• 1 Jean-Marc Huitorel, La Beauté du geste. L’art contemporain et le sport, Paris, éditions du Regard, (...)
• 2 À l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, l’exposition « Des exploits, des c (...)

1– Fabien Lacouture. Jean-Marc Huitorel, vous avez été enseignant, vous êtes commissaire d’exposition, critique d’art et contribuez à des revues comme Art press et Critique d’art ; vous êtes membre de la section française de l’Association internationale des critiques d’art et, de 2015 à 2021, vous avez été président du comité scientifique et culturel des Archives de la critique d’art (Rennes). Vous avez écrit sur de nombreux artistes et publié des monographies sur François Dilasser, Gérard Deschamps, Jean-François Dubreuil, entre autres. Depuis le tournant des années 2000 vous étudiez les liens entre l’art contemporain et le sport, recherche dont les conclusions ont été déployées dans trois expositions et ouvrages, La Beauté du geste, L’art est un sport de combat et Une forme olympique : sur l’art, le sport et le lieu1. En 2024, invité par Muriel Enjalran, vous êtes commissaire de l’exposition « Des exploits, des chefs-d’œuvre », qui a eu lieu à Marseille, à la fois au Frac Sud, au musée d’Art contemporain (MAC) et au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem)2.

• 3 Voir Georges Bataille, Manet (1955), Strasbourg, L’atelier contemporain, 2021, p. 75-83.
• 4 Le 26 octobre 1863 est créée la Football Association (FA) et le sport du même nom. En 1871, c’est a (...)
• 5 Le mot « sport » provient de l’ancien français « desport », utilisé pour signifier la distraction, (...)

3– Jean-Marc Huitorel. Il y a cette fameuse concomitance, effectivement, au début de la seconde moitié du xix^e siècle, entre l’avènement du sport au sens moderne et ce qu’on a appelé la naissance de la modernité artistique. On peut avancer sans trop de risque de se tromper que quelque chose se met en place au croisement du réalisme de Gustave Courbet et de ce qu’on nomme la « sortie de l’atelier », chez Edgar Degas (fig. 1a-b), bien sûr, et puis chez les impressionnistes qui se rendent sur les champs de course, au bord des rivières où se déroulent des parties de plein air, le canotage en particulier. Édouard Manet peignait déjà des scènes de canotage ainsi que des scènes de tauromachie. Ce n’est pas le lieu ici de débattre du fait de savoir si l’Olympia du même Manet, en 1863, a signé la bascule dans la modernité – c’est la thèse de Georges Bataille3 – mais ce que je voudrais souligner, c’est que 1863 est aussi l’année où le rugby et le football se séparent4. C’est également l’époque, quelques années plus tôt, où le mot « sport », de retour d’Angleterre, est de nouveau en usage en France notamment en tant que titre d’un journal5 (fig. 2). Entre 1855 et 1860 et jusqu’au début du xx^e siècle, le sport se structure et s’institutionnalise. Il y a donc bien concomitance entre les débuts de l’art moderne et la construction du sport comme phénomène social qui devient très vite, comme on le sait, un « fait social total ».

• 6 Huitorel, 2005, cité n. 1.

5– Fabien Lacouture. Dans la préface de La Beauté du geste6, vous mentionnez un paradoxe : si, depuis le début des années 1960, il a beaucoup été question de corps dans l’art et à propos des artistes, il a néanmoins fallu attendre une trentaine d’années pour que, entre les décennies 1980 et 1990, l’art se saisisse du sport. Pourtant, vous l’avez dit, les activités physiques et sportives sont le domaine privilégié dans lequel se déploient différentes problématiques liées au corps. Comment expliquer, justement, cette différence, ce décalage de temporalité ?

• 7 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998 ; Paul Ardenne, Un ar (...)

