• 2 Pour la version française du traité, voir le fac-similé de l’édition de 1613 : Albrecht Dürer, Les (...)
• 3 « Comme les membres d’un homme correctement formé » [« Nisi uti ad hominis bene figurati membrorum (...)
• 4 Erwin Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts visuels, Marthe et Bernard (...)
• 5 Pour Claire Barbillon, « l’empirisme dont il [Alberti] fait preuve dans son système de proportions (...)
• 6 « Spretis extremorum excessibus, si qua excederent aut excederentur, eas excepimus mediocritates. » (...)
• 7 Erwin Panofsky, La Vie et l’Art d’Albrecht Dürer, Dominique Le Borg (trad. fr.), Paris, Hazan, 1987 (...)

1Des corps idéaux aux corps extrêmes. Voilà comment nous pourrions résumer le chemin emprunté par Albrecht Dürer entre sa gravure sur cuivre de 1504 représentant Adam et Ève (fig. 1) et les gravures sur bois illustrant le troisième livre de son traité Vier Bücher von menschlicher Proportion [Les Quatre Livres sur les proportions], publié à titre posthume, six mois après sa mort, en 15282. Dans ce traité, Dürer développe une théorie évolutive de la représentation des corps humains dans leur diversité, se démarquant de plusieurs de ses prédécesseurs et notamment de Vitruve qui, dans le chapitre i du troisième livre du De architectura, fonde « l’origine naturelle du système modulaire » sur les proportions idéales du corps humain3. Selon Erwin Panofsky, les travaux menés par Dürer dans ces quatre livres forment le « point d’apogée que la théorie des proportions n’avait jamais atteint et n’atteindrait plus jamais4 ». La démarche du peintre, qui en cela prend la suite de Leon Battista Alberti, se fonde sur l’observation empirique des corps humains et la nécessité de les mesurer afin de pouvoir, à terme, les représenter. Si Alberti recherche lui aussi une forme d’idéal5, « rejetant les extrêmes, dans un sens ou dans l’autre pour en tirer des moyennes6 », Dürer, en convoquant dix types d’êtres humains, construit une « anthropométrie comparative et différenciée7 ».

• 8 « Quelques raisons, par lesquelles les figures décrites des corps puissent être diversifiées selon (...)
• 9 Anne-Sophie Pellé, « Mesurer l’excès : Albrecht Dürer et la figure obèse », Histoire de l’art, n^o 7 (...)

3Dans le cadre de ce numéro de Perspective dédié aux corps extrêmes, notre intérêt pour Les Quatre Livres sur les proportions de Dürer se porte plus spécifiquement sur les travaux qu’il mène dans le troisième livre où il décide de déformer proportionnellement les figures utilisées au livre premier8. L’idée de déformation proportionnelle, qui peut paraître à première vue paradoxale, correspond à des modifications, selon un même rapport de proportions, des mesures données pour les figures considérées comme normales. L’artiste montre ainsi, dans le cadre de quatre binômes de différences (grand/petit, long/court, large/étroit, gros/grêle) comment augmenter ou raccourcir les membres, le corps et la tête d’êtres humains au point de produire des figures extrêmes, poussées à leur maximum, ressemblant parfois davantage à de longs fantômes qu’à des êtres auxquels l’œil serait accoutumé. Il n’est pas question pour lui d’inventer de nouveaux corps mais de faire comprendre à son lecteur que chaque type de corps peut prétendre à son propre idéal, qu’il s’agit de rechercher pour le bien de la représentation. Comme théoricien, Dürer construit ici un idéal de représentation y compris pour ces corps qui présenteraient une dimension excessive – trop longs, trop petits, trop gros – par rapport au canon tel qu’ont pu le définir d’autres théoriciens avant lui. Il « explicite une distinction entre la beauté “idéale” et la beauté “caractéristique” [et] parvient à se convaincre que chaque type humain possède son propre idéal de proportions9 ». Les figures du livre trois sont parfaitement proportionnées et, même si elles ne représentent pas la norme alors en vigueur, elles forment une norme.

• 10 « Onde dico lei esser detta proportio habens medium et duo extrema, cioè proportione havente el mez (...)

