revue en adoptant le principe du « bon voisinage » disciplinaire de warburguienne mémoire20. En somme, le renouvellement de l’histoire de l’art dans Perspective est toujours passé par un processus d’ouverture et de mélange. C’est ainsi, écrivent en substance Gilles Deleuze et Félix Guattari, en se laissant pénétrer par ce qu’on n’est pas, que l’on devient et que l’on crée quelque chose de nouveau, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art ou d’une œuvre de savoir (ou parfois les deux ensemble) : par hétérogenèse21.

• 22 Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir (1882-1887), Henri Albert (trad. fr.), revue par Jean Lacoste, l (...)
• 23 Haraway, 2007, citée n. 14, p. 120.

12Un processus toujours en cours, nécessairement inachevé. Pour nous guider, inspirons-nous de la pensée de Nietzsche, quand celui-ci décrit le « sage » comme « le véritable poète et le créateur de la vie », qui possède la vis contemplativa de celui qui réfléchit sur sa propre œuvre, mais surtout la vis activa de ceux « qui font réellement et sans cesse quelque chose qui n’existe pas encore : tout ce monde toujours grandissant d’appréciations, de couleurs, d’évaluations, de perspectives, de degrés, d’affirmations et de négations22 ». Suivons le conseil de Haraway, qui nous invite à « rechercher une perspective à partir de ces points de vue, qui ne peuvent jamais être connus à l’avance, qui promettent quelque chose de plutôt extraordinaire, c’est-à-dire un savoir capable de construire des mondes moins ordonnés par les visées de la domination23 ».