7Pourquoi cela arrive-t-il dans les années 1990 ? C’est du moins à cette époque que je l’ai vraiment observé dans les travaux des artistes avec qui je travaillais. Je suis critique d’art, donc ce qui m’intéresse, c’est ce qui émerge, l’actualité, et durant cette période beaucoup d’artistes s’intéressaient au sport. Plus généralement, dans les années 1990, on remarque une reprise en compte du contexte : c’est l’Esthétique relationnelle (1998) de Nicolas Bourriaud, mais c’est également le moment de ce que Paul Ardenne a appelé « un art contextuel7 ». C’est aussi une époque très éclectique, très ouverte, peut-être un peu moins guindée que les années 1980, moins citationnelle aussi. C’est là qu’on se rappelle les happenings de Fluxus et d’Allan Kaprow, qu’on relit Arthur Cravan et John Dewey. On se souvient aussi qu’Yves Klein assumait la continuité entre ses pratiques du monochrome et du judo. On revendique des formes bien plus larges que celles du mimétisme pictural. Et je crois que l’art est vu, durant cette décennie plus que jamais, comme une expérience du monde. Dans ce contexte mondain, au sens où l’art s’intéresse au monde et l’éprouve, il y a cette espèce de fond d’écran incroyable qu’est le sport et qu’on ne peut ignorer. Je crois que c’est principalement cela qui peut expliquer l’intérêt des artistes pour cet univers, en apparence éloigné du champ de l’art.

• 8 Voir par exemple Claire Carrier, « Le sportif exemplaire : idole ou martyr ? », Cahiers de l’INSEP, (...)
• 9 Bernard Andrieu, « Entretien avec Isabelle Queval », Corps, vol. 7, n^o 2, 2009, p. 9.

10– Fabien Lacouture. Claire Carrier, qui est psychiatre et médecin du sport, emploie le terme « néocorps », pour désigner le corps du sportif8. Un « néocorps » est soumis à cette obligation de rendement et se trouve rendu « extrême » par un entraînement intensif et par des modifications extérieures, qu’elles soient ésoplastiques, c’est-à-dire relevant de la chimie, la pharmacologie, du dopage, ou exoplastiques, des instruments, des combinaisons exosquelettes, voire des nanotechnologies. Pour reprendre une expression de l’ancienne sportive et maintenant philosophe Isabelle Queval, que vous avez lue et plusieurs fois citée, ces modifications conduisent à « outrepasser le naturel comme seule condition de la performance9 ». On pourrait se demander quelle a été, et quelle est encore, l’attitude de la création artistique face à ces corps qui surperforment la norme. Les artistes n’ont pas attendu les modifications technologiques actuelles pour les interroger. Et si nous vient immédiatement l’idée de leur érection en modèle, comme une nouvelle norme, j’imagine que ces derniers ont pu aussi, au minimum, les questionner, voire les remettre en cause ou les tourner en ridicule ?

• 10 Voir, à ce sujet, Fabien Lacouture, Marine Nédélec, « Des corps bodybuildés pour sculpter des imagi (...)
• 11 On peut en savoir plus sur Pascal Rivet, et notamment visionner ses vidéos sur le site de Documents (...)

11– Jean-Marc Huitorel. Si la création artistique ne présente pas de position générale et stable, chaque artiste, bien sûr, chaque œuvre, chaque expérience, se détermine, toutefois moins par rapport à un fait social que par rapport à l’art lui-même. Ce sont des partis pris esthétiques et non moraux. Je crois qu’il s’agit toujours de regards singuliers. Si l’on pense aux grandes photographies de Valérie Belin qui montrent des corps bodybuildés, les amateurs de cette pratique les trouvent formidables et ceux qui la condamnent ou ne l’apprécient pas peuvent y puiser un argument pour alimenter leur détestation10. Mais, au fond, est-ce vraiment l’essentiel ? La question pertinente serait plutôt : s’agit-il d’œuvres intéressantes ? À quels critères esthétiques répondent-elles ? L’art ne se réduit pas à la sociologie ou à la critique sociale. Pascal Rivet, qui est un des artistes que je suis depuis le début de ma recherche, a réalisé une série de saynètes filmées dans lesquelles il imite – les artistes parfois sont de bons imitateurs – des stars du sport. Il a singé Éric Cantona, Fabien Barthez, c’est assez drôle. Il a également imité le champion cycliste Marco Pantani dans une vidéo qui s’appelle L’Indien et le Pirate (1997-1998), où l’on voit Rivet incarnant un Pantani en plein effort11. Pantani était un formidable grimpeur qui mourut à la suite de multiples excès. Alors dans cette petite vidéo, Rivet dit quelque chose de sa tristesse face au dopage, face aux dérives du sport contemporain, mais en même temps, il s’agit d’une déclaration d’amour, d’admiration pour celui qui, envers et contre tout, est resté un immense champion et une icône, comme jadis Tom Simpson expirant sur les pentes du mont Ventoux. Quand Lilian Bourgeat conçoit des coupes d’un mètre cinquante de haut – Sculptures promotionnelles (2004 ; fig. 4) – il crée une nouvelle forme. Il pose des problèmes de sculpture, autant sinon plus qu’il ne formule une critique de la gonflette sportive.

