• 1 Gilles Bui-Xuân, Roy Compte et Jacques Mikulovic, « La culture du handicap peut-elle être une cultu (...)
• 2 Henri-Jacques Sticker, Corps infirmes et société, Paris, Dunod, 1997.
• 3 Bui-Xuân, Compte et Mikulovic, 2004, cités n. 1.

1Avant sa reconnaissance comme fait social à la fin des années 19601, le handicap, concept qui a connu une évolution au fil de l’histoire2, a d’abord été pensé dans le champ médical et dans la société comme l’expression d’un manque par rapport à un état considéré comme normal et sain, qu’il faudrait réparer ou compenser3. Les représentations visuelles ont largement contribué à cette pensée du handicap comme déficience, les constructions socioculturelles continuant à peser sur la manière dont on perçoit son histoire, sur ses représentations et sur la création artistique. Les récents Jeux paralympiques de Paris 2024 ont été l’occasion de constater que ces représentations sont encore bien actives dans la société, particulièrement en France. Ce contexte sportif a montré à quel point les personnes en situation de handicap sont appréhendées en fonction d’un état regardé comme normal. Pour avoir une place dans la cité, elles doivent décrocher des médailles, performer, aligner des exploits, en somme passer d’un statut « hors norme » vu comme un en deçà à un statut « hors norme » salué comme au-delà.

• 4 Jean-François Ravaud, « Modèle individuel, modèle médical, modèle social : la question du sujet », (...)

2Cependant, depuis une trentaine d’années, le modèle social du handicap l’a défini comme l’interaction entre une personne et son environnement et le produit de l’organisation sociale4. On est donc passé d’une conception médicale du handicap, selon laquelle l’individu doit s’adapter ou se faire soigner pour pouvoir participer à la vie sociale, à une conception sociale du handicap où c’est à la société de s’adapter.

• 5 Nous adaptons ponctuellement la langue française pour qu’elle soit en adéquation avec le choix d’éc (...)
• 6 La bibliographie est importante, mais nous pouvons citer par exemple Cindy Lebat, « Les dispositifs (...)

4Les participantes et participants à ce débat, Baptiste Brun, enseignant-chercheur en histoire de l’art contemporain à l’université Rennes 2, Cindy Lebat, docteure en muséologie, chercheuse spécialiste des processus sociaux de construction du handicap notamment dans les musées, No Anger, docteux5 en science politique, chercheux et artiste, ont accepté de discuter, toujours selon l’objectif historiographique de la revue, de la place qu’occupent les diverses formes de handicap dans les représentations, des diverses relations que le handicap entretient avec la recherche en sciences humaines et sociales, les pratiques artistiques et les institutions culturelles, de ses représentations sociales, de la place des artistes concernés et des actions menées par les centres d’art et les musées, sujet d’investigation aujourd’hui très important dans le champ de la muséologie6. Des questions soulevées par le concept d’art brut aux formes militantes adoptées par des artistes en situation de handicap, du musée conçu pour un public valide aux politiques publiques récentes plus ou moins bien mises en œuvre pour garantir plus d’inclusivité, cette discussion établit un bilan historique et permet de penser la situation contemporaine des relations entre art et handicap.

[Katie Durand]

• 7 Fabrice Lenglart (dir.), Vanessa Bellamy, Le Handicap en chiffres, Direction de la recherche, des é (...)
• 8 Source : Association de gestion du Fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (...)

5– Katie Durand. En France en 2021, 6,8 millions (13 %) de personnes de 15 ans ou plus vivant à leur domicile déclarent avoir au moins une limitation sévère dans une fonction physique, sensorielle ou cognitive, et 3,4 millions (6 %) déclarent être fortement restreintes dans des activités habituelles, en raison d’un problème de santé7. La vaste majorité de ces handicaps sont invisibles. Seules 15 % des personnes handicapées le sont depuis leur naissance ou avant leurs 16 ans8. Le handicap est donc en grande majorité une situation qui advient au cours de la vie. L’évolution sémantique récente qui nous a fait passer d’« invalides » ou de « freaks » à « personnes en situation de handicap » raconte aussi des changements de valeurs. Aujourd’hui, les musées emploient beaucoup le concept d’« inclusion ». Pouvez-vous, Cindy Lebat, expliquer ce qu’on entend par « inclusion » ?

• 9 Pierre Falzon, Ergonomie constructive, Paris, Presses universitaires de France, 2013 [URL : https:/ (...)