4Canon. Règle. Norme. Normal. Anormal. Tous les termes du problème méritent d’être définis avant de poursuivre notre réflexion. La norme ou le canon, s’ils tirent leur origine respectivement d’un mot latin (norma) et d’un mot grec (κανών), désignent tous deux l’équerre ou la règle, c’est-à-dire l’outil renvoyant à l’idée de droiture aux sens géométrique et moral du terme. Que faire alors de l’objet qui dévie de cette règle et ne lui correspond pas ou plus ? Faut-il essayer de l’inscrire dans une forme de mesure et en faire non pas une nouvelle mais une autre norme, à l’instar de Dürer ? Ou bien est-il condamné à un statut autre, extérieur, voire étranger ? Luca Pacioli, au chapitre vii de son traité De divina proportione [De la proportion divine], souligne qu’il ne faut pas envisager la question par le biais de l’opposition mais bien de la dialectique : « C’est pourquoi je dis qu’elle [la proportion] est appelée “Proportio habens medium et duo extrema”, c’est-à-dire proportion ayant un moyen et deux extrêmes […]. [I]l y aura toujours un moyen et deux extrêmes, car le moyen sans les extrêmes ne peut se concevoir10. » Une norme n’existe donc pas en soi mais en relation avec ce que ses partisans et promoteurs considèrent comme des écarts, des différences, voire des déviances. En retour, les écarts à la norme contribuent à objectiver cette dernière, qui resterait autrement silencieuse et impensée, car jamais remise en question.

• 11 Henri-Jacques Stiker propose l’analyse de trois moments particuliers de l’histoire des corps pensés (...)
• 12 Mathieu Arminjon, Céline Cherici, Pierre-Olivier Méthot (dir.), Le normal et le pathologique : des (...)

5Cette dialectique qui traverse l’histoire du corps et des corps11 a notamment été interrogée par le médecin et philosophe Georges Canguilhem, qui soutient sa thèse de médecine intitulée « Essais sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique », destinée à former la première partie d’une thèse de philosophie, en 1943. C’est en 1966 qu’est publié Le normal et le pathologique, qui rassemble ce premier texte et trois nouveaux chapitres réunis sous le titre « Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique ». Dans la première partie de l’ouvrage, Canguilhem se donne pour objectif de réexaminer la thèse, dominante jusqu’alors, qui établit une continuité entre l’état de santé et l’état pathologique, ne faisant de ce dernier état qu’une variation quantitative, par excès (hyper-) ou par défaut (hypo-), par rapport au premier considéré comme normal. L’auteur y oppose une vision qualitative où le pathologique serait plutôt l’altération d’une fonction. S’il nous semble important de convoquer ici les travaux de Canguilhem, ce n’est pas tant pour ses réflexions d’épistémologie médicale – fondamentales, largement reprises mais également discutées12 – que pour son travail lexical et conceptuel qui nous éclaire :

• 14 Griselda Pollock définit la norme comme « non seulement ce qui est incontestablement grand, mais au (...)
• 15 Canguilhem, 2023, cité n. 1, p. 108.

6Canguilhem relève ici – et ce de manière récurrente dans ses textes – l’ambiguïté du terme « normal » qui, dans un sens descriptif, serait une donnée issue d’un recensement, une forme d’aurea mediocritas statistique et, dans un sens prescriptif, serait une norme, « un principe positif d’appréciation », établie de manière arbitraire et qui aurait valeur de bien universel14. Plus loin dans le texte, l’auteur complexifie ce regard sur le normal par une distinction importante entre les termes « anomalie » et « anormal ». Comme il le souligne très simplement et très justement, le premier est un substantif et possède une valeur descriptive : il désigne une irrégularité par rapport au normal pris en tant que donnée statistique, un écart par rapport à la moyenne. « Anormal », en revanche, est un adjectif qualificatif, qui « implique référence à une valeur, c’est un terme appréciatif, normatif15 ». Normer, établir une norme, c’est ainsi juger, prescrire, voire imposer une règle à la réalité toujours multiple. Mais si le normal statistique peut exister, il est faux de penser qu’un état normal – pris dans un sens prescriptif cette fois – puisse exister en soi. Par conséquent, il est faux également d’imaginer un état d’anormalité ontologique, ce dernier étant nécessairement pensé par rapport à un modèle qui correspond à une norme établie hic et nunc.

• 16 Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963, p.  (...)

7En cela, la dialectique entre le normal et l’anormal – en leur sens prescriptif – est « biopolitique » pour reprendre le concept de Michel Foucault, qui s’est d’ailleurs plusieurs fois référé aux travaux de Canguilhem. Dans son ouvrage Naissance de la clinique (1963), il souligne la place fondamentale de la médecine dans ce qu’il appelle « l’architecture d’ensemble des sciences humaines16 », car la médecine a fourni la notion de norme :

• 18 Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Éditions de l’EHESS/L (...)
• 19 Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, P (...)