• 12 Mejdaline Mhiri, « Peut-on dégenrer le sport ? », La Déferlante, n^o 11, 26 juill. 2023 [URL : https (...)

13Par ailleurs, comme je le mentionnais à l’instant, d’autres débats se font de plus en plus pressants dans l’art et particulièrement dans l’art lié au sport. Ils concernent les questions d’identité liées au genre ou encore aux minorités racisées. Par exemple, les athlètes transgenres posent à l’édifice administratif et idéologique du sport actuel des questions déstabilisantes. L’autrice d’un récent article paru dans La Déferlante explique que pour l’instant, il n’existe pas de catégories ad hoc12. Quels sont les critères pour être classé chez les hommes, chez les femmes ? Cette réflexion est assez vertigineuse. On assiste à une phase cruciale de l’évolution du sport de compétition et apparaissent des questions que les institutions ne peuvent plus ignorer. Marilyne Terrier, qui est peintre et dessinatrice, a réalisé, entre autres, un dessin intitulé Orphée et Eurydice (2022 ; fig. 6), dont le sous-titre explicite son hommage militant à Chris Mosier, triathlète transgenre états-unien.

• 13 Voir Patrice Blouin, Des corps compétents (sportifs, artistes, burlesques), Dijon, Les Presses du r (...)

14– Fabien Lacouture. Dans la préface d’un ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « Des corps compétents » qui a eu lieu à la Villa Arson en 2013, Patrice Blouin parle de la performance sportive et de la performance burlesque comme de « voisines de palier de la performance artistique13 ». À l’appui de son hypothèse, il invoque la dimension d’engagement corporel à la fois du sportif et de l’artiste, au sens de l’artiste burlesque. Vous avez plusieurs fois exprimé une forme de scepticisme quant au parallèle qu’on pourrait établir un peu trop simplement entre performance sportive et performance artistique. Mais vous avez dit avoir évolué sur le sujet. Comment penser cette évidence trop évidente, sans doute, à partir du mot « performance » qui formerait un pont facile entre art et sport ?

• 14 Huitorel, 2005, cité n. 1.
• 15 Allan Kaprow, « Art Which Can’t Be Art » (1986), dans Essays on the Blurring of Art and Life, Jeff (...)

15– Jean-Marc Huitorel. J’ai relu les pages que j’avais écrites il y a vingt ans14, dans lesquelles je disais que « performance sportive » et « performance artistique » étaient des faux amis. Je le pense toujours même si je peux apporter ici quelques nuances ou quelques développements. La performance telle qu’on l’entend dans le domaine de l’art, d’un côté, et la performance sportive ou économique, de l’autre, relèvent vraiment, selon moi, de deux domaines très différents et n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre. Évidemment, dans la performance sportive le corps est requis alors que dans les performances artistiques, il est rarement question de super corps. Quand Allan Kaprow constitue l’acte de se brosser les dents en objet d’art, certes, il accomplit une performance conceptuelle remarquable, mais ce n’est pas un exploit physique et encore moins un exploit sportif15. L’histoire de la performance artistique vient plus du théâtre que du sport. Aujourd’hui, parmi les très nombreuses performances que produisent les artistes – c’est même devenu un médium dominant – certaines seulement sont physiques (que l’on pense à Chris Burden, Vito Acconci, Matthew Barney et plus récemment Neal Beggs, Yoan Sorin, etc.), et il s’agit là de tout à fait autre chose que de stricts exploits sportifs.