6– Cindy Lebat. Ces termes peuvent effectivement être épineux, mais il est vraiment important de les définir, même si évidemment dans les limites de ce débat il est difficile d’évoquer toute leur richesse. Le mot « inclusion » est effectivement central pour penser le handicap et son traitement social. Pourtant comme vous le disiez, il est utilisé tellement souvent qu’il en devient galvaudé et vidé de son sens. Il fait souvent l’objet d’emplois inadéquats ou abusifs, qui font qu’il peut être mal perçu. De manière très simple, l’inclusion c’est le fait de permettre à tous les citoyens de partager les mêmes espaces de sociabilité, les mêmes expériences et, surtout, les mêmes possibilités de choix, de mener une vie épanouie, en participant à la vie sociale et citoyenne. L’inclusion prend le contre-pied des logiques ségrégatives. Pour revenir sur ce qui a été énoncé en introduction, ce n’est plus à l’individu de s’adapter mais c’est l’environnement qui doit devenir capacitant9 pour permettre à l’individu de participer pleinement. La notion d’inclusion est très fortement liée à celle d’accessibilité, c’est cette dernière qui la rend possible et effective.

• 10 Voir par exemple la lettre de Jean Dubuffet à Robert Volmat, datée du 28 déc. 1952, dans Jean Dubuf (...)

10– Baptiste Brun. Aborder la question des rapports entre l’art et le handicap par le prisme de l’art brut et l’outsider art me semble d’emblée problématique. La notion d’outsider art d’abord, qui reconduit précisément quelque chose de l’ordre de l’exclusion, propose par définition – même si ce n’est pas l’intention explicite de ses acteurs – de célébrer la marge. Or célébrer la marge, c’est toujours la reconduire. Il y a souvent eu une forme d’annexion dans l’indexation de productions artistiques à cette notion d’art brut, un geste impérieux sinon autoritaire qui, dans son élan de célébration, sépare. Établir un rapport entre la question de l’art brut et le champ du handicap et, plus spécifiquement, celui de la déficience mentale est un grand paradoxe en fait : c’est ignorer une partie de l’histoire de l’art brut, qui consistait non pas à désigner un art qui soit produit par des personnes définies comme différentes par rapport à un canon normatif, mais plutôt à appréhender un art qui ne soit pas fait par des artistes, ce qui est une distinction centrale. Dans ses écrits, Jean Dubuffet, qui a forgé la notion d’art brut, insistait beaucoup : il n’y a pas d’art de la déficience ou de la différence mentales, même si selon lui, l’art consiste toujours à adresser la différence ; l’art brut n’est pas le lieu d’un art des fous, des idiots ou des unijambistes. Par glissement néanmoins, la notion d’art brut est souvent utilisée pour désigner un art supposé manifester la différence psychique, une maladie mentale, quelque chose, donc, de l’ordre d’un art pathologique, d’une production artistique issue, ou plus exactement en prise avec le handicap ou l’altérité psychiques. On est donc dans le champ d’une ineptie, l’art brut étant justement pensé à ses origines comme la récusation de l’idée qu’un art puisse être pathologique10.

• 11 Pour une synthèse : Gary L. Albrecht, Jean-François Ravaud, Henri-Jacques Stiker, « L’émergence des (...)

11Pour sortir de cette impasse, en étant conscient des effets du validisme rappelés par No Anger, on peut se référer au développement des disability studies, qui émergent dans le courant des années 1970 et 1980. Leur avènement s’accompagne de l’essor d’une expression politique des personnes handicapées et de la prise en compte, plus généralement, d’une parole jusqu’alors tue dans les études portant sur le handicap11. Au-delà des questions sémantiques liées à des enjeux de langues et de traduction – substituer la notion de disabled à celle de handicapé déplace les coordonnées de la réflexion –, ce procès en subjectivation contribue à une meilleure compréhension des effets induits par l’emploi de catégories spécifiques dans le champ de la critique d’art et de l’histoire de l’art. En principe, désigner des œuvres dans une perspective qui tend à les subordonner au statut social de leur producteur conduit à une réduction de leur signification et perturbe leur évaluation ou la surdétermine. Les pratiques liées au disability art manifestent cela. Outre-Atlantique, c’est la manière de qualifier des productions artistiques contemporaines de personnes qu’on désigne comme étant en situation de handicap et qui s’inscrivent dans des pratiques militantes. Le travail de l’artiste No Anger est exemplaire de cette démarche et de cette manière de lutter pour changer les regards et la représentation sociale du handicap. C’est là l’enjeu, se défaire de ces notions d’art brut ou d’outsider art qui ont, en dépit de certains des postulats qui ont participé de leur genèse, un caractère qui peut être perçu comme stigmatisant.