8De même, lorsqu’en 1975-1976 il fait porter son cours au collège de France sur « les anormaux » (fig. 4), il commence par revenir à Canguilhem en explicitant le rapport de pouvoir que la notion de norme contient : « La norme, ce n’est pas simplement un principe d’intelligibilité, c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé18. » Plus proche de nous, la question de la norme comme principe politique est posée par Paul B. Preciado qui rappelle que le monstre n’est pas monstre en soi, mais est fait monstre par ceux qui parlent à sa place, qui parlent de lui, qui « le parlent » et le constituent ainsi en objet monstrueux19.

• 20 Victor I. Stoichita, Des corps. Anatomies, défenses, fantasmes, Genève, Droz, 2019, p. 7.

9Dans la lignée de ces débats, ce numéro de Perspective interroge l’histoire du corps « en sondant notamment [d]es avatars de sa représentation visuelle » pour reprendre les mots de Victor I. Stoichita20. Il s’agit d’offrir des « incursions » dans les imaginaires de ces corps, sans proposer un catalogue ou une succession d’études de cas, mais une réflexion historiographique, telle que la revue s’engage à en proposer, sur les normes corporelles et leurs représentations, les canons, tout autant que sur les normes de représentations et les manières dont elles sont éclairées, poussées à leur paroxysme, chahutées voire renversées par ce que nous avons appelé des « corps extrêmes ».

• 21 Pour Alain Corbin, le corps est « un objet historique dont la dimension défie toute tentative de sy (...)
• 22 Voir entre autres Nadeije Laneyrie-Dagen, L’Invention du corps. La représentation de l’homme du Moy (...)
• 23 Voici une sélection bibliographique, classée par périodes historiques. Pour l’Antiquité : Francis P (...)
• 24 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Paris, Gallimard, 1999 ; Élisa de Halle (...)
• 25 Odile Blanc, Parades et parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallima (...)
• 26 Laurent Paillier (photographies), Philippe Verrièle, Danser la peinture. Pour une contre-histoire d (...)
• 27 Moshe Barasch, Giotto and the Language of Gesture, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Be (...)

10Si, dès 1934, Marcel Mauss invitait les anthro- pologues, les sociologues et les historiens à prendre en compte le corps humain et ses techniques, c’est au cours de la seconde moitié du xx^e siècle que les corps pris dans toute leur diversité sont précisément devenus les objets de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire21 et, bien entendu, de l’histoire de l’art. L’étude du corps et des corps a généré une littérature conséquente au sein des sciences sociales et constitue pour l’histoire de l’art un enjeu capital. Leurs représentations ont ainsi donné lieu à des synthèses transhistoriques22 ou circonscrites à des périodes historiques23. Puis leur étude s’est vue déclinée selon différentes manières de les représenter, les historiennes et historiens de l’art s’emparant de la question de la nudité24 ou au contraire du vêtement et des différents types de parures25, de la représentation de ses mouvements26 à travers la danse, le sport ou la question de la performance, ou envisageant encore le corps comme signe, traitant la lisibilité de ses actes, ses gestes, ses postures ou ses mimiques27.

• 28 Barbillon, 2004, citée n. 5.
• 29 Ibid., p. 9 ; sur ces « pseudosciences du corps », voir également Laurent Baridon, Martial Guédron, (...)

11Dans ce spectre de questions, les normes politiques, sociales et esthétiques auxquelles les corps et leurs représentations sont soumis et, par conséquent, la dimension normative de ces dernières, ont constitué pour les sciences sociales en général et l’histoire de l’art en particulier un champ tout à fait fécond. Parmi ces études, citons l’ouvrage de Claire Barbillon, Les Canons du corps humain au xix^e siècle. L’art et la règle28 qui offre, dans son chapitre introductif, une synthèse bienvenue des « principales étapes que connut l’évolution des théories des proportions », parmi lesquelles Dürer figure en bonne place. Elle identifie comment, à partir de la fin du xviii^e siècle, le retour d’une « ambition canonique » et normative dans le champ de la création artistique « du néoclassicisme à Le Corbusier » s’est appuyé sur ce qu’elle nomme les « sciences et pseudosciences du corps29 ».