• 16 Voir Arno Bertina, Je suis une aventure, Paris, Verticales, 2011.

16Quand on feint de croire que certains gestes sportifs – j’avais appelé mon livre La Beauté du geste un peu par ironie – sont de l’art, quand l’exploit devient un chef-d’œuvre, je pense qu’on confond beauté et art. En effet le sport peut produire de la beauté (encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle beauté), ou des gestes qu’on s’accorde à trouver élégants, efficaces, beaux : un contrôle de Zinédine Zidane pour ceux qui aiment le football, une prise de Teddy Riner, un revers ou un coup droit de Roger Federer16, ou même une foulée d’Usain Bolt. Mais Zidane, Riner, Federer ou Bolt, évidemment, ne sont pas des artistes. Et sur le plan des pratiques artistiques ou sportives, on trouvera sans aucun doute beaucoup plus de points communs entre deux artistes qu’entre un artiste et un sportif. Je crois qu’il faut le redire, le sport n’est pas l’art et l’art n’est pas le sport.

• 17 Huitorel, 2005, cité n. 1.

17– Fabien Lacouture. Vous disiez, dans La Beauté du geste, que les photographies de Jackson Pollock prises par Hans Namuth ont pu donner l’impression d’un corps sportif en acte : « Muscles bandés, corps tendu vers l’acte à accomplir17. » Nous avons bien compris que le corps de l’artiste n’est pas nécessairement un corps sportif ; certains artistes ont pourtant fait du sport ou, en tout cas, de la dimension physique de leur activité, une forme d’éthos. Je pense à Arthur Cravan, dont la pratique à travers un engagement corporel personnel pourrait constituer une synthèse entre le corps de l’artiste et, si ce n’est celui d’un sportif, en tout cas un corps sportif (fig. 7). Je pense aussi à Matthew Barney.

• 18 Le terme Gutai est un néologisme qui signifie « le corps comme instrument ».

18– Jean-Marc Huitorel. Matthew Barney aurait voulu et aurait dû devenir un grand sportif. Il ne l’a pas été pour cause de blessure. Sa première performance, Mile High Threshold: Flight with the Anal Sadistic Warrior (1991), était un hommage à ce passé et à l’escalade. Dans cette idée, les photographies en plongée de Hans Namuth ont en effet pu faire penser que Pollock travaillait dans une posture de corps à corps avec son objet. Dans ce cas on peut également citer Georges Mathieu ou le groupe Gutai18. Je pense aussi à Hans Hartung, unijambiste à la suite d’une blessure de guerre. C’était un sportif, très bon nageur. On peut se demander, en particulier concernant la dernière période de son travail, celle de ses tableaux grand format, si son art n’a pas un lien avec l’état de ce corps qui nécessitait un fauteuil roulant.

• 19 Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. « I would prefer not to », Paris, Hazan, 1997.
• 20 Voir Arthur Cravan, Œuvres : poèmes, articles, lettres, Jean-Pierre Begot (éd.), Paris, G. Lebovici (...)
• 21 Voir Robert Filliou et al., L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art/El arte es lo (...)

19Beaucoup d’artistes sont par ailleurs des sportifs. Toutefois Richard Long ou Hamish Fulton (fig. 8), qui pratiquent la marche dans des situations assez physiques, ne se revendiquent pas sportifs pour autant. Un artiste d’une autre génération, Neal Beggs, un Britannique qui vit en France, a quant à lui fait de l’escalade son médium, si l’on peut dire. Il y a là quelque chose qui rapproche la pratique artistique du sport. Vous citiez Cravan, qui est un cas un peu à part. On pourrait presque dire, pour reprendre l’expression de Jean-Yves Jouannais, qu’il s’agit d’un « artiste sans œuvre19 ». On lui connaît (quoique sans certitude) ces quatre fameux tableaux signés « Édouard Archinard » qui ont appartenu à Félix Fénéon. Il est également l’auteur d’un certain nombre de textes poétiques20 et pour le reste, Cravan demeure celui qui a fait de sa vie une œuvre d’art : la provocation, la boxe et plus encore. Il était impressionnant, un mètre quatre-vingt-dix ou quinze pour cent vingt kilos, ce qui le classait dans la catégorie des poids lourds. Cravan a sans doute inspiré cette phrase de Robert Filliou, qui est tellement belle et si juste qu’on peut la redire encore une fois : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art21. »

• 22 Philippe Bazin, Faces (1985-1988), Bernard Lamarche-Vadel (préf.), Rennes/Paris, École nationale de (...)