• 12 Je ne traite pas ici d’exemples antérieurs de représentations qui, dans l’histoire de l’art, prenne (...)
• 13 Voir Laurent Baridon, Matrial Guédron, « Voir les monstres : caricature et tératologie en France au (...)
• 14 L’Uomo criminale, du médecin et criminologue Cesare Lombroso, paraît en italien en 1876, il est tra (...)
• 15 Georges Didi-Huberman a bien montré l’imprécision de la limite qui sépare la scène du spectacle et (...)

15Une telle construction se forme et se structure dans un contexte précis, dans le courant du xix^e siècle, celui du scientisme et d’une de ses parts maudites, la tératologie12. Martial Guédron définit quelque chose de l’ordre de la culture du monstrueux, qui se serait développée dans les années 183013. Il faut penser le corps monstrueux comme le résultat d’une mise en culture, par le biais de l’imprimé moderne, du travail des artistes, de la sculpture, des exhibitions qui se développent peu à peu et qu’on appellera plus tard les « freak shows ». Pour comprendre la culture du monstrueux, il faut aussi la replacer dans une triangulation qui la lie, d’un côté, à la vénusté, c’est-à-dire ici au caractère normatif d’une certaine représentation du corps féminin comme image même de la beauté, et, de l’autre, à la virilité, un corps masculin jugé puissant en tant que corps de domination et de pouvoir. Une telle triangulation n’est pas loin de prendre en charge tout le champ de la représentation des corps dans la seconde moitié du xix^e siècle, et largement au-delà, jusqu’aux extrêmes des corps fascisants, qui ne sont jamais très loin. Le canon du corps fascisant et, plus encore, nazi – ce corps viril, précisément, qui récuse par définition le corps monstrueux comme étant non pas même à mépriser, mais à détruire, en tant que symptôme d’une forme de cancer du corps social –, n’est donc pas uniquement le propre des années 1930. Cet étrange mélange de détermination sociale et scientifique, et de considérations morales et politiques culmine dans la littérature de la dégénérescence développée notamment par Cesare Lombroso, dont les travaux sont un grand succès éditorial du dernier tiers du xix^e siècle, et le fantasme concomitant de l’eugénisme qui s’étend de part et d’autre de l’Atlantique14. Oscillant entre fascination et répulsion, cette culture se base sur une pratique systématique de la preuve par l’image pour étayer ses raisonnements, par la représentation d’un corps qui n’est pas considéré comme un corps souffrant au sens de la tradition judéo-chrétienne, mais plutôt comme un corps dégénéré, un corps qui ne serait pas un corps, à travers des atlas – les atlas des criminels, des goitreux, des « crétins des Alpes », les atlas tératologiques, des hystériques, etc. – et une mise en spectacle dans le monde enclos de l’hôpital, voire la scène du théâtre ou du cirque15.

• 16 Kader Attia, The Repair from Occident to Extra-Occidental Cultures, 2012, installation, Cassel, XII (...)
• 17 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Alain Kihm (trad. fr.), Paris, Minuit, 19 (...)

16Parce qu’elle fait advenir et démultiplie le corps mutilé au sein de la cité, corps meurtri et handicapé qu’elle produit à une échelle industrielle, la Grande Guerre a néanmoins contribué à changer la donne sur le long terme, processus qu’amplifiera la Seconde Guerre mondiale. Lors de la XIII^e Documenta, en 2012, l’artiste Kader Attia a bien montré que quelque chose opère à grande échelle à l’heure de la boucherie des tranchées. Dans son installation voisinent ensemble, entremêlés, images de gueules cassées et de populations extra-européennes dont les pratiques du corps étaient alors jugées « barbares », artefacts relevant du champ de l’ethnologie coloniale, de l’artisanat des tranchées ou de la chirurgie orthopédique, l’ensemble placé sous le terme polysémique de « réparation16 ». Attia rappelle ainsi que, depuis Verdun, la lecture de la modernité artistique doit nécessairement composer avec ce devenir tragique du corps normé que le conflit rend anormal à très grande échelle. Cette inversion du stigmate monstrueux montre que le corps stigmatisé, au sens d’Erving Goffman17, est un produit du social, de l’histoire, de la culture. Dans le contexte du premier xx^e siècle, cette inversion est bien au cœur du travail artistique d’une certaine avant-garde qui conteste la guerre, ou, froidement, constate ses désastres. L’attitude de ces artistes est nécessairement séditieuse à l’égard de l’institution du corps normé dans et par la représentation. Procédant non par intégration systématique mais souvent plutôt par opposition, en l’occurrence contre la vénusté et la virilité, elle valorise le monstrueux. Lorsque le cubisme malmène l’intégrité du corps, une forme de basculement s’esquisse. C’est ce que saisit Otto Dix à la suite de son expérience du front, avec les hommes qu’il dépeint, sillonnant les rues de Berlin ou Dresde dans des caisses à savon, démembrés, défigurés mais vivants (fig. 1). L’époque du Retour à l’ordre est aussi le moment d’une promotion paradoxale, chez les surréalistes par exemple, d’une monstruosité affichée comme manière de résister et dénoncer la violence sociale du fascisme et du nazisme, qu’on songe par exemple à L’Esprit de géométrie de René Magritte (1937, Londres, Tate). Paradoxalement se joue ici la possibilité d’une réhabilitation du corps monstrueux, du moins sa prise en compte.