• 30 Rosemarie Garland Thompson (dir.), Freakery: Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, New Yor (...)
• 31 Diane Robin, Aux origines de l’esthétique. Le goût de la laideur au seuil de la modernité, Paris, C (...)
• 32 Yvon Le Gall, L’Anziana. Iconographie de la vieillesse féminine dans l’Italie de la Contre-Réforme, (...)
• 33 Quentin Petit dit Duhal, Jessica Ragazzini, « Une introduction à la pluralité des corps en transiti (...)
• 34 Anna Caiozzo (dir.), Le Corps entre visible et invisible. Voiler/dévoiler le corps de l’Europe au s (...)
• 35 Francesca Alberti, Antonella Fenech, Corps troublants. Images et imaginaires dans la première moder (...)

12Face à ces corps, dont la puissance normative est d’autant plus renforcée par leurs représentations, prennent place des corps qui bousculent la norme, s’en échappent ou l’exagèrent, devenus des sujets d’étude plus largement considérés ces dernières années. Cependant, si l’histoire de ces représentations peut parfois donner l’impression que la plus grande visibilité acquise, voire conquise par ces corps en rupture avec les normes serait un signe de la modernité qui, au cours de la seconde moitié du xix^e siècle, a remis en cause les canons esthétiques et libéré la représentation, il n’en est rien. Ces corps qui se posent en dialogue et parfois en conflit avec les normes irriguent l’histoire de l’art depuis des siècles. Mais quels sont-ils ? Qui sont-ils ? Les monstres ou supposés tels, les freaks30, les corps laids voire obscènes31, loin des doctrines du beau idéal ? Les corps malades ou âgés, approchant les limites de la vie humaine32, les corps en transition, c’est-à-dire ceux ayant subi « une modification sur le plan anatomique qui produit un écart quant aux normes de genres, de sexes, de races, de classes ou de situations dites de “handicap”33 » ? Tous sortent de cet horizon d’attente normé et normatif et ont été étudiés précisément pour cette raison. Ce sont des corps inhabituels, oscillant entre le visible et l’invisible34, dont les images elles-mêmes, qui ont parfois été cachées car supposément troublantes, ont un statut particulier. S’il y a trouble, c’est aussi parce que ces corps ébranlent le corps social et de ce fait en révèlent les caractères normatifs. Ce trouble, celui de la représentation et de la réception, a lui aussi fait l’objet de travaux importants35.

• 36 Voir Jan Blanc, Ralph Dekoninck, « Rubens et Rembrandt : deux regards sur la violence de l’image et (...)

14Plusieurs auteurs et autrices se sont intéressés aux représentations de corps qui n’appartiennent plus (et cette dimension temporelle est importante) à la norme et ont interrogé les causes et les processus de leur transformation, les images qu’ils génèrent mais aussi ce qu’ils impliquent dans la création artistique. Parmi les causes de ces transformations, la violence subie de manière exogène est étudiée dans deux contributions collectives. La première est un dialogue entre Jan Blanc (Université de Lausanne) et Ralph Dekoninck (Université catholique de Louvain), entamé lors de l’édition 2023 du Festival de l’histoire de l’art, portant sur la place que Rembrandt van Rijn et Pierre Paul Rubens ont accordée à l’expression de la violence religieuse exercée sur les corps de martyrs, qui constitue « l’un des principaux points communs de leur dramaturgie36 ». La seconde est la transcription d’une table ronde qui a eu lieu le 2 février 2024 à l’Institut national d’histoire de l’art, qui avait pour sujet les représentations des corps meurtris ou mutilés par la guerre. Avec Manuel Charpy (InVisu, CNRS-INHA) qui la modérait, Vivian Braga dos Santos (INHA), Philippe Depairon (Columbia University in the City of New York) et Dork Zabunyan (université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis) ont interrogé les corps meurtris non plus comme sujets de la peinture (comme chez Otto Dix ou George Grosz), mais à la fois – et paradoxalement – en tant qu’ils apparaissent dans les archives et les œuvres d’art. Qu’il s’agisse des irradiés de la catastrophe d’Hiroshima-Nagasaki, des victimes de la violence d’État en Amérique latine, de celles de la colonisation ou des guerres du Golfe à travers l’objectif de l’artiste Sophie Ristelhueber, les images – ou l’absence d’images – de ces corps mutilés partagent certaines caractéristiques mais doivent également être analysées en fonction de leur contexte temporel et géographique propre.

• 37 Bernard Andrieu, « L’homme hybridé : mixités corporelles et troubles identitaires », dans Édouard K (...)