20Pour revenir au sujet des corps extrêmes, nous pouvons mentionner, dans la seconde moitié du xx^e siècle, le Body Art et les actionnistes ; on pense aussi à Chris Burden, à Vito Acconci, déjà cités, qui se sont fait tirer dessus lors de rudes voire dangereuses performances. Citons aussi des photographes, comme Joel-Peter Witkin ou encore Philippe Bazin, immense photographe qui, dans une première vie a été médecin dans une maison de retraite. Il s’était fait connaître par cette première série photographique, Faces (1985-1987), parue dans un ouvrage que Bernard Lamarche-Vadel avait préfacé. Il s’agit de portraits cadrés très serrés, des visages de grands vieillards au seuil de la mort22. Ce sont des corps extrêmes, pris à l’extrémité de la vie, des corps limites.

• 23 Voir par exemple Janine Marchessault, « Zidane en temps réel », Cinémas, vol. 28, n^os 2-3, 2018, p. (...)

22– Jean-Marc Huitorel. Deux exemples me viennent à l’esprit : le premier, inutile d’en parler, tout a été dit sur cette œuvre, c’est le fameux film Zidane, un portrait du xxi^e siècle, de Douglas Gordon et Philippe Parreno23 (2006). Je préfère dire un mot d’une œuvre de Julien Beneyton qui s’appelle L’Œil du tigre. Beneyton est un peintre français né en 1977 et L’Œil du tigre, hommage à Rocky III, comprend plus de 140 items, peinture, dessin, vidéo et sculpture (fig. 9a). Pour ce faire, il explore la figure de l’un des derniers mythes français de la boxe, Jean-Marc Mormeck. Né en 1972, trois fois champion du monde des lourds-légers dans les deux fédérations, la WBA (World Boxing Association) et la WBC (World Boxing Council), Mormeck est une star. Avant qu’il ne raccroche les gants sur une défaite aux points et à un âge honorable pour un boxeur, Julien Beneyton l’a suivi une année durant, dans sa vie, dans ses entraînements, dans ses matchs. Ce corpus occupe environ 250 mètres carrés de surface d’exposition et en arrière-plan de toutes ces représentations de Mormeck, se lit un combat à armes non pas inégales, mais différentes, entre l’artiste et le boxeur. Beneyton n’a jamais pratiqué la boxe et, face à Mormeck, c’est heureux. Mais cela ne l’a pas empêché de se représenter, non sans humour, dans des situations de combat (fig. 9b-d). Son souhait le plus cher était de faire venir Mormeck dans son atelier afin d’y réaliser un tableau. Finalement, le boxeur a refusé, se contentant de transmettre des instructions au peintre à qui il délègue la réalisation de ce qu’il souhaite y voir figurer (fig. 9c).

• 24 Raymond Bayer, L’Esthétique de la grâce, Paris, Librairie Félix Alcan, 1933, t. I, p. 42-112.
• 25 Bertina, 2011, cité n. 16.

23– Thomas Golsenne. L’idée selon laquelle les artistes ne sont pas des sportifs et qu’inversement les sportifs ne sont pas des artistes me semble vraiment capitale et un point de débat passionnant, parce que c’est quelque chose qu’on entend beaucoup. Je travaille sur l’histoire de la grâce esthétique et sur la théorie de la grâce et, dès le début du xx^e siècle, une nouvelle acception de la grâce apparaît qui est liée au sport. Par exemple, Raymond Bayer, un élève de Henri Bergson, développe cette question dans tout le début de sa thèse24. Il y mentionne aussi la grâce des animaux, ce qui permet de comprendre qu’il s’agit d’une grâce musculaire : toute une histoire de tension, de pression, de relâchement des muscles, etc., d’impression donnée de ne pas faire d’effort dans une performance maximale du corps. C’est une question qui traverse tout le xx^e siècle, jusqu’à récemment. Le livre d’Arno Bertina sur Roger Federer travaille aussi la question de la grâce du joueur de tennis, d’un bout à l’autre25. Il y a donc peut-être là aussi, dans le sport, une possibilité de penser quelque chose comme la grâce, qu’on a associé à l’art depuis plus longtemps.