• 18 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses universitaires de France, 1966 [éd (...)

17Avec le trauma que réitère le deuxième conflit mondialisé, accusé par le programme d’extermination des malades et déficients mentaux par les nazis, l’Aktion T4, le normal et le pathologique sont interrogés par la médecine et les sciences humaines, interrogation qui culmine dans les années 1950 et 1960 avec la publication des travaux de Georges Canguilhem et ceux de Michel Foucault18, abreuvant à leur tour une critique de l’image et des dispositifs en général. Ces travaux, qui seront relus par les études féministes et repris par les disability studies, forment en effet un terrain qui permet d’aborder de manière critique les représentations des corps « anormaux », au sens de hors norme ou marginalisés.

• 19 Charles Gardou, « Enjeux et dérives de la relation aux personnes en situation de handicap », Sylvie (...)

18La représentation, parce qu’elle réifie et objective le corps, ne permet pas toujours de penser le sujet. Au cours des années 1970, les pratiques performatives, notamment féministes, qui réinstruisent le corps actant comme une possibilité de devenir sujet inspirent à leur tour celles du champ des disabled arts. Charles Gardou écrivait : « L’autre blessé ne se laisse pas figurer, il est regard et non chose à voir. Il n’est pas cet objet scientifique dont il suffirait d’étudier la pathologie et les moyens compensatoires19. » Le validisme se joue là, précisément, dans le fait d’étudier la pathologie et les moyens compensatoires qui font oublier que le stigmate goffmanien, la « tare » du handicap est bien une caractéristique, parmi bien d’autres qui constituent le sujet. La question de la représentation comporte le risque de ne conduire le regard que sur cette caractéristique, à l’exclusion du reste. D’où peut-être ce glissement nécessaire de la notion de « handicap », de l’ordre d’une visibilité, à la « situation de handicap », qui serait de l’ordre d’un contexte et, peut-être, de l’ordre d’une représentation plus ou moins figée, la performance.

• 20 Cindy Lebat, Jean-Jacques Villaret, « Améliorer la perception et la prise en compte du handicap dan (...)
• 21 Cindy Lebat, « Enquête sur les préjugés et stéréotypes à l’égard du handicap en France », Paris, CN (...)
• 22 Loi n^o 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la (...)

22Lorsqu’on évoque l’accueil des publics en situation de handicap dans les musées, la première chose qui vient à l’esprit est sans doute l’accessibilité physique et matérielle des espaces. De ce point de vue, les musées se focalisent très fortement sur l’adaptation de leur cadre bâti, ce qui contribue à porter presque exclusivement l’attention sur le handicap moteur20. Une telle confusion et assimilation du handicap à la déficience motrice sont largement répandues dans la population21. En se concentrant sur les contraintes architecturales relatives à l’accessibilité, le musée accentue encore cette polarisation en niant, par conséquent, toutes les autres formes de handicap ou de spécificité des visiteurs. Le second aspect de ce phénomène reflète une tendance à percevoir le handicap sous l’angle de la contrainte : contrainte architecturale, contrainte de la norme, contrainte budgétaire, contrainte de moyens… Ces aménagements sont issus de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui rend obligatoire l’accessibilité de tous les établissements22. En même temps elle contribue à perpétuer une vision figée du handicap, qui serait uniquement un handicap moteur, représenté par un fauteuil roulant et une rampe d’accès.

• 23 Tim Wheeler, Reflecting on Change: Exploring an International Disability Arts Program, British Coun (...)