16Jusqu’où un corps peut-il échapper à la norme et être encore reconnu comme un corps ? Cette question pose le problème fondamental de l’essence du corps face aux formes d’hybridité ou d’augmentation corporelle, à des corps pouvant être qualifiés d’extrêmes en tant qu’ils repoussent les limites du corps37. Elle peut aussi être convoquée pour interroger les appartenances ou les identifications à un genre, à une espèce, voire questionner l’humanité de certaines représentations. Les contributions que nous avons eu le plaisir d’accueillir dans ce numéro prouvent que cette problématique peut et doit se traiter sur le temps long. L’article d’Anne-Sophie Pellé (Fondation des sciences du patrimoine) porte sur les usages symboliques, esthétiques et formels de l’obésité ou de l’extrême maigreur dans l’art germanique de la Renaissance dans des débats théoriques sur la figuration de la corruption morale (physiognomonie) et dans le cadre de la réception du modèle canonique italien des corps à l’antique. Aussi, parmi ces corps aux limites prennent place les monstres, sujet traité dans l’article écrit à quatre mains par Laurent Baridon (université Lumière Lyon 2) et Martial Guédron (université de Strasbourg), qui se sont donné pour objectif d’étudier la place de l’iconographie tératologique dans l’image satirique à partir du xix^e siècle, en lien avec la culture médicale contemporaine. Ils montrent avec justesse comment les figures de monstres, ces êtres considérés comme dénaturés, transgressifs et qui s’opposent à l’idéal du corps parfait, chargent la caricature d’un contenu moral, social, politique et esthétique particulier.

• 38 Michael Squire, The Art of the Body: Antiquity and Its Legacy, Londres, I. B. Tauris, 2011.

17Enfin, sont étudiés les corps modèles, situés au croisement de l’esthétique et du politique. Ce sont les corps puissants, ceux des dirigeants politiques, des guerriers ou des sportifs, ces corps qui performent une norme, souvent issue de modèles classiques38. C’est à nouveau la tension qu’ils entretiennent avec la norme, parfois extrême, au point de la surperformer, de la pousser à son point précisément le plus exaspéré. Parmi eux, la présence notable des corps sportifs dans l’art contemporain fait l’objet d’un entretien avec le commissaire d’exposition et critique d’art Jean-Marc Huitorel, à la lecture duquel on se demandera tout autant ce que l’art a fait de ces corps que ce que ces corps ont fait à l’art. Comme une suite logique, dans un second entretien, l’historienne de l’art Marine Nédélec explique comment les corps bodybuildés, qui au départ incarnent de manière paradigmatique l’idée d’une norme, celle du corps sain et musclé, et prennent place dans une historiographie de la construction visuelle du corps puissant, deviennent, à force d’excès, des figures problématiques. Dans un article de Lorena Ehrbar (Université de Lausanne) sont interrogées les représentations photographiques et cinématographiques du danseur Serge Lifar qui, à travers la fascination exercée par un corps apollinien à la peau foncée, construisent un canon corporel moderne oscillant entre référence antique et fantasme d’un ailleurs exotique. Enfin, Sara Vitacca (université de Franche-Comté) étudie les corps des naturistes futuristes italiens. Loin des vertus pacifiques prônées par les naturismes étrangers, refusant même la nudité, le naturisme de Filippo Tommaso Marinetti et Arnaldo Ginna tend à engendrer un corps extrême colonial dont l’objectif est de parvenir à maîtriser la nature et ses ressources, mais également les peuples et les territoires. Un corps modèle pour un nouvel idéal viril, guerrier et fasciste.

• 39 Rosemarie Garland-Thomson, « Building a World with Disability in It », dans Anne Waldschmidt, Hanjo (...)

18La dimension extrême d’un corps, tout comme sa dimension idéale, est nécessairement relative aux contextes et aux concepts des groupes sociaux envisagés. Cette dialectique entretenue au sein des images entre les uns et les autres constitue un enjeu social et épistémologique actuel qui s’inscrit durablement dans le champ de la recherche en histoire de l’art. Ce numéro se donne donc pour finalité d’étudier cette « non-conformité incarnée39 », autrement dit les manières dont les images figurant des corps extrêmes participent à la fabrique des corps, à la fabrique et à la diffusion de normes ou des contraintes exercées sur les corps pour les intégrer ou encore à l’exclusion d’autres corps du champ évidemment factice du « normal ». En retour se pose également la question de la subversion de ces normes par les images, de leur place dans les luttes esthétiques, sociales et politiques passées et actuelles, et du risque de produire, toujours, de nouveaux dispositifs normatifs.