• 26 Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003.

25Ces années-là correspondent aussi à un moment, et je pense par exemple au livre d’Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux (2003), où l’on parle d’art dans tout et n’importe quoi26. C’est la société du spectacle, qui devient la société des artistes, où tout le monde est artiste à partir du moment où il fait du spectacle. Selon Michaud, c’est à ce moment-là que le mot s’est galvaudé et qu’on a commencé à parler des sportifs comme d’artistes, des « créateurs » de mode, etc. Ce sont des choses qu’observait déjà Deleuze. Mais si Michaud critique cette évolution, c’est par un certain rejet, me semble-t-il, de la culture populaire et un refus de voir ce qu’il peut y avoir également de libérateur dans le rejet des hiérarchies entre les différentes formes de culture. Voir de la grâce dans le sport, ce n’est pas dégrader l’esthétique de la grâce, c’est revenir aux sources grecques où la grâce était un mode d’existence.

• 27 Il a notamment entraîné les coureurs de haies (400 m) Gilles Berthoud, Robert Poirier et Francis Ke (...)

27Ce que vous dites sur la grâce est intéressant, à propos de la notion de geste qui est fondamentale quelle que soit la forme d’art considérée. Et c’est aussi un point commun cette fois avec le sport. Mon grand-oncle, Jean Huitorel, fut professeur d’éducation physique à l’École normale de Rennes, et entraîneur du Stade Rennais-Athlétisme27. À la question : « Quel est le geste sportif le plus beau ? », nous avons apporté la même réponse : la détente au ras des haies dans la course du 110 mètres. C’est vraiment un geste inouï. La suspension, les bustes verticaux, l’horizontalité parfaite des jambes. C’est très, très beau.

• 28 Jean-Marc Huitorel, « Le Terrain des sports », Art press, n^o 237, juill.-août 1998, p. 30-35.
• 29 « Sport et Mode, d’un podium à l’autre », Paris, musée des Arts décoratifs, 20 sept. 2023 – 7 avr.  (...)
• 30 « Victoire ! La fabrique des héros », Paris, musée de l’Armée, 11 oct. 2023 – 28 janv. 2024.

31Sur la décennie 1990 en France, les années Lang ont eu pour effet, dans le monde artistique aussi, de penser qu’il n’y avait pas de petits sujets. C’est devenu vraiment central – chez les artistes plus tôt que dans le monde de l’histoire de l’art ou de la critique d’art, j’en ai fait l’expérience. Dans le monde artistique, on a bien assisté à une éclosion d’une forme de néo-pop dans les mentalités : comme dans les années 1950-1960 dans le Pop Art, on s’est approprié les sujets « bas » [low]. Notez que ce fut aussi le cas, quelques siècles plus tôt, de la nature morte (genre mineur) qui fit de la vie domestique un sujet regardable. Mon premier article sur la question des liens de l’art et du sport date de 1998, dans Art press28. L’année 1998 est évidemment celle de la Coupe du Monde de football que remporte l’équipe de France ; un tel événement médiatique et social a concerné la société bien au-delà des sportifs. Des intellectuels, en particulier, mais aussi beaucoup de femmes, les uns et les autres réputés peu sensibles au football, se sont intéressés au sport à ce moment-là. Cela tient également au contexte sociologique, particulièrement en ce qui concerne la diffusion médiatique : à partir des années 1990, on peut regarder du sport à la télévision 24 heures sur 24. Dans La Beauté du geste j’ai parlé d’un « fond d’écran ». Je me méfie évidemment des parallèles avec le religieux ou la mythologie, mais le sport touche cependant tous les domaines. Des expositions comme celles qui ont eu lieu en 2023-2024 au musée des Arts décoratifs29 ou au musée de l’Armée30, à Paris, n’auraient pas pu exister avant ce tournant des années 1990 et sont la preuve d’une généralisation de ces champs d’intérêt.