26– No Anger. Certes, il y a des avancées timides et quelques artistes se revendiquant comme handicapés et/ou malades sont de plus en plus visibles sur la scène artistique française. Je pense notamment à Benoît Piéron (fig. 2), Laurie Charles ou Kamil Guenatri, mais il reste encore beaucoup de biais sur lesquels se fonde cette invisibilité. C’est ce qu’on appelle l’invisibilisation. J’en veux pour preuve le rapport publié par le British Council en 2021 qui délivre quelques données, bien qu’il ne porte pas spécifiquement sur la France, mais sur l’Europe23. Selon cette étude, qui s’appuie entre autres sur des questionnaires diffusés en 2020 et 2021 auprès des professionnels du secteur culturel dans quarante-deux pays, seuls 16 % des professionnels répondant à l’enquête ont indiqué être familiers de travaux d’artistes handicapés, 52 % d’entre eux en ont une faible connaissance, voire très faible, et 17 % confient ne pas avoir vu de spectacle avec des artistes handicapés durant les deux dernières années. Ainsi, outre la question de l’accessibilité des lieux et celle des fonds alloués par les institutions culturelles, le principal obstacle au soutien et à la programmation d’un plus grand nombre d’œuvres portées par des artistes handicapés est le manque de connaissances à propos de leurs travaux de la part des responsables des lieux culturels.

• 24 Pour donner quelques exemples dans le domaine de la danse : Johan Dhaese, « Danse-thérapie avec des (...)

27Si l’étude dresse un état des lieux européen, on peut penser, malgré l’absence de données statistiques spécifiques, qu’elle donne également une idée de la situation française. On peut aussi penser que l’absence de données statistiques est en elle-même révélatrice de l’invisibilisation des artistes handicapés en France, et symptomatique du fait que ce sujet est perçu par les institutions culturelles comme une non-question. De plus, certains présupposés façonnent tant les politiques culturelles que le regard porté par les sciences sociales. Pour insister sur ce dernier point, lorsque des chercheurs traitent des liens entre art et handicap, ils occultent souvent la question de la professionnalisation des artistes handicapés, ce qui expliquerait l’absence d’enquête statistique à ce sujet. L’écrasante majorité de travaux qui étudient les liens entre art et handicap, et plus particulièrement entre danse et handicap, les abordent sous l’angle de la réinsertion sociale ou de la reconstruction psychologique24. Les personnes handicapées y apparaissent avant tout, non comme des artistes, mais comme des usagers et usagères d’un service médico-social, qui trouveraient un certain soutien psychologique dans l’art pour surmonter l’expérience d’un corps vécu comme un obstacle. La pratique artistique est ici envisagée comme un facteur d’intégration sociale pour une population vulnérable et isolée, ou comme un ressort de reconstruction psychologique. En soi, cette perspective thérapeutique est légitime, on peut toutefois s’étonner de la quasi-omniprésence d’une telle lecture médicale, qui empêche de considérer les artistes handicapés en acteurs et actrices à part entière du champ artistique, et de développer d’autres approches qui, par exemple, permettraient d’appréhender les phénomènes sociaux liés à leur invisibilisation.

• 25 Voir à ce propos les démarches entreprises, par exemple, par le Lille Métropole Musée d’art moderne (...)

29C’est toujours la même ambiguïté qui est à l’œuvre : désigner le handicap pour pouvoir en réduire la portée stigmatisante revient en même temps à le re-stigmatiser. Bruno Gérard, Savine Faupin et Christophe Boulanger, en France et en Belgique, ont insisté sur la nécessité d’organiser des expositions et de diffuser des contenus qui puissent permettre, peu à peu, de s’affranchir d’une lecture de ces œuvres et surtout de ces activités comme relevant du seul champ médico-social, pour en faire un monde de l’art à part entière et, qui plus est, un monde de l’art en prise avec le monde de l’art, pas un monde de l’art ségrégué25.

• 26 Voir l’exposition « La Belgique visionnaire. C’est arrivé près de chez nous », Bruxelles, Palais de (...)
• 27 Carine Fol (dir.) L’Art brut en question / Outsider Art in Question, cat. exp. (Mons, BAM, MONsens, (...)
• 28 Je me permets de renvoyer à Baptiste Brun, « Ave Luïa ! Les innocents (belges) ne sont pas ceux qu’ (...)

30Le travail de la curatrice bruxelloise Carine Fol, qui a notamment collaboré avec Harald Szeemann lors de l’exposition « La Belgique visionnaire26 » (2005), est représentatif d’un ensemble de pratiques curatoriales – inexistantes en France – puisant notamment dans la notion de mixité27. Cependant, ces pratiques peuvent être problématiques à maints égards, parce que la mixité peut aussi renvoyer à une certaine hétérogénéité et mener à une reproduction de la différence. Il n’empêche : ce travail a été, me semble-t-il, dans certaines conditions, un véritable succès. Je pense aussi à ce qui se joue à la « S » Grand Atelier, où l’indistinction devient réelle du point de vue des pratiques professionnelles des artistes28. Il existe bien des initiatives et des travaux en situation qui permettent de dépasser cette réduction à des pratiques artistiques seulement abordées en tant que facteurs d’intégration sociale ou de reconstruction psychologique.

• 29 Jean Dubuffet, « L’art brut préféré aux arts culturels », dans Dubuffet, 1967, cité n. 10, t. I, p. (...)

32– Baptiste Brun. Il y a sans doute une forme de fascination pour la question du stigmate. Du côté du marché de l’art brut, par exemple, il existe un mythe du recours à l’authentique, un fantasme d’ordre primitiviste : quelque chose comme une vérité ineffable se jouerait là – qui plus est dans le champ de la déficience mentale, où l’on est en prise avec des représentations qui font fi de la parole. Ce silence se trouve occupé par d’autres, marchands, collectionneurs, critiques et historiens dont je suis, par exemple, et cela peut poser problème. Pour revenir sur la pratique de Kamil Guenatri, en revanche, que No Anger a évoquée, il a une parole qui montre bien qu’il n’y a pas un art des handicapés. Je viens d’une lecture assidue de Dubuffet, dont le slogan fonctionnait très bien : « Il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou29. » On pourrait dire, de la même manière, qu’il n’y a pas plus d’art des handicapés que d’art des plombiers ou des traders. Il y a de l’art, c’est tout. Encore faut-il le reconnaître. Sur ce sujet, il faut savoir tenir à distance la question de la détermination sociale, même si, en tant qu’historien de l’art s’intéressant à l’histoire sociale, elle doit nous importer. S’il faut tordre le cou à l’art brut, il faut faire de même avec cette fascination pour le stigmate, s’opposer à ce qui relève de la réduction et de la reconduite d’un caractère excluant, sans pour autant faire preuve d’angélisme ni gommer les spécificités de l’artiste, quel qu’il soit. Il ne s’agit pas de fermer les yeux sur les conditions de l’œuvre, de la mise en œuvre, mais plutôt de faire preuve de soin, d’agilité, d’attention à l’œuvre et à celle ou celui qui l’a produit, et surtout pas de compassion ni de bienveillance.

• 30 Elena Chamorro, « Free Frida : entre able gaze et approches anti-validistes », Amnis, n^o 22, 2023, (...)

33– No Anger. Il ne faut pas oublier la spécificité des artistes en situation de handicap et les « validiser ». Je pense notamment aux travaux d’Elena Chamorro sur la figure de Frida Kahlo, qui a été sujette à diverses réappropriations, notamment validistes30. Mais il ne faut pas non plus tomber dans une lecture essentialisante de leurs travaux.

• 31 Lebat, 2022, citée n. 21.

38– Cindy Lebat. Il est toujours difficile de développer des approches comparatives. Pour évoquer le cas de la France, celui que je connais le mieux, en particulier les démarches inclusives dans les musées, je peux me baser sur deux études que j’ai eu la chance de mener ces dernières années, dont une en 2021 pour le compte de la Commission nationale consultative des droits de l’homme [CNCDH], qui concernait la population générale et pas spécifiquement le secteur culturel, qui portait sur les préjugés et les stéréotypes à l’égard du handicap en France. Elle a le mérite de dresser un état assez précis de la perception des Français sur le handicap. On y a fait le constat de leur intégration de l’idée d’inclusion, mais teintée d’une coloration de bienveillance31. Nous avons reçu très peu de réponses franchement excluantes : presque personne n’exprime de jugements radicaux, la majorité a très bien enregistré le fait qu’il faut intégrer les personnes en situation de handicap. Si nous nous étions arrêtés là, les conclusions du rapport auraient été très positives. Or nous avons creusé un petit peu, et nous nous sommes rendu compte que cette apparente bienveillance était en fait teintée de peur, de crainte, de frilosité et surtout d’une vision extrêmement pessimiste, voire misérabiliste du handicap, toujours perçu comme une difficulté, une contrainte qui, en plus, est souvent assimilé au handicap moteur. C’est le fauteuil, la tragédie personnelle… Cette idée domine encore, et je vous rejoins totalement, No Anger et Baptiste Brun, lorsque vous mettez en garde à propos du risque de porter une vision euphémisante. Si cette perception de tragédie, de difficulté, etc., existe, c’est aussi parce qu’à l’origine, il y a effectivement des situations difficiles ; il faut donc agir sur les causes. De plus, dans l’étude menée, plus on amène les Français à s’imaginer côtoyer des personnes en situation de handicap, plus leurs peurs et leurs réticences s’expriment. L’idée d’inclusion qui a été intégrée est en partie une façade ; quand on leur demande s’ils voudraient bien y être confrontés concrètement, ça ne leur semble pas réjouissant.

• 32 Lebat, Villaret, 2023, cités n. 20.

40Une deuxième étude, plus modeste, conduite l’année dernière, permet de mettre tout cela en perspective avec ce qui se passe dans le milieu culturel et notamment muséal32. Menée auprès d’environ cent cinquante établissements, elle consistait à évaluer la prise en compte du handicap dans les musées en France. Leur frilosité à l’accueil se concrétise, de manière extrêmement matérielle, pragmatique, par un manque d’accessibilité qui entrave réellement les possibilités d’inclusion, puisque nous avons relevé que moins d’un tiers d’entre eux (voire un cinquième, selon le type de dispositif) proposent des dispositifs de médiation adaptés aux personnes déficientes visuelles. Environ un tiers d’entre eux déclare avoir conçu un ou des livrets ou fiches de salles en écriture facile à lire et à comprendre [FALC]. Il faut ajouter que cette enquête se basait sur des déclarations, et qu’il n’a pas été possible d’expérimenter les dispositifs en question, de les compter, de les localiser (sont-ils intégrés au parcours de visite classique ou pas ? Sont-ils ouverts toute l’année ?), de savoir à quelle proportion des collections ils s’appliquent, par exemple. Nous n’avons aucune donnée sur leur état réel de maintenance non plus. Les entraves à l’inclusion sont donc d’abord matérielles.

• 33 Article L5213-6-1 du Code du Travail ; loi n^o 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et l (...)

43– Cindy Lebat. Pour avoir beaucoup travaillé avec les médiateurs, les services des publics et plus généralement les personnes qui portent à bout de bras ces questions d’accessibilité ou d’inclusion dans les musées, il s’agit de volontés et de véritables engagements individuels. C’est d’ailleurs assez problématique que l’accessibilité dans les musées soit une question d’engagement personnel, presque de militantisme – cela ne devrait pas être le cas. Si ce n’est pas un sujet suffisamment à la mode pour qu’on fasse du handiwashing, et que les musées n’ont généralement pas besoin de cette visibilité, il y a effectivement des établissements plus exemplaires que d’autres sur ces questions et, ailleurs, parfois, des erreurs d’interprétation, de déploiement des politiques d’accessibilité. Enfin, il faut préciser qu’avant la loi du 22 mai 2019, les postes de référent accessibilité ou handicap n’existaient pas dans les établissements33. Il n’y avait donc ni continuité de l’action, ni médiation in situ. C’est en train de changer, en tout cas du point de vue de la médiation.

• 34 Les professionnels du secteur s’interrogent – à juste titre – sur ce chiffre. Voir Olivier Keul, «  (...)

44– Katie Durand. Dans le domaine numérique, ces politiques sont aussi souvent portées par des individus. Au niveau législatif, la représentation audiovisuelle est bel et bien suivie et contrôlée par l’État : chaque année, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique [Arcom], issue de la fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel [CSA] et de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet [Hadopi], publie un rapport sur la représentation des personnes en situation de handicap à l’écran. C’est néanmoins problématique quand on sait que la majorité des handicaps sont invisibles34. On peut difficilement imaginer une analyse quantitative de la représentation du handicap.

• 35 Il s’agit de la cinquième édition, révisée il y a deux ans : American Psychiatric Association, Diag (...)

46– Baptiste Brun. Votre question me fait penser au Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders [DSM], la grande nosographie de la psychiatrie états-unienne ayant valeur universelle, agréée par l’Organisation mondiale de la santé35, qui code systématiquement le trouble psychiatrique en fonction des symptômes observés par le médecin. Une telle classification n’existe pas dans le champ du handicap. Est-ce un problème ? Qu’est-ce qu’un handicap visible ? Qu’est-ce qu’un handicap invisible ? Certaines situations sont aberrantes du point de vue de ce qu’on peut désigner et nommer.

• 36 Cindy Lebat, « Les personnes en situation de handicap sensoriel dans les musées : réalités d’accuei (...)

48– Cindy Lebat. Je trouve intéressant de penser que le musée aurait un rôle à jouer dans la mesure où il n’est pas tout à fait une institution comme les autres ; il n’est pas l’école. Dans ma thèse, j’ai développé la notion de « musée-refuge », que je n’ai pas inventée : c’est une personne qui m’en a parlé en entretien, me disant qu’elle investissait le musée comme un refuge, puisque c’est effectivement un lieu où les relations à l’autre sont moins violentes, où le regard de l’autre peut être moins violent. C’est donc potentiellement un espace où de telles rencontres peuvent avoir lieu36.

• 37 « This is the oppressor’s language / Yet I need it to talk to you. » Adrienne Rich, The Burning of (...)
• 38 Audre Lorde, Sister Outsider. Essais et propos sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme...(...)

52Je ne peux pas me départir d’une certaine méfiance envers les institutions culturelles, et de cette place qu’elles m’offrent aujourd’hui. Je crois que mon hexis politique s’est en partie fondée sur la tension théorique selon laquelle on a besoin de parler le langage dominant mais que ce n’est pas avec les outils du maître qu’on démontera sa maison. Dans ma tête, il y a donc, à la fois, la voix d’Adrienne Rich : « C’est le langage de l’oppresseur / Pourtant j’en ai besoin pour te parler37. » Et celle d’Audre Lorde : « Parce que les outils du maître / ne détruiront jamais la maison du maître38. » Je crois que j’ai construit mon rapport à l’action politique sur ce paradoxe conscientisé, et sur cette méfiance envers ma propre place et mon propre pouvoir social.

• 39 Gaston Bachelard, « Préface », dans Martin Buber, Je et tu (1923), Robert Misrahi (éd.), Geneviève (...)

57– Baptiste Brun. Un autre défi éducatif urgent est celui qui consiste à combattre la peur. Dans le champ de la psychiatrie, que je connais mieux, les comportements sont les mêmes qu’à l’égard de certains handicaps physiques : la plupart des gens ont peur, car ils ne connaissent pas. Alors que la rencontre est aisée, il faut le dire, et essentielle. Charles Gardou, dans l’article que j’ai déjà mentionné, cite Bachelard et sa préface à Je et Tu : « La rencontre nous crée : nous n’étions rien – ou rien que des choses – avant d’être réunis39. » Il y a bien un rapport constant qui se joue à l’altérité ; une question de coprésence, d’être-ensemble. À la « S » Grand Atelier, dans les Ardennes, ils nomment cet enjeu « mixité » – mais c’est une question de terminologie. Produire de la rencontre, c’est surtout une question politique. La peur exprime toujours une relation à l’ignorance et à la découverte. Je pense qu’on peut apprendre à ne plus avoir peur ; et c’est une nécessité quand on parle de handicap et d’exclusion plus généralement. Le handicap nous met en relation avec l’obscénité, comme le disait No Anger, avec une différence physique qui nous renvoie à notre vulnérabilité aussi, parce que, comme vous l’avez dit, le handicap, dans la majorité des cas, s’acquiert au cours de la vie. Il faut mettre en œuvre quelque chose de l’ordre d’une éducation philosophique pour affronter cette question.

• 40 Sur le visiocentrisme, et l’omniprésence du sens de la vue dans la vie sociale aujourd’hui, voir au (...)

60– Cindy Lebat. Effectivement l’oculocentrisme est un phénomène important dans les musées et, d’ailleurs, assez récent à l’échelle de leur histoire, puisqu’au départ on pouvait notamment toucher les œuvres. Le rapport aux objets n’est pas le même non plus dans les réserves et dans les salles d’exposition. Et il y a bien plusieurs manières d’avoir accès à une image. La transcription tactile peut être un moyen d’accès tout aussi intéressant et légitime. Dans notre société, la vue est le sens dominant et le plus valorisé socialement, perçu comme plus intellectuel, à l’inverse du toucher, qui est perçu comme trivial et beaucoup plus matériel. Il faudrait sans doute mener une réflexion sur les modes pluriels de transmission du beau et de l’émotion esthétique. Des débats existent, depuis le xvii^e siècle, sur cette question de la hiérarchie des sens : je pense notamment à la Lettre pour les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749), dans laquelle Denis Diderot se demande s’il est possible d’avoir une émotion esthétique par le toucher40.

• 41 Salman Rushdie, La Cité de la victoire, Gérard Meudal (trad. fr.), Arles, Actes Sud, 2023.

61– Baptiste Brun. En histoire de l’art, l’ekphrasis, le fait de raconter et de décrire une œuvre, est au cœur de notre travail. Cette question m’évoque aussi La Cité de la victoire de Salman Rushdie (2023), épopée qui raconte la construction d’une ville par le travail du regard d’une femme dont le supplice consiste à être condamnée à ne plus voir41. Ce type de dispositifs stimule l’imaginaire.